La fabrication des monstres sur scène au temps de Shakespeare
p. 77-97
Résumé
Taking Trinculo’s imagining of the monstrous Caliban as its point of departure, this paper suggests that the practices and rhetoric of the “freak show” were central components of early modern theatrical representations. “Novelties” in the culture of the period, “monsters” could be experienced in a range of exhibition spaces (material, ideological, social and textual) as well as in the playhouse itself. Positing a link between “monsters,” the fairground and drama, the paper argues for a common logic animating divergent discursive fields and endeavours in order to restore to theatrical productions something of their polymathic intensity. As a whole, the argument prepares the ground for a reading of the drama as an important space in which monstrous debates unfolded.
Texte intégral
1Traduction de François Laroque, avec l'aide de Laurent Bérec.
Trinculo: |
What have we here—a man or a fish?—dead or alive?... |
2Dans La Tempête, Trinculo essaie de se représenter la manière dont Caliban sera perçu par le public anglais : il y a là un désir fondamental de montrer. En tant qu'attraction de foire, objet d'exposition dans un “spectacle de monstres” du début de l'époque moderne, Caliban va se voir “exhibé en peinture” ; on va diffuser son image, on en fera la promotion afin de garantir le succès commercial. L'ironie suprême du discours de Trinculo, c'est bien sûr qu’au moment même où l'on envisage d'exhiber le monstre Caliban, cette exhibition est déjà en train de se produire. On peut donc dire aussi que le théâtre était lui-même un lieu d'exposition destiné à mettre en scène le monstrueux, que c'était un lieu où les qualités monstrueuses de ses protagonistes se trouvaient exhibées dès les premières scènes.
3Cet article s'efforcera de démontrer que l'exhibition du monstre constituait un élément-clé de la culture de l'époque moderne. Définis par Ambroise Paré en 1573 comme des “êtres engendrés à rebours de l'ordre naturel”, les monstres se rencontraient dans de nombreux secteurs de la vie contemporaine2 À la faveur du “spectacle de monstres” de l'époque moderne, dont Paré restitue la portée et la raison d'être, il s'agit ici d'analyser le monstrueux ainsi que quelques monstres en particulier en les resituant au sein de divers espaces d'exposition (matériel, idéologique, social et textuel. Je montrerai que l'emplacement du champ de foire pouvait se fractionner en plusieurs autres espaces de représentation, parmi lesquels le théâtre occupe une place particulière. Cet article vise par là même à mettre en évidence les liens qui unissent des champs discursifs souvent présentés comme divergents, et il s'efforce de redonner au théâtre et aux pièces qui y étaient jouées un peu de leur intense foisonnement culturel. On verra en somme l'importance dévolue au théâtre dans le débat sur les monstres.
4Cet argument postule qu'il existait bel et bien une base matérielle expliquant les analogies entre la scène des théâtres et la barraque de monstres que l'on trouve dans des pamphlets souvent cités. Des avertissements analogues à ceux que Stephen Gosson émettait en 1579 à l’encontre de ces monstres hideux dans les lieux de spectacles (“horrible monsters in playing places”) ont circulé tout au long de l'époque moderne. Ils mettaient en garde le public contre les stratégies et les spectacles multiformes grâce auxquels les acteurs, comme les monstres, brouillaient les identités et défiaient toute classification3.
5Si, pour la sensibilité puritaine contemporaine, les monstres de foire et les acteurs de théâtre balayaient un terrain idéologique comparable, cela était peut-être dû, au moins en partie, au fait qu'ils exerçaient leurs activités dans un même lieu. Jeffrey D. Mason soutient que “la foire de rues, en tant qu'emplacement ou lieu de rendez-vous, est comparable à une scène de théâtre”, soulignant ainsi les similitudes de comportements de ceux qui participaient à ces deux types d'activités. D'autres parallèles viennent aisément à l'esprit4 Au départ, les deux institutions montaient toutes deux des pièces et toutes deux pratiquaient un répertoire dramatique identifiable. Ensuite, et c'est là un argument plus intéressant, il y a le fait que les professionnels de ces deux formes de divertissement étaient interchangeables. Dans son commentaire sur les archives du Prince des Menus Plaisirs (“Master of the Revels”), N. W. Bawcutt remarque que des licences pour “recourir à des Interludes” et “pour exercer le métier d'acteur” étaient assez souvent accordées à des droguistes et à des apothicaires, à des “bateleurs de foire” comme on les appelait à l'époque, ce qui laisse entendre que la frontière entre le bonimenteur de Smithfield et l'acteur de Southwark n'était pas clairement définie5.
