Le théâtre pour jeunes en Angleterre de 1965 à 1975 ou l’organisation de la spontanéité
p. 133-153
Note de l’éditeur
Cette communication a fait l’objet d’une présentation lors du Congrès de la SAES de 1993.
Texte intégral
1En Angleterre, les premières troupes professionnelles qui s’adressent uniquement à un public d’enfants remontent aux années vingt mais leurs efforts revêtent alors souvent un caractère local, sporadique et isole. Il semble bien que, jusque vers les années soixante, le théâtre pour la jeunesse reste essentiellement représenté par des troupes de marionnettistes et une douzaine de compagnies spécialisées, le plus souvent itinérantes, toutes connaissant les plus grandes difficultés. Il faudra attendre que se dessine, au niveau gouvernemental, une nouvelle politique culturelle pour que ce théâtre sorte peu à peu de l’ombre, se développe et s’affirme. Malheureusement, cette expansion a été plus tard entravée par de nouvelles contraintes budgétaires, liées à la politique ultra-libérale menée par le gouvernement conservateur de M. Thatcher. L’Arts Council a vu son budget amputé, et ces réductions ont eu des répercussions immédiates sur bon nombre des activités culturelles qu’il soutenait ; le théâtre expérimental, qu’il soit pour adultes ou pour enfants, a été le premier touché mais aucune institution n’a été véritablement épargnée puisque même le National Theatre a dû cesser de dépendre des seuls fonds publics et comme n’importe quelle entreprise ou... université rechercher ailleurs, c’est-à-dire du côté des banquiers et des entreprises privées, de quoi assurer son fonctionnement. Il n’est donc pas surprenant, dans ces conditions, que la scène anglaise et le théâtre pour jeunes en particulier aient perdu de leur vitalité pendant cette décennie.
2Cependant revenir sur ses premiers moments, analyser les conditions de son essor, décrire ses orientations et voir dans quelle mesure il s’est inspiré de traditions spécifiquement britanniques, c’est relire une page de l’histoire culturelle anglaise.
3Dans un premier temps on examinera le rôle particulier de l’école anglaise qui, tout en favorisant l’épanouissement du Youth Theatre, a mené très tôt une réflexion sur l’importance du théâtre et du jeu dramatique dans la formation de l’enfant. En acceptant que l’enseignement du théâtre soit inscrit dans l’emploi du temps, elle a influé sur la nature du théâtre pour jeunes, en même temps qu’elle a été le creuset où s’est élaboré une activité théâtrale nouvelle, le Theatre-in-Education. Il conviendra ensuite d’évoquer l’apport spécifique du Repertory theatre théâtre régional, ainsi que celui de l’État travailliste de 1965. La dernière partie décrira plus précisément le renouvellement du mode de présentation et la création d’un répertoire qui témoigne du souci de certains auteurs de s’inscrire alors dans l’environnement social de l’enfant et d’ouvrir l’esprit des jeunes aux problèmes du monde qui les entoure.
I- CONDITIONS D’UN ESSOR
LE RÔLE DE L’ÉCOLE
Théâtre scolaire et théâtre amateur
4On ne saurait parler de cet essor sans évoquer la longue tradition du théâtre scolaire en Angleterre. Sa qualité, la place que ce théâtre occupe au sein de l’école, la considération dont il peut jouir sont autant de facteurs influant sur le développement des activités dramatiques et sur celui du théâtre amateur chez les jeunes, qui connaît, dans ces années-là, une merveilleuse éclosion.
5En 1968, il existe environ cent cinquante groupes de théâtre jeunes amateurs. Évidemment ce chiffre ne tient compte que des groupes qui font alors du théâtre leur seule activité. Si l’on inclut tous les clubs de jeunes qui occasionnellement présentent des pièces et participent à des festivals d’art dramatique, ce chiffre dépasserait largement le millier.
6De l’avis même de ceux qui animent le mouvement à l’époque, « le phénomène amateur connaît une si grande ampleur en Angleterre qu’on ne saurait plus le considérer comme un phénomène isolé mais bien comme le prolongement naturel du travail fait dans les écoles »1. De fait les élèves ont depuis longtemps la possibilité — grâce à l’initiative d’organisations bénévoles — de prolonger en dehors de l’école leurs activités dramatiques. Si le mouvement du jeune théâtre amateur doit beaucoup à ces organisations2, celui-ci prend néanmoins une dimension nationale à partir de 1956 après que Michael Croft eut mis sur pied sa première compagnie à Aldgate East.
