Préface
p. 7-11
Texte intégral
1Seize communications faites en décembre 1992 et en décembre 1993 lors de deux colloques internationaux tenus à la Sorbonne et à l'Ecole Normale Supérieure sont rassemblées ici. Ces deux colloques, qu’ont organisés les codirecteurs du Centre d’Etudes Anglaises du XVIIIe Siècle de la Sorbonne Nouvelle, Paul-Gabriel Boucé et Suzy Halimi, ont connu une belle affluence et un grand succès. Le thème des colloques, l'Europe dans ses rapports avec la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, a été traité sous des jours très variés par des participants venus de nombreuses universités — européennes et américaines.
2L’image qu'avaient les uns des autres les Britanniques et leurs proches voisins est largement examinée, ainsi que l'état des relations entre les pays. Le point de vue des voyageurs est souvent mis à contribution, avec parfois des perspectives inattendues sur tel ou tel qui ne partageait pas les préjugés de son temps — ce qui n'est pas le cas de Hogarth, dont les gravures regorgent de clichés tendancieux mais pittoresques. Ce recueil de communications fait une large place aux Ecossais, bien intégrés depuis 1707 dans le Royaume-Uni, mais plus ouverts que d'autres au Continent qui leur marque à l'occasion certains attachements. Henry Fielding, Samuel Johnson, Swift, Blake sont parmi les grandes figures littéraires qui ont retenu l'attention des participants : on mesure, à voir combien ces grands noms sont liés à l'Europe et a ses traditions de pensée, la fermeté et la permanence des correspondances intellectuelles.
3La première partie s'ouvre sur le texte de Paul Denizot, qui, avec "L'image des autres : Anglais et Continentaux au siècle des Lumières" offre au volume une introduction équilibrée en faisant l'historique de l'idée qu'ont les uns des autres les habitants des pays situés des deux côtés de la Manche. Il envisage pleinement la complexité de ces représentations, développe les aspects positifs croissants de l'appréciation de l'Angleterre par les Français voyageurs et fait l'étude des témoignages d'Anglais visitant la France lors de leur Grand Tour. La permanence de certains clichés ressort de cette étude, où apparaît bien une fascination aussi réciproque qu'équivoque quelquefois (les Anglais sont attirés par les aspects brillants de la civilisation de leurs voisins tout en réprouvant leur système politique, l’affectation et la fausseté de leur comportements). Dans "Rivalry between the French and the British as Observable in the Beginnings of Oriental Research during the Century of Enlightenment", Florence D'Souza-Deleury parle de l'excellence des Britanniques dans le domaine de l'érudition orientaliste. L'étude part d’un rappel du travail des jésuites français en Inde, se porte sur un examen des textes philosophiques en France et en Angleterre puisant à des sources indiennes dont l’authenticité varie. Elle s'achève sur l'explication des grandes réussites des Britanniques traducteurs du sanscrit et d'autres langues, faiseurs de dictionnaires et de livres de grammaire — avec, pour nuancer, quelque insistance sur le côté éphémère de ces réussites. Denis-Richard Blackbourn insiste, dans "Les Hautes-Terres et les îles d’Ecosse au XVIIIe siècle : une région 'à l'ombre' de l’Europe des Lumières", sur le fait que peu de visiteurs s'aventuraient dans la partie septentrionale et montagneuse de l'Ecosse — contrée considérée à juste titre comme misérable et peu hospitalière. Les contacts avec les autochtones sont ainsi difficiles au début du siècle : la région (que l'Angleterre punira sévèrement de son insoumission) vit dans l'autarcie, mène une vie primitive. Blackbourn brosse néanmoins un tableau complet de la vie et des rites des clans, sans omettre les arts : la poésie et la musique en particulier. Dans