6Quelle que fût l'étendue de l'intérêt que le bonimenteur pouvait avoir en matière de représentations dans le cadre du champ de foire, il réunissait sous l'appellation de “monstre” toute une gamme de types non normatifs qui allait de l'animal physiquement difforme à l’homo sapiens atypique. Des monstres humains comme ceux que peignent Beaumont dans The Knight of the Burning Pestle ou Mayne dans The City-Match, “le bel enfant au sexe développé... l’hermaphrodite”, la “femme à barbe”, la “femme à la chair morte” et la “mère manchote”, se retrouvent dans nombre de créatures exhibées sur les champs de foire de l’époque6 On trouve un intérêt pour l'inachevé dans ce “garçon sans tétons” que l'on exhibe en 1580 à la “Foire de l’Abbaye” de Shrewsbury, ou encore dans le spectacle de cet “enfant né sans bras” que l'on montre à Coventry en 16377. D’autres annonces et vers satiriques attestent qu'on mettait en scène des êtres dotés d'excroissances superflues. En 1656, à la foire de Leatherhead, l'attraction principale d'un stand était un “Monstre [qui]... n'était qu'un ventre... [et qui] ne pouvait pas bouger”. En 1660, un “géant d'Allemagne” censé mesurer deux mètres quatre-vingts, fit une tournée triomphale en Angleterre8.
7Le contexte de pièces comme The Alchemist de Jonson (je pense à la scène dans laquelle Lovewit, ébahi du nombre de badauds que son serviteur a attirés, se demande “What should my knave advance, / To draw this company ? He hung out no banners / Of a strange calf with five legs to be seen, / Or a huge lobster with six claws ?”) montrent que le spectacle d'un animal difforme avait le pouvoir d'attirer les foules9 La place prise par ces créatures dans le “freak show” de l’époque moderne n'est pas sans rapport avec le fait que les représentations dramatiques se déroulaient à proximité de ces spectacles apparentés aux divertissements de foire qu'étaient les combats d'animaux du Bear Garden. C'est l'époque où babouins, castors, chameaux, dromadaires, élans, lions et opossums se trouvent de plus en plus souvent exhibés. Il s’agit là d'animaux dont le caractère peu connu suffisait alors à les faire passer pour des monstres10 Thomas Nabbes se moque de la crédulité du public dans Covent-Garden, pièce où, sur le ton de la plaisanterie, un employé dit posséder un “Babouin... empaillé, qu'il fait passer dans les foires de campagne pour un pygmée de Nouvelle-Guinée” (c’était probablement là l'équivalent de l'époque de la tristement célèbre Sirène des Fidji du cirque Barnum), ce qui donne à penser que, de temps à autre, la supercherie suffisait à nourrir l'appétit d'exotisme de l'époque moderne11 Tout ceci tend à prouver que la dichotomie réel/irréel, servant de ligne de démarcation entre la foire et le théâtre, n'est pas longtemps pertinente.