7L’itinéraire de Michael Croft a quelque chose d’exemplaire et mérite qu’on en dise quelques mots, même succincts. Michael Croft est d’abord professeur de lettres dans un établissement de Dulwich où il a, entre autres, la responsabilité d’une classe d’adolescents difficiles. Face au désintérêt manifesté par ses élèves, il a l’idée de mettre à profit la formation d’acteur qu’il a reçue auparavant et de monter avec eux des spectacles, des spectacles exigeants.
8Il transcrit en 1956 ses expériences dans un roman intitulé Spare the Rod dont le succès l’amène à quitter l’enseignement pour se consacrer entièrement à sa tâche d’écrivain. Cependant, à la demande de ses anciens élèves, il accepte de continuer à travailler avec eux pendant les vacances scolaires, dès le premier été suivant sa démission, ils créent ensemble Henry V qui reçoit de la presse un accueil extrêmement élogieux. Le London Youth Theatre est né et, à partir de ce moment là, il élargit sa base de recrutement pour attirer à lui des élèves de différentes écoles, qu’elles soient de Londres ou d’ailleurs. Quatre ans plus tard, le ministère de l’Éducation lui confère le statut d’organisation nationale en même temps qu’il lui accorde sa première subvention gouvernementale. Il prend alors le nom de National Youth Theatre. Dès lors, le N.Y.T étend et diversifie ses activités : il collabore à la création de nouveaux groupes, il crée un comité permanent chargé de conseiller les jeunes équipes amateurs dont les membres se rendent régulièrement dans les établissements scolaires, les clubs, les écoles normales. Tous les étés, il organise des cours ouverts aux 14-21 ans. Dans le respect de sa vocation nationale, il ouvre, au moment de choisir entre les candidats, des centres de sélection dans cinq villes différentes. En cinq ans, plus de mille quatre cents jeunes provenant de six cent soixante dix écoles prendront part à ses activités (cours et représentations).
9En 1971, le gouvernement lui octroie un théâtre, le Shaw Theatre, désormais la résidence principale du N.Y.T (et de la compagnie professionnelle The Dolphin Theatre Company. Le National Youth Theatre, est — on le voit — une expérience particulièrement originale qui n’a aucun équivalent chez nous. S’il apparaît utile de mettre l’accent sur son histoire et ses réalisations, ce n’est pas seulement en raison de son originalité ni pour déprécier ou minimiser les efforts et les réussites des cent cinquante autres formations locales mais parce qu’il est en quelque sorte la résultante de tout un courant qui tire sa source de la tradition anglaise et où se trouvent impliqués les institutions et les hommes. Le. NYT témoigne de la vigueur d’un mouvement qui met le théâtre au centre de l’animation culturelle3.
Théâtre scolaire et jeu dramatique
10Quand on suit l’évolution de l’enseignement du théâtre dans les écoles anglaises à travers les rapports ministériels, on s’aperçoit que le mot drama recouvre progressivement une réalité de plus en plus diverse et complexe.
11Déjà en 1919, dans le rapport ministériel The Teaching of English in England4, on trouve un plaidoyer en faveur de la pratique théâtrale. Le théâtre doit être lu, joué, écrit même par les élèves. Promu au rang d’exercice de rédaction, il prend le pas sur l’essai pour la première fois car « il exige une discipline, un entraînement à la composition que la rédaction périodique d’essais ne fournira jamais »5. Il est donc recommandé que « tout enfant en âge de s’intéresser aux ballades, contes et grands événements de l’histoire s’habitue à les présenter sous forme dramatique »6. Plus encore que sur la nécessité de familiariser l’enfant avec le « bon » théâtre, celui présenté par des professionnels, la commission insiste sur l’importance de la pratique théâtrale par l’enfant lui-même. Qu’elle prenne la forme de l’improvisation ou d’une représentation plus classique, elle est en réalité toujours une aventure « joyeuse et instructive » qui « apprend à bien parler, se déplacer avec aisance, juger des caractères, exprimer l’émotion avec justesse, être communicatif tout en restant mesuré, être inventif et maître de soi »7. Le dernier mérite de l’activité théâtrale n’est pas le moindre : elle est l’occasion pour des enfants « prétendument inaptes à l’étude de révéler des capacités jusque là insoupçonnées et de reprendre confiance en eux-mêmes et en leurs possibilités »8.
