Lecture de Dombey and Son de Charles Dickens, selon la vision des ages de la vie de William Blake
p. 107-125
Texte intégral
1Nouveau lecteur de la Bible, auteur d’une mythologie extraordinaire, prophète, barde ou simple poète, William Blake communique à travers ses œuvres une force nouvelle à un esprit qui étouffe dans la Grande-Bretagne de la fin du XVIIIe siècle, non seulement sous l’égoïsme des hommes de la Révolution industrielle et de la société d’Adam Smith telle que l’analyse le poète, mais aussi sous les carcans de dogmes religieux poussiéreux, qui ont eux-mêmes provoqué la réaction des philosophies sceptiques.
2D’éminents critiques, comme Northrop Frye, ont fait des études strictement “littéraires” de sa poésie, en terme de traditions, de versification ou en termes structuralistes : l’inconvénient de leur approche est que, si elle parvient à intégrer la critique sociale de Blake, elle ne leur permet pas de rendre compte de l’aspect spirituel de l’œuvre1. D’autres, tels Nesfield-Cookson dans son admirable William Blake, Prophet of Universal Brotherhood, ont décidé de prendre le mythe blakien à bras le corps : mais ils se heurtent au problème qui a obligé Blake à élaborer son propre langage et sa propre mythologie2. Un discours systématique ne peut pas être convaincant en matière d’esprit. Comme le déclarait le poète lui-même : “Christ addresses himself to the Man, not to his Reason”3.
3Il relève donc aussi du paradoxe d’évoquer ces problèmes dans un cadre universitaire, puisque le discours de notre institution se veut précisément démonstratif, rationnel et systématique : comment donc y parler de l’irrationnel ? Pour sortir de cette difficulté, il nous reste cependant la perspective offerte par l’application du concept opératoire des States à des œuvres autres que celles de Blake et, pourquoi pas, à la lecture en général.
4Dans la mythologie blakienne, les States donnent forme à l’esprit de l’homme : ils permettent à l’individu d’identifier son propre esprit et l’état de sa progression, d’où leur lien avec l’examen de conscience : “To cleanse the Face of my Spirit by Self-examination.... I come in Self-annihilation & the grandeur of Inspiration” (K333). Or, outre les actions, ce sont les mots qui donnent leur forme aux pensées humaines : le langage remplit donc vis-à-vis de nos pensées le même rôle que les States vis-à-vis des esprits qui s’y incarnent. C’est pourquoi, de même que dans chaque état il existe une possibilité pour l’esprit de progresser, il existera dans tout ouvrage littéraire un écho de la manifestation divine. L’écho divin en l’homme fonde en effet une nouvelle relation entre les individus :
‘The Worship of God is honouring his gifts
‘In other men, & loving the greatest men best, each according
To his Genius: which is the Holy Ghost in Man; there is no other
‘God than that god who is the intellectual fountain of Humanity’. (K738)
5Son corollaire est l’écho divin au cœur des ouvrages littéraires, comme le suggère cet appel lancé par le poète au lecteur : “Reader ! lover of books ! lover of heaven, And of that God from whom all books are given” (K621).
6Si tous les livres proviennent de Dieu, c’est que chacun d’entre eux pourrait être l’occasion de rechercher le divin à travers l’exercice d’une “lecture-miroir” qui permettrait au lecteur, en étudiant les échos que les mots éveillent en lui, de connaître l’état spirituel dans lequel il se trouve. Pour illustrer ce propos, considérons ici l’exemple du roman de Charles Dickens intitulé Dombey and Son. Un premier parallèle peut être dressé entre Blake et Dickens à travers l’étude de leurs critiques de la société britannique qui se développe dans le sillage de la révolution industrielle, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Mais au-delà des thèmes sociaux apparaissent dans Dombey and Son des préoccupations métaphysiques qui vont permettre d’approfondir l’étude des similitudes entre Dickens et Blake, autour du thème de l’éveil spirituel. Enfin, de ces rapprochements on pourra tirer quelques leçons de lecture qui permettront une nouvelle appréciation du roman de Dickens.
7Blake critique la société de son temps à travers de courts poèmes comme “The School-boy”, “A little Vagabond” ou “The Chimney Sweeper”. Mais bientôt, c’est dans ses longs poèmes mythologiques que ses critiques prennent toute leur ampleur. Comme le démontre Bernard Nesfield-Cookson, Blake critique, à travers le personnage de Urizen, la société de son époque :
he [Urizen] sees that an overindustrialized and urbanized society — rooted in selfish profit motives — is of a predatory nature, feeding on the weak and defenceless; and he admits that such a society is a direct consequence of the grasping, self-centered fallen reason, cold and heartless, of which he is the ultimate source and instigator. (Nesfield Cookson 302)
8Cette société est indissociable de la pensée et de l’éducation urizéniques (la religion et le rationalisme), qui lui servent en fait de fondement et de justificatif :
He [Blake] repudiates such a philosophy and its asumption that only a supernatural power can change things for the good in human affairs. He sees that it is used to endorse the existing conditions — social, economic, and so forth by accepting a preordained hierarchical structure... Such a preordained, rigid outlook on human affairs is the product of a static social System and of a limited (Urizenic) and passive education which finds endorsement in lockian philosophy. (Nesfield-Cookson 151)
9Le poète condamne la société londonienne, dont le symbole est constitué par les mind-forg’d manacles du poème “London”. Dans ce type d’organisation economique, en effet, les hommes se perdent dans des préoccupations purement terre-à-terre :
But many stood silent, & busied in their families.
And many said, ‘We see no Visions in the darksom air,
….
let us buy and sell. (K283)
10Ils s’égarent également dans une fausse religion symbolisée par le filet de Urizen, The Net of Religion (K235), et par ses maximes, comme celle qui est énoncée dans “The Human Abstract” pour dévoiler les causes spirituelles des injustices sociales :
Pity would be no more
If we did not make somebody Poor
And Mercy no more could be
If all were as happy as we. (K217)
11Les maux de la société, l’injustice, les inégalités, sont la conséquence directe de cette vision limitée que Blake attribue aux philosophies de son temps : ses contemporains en sont les héritiers, “the frozen sons of... Bacon, Newton & Locke” (K702). Or, la société industrielle, qui repose sur l’égoïsme sans cœur et sur l’exploitation, sur les fausses vertus, sur l’éducation et sur le poids des habitudes, sont aussi certains des thèmes majeurs des romans de Dickens, comme Oliver Twist, The Old Curiosity Shop, Martin Chezzlewit, Hard Times ou Bleak House. Les critiques présentent d’ailleurs souvent Dickens comme un promoteur de réformes sociales.