8Qu’il s'agisse d'êtres humains ou d'animaux à la morphologie différente, d'un spécimen exotique ou d'une merveille fabriquée de toutes pièces, tous les monstres bénéficiaient de conditions de représentation qui réunissaient les théâtres et les lieux d'exposition du monstrueux au sein d'un champ sémantique similaire. Parmi les attractions les plus en vue sur les champs de foire, on trouve les prestidigitateurs, les spectacles de marionnettes, les numéros mettant en scène des figurines de cire et les acrobaties de funambules. Bon nombre de ces spectacles provenaient du théâtre ou gravitaient autour du théâtre : les tours de prestidigitation de William Vincent au Théâtre de la Fortune, en 1635, en sont un exemple parmi d'autres12 La rivalité entre les différents centres d'intérêt montre que l'exhibition des monstres au sein de ces deux espaces est devenue une expérience à facettes multiples, de nature à la fois orale, visuelle et textuelle. Affiches et dessins placés bien en vue sur le champ de foire s'efforçaient d'allécher les amateurs de monstres. Les invitations à voix haute faites par le bonimenteur au bagout légendaire se faisaient au son du tambour, de la trompette et même de la cornemuse, à quoi il faut rajouter les décors tape-à-l’œil de la baraque de monstres, dont beaucoup d'éléments venaient directement du théâtre. Les baraques étaient pavoisées de bannières ou de drapeaux de toile sur lesquels le monstre était représenté. Les messages visuels étaient parfois renforcés par une annonce écrite. De même que Macduff promet à son ennemi le sort de ceux qui “as our rarer monsters are / Painted upon a pole, and underwrit”, une telle inscription pouvait, elle aussi, ouvrir un autre champ d'interprétations.13 Si l'on songe au déploiement de ressources matérielles qui avait lieu sur les champs de foire, les sommes versées dans les années 1570 par le “Master of the Revels” pour faire réaliser une “toile de fond avec un monstre” et “des figurines de cire pour six personnages” revêtent une importance particulière14 Ces documents indiquent qu'on trouvait périodiquement sur la scène des théâtres contemporains des images de monstres servant de toile de fond à l'intrigue ; ils montrent également que les artifices du théâtre, tout comme les arts de foire, recouraient à une même stratégie, susciter la curiosité des passants.
9On trouve des analogies plus étroites encore dans l'utilisation du rideau. Lorsqu'il entrait dans la baraque du monstre, le client était face à un rideau de tissu : ce n'est que lorsqu'il était relevé sous une pluie d'accessoires scéniques que le spectateur pouvait enfin lâcher la bride à son désir de voir. Une étude des indications scéniques des pièces de cette époque montre que les rideaux jouaient au théâtre le même rôle que dans les baraques de monstres, à savoir celui de ligne de démarcation entre connu et inconnu, familier et merveilleux. Dans Le Conte d'hiver, Paulina tire un rideau pour révéler la présence de la “statue” d'Hermione dans le “discovery space”. Évidemment, Hermione n'a rien d'un monstre, mais son apparition a bien pour effet de produire un sentiment d'émerveillement chez Léontes, et les événements étranges qui s'ensuivent sortent tout droit de l'imaginaire du champ de foire15 Révéler le “corps extraordinaire”, monter et mettre au répertoire une pièce de théâtre étaient, semble-t-il, des activités qui faisaient partie d'une dialectique mutuellement profitable.
10Les liens entre le théâtre et la baraque de monstres étaient renforcés par le caractère de plus en plus théâtral des exhibitions de monstres. Un spectacle où l'on en avait vraiment pour son argent, à Londres en 1581, était celui d'un nain hollandais qui jetait une tasse en l'air, tirait à l'arc, jouait de la trompette, lançait un ballon, brandissait un marteau et une hache, et dansait la gaillarde avec les spectateurs16 Dans ces cas-là, l'élément théâtral servait généralement à souligner le handicap physique du sujet de l'exhibition. Ainsi, dans les années 1630, pouvait-on voir une femme “sans mains” en train de coudre, de laver et d'écrire “avec les pieds”17.
11Ces éléments de théâtralité permettaient au public de se faire une idée, si illusoire fût-elle, de l'existence quotidienne des artistes. Sur les champs de foire, le recours à la publicité, aux bannières, aux affiches et aux images favorisait souvent ce processus, ce qui, dans le meilleur des cas, permettait à un monstre comme Margaret Vergh Griffith de faire autant parler d’elle que de n'importe quel acteur célèbre (planche 1). Ce qui rendit célèbre cette Galloise d'âge mûr, était une “corne de quatre pouces de long qui lui avait miraculeusement poussé sur le front” et, tout au long des années 1580, un flot de commentaires témoigne de la forte impression qu'elle produisait18 Mary Davis, la femme à corne du Cheshire, n'était pas moins célèbre (planche 2). Le très grand nombre de lieux où l'on vit Mary Davis perdre sa corne donne une idée de ce que fut sa notoriété tout au long du XVIIe siècle, et qui allait faire d'elle un être digne de figurer dans un musée19.