12Les recommandations de ce rapport sont le point de départ d’une réflexion approfondie sur l’enseignement de l’activité dramatique. Mais, déjà, on est frappé par la modernité des arguments, arguments qui seront repris quarante plus tard par les drama teachers En valorisant l’expression, la communication et les échanges, ce rapport reste à bien des égards aussi actuel aujourd’hui qu’en 1919.
13Du Handbook for Teachers de 19379 en passant par le Report on Secondary Schools de 193810 jusqu’aux Newsom11 et Plowden Reports12 —justement célèbres en leur temps —, le mot drama va en se ramifiant. Le point de vue strictement théâtral est dépassé. On s’applique de plus en plus souvent à souligner la valeur de l’improvisation libre, celle qui ne s’appuie pas sur un texte préalable. Il est plus que jamais question de donner à l’enfant l’occasion d’exprimer sa sensibilité personnelle, de lui permettre d’acquérir les moyens de cette expression par une discipline du corps, un contrôle de la voix, une maîtrise du langage. Le jeu dramatique devient source d’équilibre et d’épanouissement. Le Newsom Report apporte à cet enseignement une sorte de consécration en l’élevant au rang des nécessités pédagogiques. Bien qu’il soit traditionnellement rattaché à l’anglais, il offre en fait « une activité créatrice qui dépasse largement les limites de cette discipline » et permet à l’éducation de devenir véritablement constructive en aidant l’enfant « à résoudre ses problèmes personnels et à se réconcilier avec la réalité »13.
14En 1966 —à la demande de Jenny Lee— John Allen, inspecteur général, très connu pour ses activités à la tête de la British Drama League —association des théâtres amateurs en Grande-Bretagne créée dans les années trente — entreprend une enquête sur l’enseignement de l’activité dramatique dans les écoles anglaises et galloises. Le mot drama ayant largement débordé ses frontières traditionnelles, il apparaît alors nécessaire de connaître un peu mieux ce que cette appellation recouvre dans la réalité. La lecture de ce rapport nous apprend que déjà au début des années soixante, sur les cent soixante deux Local Authorities, cinquante et une d’entre elles ont pris à leur service un drama adviser, sorte d’inspecteur-conseiller chargé de lancer, de développer et de contrôler l’ensemble des activités dramatiques menées dans l’école, ou les clubs amateurs. Certains de ces drama advisers ont jusqu’à sept assistants. Dans le Gloucerstershire le drama — entendons par là désormais à la fois le jeu dramatique et activité théâtrale au sens strict — fait officiellement partie des programmes scolaires dans onze grammar schools sur quatorze, vingt secondary. schools sur vingt et une et dans trois comprehensive schools sur six. Ces chiffres — l’auteur nous le confirme — sont tout à fait représentatifs du tableau national. Par ailleurs, on note que sur les cent soixante écoles normales, plus du tiers offre aux stagiaires la possibilité de se spécialiser dans ce domaine14.
15Si je donne cette information c’est pour mieux mettre en évidence les différences qui existent entre les systèmes éducatifs britannique et français dans le domaine de l’apprentissage artistique et culturel qui on le voit, paraît à l’époque, beaucoup mieux intégré dans les écoles outre-Manche qu’il ne l’était ou ne le sera jamais chez nous.
16Cette avancée, révélatrice sans doute d’une conception différente du rôle de l’école — résulte aussi du caractère décentralisé du système éducatif anglais qui permet plus facilement l’expérimentation et qui tolère que soit vérifiée sur le tas — sans attendre les conclusions d’une longue réflexion théorique — la valeur d’une nouvelle méthode éducative
LE RÔLE DE L’ÉTAT
17Dans son manifeste de 1964, Leisure for Living, le parti travailliste avait déjà réclamé avec force — pour la première fois de son histoire — un changement radical de politique envers les arts. Dès le début de la nouvelle législature, le gouvernement travailliste se préoccupe effectivement de définir et de mettre en place une politique d’aide à la culture. Il double immédiatement le budget alloué à l’Arts Council. À la suite du Livre blanc, A Policy for the Arts15 il prend deux mesures qui marquent clairement son souci de lier culture et éducation : il met l’Arts Council sous la tutelle du Department of Education and Science, et non plus sous celle du ministère des finances ; il nomme Jenny Lee à partir de mars 65, avec rang de ministre, au DES où elle est désormais chargée de responsabilités particulières dans le domaine des arts et de la culture.