12On serait donc tenté d’interpréter un roman comme Dombey and Son principalement en termes d’attaque contre les maux qui sont la conséquence de la révolution industrielle. Certains l’ont déjà fait : il n’est donc pas nécessaire de rappeler les thèmes de la critique de l’argent, de la vision des monstrueux chemins de fer, ou du système éducatif représenté par la sinistre institution Blimber, qui d’ailleurs n’est pas sans évoquer le poème de Blake “The School Boy” :
I love to rise in a summer mom
When the birds sing on every tree
….
But to go to school in a summer mom,
O ! it drives all joy away. (K 124)
13La vision de Dickens est aussi étrangement évocatrice de cette philosophie lockienne de la tabula rasa que dénonçait Blake : le Docteur Blimber ne déclare-t-il pas en effet, au sujet de l’esprit de Paul, qu’il considère comme une terre vierge (“quite a virgin soil”) : “We shall substitute new cares and new impressions”4.
14De la même facon, on retrouve facilement des échos blakiens dans les faux sentiments religieux que révèlent les paroles de Mme Chick devant Fanny, qui agonise sur son lit de mort :
‘Now, really, Fanny my dear’, said the sister-in-law, altering her position, and speaking less confidently, and more earnestly, in spite of herself, ‘I shall have to be quite cross with you, if you don’t rouse yourself. It’s necessary for you to make an effort, and perhaps a very great and painful effort which you are not disposed to make; but this is a world of effort you know, Fanny, and we must never yield when so much depends on us. Corne! Try! I must really scold you if you don’t!’(DS 60)
15De même, Dombey, en véritable frozen son de Bacon, de Newton et de Locke (pour reprendre l’image de Blake), perd effectivement toute capacité à éprouver des sentiments humains, ce qui lui vaut l’appellatif évocateur de “the frozen gentleman” (DS 116). Cependant, le narrateur de Dombey and Son prend bien soin de ne jamais inciter le lecteur à porter des jugements de valeur sur ses personnages : il s’agit plutôt de rechercher les causes sociales de leur comportement.
16C’est Florence qui, la première, montre qu’il vaut mieux comprendre l’erreur d’autrui que de le condamner. Alors que Nipper se plaint devant elle du système éducatif de Blimber, elle lui interdit d’accabler les responsables de reproches : “‘Ah’, said Miss Nipper, with great sharpness, ‘Oh, them Blimbers !’ — ‘Don’t blame anyone’, said Florence. ‘It’s a mistake’” (DS 231). Cette attitude rappelle bien entendu les paroles du Christ sur la croix ; “‘Then said Jesus, Father, forgive them ; for they know not what they do” (Luke, XXIII : 34). Mais, là encore, l’écho de William Blake marque une nouvelle ressemblance de points de vue : “Yet they are blameless, & iniquity must be imputed only To the State they are enter’d into, that they may be deliver’d” (K680). Le narrateur de Dombey and Son confirme luimême, si besoin en était, qu’il ne s’agit en aucun cas d’accuser des individus :
It was not that Miss Blimber meant to be too hard upon him, or that Dr Blimber meant to bear too heavily on the young gentlemen in general. Cornelia merely held the faith in which she had been bred; and the Doctor, in some partial confusion of his ideas, regarded the young gentlemen as if they were all doctors, and were born grown up. (DS 233)
17De même, dans le cas de Dombey, le lecteur est invité non pas à condamner l’individu, mais à essayer de comprendre les causes de son caractère et de sa vision pervertie des choses. Cette étude peut débuter avec l’analyse du système éducatif par lequel il est passé. Comme son représentant, le Docteur Blimber, qui ne distingue dans les jeunes dont il la charge que les futurs adultes qu’il voudrait les voir devenir, Dombey ne voit en son fils que l’image du futur héritier de son entreprise : “not so much as an infant, or as a boy, but as a grown man —the ‘Son’ of the Firm” (DS 151).
18En second lieu, c’est la force de l’habitude qui déshumanise les personnes. Elle les conduit à accepter des situations choquantes, et à s’y résigner. Ce thème est en particulier développé par Morfin lorsqu’il déclare : “We are creatures of habit” (DS 840), ou encore lorsqu’il regrette de n’avoir pas réagi plus tôt face au traitement ingligé à John Carter :
It is the same habit that confirms some of us, who are capable of better things, in Lucifer’s own pride and stubbomness—that confirms and deepens others of us in villainy—more of us in indifference— that hardens us from day to day. (DS 40)
19Il suffit ensuite qu’une fausse notion de devoir vienne se greffer sur état de choses pour que soient annihilées les chances de changement et de progrès :
[I] was quite content to be as little troubled as I might be, out of my own strip of duty, and to let everything about me go on, day by day, unquestioned, like a great machine — that was its habit and mine and to take it all for granted, and consider it all right.... There was nothing wrong in my world —or if anything not much—or little or much, it was no affair of mine. (DS 840)
20L’expression “great machine” n’est évidemment pas sans évoquer la comparaison du système éducatif : “The studies went round like a mighty wheel, and the young gentlemen were always stretched upon it” (DS 229). Elle constitue également un écho à la vision de l’idéologie dominante du XVIIIe siècle, que Blake considère comme une menace : “the Philosophic and Experimental would soon be at the ratio of all things, unable to do other than repeat the same dull round over again” (K97). Ce type d’éducation renforcée par l’habitude forme un tout avec la notion de devoir que Dombey voudrait inculquer à sa femme. “I am to be deferred to and obeyed” (DS 652), lui déclare-t-il en effet après avoir précisé le rôle qu’il lui assigne : “I am sorry, Madam... that you should not have thought it your duty... to have received my friends with a little more deference” (603). C’est de ce même genre de devoir que se réclame aussi Mme Skewton lorsqu’en dépit des sentiments naturels de sa fille, elle pousse Edith à contracter un mariage de raison avec Dombey : “I will not shrink from my duty”, affirme-t-elle fièrement et sans rire au Major Badstock (DS 445). C’est encore de ce type de valeur que relève l’accusation qui scella le sort de l’infortunée Alice :
how grave the judge was on her duty, and on her having perverted the gifts of nature—as if he didn’t know better than anybody there, that they had been made ourses to her!—and how he preached about the strong arm of the Law—so very strong to save her, when she was an innocent and helpless little wretch!—and how solemn and religious it all was! (DS 571)
21Par contraste, Susan Nipper découvrira une nouvelle sorte de devoir, inspirée par de véritables notions de morale : alors qu’elle vient enfin d’affronter Dombey pour lui exprimer son indignation devant l’attitude de ce dernier vis-à-vis de sa fille, elle s’exclame devant Florence : “I’ve done my duty Miss, I have indeed” (DS 708).