12Un second groupe d'hybrides a suscité beaucoup d'intérêt parce qu'il fournissait des preuves tangibles de l'existence de l’enfant hirsute qui est décrit dans la pièce The Birth of Merlin20 C'est en effet à partir des années 1630 que Barbara Urselin, plus connue sous le nom de la “femme à barbe d'Augsbourg”, fit son apparition en Angleterre (planche 3). Le battage publicitaire qui était fait autour d'elle la présentait comme une combinaison paradoxale de “bête sauvage” et de femme pleine de talents. Ainsi, sur des gravures datées de 1653 et de 1658, on la voit en train de jouer du clavecin (planche 4)21 et l'on peut donc se demander si son mariage, dont il fut beaucoup question ultérieurement, n'a pas lui-même obéi à des raisons commerciales.
13Ce succès en matière de relations publiques devait cependant être éclipsé par celui qu'allait remporter une troisième et dernière catégorie de monstres. Ce qu'on nomme “ectopie parasitaire”, à savoir le phénomène par lequel un organisme sain se trouve rattaché à un corps frère, plus faible, qu'il nourrit, a fait sa première apparition publique en 1637 à l'occasion de l'arrivée à Londres de Lazare Colloredo, un jeune homme originaire de Gênes qui était relié par le nombril à un frère jumeau atrophié et aveugle (figure 5). Les techniques de mise en scène très élaborées qu'il utilisait tout comme l'importance de la suite qui l'accompagnait, témoignent à elles seules de la célébrité de ce “monstre masculin”, comme on l'appelait à l'époque. Les descriptions laissées par ses contemporains décrivent un gentilhomme de qualité (“Gentleman well qualifide”), bien habillé (“well clad”) et fort galamment attifé (“gallantly attir'd”), ce qui laisse entendre que son succès commercial permettait à Lazare de se présenter, moins comme un simple monstre, que comme un dandy de cour22.
14L'histoire de Lazare Colloredo confirme que certains de ces spectacles se déroulaient en dehors du champ de foire et que toutes sortes d'espaces étaient aménagés pour que le public puisse voir des monstres. Ce sont ces spectacles mêmes, pourrait-on dire, qui suscitaient la curiosité et qui poussaient les foules à aller voir les monstres, de sorte que ceux qui souhaitaient exposer des monstres trouvaient pour cela de nombreux emplacements en milieu urbain. Ainsi en 1566 exposa-t-on dans la maison d'un particulier à Southwark un enfant doté d'une fraise naturelle (“with ruffes”) ; on vit un poisson remarquablement étrange (“marveilous straunge fishe”) à Billingsgate en 1569 tandis qu'en 1653, un riche Juif avait, semble-t-il, l'intention d'exposer un Américain de six mètres de haut dans un lieu aussi en vue que la cathédrale Saint-Paul23.
15Il semble donc bien que c'est parce que d'autres lieux pouvaient aussi servir de champ de foire et parce que les pratiques qu'on y trouvait étaient adaptables à l'infini, que les monstres finirent par attirer l'attention des autorités de l’époque. Comme dans le cas d'une représentation théâtrale il fallait, pour qu'un spectacle de monstres puisse avoir lieu, demander une autorisation et obtenir un permis. Et ce n'était pas là une mince affaire. Les comportements licencieux, le caractère commercial, comme le risque implicite de contagion, étaient autant de raisons qui faisaient que les monstres, comme les acteurs, n'étaient pas toujours les bienvenus. En 1571, le conseil municipal de Liverpool menaça d'emprisonnement des commerçants ambulants qui transportaient des bêtes monstrueuses (“wandrang people bryngyng monstruous beastes”) tandis qu'en 1622, à Norwich, un certain Iohn ffinlason, qui voulait faire voir un monstre avec six doigts et six orteils (“shewe a monster haveinge six toes on a foote & six fingers on his hand”) reçut l'ordre de quitter la ville (“inioyned to depart this Citty”)24.