18C’est dans ce contexte que l’Arts Council va publier le résultat d’une enquête — la première du genre — sur la situation du théâtre pour jeunes en Grande-Bretagne. Ce rapport important16 préconise l’octroi de subventions aux troupes professionnelles et définit deux lignes d’action dans lesquelles il lui semble souhaitable et nécessaire de s’engager : premièrement créer une ou deux compagnies nationales en liaison si possible avec le National Theatre, deuxièmement, encourager les théâtres régionaux à développer systématiquement leurs activités théâtrales en direction des jeunes.
19Toutefois le gouvernement travailliste n’entend pas assumer seul la charge financière de cette rénovation culturelle qu’il cherche à impulser. Certes, il ne rend pas obligatoire la disposition qui dans la loi de 1948 autorisaient les collectivités locales à consacrer six pence par livre au financement des activités récréatives ou à la construction des équipements nécessaires à ces activités. Mais il va désormais modifier le régime de ses subventions : il s’engage sur la voie contractuelle et fait de la participation locale la condition de son soutien, décidant de proportionner son aide financière au montant des sommes allouées par les municipalités. Si cette mesure comporte des dangers — celui notamment de favoriser les disparités entre les régions — il n’empêche qu’elle a dans l’immédiat un effet très positif et les municipalités — en dépit de leurs réticences — font pendant cette période un effort notoire pour alimenter le poste budgétaire consacré aux arts et à la culture.
20Ces recommandations ne sont pas restées lettre morte ; sous l’impulsion de Jenny Lee, les théâtres de province se voient accorder des subventions spécifiques et en 1970 deux compagnies nationales prennent corps avec l’inauguration du Young Vic — jeune parent du National Theatre — et l’installation définitive du National Youth Theatre à Camden (Londres). Sans doute ces deux compagnies vont-elles être passablement infidèles à leur projet initial et présenter finalement des spectacles qui n’ont avec le théâtre pour les jeunes que des rapports assez lointains. Quoi qu’il en soit, l’intention qui a présidé à leur création est suffisamment révélatrice d’un état d’esprit nouveau, d’une volonté de faire du neuf et de donner les moyens de cette innovation pour qu’il paraisse justifié d’en parler ici.
21Pour sa part, le théâtre régional, soucieux de retrouver sa vitalité, saisit au vol cette « manne » gouvernementale et s’adjoint presqu’aussitôt des troupes spécialisées pour le jeune public. Au départ, dans certains cas du moins, il reste tributaire d’une conception traditionnelle, mais bien souvent il va se trouver, par la force des choses, dans une situation d’expérimentation créée par ces nouvelles troupes pour jeunes qui s’estiment désormais comme investies d’une mission de relève pour conquérir le « non-public » et, notamment, le public potentiel de jeunes qu’il s’agit d’éveiller à la fois au théâtre et à la réflexion sur ses propres formes d’existence.
22Un fait concret qui a son importance : à la différence du modèle français, les jeunes troupes britanniques venant se greffer sur de nombreux théâtres régionaux profitent non seulement d’une structure pré-existante mais également de moyens matériels et logistiques qui facilitent leur démarrage. Ce phénomène explique non seulement l’essor du mouvement mais aussi son étendue géographique.
23En 1967 se crée, sous l’égide du Council of Repertory Theatres (CORT) le National Council of Theatre for Young People au sein duquel fusionnent toutes les organisations nationales représentatives à divers titres du théâtre pour jeunes. L’optimisme qui règne alors chez les gens de théâtre et qui perdure pendant quelques années reflète à coup sûr cette amélioration sensible de leur situation financière. Caryl Jenner — militante du théâtre pour enfants depuis de nombreuses années — écrit : « En 1965, la plupart des troupes de théâtre pour jeunes étaient sur le point de disparaître. En 1970 leur nombre a triplé, elles travaillent avec confiance et envisagent leur avenir avec optimisme »17. Depuis on a mesuré combien cette amélioration apportée par le gouvernement travailliste était fragile.