22Ces différentes notions, qui, par définition, relèvent du domaine social, sont l’occasion de mettre en évidence certaines structures fondamentales du roman, en particulier celle qui oppose les personnages dont la notion de devoir est pervertie et ceux qui s’attachent à de réelles valeurs. Dans le second groupe, on trouve par exemple le capitaine Cuttle, qui estime qu’il est de son devoir de s’occuper de Rob the Grinder et de la boutique du vieux Salomon en l’absence de celui-ci (DS 435-6) ; Polly, qui, en vertu du même respect de la notion de devoir, reviendra proposer son aide à Dombey au moment où il sera abandonné de tous (DS 932) ; ou encore Hanriet, qui reste fidèle au devoir familial qui la lie à John Carter (DS 834). Bientôt, cette structure de personnages prend une nouvelle dimension lorsque le narrateur décrit le décor de l’errance de Florence en des termes évocateurs des deux nations de Disraeli :
she was carried onward in a stream of life setting that way, and flowing, indifferently, past marts and mansions, prisons, churches, market-places, wealth, poverty, good, and evil, like the broad river side by side with it, awakened from its dreams of rushes, willows and green moss, and rolling on, turbid and troubled, among the Works and cares of men, to the deep sea. (DS 759; mes italiques)
23Et lorsque cette structure reparaît au milieu du roman, au chapitre 33, c’est encore pour marquer l’opposition de deux univers : la maison de James Carter, le fondé de pouvoir de Dombey, et celle de sa sœur Harriet et de son frère John. Devenue structure d’opposition entre un monde riche et luxueux et un univers de modestie et de pauvreté, la division sociale et géographique des personnages est d’autant plus significative qu’elle interfère avec les relations familiales qui devraient au contraire rapprocher les Carter.
24Nuances dans la définition des valeurs sociales, opposition d’univers ou séparations de classes, les structures sous-jacentes du roman permettent finalement de distinguer deux grands groupes de personnages. Les personnages qui sont du côté de l’amour comptent le Capitaine Cuttle, Old Sol, Paul, Fanny, Walter et Florence, Harriet et Morfin ; ceux qui sont du côté que Blake qualifierait d’“uzirénique”, c’est-à-dire ceux qui sont socialement ambitieux et religieusement aveugles, sont par exemple Mme Chick, avec son éthique de souffrance et d’efforts, à laquelle elle voudrait que les autres se soumettent ; James Carter, l’homme aux ambitions sociales ; et Dombey, qui, ne voyant le monde qu’à travers son entreprise, rejette l’amour de sa fille Florence et épouse Edith sans l’aimer. Madame Skewton, qui voit dans le mariage de raison de sa fille un moyen de promotion sociale, et le Major Badstock, qui est heureux de connaître Dombey parce qu’il peut s’en vanter auprès de ses amis, appartiennent aussi à ce camp. Cette classification est d’ailleurs confirmée par la configuration géographique des lieux où se rassemblent habituellement les personnages : elle oppose la maison Dombey (avec ses bureaux où travaillent Dombey et Carter) et la boutique de fournitures pour bateaux de l’oncle Salomon, que fréquentent le capitaine Cuttle et Walter. Toutefois, et c’est là que Dickens rejoint une fois de plus William Blake, les contrastes qui viennent d’être mis en valeur donnent lieu à un antagonisme dont le symbolisme renvoie au domaine métaphysique. Lorsque par exemple Dombey frappe Florence, il ne marque pas seulement l’opposition de sa vision sociale à l’amour, il accomplit un meurtre archétypal : “She saw him murdering that fond idea to which she had held in spite of him. She saw his cruelty, neglect, and hatred dominant above it, and stamping it down” (DS 757). Ce meurtre est celui de l’amour par l’orgueil, qui figure l’opposition éternelle entre la figure du Christ et celle de Satan : “she had seen the murder done” (DS 779 : je souligne).
25C’est là que se joue l’essentiel du roman, puisque le chapitre 57, qui est consacré à la chute de Dombey, est immédiatement précédé de l’épisode du mariage de Florence, qui symbolise son triomphe et celui de l’amour :
And the voices in the waves are always whispering to Florence, in their ceaseless murmuring, of love—of love, eternal and inimitable, not bounded by the confines of this world, or by the end of time, but ranging still, beyond the sea, beyond the sky, to the invisible country far away!
(DS 980)
26Dès lors, il est clair que l’aspect spirituel et la thématique sociale sont étroitement liés. L’un ne peut se comprendre sans référence à l’autre. Certes, Dombey est présenté comme “The establishment” (DS 536) parce que, dans l’économie du roman, il cristallise le fonctionnement de tout un système : l’étude de ce “frozen gentleman” sans grande profondeur psychologique conduit à démonter les rouages de cette société de la Grande-Bretagne du XIXe siècle. Mais aussi, de même que l’anamorphose peut, grâce au miroir cylindrique, faire émerger de magnifiques images de ce qui ne semblait être que des tâches de couleur sur le papier, de même, cette œuvre, que nombre de critiques considèrent comme secondaire ou mineure dans la production dickensienne, va révéler, grâce au concept des States, des centres d’intérêt et des dimensions qui vont bien au-delà des préoccupations purement sociales.