16Le seul lieu d'exposition où ne s'appliquait pas la censure de l'autorité locale était la cour. Embaumé dans une boîte, le “monstrous chylde” présenté à Élisabeth Ire en 1562 montre que le spectacle de l'anormalité ne déplaisait pas à la reine25 Jacques Ier, qui était fasciné par les monstres et les difformités naturelles (“freaks and monstrosities of nature”), devait créer un parc de créatures exotiques, ce qui, vu le rôle joué par le souverain pour le Bear Garden et les King's Men, montre bien les liens de connivence qui pouvaient alors s'établir entre les animaux de théâtre et les ménageries royales26 La cour recevait régulièrement la visite des monstres les plus célèbres du circuit. Lorsque Lazare Colloredo vint se montrer au public de la capitale en 1637, il ne le fit qu'après avoir préalablement donné son spectacle devant un cercle royal très fermé, montrant bien par là que la cour comme le grand public avaient des goûts semblables, accroissant ainsi la curiosité pour tel ou tel type de monstre27.
17En effet, à cause de la présence sur place d'un certain nombre d'employés hors normes, la cour devint lieu d'exhibition permanent et exclusif du monstrueux. Parmi les dames d'honneur d'Elisabeth Ire, on trouvait Thomasina, une naine somptueusement vêtue, qui avait une place à part28 Sous Charles Ier, Jeffrey Hudson, avec ses un mètre dix, avait l’art de se cacher dans la poche de William Evans, le portier géant du roi, pour en sortir inopinément, faisant ainsi beaucoup rire la cour (planche 6)29 Comme pour les spectacles populaires, les bouffonneries d'Evans, de Hudson et d'autres, faisaient appel à un répertoire théâtral bien connu. Dans les divertissements royaux des Tudors et des Stuarts, on entendait les échos tout proches de la foire de la Saint-Barthélémy.
18Les cabinets de curiosités ou Wunderkammer, terme qui désignait les collections de sciences naturelles réunies par les souverains et les aristocrates au cours des XVIe et XVIIe siècles, constituaient un autre trait d'union entre les divers lieux d'exposition des monstres (planche 7). Habités par la nostalgie, ces cabinets de curiosités recueillaient souvent des souvenirs liés aux monstres de cour, comme les bottes gigantesques de William Evans ou le minuscule habit de fête de Jeffrey Hudson.30 Lorsqu'ils abritaient des êtres vivants, ces cabinets prenaient un air de lieu de spectacle. Ainsi, Pierre le Grand employa-t-il un hermaphrodite, dont il fit à la fois un conservateur et un objet d'étude31 Il n'est donc guère surprenant qu’on ait couramment appelé “théâtre” le musée, qui est le descendant direct du cabinet de curiosités32.
19Si le Wunderkammer est né des échanges qui avaient lieu entre les monarques et les magnats de la finance, il a survécu en créant un nouveau partenariat entre le lieu d'exposition au sein de la collection et la baraque de monstres. Dans certains cas, on trouve un lien direct entre les objets exposés dans un cabinet et ceux qui étaient montrés sur les champs de foire. Par exemple, l'une des excroissances tombées de la tête cornue de Mary Davis devint, à la fin du XVIIe siècle, un objet fort prisé dans les cabinets de curiosités33 Plus généralement, le “menu” offert par le champ de foire, avec son mélange de monstres humains et animaux, allait constituer une bonne partie du fonds de ces collections privées. En 1599, la galerie d'étranges objets exotiques (“queer foreign objects”) de Walter Cope comprenait une dent de narval (“twisted horn of a bull seal”), une queue de licorne (“unicorn's tail”) et un rhinocéros volant (“flying rhinocerus”)34 Une ballade datant approximativement de la même époque, qui parle de l'étrange étalage (“strange... bounty”) que l’on pouvait voir au champ de foire, correspond presque mot pour mot à l'inventaire donné ci-dessus35.
20Ces lieux d'exposition entretenaient des liens interactifs avec toute une littérature hétéroclite, qu'il s'agisse d'ouvrages descriptifs ou interprétatifs. Des livres sur les prodiges aux traités de médecine, en passant par les réflexions morales et les pièces de théâtre, les textes formulaient les dilemmes auxquels l'interprétation était confrontée, ce qui leur conférait un pouvoir d'intervention capital dans le cadre d'un projet intellectuel plus vaste. L’idée que certains d’entre eux aient pu représenter l'équivalent intellectuel des réactions qui étaient celles d'un public populaire face à ces spectacles, se trouve confirmée par le nombre d'illustrations qui accompagnent les analyses et par le fait que les livres sur les prodiges, qui élaboraient les histoires monstrueuses avec la ferveur que l’on sait, prenaient assez souvent l’appellation de “Cabinet[sj [...] of Curiosities”36.