son texte intitulé "Les clans des Hautes-Terres et des îles d'Ecosse et leurs partenaires européens lors des rébellions jacobites", le même auteur propose l’histoire des soulèvements contre le pouvoir anti-Stuart de Londres. Il explique comment la dynastie écossaise, longtemps peu généreuse envers les clans, put cependant compter sur leur assistance (toute relative en nombre de soldats levés) dans ses tentatives vaines de reprise du pouvoir. Il est largement concédé que les allégeances des clans étaient partagées avec prudence entre les Stuarts et les Hanovres. Pierre Morère, dans "Echos européens de l'Ecole écossaise du sens commun" évoque les philosophes Thomas Reid, James Beattie, James Oswald, notamment ; il insiste sur leur opposition à David Hume et à son scepticisme plus ou moins délétère. Il met en avant leur intention de rendre confiance à l'homme dans sa quête de connaissance, ainsi que leur remise en question de la rupture supposée du lien qui l’unit à la divinité. Ce faisant, Pierre Morère est amené à s'appesantir sur l'écho qu'appela leur vision optimiste sur le Continent européen — chez Victor Cousin par exemple, ou chez Chateaubriand. Avec "David Hume : Sceptical European", John Valdimir Price se donne pour sujet les attitudes et réactions du philosophe en France et au contact des Français. Hume est subjugué par la politesse naturelle de ses hôtes et par leur esprit. Il déplore que l’Angleterre se soit coupée du Continent dans lequel il tend à voir une copie à grande échelle de la Grèce antique. Price a la sagesse d'observer que l'Ecossais Hume, qui traite souvent les Anglais avec ironie ne manque pas de reconnaître au passage leurs mérites supérieurs quand ceux-ci (tout "barbares" qu'il les estime) surpassent les Continentaux — ce qui est rare. Le scepticisme du philosophe vient de ce qu'il s'explique mal le paradoxe : les Continentaux ont moins de liberté que ses compatriotes, et ils ont pourtant une civilisation brillante. G. Ross Roy s'intéresse à un autre Ecossais, dans "John Moore, Scottish European". Moore est l'auteur de livres sur les mœurs et la société en France, en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Autriche — pays qu’il connaît bien pour y avoir résidé (accompagnant le jeune duc de Hamilton) d’abord entre 1772 et 1777. Son admiration de l'instruction des Suisses est notée, comme ses étonnements devant le système militaire prussien ou sa constatation que tout le Continent soutient la cause des révolutionnaires américains contre la Grande-Bretagne. G. Ross Roy rassemble nombre de remarques de son voyageur qui sont autant de témoignages d'un esprit ouvert et peu empreint des préjugés nationalistes de son temps (Moore, par exemple, sait ne pas tomber dans la facilité habituelle qui consiste à dauber sur le clergé catholique). Le second séjour de Moore sur le Continent (en France) s'effectue entre 1792 et 1794 : on le voit, bon royaliste, opposé aux excès de la Révolution et chaud partisan de la reine Marie-Antoinette. Dans "The Continental Foreigner in Hogarth's Graphic Art”, texte illustré de quatorze figures, Peter Wagner explique que les caricatures d'étrangers, tant prisées des Anglais de l'époque des Lumières, sont surtout des représentations conformes aux idées reçues chez eux sur les Continentaux, présentes dans la littérature comme dans les mentalités. Les Français viennent en première position, fidèlement dépeints chez Hogarth selon une série de recettes physiognomoniques peu amènes que consacre l’usage. Wagner fait un emploi avisé des interprétations proposées en 1801 par G.C. Lichtenberg, entre autres ; et il ne manque pas de noter que la place prépondérante dans l'esprit des Britanniques du croque-mitaine gaulois fait s'estomper chez eux la conscience de l'existence d'autres nationalités.