II- UN THÉÂTRE DIFFÉRENT
Mode de présentation
24En 1970, on compte trente cinq troupes qui, à temps plein ou temps partiel, se spécialisent dans le théâtre pour l’enfance et la jeunesse. Elles se répartissent en deux catégories : les troupes Theatre for Young People et les groupes Theatre-in-Education. Les premières rejettent la notion de spectacle « participation » qui mêle comédiens et spectateurs ; les secondes en revanche font de cette participation un élément important du spectacle. La plupart du temps et surtout quand ils s’adressent à un public de moins de treize ans, ces acteurs — d’un genre nouveau — prévoient dans leur programme des séances d’expression corporelle, de mimes et d’improvisation qui sont comme une sorte de propédeutique à la représentation du spectacle, une représentation à laquelle les enfants sont parfois conviés à prendre une part active. L’œuvre cesse d’être un produit fini mais apparaît davantage comme un moyen de féconder le processus d’apprentissage.
25À titre d’exemple et parce qu’il est entièrement basé sur la participation du public, voici la fiche descriptive d’un spectacle The Great Thames Disaster présenté par l’équipe de Greenwich, The Bowsprit Company, dans les écoles devant des groupes de 15 à 30 élèves de 14 à 15 ans. Il se déroule pendant toute la journée. Un descriptif est préalablement adressé aux enseignants.
26Thème : causes et conséquences des grandes catastrophes illustrées par un exemple local ; dans les dernières années du XIXe siècle deux bateaux entrent en collision sur la Tamise non loin de Greenwich.
27Mode de présentation :
discussion entre élèves et membres de la compagnie par petits groupes sur le thème général.
illustration de ce que fut le Great Thames Disaster à l’aide de reproductions (les bateaux sont figurés par des sortes de radeaux sur roues fabriqués par l’équipe et dont les enfants assemblent les divers éléments ; ils sont assez grands pour qu’on puisse s’y tenir debout et assez maniables pour qu’on parvienne à les déplacer).
un certain nombre d’élèves reconstitue le drame
des comédiens représentant des personnages liés à l’accident, jouent quelques scènes comme celle, par exemple, de la confrontation entre le capitaine et le propriétaire du bateau
plusieurs dizaines de personnes ayant trouvé la mort, la justice se saisit de l’affaire. Le procès met en évidence les responsabilités. Cette partie du spectacle est purement improvisée : les enfants choisissent les rôles qui leur plaisent le mieux : témoins, membres de l’équipage ou parents des victimes
l’assemblée détermine les coupables ; ce jugement est suivi de discussions par petits groupes.
28En encourageant la participation active des enfants dans la reconstitution d’un fait historique, l’équipe cherche à stimuler une réflexion sur les causes de telles catastrophes pour savoir en quoi elles sont imputables à la défaillance humaine, en quoi elles mettent en cause des responsabilités d’un autre ordre.
29C’est un exemple extrême où le spectacle s’appuie, du début à la fin, sur la participation des jeunes. Il en est beaucoup d’autres qui maintiennent une sorte d’équilibre entre le jeu dramatique et le théâtre proprement dit. Tous, à des degrés divers, traduisent la réflexion menée, au sein de l’école, sur l’apport du jeu dramatique dont on voit à quel point il a provoqué une remise en cause — salutaire ou non — des formes traditionnelles du théâtre pour enfants.
RÉPERTOIRE
30Une étude thématique des spectacles présentés, soit dans le cadre de l’école soit au théâtre même, fait apparaître clairement qu’une bonne moitié des programmes répondent à une volonté didactique et illustrative et qu’une grande place est faite à l’histoire nationale et régionale. En cela, le théâtre pour jeunes s’inscrit dans le large mouvement du théâtre-document qui, en Angleterre, a pris son essor au début des années soixante. Dans ce domaine il y a déjà longtemps que sont reconnus les mérites de Joan Littlewood et ceux du Royal Court. Toutefois, quand on parle à l’époque de théâtre documentaire, c’est aussi à l’importante contribution des compagnies régionales que l’on pense. Grand nombre d’entre elles, en effet, ont entrepris, parfois avec l’aide d’un écrivain local, de monter des œuvres originales, pièces-documentaires en prise directe sur les problèmes ou l’histoire de leur région. Peter Cheeseman à Stoke-on-Trent par exemple en crée une par an et selon ses propres commentaires « celles-ci représentent même le fer de lance de son activité car si elles sont pour l’écrivain et les acteurs l’occasion d’expérimenter et de découvrir des formes et des styles nouveaux », elles permettent surtout de « resserrer les liens entre le théâtre et la communauté qu’elle dessert »18.