27Un premier indice de cette seconde perspective est constitué par le passage où Harriet lit la Bible à Alice :
Harriet complied and read—read the eternal book for all the weary, and the heavy-laden; for all the wretched, fallen and neglected of this earth— read the blessed history, in which the blind lame palsied beggar, the criminal, the woman stained with shame, the shunned of all our dainty clay, has each a portion that no human pride, indifference or sophistry through all the ages that this world shall last, can take away, or by the thousandth atom of a grain reduce—read the ministry of Him who, through the round of human life, and all its hopes and griefs, from birth to death, from infancy to age, had sweet compassion for, and interest in, its every scene and stage, its every suffering and sorrow. (DS 923)
28Il s’agit de dépasser les âges de la vie, les étapes matérialisées par les States blakiens afin d’accéder au véritable esprit chrétien. Ces considérations expliquent en particulier la position du narrateur de Dombey and Son. Il est le plus souvent omniscient, mais il se garde de communiquer à ses lecteurs les pensées intimes de son personnage central, tout au moins jusqu’à la fin du roman. Cette position originale correspond en fait à deux moments cruciaux : il est important que le lecteur participe de près aux sentiments du Dombey qui se repent à la fin du roman et s’éveille à l’amour, mais il est également nécessaire d’éviter que le lecteur s’attache à une étude psychologique de Dombey tandis qu’il est encore englué dans son State. En effet, son comportement s’explique alors beaucoup plus par son entourage que par sa personnalité propre, qui ne pèche que par un peu d’orgueil :
It is the curse of such a nature—it is a main part of the heavy retribution on itself it bears within itself—that while deference and concession swell its evil qualities, and are the food it grows upon, resistance and a questioning of its existing claims, foster it too, no less. (DS 647)
29Le rôle de l’entourage de Dombey est à cet égard significatif, car cette société joue précisément sur le sentiment par lequel l’homme s’enferme dans son égoïsme et dans une vision centrée sur lui-même : la fierté. C’est d’abord dans ses bureaux que Dombey se trouve comme un roi au milieu de sa cour :
The clerks within were not a whit behind-hand in their demonstrations of respect. A solemn hush prevailed, as Mr Dombey passed through the outer office. The wit of the Counting-House became in a moment as mute as the row of leathem fire-buckets hanging up behind him.... And so little objection had Perch to being deferential in the last degree, that if he might have laid himself at Mr Dombey’s feet, or might have called him by some such title as used to be bestowed upon the Caliph Haroun Alraschid, he would have been all the better pleased.
As this honour would have been an innovation and an experiment, Perch was fain to content himself by expressing as well as he could in his manner, You are the light of my Eyes. You are the Breath of my soul. You are the commander of the Faithful Perch! (DS 237-38)
30Tour à tour, Carter, Badstock, Feenix, Nipper, Mme Skewton, Mlle Tox, Sir Skettles et même le capitaine Cuttle montrent les mêmes égards envers Dombey (DS 647 ; 441 ; 440 ; 529), ce qui fera dire à John Carter :
We who are about him, have, in our various positions, done our part, I daresay, to confirm him in his way of thinking; but if we had not done so, others would—or they would not have been about him; and it has always been, from the beginning, the very staple of his life. Mr Dombey has had to deal, in short, with none but submissive and dependent persons, who have bowed the knee, and bent the neck, before him. He has never known what it is to have angry pride and strong resentment opposed to him. (DS 718)
31Ainsi se dessine petit à petit le destin de Dombey, en vertu des principes explicatifs évoqués par Morfin, et dont il se révèle ici qu’ils s’appliquent à tous les membres de la société :
It is the same habit that confirms some of us, who are capable of better things, in Lucifer’s own pride and stubbomness—that confirms and deepens others of us in villainy—more of us in indifference—that hardens us from day to day. (DS 718)
32Ce sont donc sa fierté et son orgueil, ainsi aiguillonnés par le respect de certains et renforcés par l’habitude de tous, qui provoquent l’enfermement de Dombey dans un mur de silence, de froid et de défiance : “It [this pride] is a proof against conciliation, love, and confidence, against all gentle sympathy from without, all trust, all tenderness, all soft emotion” (DS 648).
33Dès lors, cet homme perd toute sa capacité de voir clair : alors que Florence essaie de susciter son amour paternel [“This became the purpose of her life”. (DS 397)], il la soupçonne de comploter contre lui avec Edith et décide de les séparer par tous les moyens.
Who? Who was it who could win his wife as she had won his boy? Who was it who had shown him that new victory, as he sat in the dark corner?...Who was it who, unaided by his love, regard or notice, thrived and grew beautiful when those so aided died?... he did hate her in his heart. (DS 648)
34C’est ici que se trouvent les causes spirituelles de la chute de Dombey et le sens profond de son histoire, car le rejet de Florence symbolise en fait le rejet de l’amour divin, et le pacte avec le diable : “He rejected the angel, and took up with the tormenting spirit crouching in his bosom. Her patience, goodness, youth, devotion, love, were so many atoms in the ashes upon which he set his heel” (DS 356).
35Tandis que Dombey est comparé à Satan par le Major Badstock, [“Dombey is as proud... as Lucifer” (DS 449)], Florence devient une figure christique. Elle est symboliquement pourvue des attributs des saintes [“a strange ethereal light that seemed to rest upon her head” (DS 743)], et son amour est comparé au Saint Esprit des apôtres :
But it is not in the nature of pure love to burn so fiercely and unkindly long. The flame that in its grosser composition has the taint of earth, may pray upon the breast that gives it shelter; but the sacred fire from heaven is as gentle in the heart as when it rested on the heads of the assembled twelve, and showed each man his brother, brightened and unhurt.
(DS 317-18)
36Par opposition à ces sentiments d’origine spirituelle, le père de Florence devient le symbole de l’homme déchu, qui a perdu la vision divine et la notion de l’amour. La fin de cet homme d’orgueil archétypal [“the proud man” (DS 807)] suscite parmi ses employés des commentaires qui ne laissent pas l’ombre d’un doute : “How are the mighty fallen !... Pride shall have a fall, and it always was and will be so !” (DS 925). Sa chute semble même être aussi définitive que celle de Satan : “He was fallen never to be raised any more” (DS 935).
37En termes blakiens, l’état ou State de Dombey est bien celui d’une cécité urizénique. Centré sur son orgueil personnel, ayant perdu toute vision divine, tout sentiment, toute imagination, il sombre sans pourtant faire preuve de zèle religieux dans ce que Blake dénonçait sous le terme de accusation of sin (K 759), l’une des caractéristiques principales de Urizen. Par exemple, comme le rappelle Morfin, il est exclu qu’il pardonne un jour à John Carter : “How can that [John being restored to his position) be hoped for ? In whose hands does the power of restoration lie ?” (DS 561). En cela, Dombey se fait une fois de plus le représentant de toute une société dont les systèmes judiciaire et pénitentiaire traduisent les manquements, comme lors du procès d’Alice :
So Alice Marwood was transported, mother”, she pursued, “and was sent to learn her duty, where there was twenty times less duty, and more wickedness, and wrong, and infamy, than here. And Alice Marwood is corne back a woman. Such a woman as she ought to be, after all this. In good time, there will be more solemnity, and more fine talk, and more strong arm, most likely, and there will be an end of her; but the gentlemen needn’t be afraid of being thrown out of work. There’s crowds of little wretches, boy and girl, growing up in any of the streets they live in, that’ll keep them to it till they’ve made their fortunes. (DS 571)
38C’est ce State individuel et social qui explique encore l’image du brouillard qui flotte autour de Dombey, cet écran qui ne se lèvera qu’à la fin du roman, lorsqu’étant passé au stade de l’examen de conscience, il découvrira l’être véritable de sa fille, ce lieu où il retrouve la permanence de l’amour :
He thought, now, that of all around him, she alone had never changed...; she alone had turned the same mild gentle look upon him always. Yes, to the latest and the last. She had never changed to him—nor had he ever changed to her—and she was lost. As, one by one, they fell away before his mind—his baby-hope, his wife, his friend, his fortune—oh how the mist, through which he had seen her, cleared, and showed him her true self! (DS 935)
39L’analyse du personnage de Dombey en termes de States blakiens permet donc de mieux comprendre son comportement, en montrant en particulier comment certaines valeurs ou coutumes sociales peuvent étouffer l’être essentiel de l’homme, cette partie qui, dans l’optique biblique, est présence en lui de l’esprit d’amour divin.