4Hermann J. Real établit, avec "The Dean's European Ancestors : Swift and the Tradition of Paradox", que Swift se trouve partie prenante dans une longue tradition européenne du paradoxe en littérature. Quoiqu'il mesure la "vulgarité" du procédé, il n'en fait pas moins le meilleur usage dans sa satire. Gulliver's Travels est ainsi cité, comme The Lady’s Dressing Room, The Battle of the Books, A Tale of a Tub. Au-delà de son utilisation réussie du procédé, dont Hermann J. Real rappelle qu’il est souvent répandu dans les temps d'inquiétude intellectuelle, Swift apparaît comme un auteur lui-même pétri de paradoxes, amateur de mystère et d'énigmes, mais conscient de la futilité de sa lutte contre la déraison du monde. Les incertitudes le concernant ne seront ainsi jamais tout à fait levées. Dans "Allan Ramsay’s Imitations of La Motte : The Poetic Language of Cultural Federalism", Michael Murphy présente le poète comme défenseur d’un principe de fédération des deux grands idiomes britanniques : l'anglais d'Ecosse et l'anglais d'Angleterre. En proposant cette fédération, Ramsay entend bien sûr assurer le respect et la défense en Grande-Bretagne de sa langue écossaise. C'est dans ses imitations des Fables nouvelles d'Antoine Houdar de la Motte que Ramsay, qui a recours à la langue des Basses-Terres d'Ecosse pour transcrire le discours de toutes les conditions sociales, va le plus loin dans sa tentative d'affirmation linguistique et culturelle. Il n'échappe pourtant pas à Michael Murphy que Ramsay ne parvient pas a éviter que l'anglais d'Angleterre ne soit très envahissant dans son vers écossais : l'Union politique de 1707 a bel et bien consacré la dépendance de son pays. Gerald J. Butler, dans "Print Eroticism, the 'Canonical' English Novel, and European Enlightenment : An Essay in Criticism", s'interroge sur la justesse des appréciations traditionnelles en matière d'excellence littéraire au XVIIIe siècle. Il partage les vues de Peter Wagner sur l'importance de la littérature érotique et trouve équitable d'accorder plus de place aux romans sentimentaux de second ordre. C'est dire qu’il privilégie la dimension culturelle, au sens large, des études littéraires. Le cas de Pamela et de ses des imitations est examiné, comme celui de Clarissa, comme les textes de Sterne, de Fielding, de Smollett, de Lennox, etc. qui sont riches en connotations de caractère "pornographique". C’est que la nature humaine est une préoccupation centrale, qu’elle embrasse tout ; et le roman, avec son "réalisme" est à son service, même quand il a recours à la poésie (chez Cleland). Avec "Information and Journalistic Techniques about the War of Jenkins’s Ear in Henry Fielding’s Essays in The Craftsman, in His Champion and History of Our Own Times", Guyonne Leduc présente le futur romancier et opposant au régime de Walpole au début de sa carrière de journaliste. Il se trouve que Fielding se lance dans cette carrière au moment où l'Angleterre, dans un conflit militaire peu glorieux dont les causes et circonstances sont longuement analysées, entreprend de venger l’honneur de ses marins insultés par les Espagnols. C’est donc dans un cadre guère ordinaire que Fielding apprend son métier : il doit pratiquer la prudence quant à ses sources ; il lui faut s'inventer des méthodes, comme les points de vue "géopolitique" ou "géostratégique". On le voit jouer avec la typographie, forger des lettres plus ou moins anonymes, acquérir un maniement habile de l'ironie —jusque dans The Vernoniad, attaque sévère contre le Premier ministre (qui finit par tomber). Le deuxième texte de Gerald J. Butler s'intitule "Fielding's Panzaic Voice : Enlightenment as Critique of the Mythical". Butler revient au "Panzaic principle" mis à l'honneur par Wayne Burns, critique d’Ian Watt, selon lequel tous les rêves et idéaux, tous les mythes et tous les espoirs fous se heurtent à une réalité qui les mine, telle que la voit chez Cervantès l'écuyer de Don Quichotte aussi bien que peut l'apercevoir le plus simple des hommes. Tom Jones sert la démonstration de Butler, grâce notamment à la présence de scènes où le réel et le prosaïque prennent le dessus. Joseph Andrews est aussi sollicité, et le personnage d'Adams offre là une belle illustration de la théorie, autant que Lady Booby et d'autres femmes aux forts appétits