31Le théâtre pour jeunes dans son ensemble se met à l’école de son homologue adulte et tente de tirer le meilleur profit des archives locales. Souvent, ces documentaires d’inspiration locale illustrent des conflits socio-économiques, révélant la volonté des acteurs de mettre au cœur de leur problématique une réflexion sur les mécanismes profonds de la société : The Cotton Hunger, Poverty Knocks, The Carmakers, The Factory Children, The English Revolution, autant de titres qui parlent d’eux-mêmes. D’autres thèmes, celui du racisme, de l’environnement sont traités.
32Certes l’on continue à jouer et adapter des œuvres littéraires classiques mais beaucoup moins que par le passé. La diminution de la part du « littéraire », l’importance « documentaire » témoigne de la pénétration en force dans ce théâtre des sciences historiques sociales et humaines. Ce trait n’est pas propre à la scène britannique : le théâtre français pour jeunes publics, lui aussi, accorde, dans cette période, une sorte de priorité aux problèmes contemporains et aux rapports sociaux.
33Ce choix n’est pas accidentel. Pour ces comédiens pédagogues, l’histoire de l’Angleterre, c’est d’abord l’histoire du peuple et pour juger des événements, ils épousent de préférence le point de vue des petits. À la place des héros de l’histoire et des fausses grandeurs, ils mettent les préoccupations et les souffrances du peuple en avant. Cela n’est pas une voix nouvelle mais jusque-là, on ne l’avait guère entendue.
34Fait significatif : plus de la moitié de ce type de pièces s’adresse aux jeunes adolescents de onze à quatorze ans. C’était le groupe jusqu’alors le plus négligé. En attendant l’âge de la Comédie Française ou du National Theatre, le théâtre mettait pour ainsi dire, l’adolescent entre parenthèses. Les compagnies du Theatre-in-Education s’attachent à combler cette lacune.
35Elles avaient tout à inventer : aucune pièce n’avait été écrite pour elles ; à l’exception de John Arden et Robert Bolt qui ont une ou deux fois sacrifié au genre, aucun auteur dramatique dans ces années-là n’a écrit pour les jeunes19 ; le théâtre connaît en cela un sort très différent de la littérature enfantine qui, à cette même époque, se développe indépendamment du roman pour adultes au point d’apparaître presque comme une valeur-refuge20. Dans ces conditions, il faut bien que les groupes de comédiens cherchent ensemble ce qu’il convient de produire et se mettent au travail de l’écriture. C’est là un phénomène nouveau. Même s’il ne donne pas naissance à une production littéraire de grande qualité, il constitue une des caractéristiques fondamentales de ce nouveau théâtre aussi bien d’ailleurs en Angleterre qu’en France où les Bazillier, Dasté, Degoutin sont à la fois auteurs et directeurs de leur compagnie. À moins que toute mutation, tout renouvellement du genre théâtral — qu’il s’adresse aux jeunes ou aux adultes — n’implique au préalable ce type d’expérience. Dans les années 50 et 60, les auteurs de ce que l’on appelait « le nouveau théâtre anglais » avaient très souvent commencé par être acteurs eux-mêmes avant d’écrire des pièces. C’était le cas de J. Osbsome, Pinter ou H. Livings. Tout se passe un peu comme si pour renouveler l’écriture théâtrale, il fallait un retour à la pratique, c’est-à-dire un retour aux sources vives du théâtre. Le théâtre pour jeunes accomplit à quelques années de distance l’itinéraire suivi par le théâtre pour adultes.
36Un des effets bénéfiques de ce travail collectif est qu’il a parfois entraîné quelques écrivains de renom — très peu il est vrai — à s’intéresser à ce nouveau genre et à apporter pendant une période déterminée leur collaboration. C’est le cas de H. Livings, A. Ayckbourn et de David Cregan dont la pièce How we held the square est le résultat d’un travail d’équipe conduit par les comédiens et lui-même pendant trois mois. Par le jeu de l’improvisation, il a fait naître du groupe les idées de personnages ou de situations que par la suite, au moment de la rédaction, il a incorporé à la pièce. Il a plus tard parlé de cette expérience avec beaucoup d’enthousiasme, disant notamment qu’elle lui avait permis « de prendre confiance que l’auteur tributaire de sa seule rhétorique, courrait le risque de perdre de vue les ressorts essentiels de l’art théâtral »21.