40Mais selon Blake, les States constituent également la seule possibilité de pardonner :
‘distinguish the Eternal Human
‘That walks about among the stones of fixe in bliss & woe
‘Alternate, from those States or Worlds in which the Spirit travels.
‘This is the only means to Forgiveness of Enemies’. (K680)
41C’est peut-être pourquoi Edith dira vers la fin de l’histoire : “I needed to have allowed more for the causes that made him what he was” (DS 968). On pourrait même avancer l’hypothèse selon laquelle le nom de Dombey serait, en vertu de la dimension archétypale du personnage, évocateur du français “tombé”. Dombey est l’homme déchu par excellence, il n’est qu’un prisonnier [“a lone prisoner in a cell” (DS 76)], et son histoire est par conséquent avant tout celle d’une délivrance, d’un éveil, d’un retour favorisé par l’action de sa fille Florence, dont le nom bucolique symbolise la renaissance du printemps.
42Ce processus exemplaire comporte deux étapes : la première est intellectuelle, la seconde spirituelle. En premier lieu, les éléments qui permettent le maintien sans remise en cause du système social (l’habitude, la fausse notion de devoir, l’éducation...) doivent être dépassés. C’est le moment décrit par Morfin, lorsqu’il se souvient du jour où il surprit une conversation entre les deux frères Carter, et qu’on pourrait rapprocher de la prise de conscience qui accompagne l’aporie socratique, lorsque les traditions se heurtent aux contradictions de l’expérience :
Its matter was not new to me, but was presented in a new aspect. It shook me in my habit—the habit of nine-tenths of the world—of believing that all was right about me, because I was used to it... and induced me to recall the history of the two brothers, and to ponder on it. I think it was almost the first time in my life when I fell into this train of reflection—how will many things that are familiar, and quite matters of course to us now, look, when we corne to see them from that new and distant point of view which we must all take up, one day or another? (DS 841)
43Dans un second temps, la réflexion, corollaire de la prise de conscience, doit déboucher sur un changement métaphysique ou spirituel :
we go on in our clockwork routine, from day to day, and can’t make out, or follow, these changes. They they’re a metaphysical sort of thing. We —we haven’t leisure for it. We—we haven’t courage. They’re not taught at schools or colleges, and we don’t know how to set about it. (DS 559, je souligne)
44D’après Harriet, c’est Dieu lui-même qui opère ce changement métaphysique dans le cœur de l’homme : “there is a God above us to work changes in the hearts He made” (DS 559).
45Ce sont donc d’abord certains personnages réputés secondaires qui introduisent le thème central du roman, et ce sont d’autres personnages secondaires qui l’illustrent. Le roman fonctionne, à cet égard, comme un miroir dont les multiples facettes réfléchiraient toutes le même objet. Ainsi, par exemple, Susan Nipper suivra l’évolution qui vient d’être décrite. Au début du roman, elle se réclame des valeurs du système éducatif Dombey : “a disciple of that school of trainers of the young idea which holds that childhood, like money, must be shaken and rattled and jostled about a good deal to keep it bright” (DS 80). Vers la fin, en revenant vers Florence au moment où celle-ci a besoin d’elle, elle se range définitivement dans le parti de l’amour. Toots, une fois débarrassé des carcans mentaux de son éducation, deviendra d’ailleurs son mari. De même, Mlle Tox, quoique liée à Mme Chick et à son éthique de l’effort au début du roman, se révélera finalement capable d’amitié et de fidélité puisque jusque bout, et en dépit des affronts qu’elle subit, elle pardonnera à Dombey tous ses torts.
46Ces personnages démontrent tous que même dans une société aussi figée que celle de la Grande-Bretagne du début du XIXe siècle, il existe encore des possibilités de changement. Ainsi, John Carter, puni pour avoir volé dans l’entreprise Dombey, retrouvera lui aussi le droit chemin. Le repentir deviendra le sens de sa vie ou, pour reprendre l’expression de Morfin, “the priceless blessing of his life” (DS 561). Et lorsqu’il décidera de venir en aide au pauvre Dombey déchu, une nouvelle image biblique sera évoquée. On lit dans l’Evangile selon saint Luc : “I say unto you, that likewise joy shall be in heaven over one sinner that repenteth, more than over ninety and nine just persons, which need no repentance” (Luke 16. 10). Et c’est cette même joie qui se lit à cette occasion sur le visage de Harriet : “Such a look of exultation there may be on Angel’s faces when the one repentant sinner enters Heaven, among ninety-nine just men” (DS 916).
47Dans ce camp de l’amour, on trouve également le thème du pardon, si central danc l’éthique chrétienne. C’est ainsi que par opposition à l’inflexible Dombey, Harriet défend la possibilité de rachat : “Never, for any wrong, inflict a punishment that cannot be recalled” (DS 559), ou encore : “There is nothing we may not hope to repair ; it is never too late to amend” (DS 565). En cela, toujours en conformité avec la structure des personnages, elle se fait l’écho du capitaine Cuttle, qui déclare quant à lui : “clemency is the brightest jewel in the crown of a Briton’s head” (DS 632).