charnels. Butler va jusqu'à déceler chez Sophia Western une saine sexualité et de bonnes "panzaic inclinations" derrière ses réserves apparentes — observations qu'il fait aussi dans le cas d'Amelia. James G. Basker, dans "An Eighteenth-Century Critique of Eurocentrism : Samuel Johnson and the Plight of Native Americans", s'intéresse au discours de Johnson sur le colonialisme et à son opinion sur les Indiens qu’il ne considère pas comme le fait Rousseau bienheureux de n’être pas européens et de vivre dans un relatif dénuement. Basker montre Johnson résistant aux naïvetés rousseauistes, soutenant que les sauvages ont bien des misères. Johnson s'en prend en effet aux exactions qu’exercent sur eux les nations colonisatrices (la cruauté des Espagnols est largement prise pour cible, mais la générosité relative des Français est louée) et il entend défendre les droits naturels des peuples soumis — chez qui il veut voir des traits de caractère aussi dignes d’intérêt que ceux des peuples qui les envahissent. La Guerre de sept ans est au cœur de ses préoccupations, qui se fait sur le territoire des Indiens et où la dureté des Anglais est dûment critiquée. James G. Basker donne dans ce texte une image de Johnson empreinte de la plus profonde humanité. La communication de Rudolf Freiburg, "European Scepticism : Johnson’s Rasselas, Voltaire’s Candide, and Lichtenberg's Aphorisms" met en lumière le lignage sceptique de l'Anglais, du Français, de l'Allemand — qui remonte à Pyrrhon par le canal d'Erasme, de Bacon, de Mandeville, de Hobbes, de Locke. Il y a respectivement chez les trois hommes trois facettes du sceptique : l'humaniste, la satirique, la rationaliste. Freiburg insiste ainsi sur le fait que Johnson, "maître de la désillusion", "essayiste dynamique", partisan de la "flexibilité", est enclin à éviter les enthousiasmes malavisés à son lecteur, à le ramener à une vision prudente du monde et des hommes, loin de tous les optimismes. Le dessein de Voltaire — plus proche de Swift que de Johnson et jugé en fin de compte pessimiste — est moins ambitieux, puisqu'il ne vise pas à donner des leçons de portée générale, mais à ridiculiser tel ou tel, comme Leibnitz, dans Candide. Lichtenberg quant à lui, rationaliste critique, grand anglophile à la façon de Voltaire, est un homme très actif, curieux de tout, qui estime important de venir de soi-même à la connaissance, et qui comprend que douter est une bonne façon d'apprendre. Soucieux du maniement de la langue, il donne ses aphorismes au subjonctif, les rendant donc hypothétiques et témoignant qu'il y a lieu de douter du doute. Patrick Menneteau clôt le volume avec "Blake's Vision of Enlightened Europe in His Poem Europe". Il expose l'importance de la vision spirituelle qu'a Blake des événements historiques, notamment de la Révolution française. Menneteau rappelle que l'Angleterre (comme l'Europe) chrétienne du XVIIIe siècle (le monde de Urizen), pour Blake, est dans l'attente d'une délivrance : les commandements de l'Ancien Testament auquel elle obéit sont trop répressifs. Il note aussi que la culture scientifique, ses doutes et sa soif d'expérimentations, son empirisme, n'est pas du goût de Blake : elle est aux antipodes de la bonne spiritualité parce que trop liée aux sens et au monde matériel. Il est précisé que l'attitude de Blake n'est pas étrangère à la tradition gnostique, qui voit dans la figure christique une sorte de justicier venu mettre de l'ordre dans les affaires du Créateur-démiurge. Menneteau conclut sur l'idée que Blake, mystique et visionnaire, fabrique certes une mythologie abstraite, mais qu'il est aussi homme d’action et critique constructif de la société européenne : celle-ci doit accorder sa confiance à l'énergie des hommes mus chacun par l'esprit de liberté qu’inspire le Christ.
5La communauté de culture entre la Grande-Bretagne et l'Europe continentale se lit très distinctement dans cet ensemble de communications. Quand ces pays se combattent, ils communiquent encore et se rendent visite, mais ils se complètent et pratiquent des échanges plus qu'ils ne s'opposent en beaucoup de conjonctures. La force du présent volume est de montrer avec un nombre nécessairement limité de cas et d’exemple la persistance de cette heureuse complémentarité.
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