37Cette collaboration semblait augurer d’un avenir meilleur, plus riche ; on sait depuis qu’elle n’a pas eu la vertu d’entraînement qu’on espérait.
38Deuxième effet, cette fois-ci au niveau du théâtre de divertissement proprement dit qui continue de représenter globalement 48 à 50 % de la production. On note que le merveilleux est en régression et que se développe en contrepartie un autre type de fiction qui rejette la magie traditionnelle des fées et des enchanteurs pour s’appuyer encore une fois sur l’expérience concrète des enfants. On retrouvera l’éternelle opposition entre les « baddies » et les « goodies » mais, alors que dans les contes traditionnels, le clivage entre les uns et les autres se fait en référence à un ensemble de valeurs morales, cette fois, ce sont les implications sociales des actions entreprises qui constituent la véritable ligne de partage. Dans l’adaptation du conte The Minstrel’s Flute, la grande affaire pour le ménestrel et les enfants, ce n’est pas d’entrer dans un jardin enchanté grâce à la flûte magique mais de faire caracoler les chevaux du Lord Maire, le vilain de la pièce, et de le contraindre à respecter une des règles les plus élémentaires de la vie quotidienne, celle de payer ses serviteurs
CONCLUSION
39On constate donc dans le théâtre pour jeunes en Angleterre de cette époque-là un double mouvement : d’une part un recul du récit fantastique et merveilleux ; d’autre part une nette évolution vers un plus grand réalisme en même temps qu’un accroissement des « participatory plays ». En choisissant de mettre l’accent sur les aspects sociaux, le théâtre éducatif tente de développer chez les jeunes le goût et le sens de l’interrogation sur le monde qui les environne. C’est en cela qu’il est à sa manière théâtre d’émancipation.
40Cela ne va pas sans poser quelques problèmes. Il y a certains échecs notamment quand, rejetant toute transposition, ce théâtre met en scène des personnages qui, pour trop coller à leur caractère représentatif, ne sont plus que des marionnettes, des abstractions. Mais, il sait toucher l’enfant quand par le détour d’une histoire, il donne aux personnages plus de rondeur et plus de dynamisme. Quoi qu’il en soit, ce nouveau théâtre cultive le réalisme direct. À de très rares exceptions près, les pièces se jouent, se lisent et se comprennent au premier niveau. Il n’y a pas de transposition symbolique. Tout se passe un peu comme si la volonté de rupture avec la tradition ancienne du conte, considéré comme mystificateur, avait conduit un peu à rejeter l’enfant avec l’eau du bain, entendons par là, à en refuser dans un même mouvement le contenu et la forme. Les auteurs ne songent ni à faire une assimilation critique des formes narratives traditionnelles ni à travailler sur le langage et les images poétiques qui créent la distance théâtrale et sont aussi un tremplin à l’imagination.
41En revanche les compagnies anglaises sont novatrices au niveau de la relation scène-public ; c’est là qu’elles réussissent le mieux et on peut se demander si cet accroissement de la participation — dû à l’importance reconnue du jeu dramatique et à la difficulté aussi de créer un nouveau répertoire — n’est pas en même temps une manière de faire contrepoids à l’irruption de ce réalisme et de satisfaire d’une façon originale et neuve aux besoins de l’imaginaire enfantin.
42Aujourd’hui la période d’expérimentation est depuis longtemps terminée. Une brève enquête menée sur une dizaine de théâtres en Angleterre ne laisse guère entrevoir d’amélioration immédiate. La seule chose qui demeure de l’époque florissante qui a été évoquée — et c’est dire à quel point elle est ancrée dans la tradition britannique — c’est l’animation de clubs de théâtre amateur pour jeunes toujours régulièrement menée par les théâtres régionaux. Déjà nos compagnies des années soixante et soixante-dix accordaient toutes une priorité à ce travail ; un de leurs premiers soucis était de créer ou de prendre en tutelle des groupes de jeunes amateurs. Chaque année, à leur initiative, plusieurs festivals étaient organisés dans l’unique but de donner à ces formations l’occasion d’une large audience. Loin de se couper des groupes amateurs, les professionnels au contraire collaboraient avec eux. En 1993, ils continuent de le faire. C’est un trait caractéristique qui témoigne du très grand intérêt qu’en Angleterre on a toujours accordé au phénomène amateur. Cela reflète sans doute une façon d’aborder les problèmes de l’initiation esthétique : l’empirisme, le travail pratique l’emportent souvent sur la théorie ou du moins la précèdent. Herbert Read ne mettait-il pas l’accent sur l’importance primordiale de l’expression personnelle au point même d’en faire, avant l’observation et l’appréciation, la première des trois activités qu’il distinguait dans l’enseignement artistique dont le but est bien, selon lui « la création d’artistes, d’individus habiles dans les divers modes d’expression »22.