48Enfin, à la fin du roman, les représentants de la force de l’amour, du pardon et du repentir participeront aux réjouissances finales, comme dans les comédies classiques à la fin desquelles on retrouve tous les personnages goûtant à l’harmonie restaurée. Mais cette scène est beaucoup plus qu’une fin heureuse donnée à l’histoire tragique de la chute de Dombey. En effet, à la lumière des références bibliques ci-dessus mentionnées, il est possible de considérer l’évolution des personnages qui sont du côté de l’amour en termes de traversée du désert, et la fin de leur histoire comme l’arrivée symbolique à la terre promise. La possibilité de changement ne s’obtient en effet qu’après d’âpres efforts : le désert est un barren way pour John Carter (DS 556) ; un waste of waters pour le capitaine Cuttle (DS 538), et the wilderness of her sorrow pour Florence (DS 758). Ce réseau d’images de désert constitue une métaphore de la vie comme progression spirituelle. Pendant cette traversée, c’est l’espoir ou la foi qui permet de rester constant face à l’adversité : tel est le symbole de la bouteille de vieux madère à laquelle on pense tout au long du roman, mais qu’on ne boira que lors des réjouissances finales : ‘“Hope, you see, Walter,’said the Captain, sagely, ‘Hope. It’s that as animates you. Hope is a buoy’” (DS 792). Ainsi, histoire du midshipman’s shop, qui, après avoir connu la solitude de l’abandon reprend vie pour les réjouissances finales —”The Midshipman was all alive” (DS 875) —, histoire de Walter, qu’on croyait mort mais qui revient vivant ; histoire de Florence, qui, d’abord rejetée par son père, lui fait finalement découvrir l’amour et renaît à la vie ; histoire de Dombey lui-même, qu’on croyait définitivement tombé, mais dont l’esprit se réveille à la fin, les multiples facettes du roman sont la re-présentation toujours recommencée d’un thème central qui assure leur cohésion globale, celui de la mort et de la résurrection, évocation allégorique de l’histoire du Christ. Dans l’optique blakienne, ce “schéma” est beaucoup plus qu’un schéma :
The Last Judgement is not Fable or Allegory, but Vision. Fable or Allegory are a totally distinct & inferior kind of Poetry. Vision or Imagination is a Representation of what Eternally Exists, Really & Unchangeably. (K604)
49Il correspond à la possibilité en tout un chacun de vivre, de redécouvrir sa dimension divine par le truchement d’un jugement dernier individuel : “Whenever any Individual Rejects Error & Embraces Truth, a last Judgement passes upon that Individual” (K613).
50En accord avec cette optique, qui fixe le but de l’évolution de Dombey, le thème de l’appel à l’éveil spirituel tient une grande place dans le roman. Alors que Dombey est endormi, le narrateur s’interroge d’abord : “Did they [his thoughts] touch him home at last, and waken him to some sense of his injustice ?” (DS 586). Tandis que plus tard, il nous fait sentir le combat intérieur que vit son personnage confronté avec ses propres sentiments d’amour : “The words ‘Florence, corne here !’were rising to his lips — but slowly and with difficulty, they were so very strange — when they were checked and stifled by a footstep on the stair” (DS 587).
51La notion d’éveil deviendra ainsi la pierre de touche qui décidera du sort des personnages. A la fin de l’ouvrage, ceux qui se sont entêtés dans leur aveuglement et qui sont allés jusqu’au bout de leur orgueil sont éliminés : c’est la cas de Carter et d’Edith. Mais pour les autres personnages, un espoir semblable à celui qu’évoque Blake semble permis :
‘Awake, Awake, Jerusalem! O lovely Emanation of Albion,
‘Awake and overspread all Nations as in Ancient Time;
‘For lo! the Night of death is past and the Eternal Day
‘Appears upon our Hills. Awake, Jerusalem, and corne away!’(K744)
52C’est bien entendu Dombey qui sera principalement concerné par ce type d’appel : dans un moment d’une intensité remarquable, le narrateur s’adresse ici directement à son personnage :
Awake, unkind father! Awake, now, sullen man! The time is flitting by; the hour is coming with an angry tread. Awake! Awake, doomed man, while she is near! The time is flitting by; the hour is coming with an angry tread; its foot is in the house. Awake! (DS 698)
53Ces appels ne resteront d’ailleurs pas vains, puisque dans la dernière page du livre, même Dombey entend le message spirituel des vagues de la mer :
The voices in the waves speak low to him of Florence.... They speak to him of Florence and his altered heart; of Florence and their ceaseless murmuring to her of the love, eternal and inimitable, extending still, beyond the sea, beyond the sky, to the invisible country far away. (DS 975-6)
54Cet éveil a lieu, dans le cas de Dombey, grâce à l’amour et au pardon de Florence, une fois qu’il prend conscience de ses erreurs et qu’il les rejette. Au personnage qui effraya Florence (DS 328) et qui la frappa (DS 757), succède alors celui qui l’implore : “Oh my God, forgive me, for I need it very much !” (DS 940). En accord avec le thème chrétien, ce retour à la vie se situe symboliquement au moment même où Dombey se sentait envahi par des idées de mort (DS 938-9). Ainsi, le personnage qui accusa et chassa violemment Susan Nipper (DS 706), est remplacé par celui qui lui pardonne et la supplie de rester à ses côtés : “He begged her not to go ; to understand that he forgave her what she had said, and that she was to stay” (DS 958). Enfin, au plan des valeurs sociales, en reprenant la question de Paul “What is money ?” (DS 957), Dombey montre bien l’évolution qu’il a suivie depuis le jour où il déclarait : “Money, Paul, can do anything” (DS 152). Tout semble donc indiquer qu’une évolution radicale s’est produite en Dombey, et pourtant, le narrateur avertit son public dans sa préface que rien de tel ne se passe : “Mr Dombey undergoes no violent change, either in this book or in real life” (DS 43). Dombey, en effet, ne fait que découvrir une vérité qui sommeillait depuis toujours au fond de lui-même : “A sense of his injustice is within him, all along. The more he represses it, the more unjust he necessarily is” (DS 43). Ce qui l’empêchait de progresser, c’était son incapacité à se livrer à toute forme d’examen de conscience, comme le montre cette remarque du narrateur à propos des ses rapports avec le Major Badstock :
If Mr Dombey had any lingering idea that the Major... might unconsciously impart sortie useful philosophy to him, and scare away his weak regrets, he hid it from himself, and left it lying at the bottom of his pride, unexamined. (DS 346)
55Deux facteurs seront donc à l’origine de son évolution. D’une part il rejettera ce qui forme ses oeillères ou, pour reprendre une expression blakienne, ses mind-forg’d manacles. C’est l’étape de la prise de conscience des erreurs que son State matérialise, à partir du moment ou commence sa chute : sa femme le quitte, il fait faillite, ses amis l’abandonnent. Et d’autre part, mais les deux phénomènes se produisent en fait en même temps, il s’éveillera à l’humain et à l’amour en découvrant le regret de ses actions passées : “He knew, now, what he had done” (DS 935), et : “he felt—oh, how deeply !—all that he had done” (DS 939).
56On peut donc comprendre la structure globale de l’œuvre en termes de States tels qu’ils sont définis par Blake :
Learn therefore, O Sisters, to distinguish the Etemal Human
That walks about among the stones of fire in bliss & woe
Alternate, from those States or Worlds in which the Spirit travels. (K680)
57Le roman peut alors être lu comme décrivant le passage de Dombey d’un âge de la vie à un autre. L’histoire de Dombey and Son est donc celle d’un jugement dernier individuel, d’une résurrection comprise comme renaissance, comme alchimie spirituelle : “Whenever any individual Rejects Error & Embraces Truth, a Last Judgement passes on that Individual” (K613). En percevant l’œuvre de cette façon blakienne, le lecteur peut en tirer plusieurs nouvelles leçons.
58Tout d’abord, il est injustifié de reprocher à Dickens sa vision des prostituées : “Dickens’s literary treatment of prostitutes remained unrealistic” (DS 988, note 1 du chapitre 34). Son but n’est pas de faire une peinture réaliste des prostituées, mais de souligner, dans la logique de sa vision chrétienne, que tout individu recèle en lui-même la possibilité de son rachat. Le narrateur écrit donc à propos d’Alice : “there shone through all her wayworn misery and fatigue, a ray of the departed radiance of the fallen angel” (DS 572), de la même façon qu’il souligne la nature duelle d’Edith : “a woman with a noble quality yet dwelling in her nature” (DS 503). Ce rayon de lumière symbolique, qui demeure dans le cœur de l’individu, se retrouve bien sûr chez Harriet :
Harriet Carier has changed since then [since her separation from Carter the manager], and on her beauty there has fallen a heavier shade than time of his unassisted self can cast, all-potent as he is—the shadow of anxiety and sorrow, and the daily struggle of a poor existence. But it is beauty still; and still a gentle, quiet, and retiring beauty that must be sought out, for it cannot vaunt itself. (DS 555)
59C’est cette beauté que recherche Dickens au delà des laideurs de la société. En ceci, il rappelle le proverbe de Blake : “The worship of God is, Honouring his gifts in other men” (K158). C’est précisément l’objet des scènes réputées sentimentales. Ces moments, que la critique a tendance à rejeter au nom de l’évolution des goûts littéraires, jouent un rôle indispensable dans l’économie du roman telle qu’elle apparaît en fonction de l’objectif spirituel de Dickens. Pas plus que Blake, qui est obligé de créer une nouvelle mythologie, le narrateur de Dombey and Son ne peut s’adresser à la raison du lecteur pour lui parler d’esprit chrétien. Il choisit par conséquent de faire appel à ses sentiments, voire à ses larmes, dans le but de court-circuiter sa raison et de le rendre réceptif aux notions de pardon, d’amour, d’espoir, de foi et de repentir qu’illustrent ses personnages. Si ce recours aux sentiments est aujourd’hui quelque peu déconsidéré en matière de littérature, il n’en est pas moins logique dans la perspective de Dickens et doit être étudié comme faisant partie intégrante de la structure du roman.
60A cette structure, on ajoutera encore la cohérence de l’auteur, qui, derrière son masque de narrateur, choisit l’écriture du roman comme moyen d’éveiller ses contemporains. Il apparaît maintenant clairement que les attaques contre la société ne sont qu’un épiphénomène de ses intentions profondes. Le but premier est bien d’éduquer le public, car si l’homme se changeait, la société s’améliorerait d’elle-même... Comme le dit Harriet : “If man would help some of us a little more, God would forgive us all the sooner perhaps” (DS 565).
61Blake et Dickens semblent donc procéder de la même démarche d’inspiration chrétienne, celle-là même que le poète résumait en ces termes : “Let every Christian, as much as in him lies, engage himself openly & publicly before all the world in some Mental pursuit for the Building up of Jerusalem” (K717). C’est, par exemple, dans le chapitre 47, intitulé “The Thunderbolt”, que l’écrivain exprime le plus directement son indignation devant le spectacle des injustices de la société. Dans ce chapitre, la foudre s’abat métaphoriquement sur Dombey quand sa femme s’enfuit avec Carter. Mais le narrateur, qui une fois de plus considère la situation en termes de States plutôt qu’en termes d’individus, semble sous-entendre que c’est sur l’ensemble de la société que devrait tomber la colère des cieux. Le symbole du juge qui condamna Alice (pourtant personnage secondaire), comme celui de l’homme d’église et du médecin, qui évoquent nécessairement l’esprit d’amour du Christ, prend ici toute sa signification :
Alas! are there so few things in the world, about us, most unatural, and yet most natural in being so? Xear the magistrate or judge admonish the unnatural outcast of society; unnatural in brutal habits, unnatural in want of decency, unnatural in losing and confounding all distinctions between good and evil; unnatural in ignorance, in vice, in recklessness, in contumacy, in mind, in looks, in everything. But follow the good clergyman or doctor, who, with his life imperilled at every breath he draws, goes down into their dens.... (DS 737)
62De toute évidence, la préférence de Dickens va aux médecins du corps et de l’esprit : ils sont les véritables promoteurs du changement qui révélera la véritable essence de l’homme :
When we shall gather grapes from thorns, and figs from thistles; when fields of grain shall spring up from the offals of the by-ways of our wicked cities, and roses bloom in the fat churchyards that they cherish; then we may look for natural humanity, and find it growing from such seed. (DS 738)
63Tout le sens des critiques sociales de Dombey and Son repose donc sur le fait de déclencher chez le lecteur une réflexion qui, à l’instar de celle de Morfin, débouchera sur un changement métaphysique. Le rôle de l’écrivain ne consiste qu’à montrer les motivations secrètes des personnages et des personnes en général pour les rattacher au combat spirituel entre le Christ et Satan :
Oh for a good spirit who would take the house-tops off, with a more potent and benignant hand than the lame demon in the tale, and show a Christian people what dark shapes issue from amidst their homes, to swell the retinue of the Destroying Angel as he moves forth among them! (DS 738-39)
64C’est le but que poursuit aussi le poète, qui considère ici comme “naturel” ce qui n’appartient qu’à ce monde, alors que Dickens emploie ce terme pour désigner notre être spirituel véritable :
I come to discover before Heav’n & Hell the Self righteousness
In all its Hypocritic turpitude, opening to every eye
These wonders of Satan’s holiness, shewing to the Earth
The Idol Virtues of the natural heart, & Satan’s Seat
Explore in all its Selfish Natural Virtue, & put off
In self annihilation all that is not of God alone,
To put off Self & all I have, ever & ever.... (K530)
65Il appartient au lecteur de Dombey and Son d’analyser les personnages pour identifier le State auquel ils correspondent dans la traversée du désert de la vie. C’est le seul moyen pour retrouver, au delà des divisions de la société, l’esprit de fraternité si cher à William Blake. Comme le dit le narrateur :