43Ce phénomène est aussi révélateur d’une certaine conception de la culture, de sa place dans le mouvement social. Elle n’est plus cet « appendice artificiel » dont parle H. Read ni ce bagage tout fait dont l’individu n’est que le réceptacle ni même le « bien » de tous mais une virtualité, une potentialité existante en chacun. Un tel échange suppose implicitement le refus de la ségrégation culturelle, partant sociale, et le refus d’une division du travail qui fait de l’art un domaine réservé, puisque chacun investit dans la culture-qui-se-fait, dans la culture-en-acte, son apport spécifique. C’est cet enseignement là que le théâtre pour jeunes des années soixante et soixante-dix a, semble-t-il, le mieux illustré...
Notes de bas de page
1 D. Wright, Youth Theatre, doc. dactylo., fév. 1968, p. 2.
2 Citons entre autres la National Association of Boys Clubs. Bien avant la guerre, cette association avait acquis une solide réputation dans ce domaine. Au début des années 40, sous la direction de Anthony Thomas, elle alla jusqu'à créer ses propres compagnies itinérantes dont la plus connue fut, à l’époque, le Grangewood Boys Club qui dans le Nord-Est du pays, travaillait avec les jeunes dockers et les métallurgistes de la région.
3 Le théâtre classique et notamment celui de Shakespeare est longtemps resté le point fort du NYT. Toutefois au cours des années, il a progressivement mis à son répertoire des pièces contemporaines dont l'une, Zigger Zagger a été spécialement écrite à son intention par P. Terson en 1967.
4 The Teaching of English in England, Board of Education, Londres: HMSO, 1919.
5 Ibid., p. 310.
6 Ibid., p. 310.
7 Ibid., p. 316.
8 Ibid., p. 316.
9 Handbook for Teachers, Board of Education, Londres: HMSO, 1937.
10 Report on Secondary Schools, Board of Education Committee, Londres: HMSO, 1938.
11 Half our Future, A report of the Central Advisory Council for Education (England), Department of Education and Science, Londres: HMSO, 1963.
12 Children and their Primary Schools, Department of Education and Science, Londres: HMSO, 1966.
13 Half our Future, p. 157.
14 Education Survey; Drama par J. Allen, Department of Education and Science, Londres: HMSO, 1967.
15 A Policy for the Arts, White Paper, Londres: HMSO, 1965.
16 The Provision of Theatre for Young People, Arts Council, 1966.
17 C. Jenner, A Five Year Report on Theatre for Young People in Great Britain, N.C.T.Y.P., Drama Centre, Londres, 1970, p. 5.
18 P. Cheeseman, "A Theatre and the Community it serves" in The Stage Municipal Supplement, 9 Mai 1968.
19 Il s'agit notamment des pièces The Royal Pardon, The Thwarting of Baron Bolligrew, écrites respectivement par J. Arden et R. Bolt.
20 B. Jackson directeur du Advisory Centre for Education de Londres trouve une explication à ce phénomène. Dans son rapport, The Use of English, Printemps 1970, on lit : « Il se pourrait qu'en raison précisément de la crise que le roman pour adultes traverse, certains talents aient été attirés par la littérature pour enfants et s’y soient épanouis ». Outre-Atlantique, I.B. Singer exprime une opinion semblable : « La littérature pour adultes, le roman surtout, est en train de se dégrader alors qu'au contraire la littérature pour enfants gagne en qualité et en importance » in New York Times Book Review, 9/11/1969.
21 D. Cregan, Introduction à How we Held the Square, Londres: ed. Methuen, 1973, p. 9.
22 H. Read, Education through Art, Londres: Faber and Faber, 1943, p. 11.
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