Bright and blest the morning that should rise on such a night: for men, delayed no more by stumbling blocks of their own making, which are but specks of dust upon the path between them and eternity, would then apply themselves, like creatures of one common origin, owing one duty to the Father of one family, and tending to one common end, to make the world a better place! (DS 738-39, je souligne)
66Le poète, dans sa vision, décrivait en effet lui aussi ces nouvelles créatures spiritualisées :
‘We live as One Man ; for contracting our infinite senses
‘We behold multitude, or, expanding, we behold as one,
‘As One Man all the Universal Family, and that One Man
‘We call Jesus the Christ ; and he in us, and we in him
‘Live in perfect harmony in Eden, the land of life,
‘Giving, recieving,—and forgiving each other’s trespasses’. (K664-65)
67C’est alors que le symbole du fleuve qui emporta Paul, dans sa dernière vision, prend toute son importance, car la fin du roman se fait appel à l’éveil spirituel du lecteur, de la part du narrateur :
Never from the mighty sea may voices rise too late, to corne between us and the unseen region on the other shore ! Better, far better, that they whispered of that region in our childish ears, and the swift river hurried us away ! (DS 976)
68Par conséquent, Dickens semble espérer que des Susan Nipper, des Toots, des Mlle Tox pourront bénéficier de l’influence des idées défendues par les Florence, par les Walter, par les Harriet et par les Capitaine Cuttle. Il fait confiance à leur capacité de prendre conscience, de réfléchir et de renaître par ce changement métaphysique qui, en tant que figure centrale, fait que Dombey and Son n’est ni une tragédie, ni une comédie, ni un roman simplement social, mais une re-présentation de l’éveil spirituel par le Christ, illustrée par l’évolution du personnage principal. Au fatum des grecs et au Dieu vengeur de l’Ancien Testament, Dickens oppose le Dieu d’Amour. Déçu par la révolution américaine comme Blake le fut par la française, il s’en remet, comme son prédécesseur poète, à l’espoir de la transformation individuelle des hommes pour changer la société :
Not the less bright and blest would that day be for rousing some who never have looked out upon the world of human life around them, to a knowledge of their own relation to it, and for making them acquainted with a perversion of nature in their own contracted sympathies and estimates; as great, and yet as natural in its development when once begun, as the lowest degradation known. (DS 739; mes italiques)
69Une nouvelle leçon à tirer de cette approche est que Dickens n’apparaît pas ici comme un révolutionnaire ni même comme un réformateur social, mais d’abord et avant tout comme chrétien profondément persuadé de la possibilité qu’a l’homme de se transformer lui-même, ou plus exactement de se mettre à l’écoute du vrai qui sommeille en lui, comme le fait Dombey une fois qu’il s’est délivré de son conditionnement. A travers cette perspective, l’écrivain dévoile une profonde similarité de vues avec Blake, quand ce dernier écrivait :
I am really sorry to see my Countrymen trouble themselves about Politics. If men were Wise, the Most arbitrary Princes could not hurt them. If they are not wise, the Freest Government is compell’d to be a Tyranny. Princes appear to me to be Fools. Houses of Commons & Houses of Lords appear to me to be fools; they seem to me to be something Else besides Human Life. (K600)
70La dernière leçon servira de conclusion : cette lecture de Dombey and Son resitue le roman de Dickens dans la vision de la vie selon William Blake. La question de savoir si elle est vraie ou fausse est sans objet : à travers la lecture spirituelle, l’écrivain, le poète, les personnages et le lecteur sont tous perçus comme relevant du grand dessein divin tel qu’il est exprimé à la fin du poème Jerusalem :
All Human Forms identified, even Tree, metal & Stone:
Human Forms identified, living, going forth & retuming wearied
Into the planetary lives of Years, Months, Days & Hours; reposing,
And then Awaking into his Bosom in the Life of Immortality. (K747)
71En regard de cette progression éternelle considérée en termes de States, chacun est confronté à ses responsabilités à travers sa lecture. En effet, de même qu’Alice la prostituée est le miroir d’Edith, qui s’est soumise au mariage de raison [“she saw upon her face some traces which she knew were lingering in her own soul” (DS 662)], de même, Dombey découvre réfléchie en Florence une image de lui-même : “It was not reproachful, but there was something of doubt, almost of hopeful incredulity in it, which, as he once more saw that fade away into a desolate certainty of his dislike, was like reproach” (DS 356).
72Cette relation de miroir s’étend, à l’invitation du narrateur lui-même, au tissu social et à ses pratiques dans leur ensemble : c’est là que l’on comprend que la distinction entre personnages principaux et personnages secondaires n’est pas opérante dans le roman :
Were this miserable mother, and this miserable daughter, only the reduction to their lowest grade, of certain social vices sometimes prevailing higher up? In this round world of many circles within circles, do we make a weary joumey from the high grade to the low, to find at last that they lie close together, that the two extremes touch, and that our journey’s end is but our starting place? (579)
73La notion de progrès s’applique donc moins à cette société de forme circulaire qu’au domaine de l’esprit. Et le concept de miroir signifie aussi qu’il ne suffit pas que le lecteur identifie les States des personnages : il doit aussi y découvrir une image de lui-même. Par delà les circonstances historiques et les différences de caractère, par delà les modes littéraires et les différences de classe, le roman devient en dernier ressort un miroir tendu au lecteur afin qu’il y découvre et y analyse son être spirituel propre, dans le but de dépasser son State actuel. Comme le dit le mystique Jacob Boehme à propos de son livre L’Aurore naissante, qui traite des mêmes thèmes spirituels que Blake et Dickens :
Homme, contemple-toi un moment dans ce miroir5.
Notes de bas de page
1 Northrop Frye, Fearful Symmetry: A Sludy of William Blake (1947; Princeton: Princeton UP, 1969).
2 Bernard Nesfield-Cookson, William Blake: Prophet of Universal Brotherhood (London: Crucible, 1987).
3 William Blake, Complete Works, ed. Geoffrey Keynes (1879-1827 ; Oxford, Oxford UP, 1984) K774. Cette édition, connue sous le nom de Keynes edition, sert généralement de référence : il est de coutume de faire précéder la pagination la concernant de la lettre "K". C’est le principe des références ultérieures.
4 Charles Dickens, Dombey and Son (1848; Harmondsworth: Penguin, 1970) 210. Abrégé DS.
5 Jacob Boehme, L’Aurore naissante (Edition d’Amsterdam, 1682 ; Milan : Archè, 1977) 358.
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