21Si le passage à l’écrit permet tant soit peu de mesurer l’inquiétude provoquée par les monstres, on est frappé de la place que la question de la causalité occupe dans le débat. “Il est tout à fait certain”, notait Pierre Boaistuau, l'auteur d’un livre sur les prodiges, paru en 1569, “que ces monstres [...] ont été créés par... Dieu”, même si d'autres écrivains n'hésitaient pas à lancer leurs hypothèses dans un plus grand nombre de directions37 En 1573, Paré énumérait onze facteurs différents susceptibles, selon lui, d'entraîner une naissance monstrueuse en s'efforçant de faire la part des choses entre des éléments tels que la “gloire de Dieu”, la “droiture de la paroi de la matrice” ou, au contraire, ses “irrégularités et inclinaisons diverses” et les “maladies héréditaires”. Ainsi peut-on sans doute affirmer que le corps monstrueux était l’enjeu d'une bataille entre la science et Dieu38 Aux yeux de Thomas Bedford, auteur de nombreux traités, dont l'un rédigé en 1635 sur la naissance de siamois, il ne pouvait y avoir qu'une seule cause à cela, qui n’est autre que la mauvaise disposition des organes des parents (“indisposednesse” of the parents “Vessells”), ce qui donne une bonne idée des progrès réalisés par une profession médicale en plein essor (planche 8)39 Cependant, aux idées d'un progrès fondé sur l'évolution s'opposait à la même époque la théorie des impressions maternelles, théorie qui soutenait qu'une femme enceinte pouvait communiquer au foetus une décharge émotionnelle qu’elle avait elle-même ressentie. “’Tis thought that the hairie Child that's shewn about”, s'exclame un espion dans la comédie de Cartwright, The Ordinary, “Came by the Mothers thinking on the Picture/Of Saint Iohn Baptist in his Camels Coat”40 La phrase, qui fait référence à l'exhibition de Barbara Urselin, est aussi une tentative de la part du théâtre d'expliquer le mystère de l'hirsutisme.
22Comme le suggère ce dernier exemple, il semble que, dans certains cas au moins, le recours à l'écrit résultait bien du spectacle où le monstre était apparu. Le corps de Lazare Colloredo, à la poitrine duquel était attaché son frère jumeau, allait par exemple faire l’objet de mémoires sur la nature de la reproduction et de la parthénogenèse, sur la responsabilité individuelle et sur le statut problématique du moi (planche 9)41.
23D’autres enquêtes cherchaient à décoder le sens des caractères inscrits sur le corps monstrueux. Une ballade de 1609 voit dans la naissance de siamois un châtiment divin, tandis qu’en 1613 une interprétation donnée au sujet d’un monstre sans lèvres concluait qu'il n'y a pas assez de lèvres pour sanctifier le puissant nom de notre gracieux Seigneur Dieu (“we want sanctified lippes to glorifie the powerfull name of our gratious God”)42 C'est avec des formulations de ce type que le décryptage du sens des monstres allait prendre une importance vitale. Vu l'étymologie du mot monstre (le mot latin “monstrum” veut dire présage ou prodige tandis que “moneo” signifie avertir ou présager), il n'y avait donc qu’un pas à franchir pour aboutir à la conclusion que le corps anormal était porteur de signes avant-coureurs d'événements à venir43.
24En tant que véhicules symboliques des événements futurs, les monstres firent l’objet de diverses tentatives de récupération. En 1636, une supplique demandant que Charles Ier respecte les anciens privilèges du parlement prit la forme d’une méditation sur Jeffrey Hudson : selon son auteur, “les nains sont comme une voix qui s'écrie [...] Ô roi souviens toi comme tu es petit” (“Dwarfes are as a voice crying [...] O King remember how thou art little”). À l'opposé, on trouve ce commentaire royaliste, fait en 1642-43 à propos d’un enfant à deux têtes, sa naissance, à Londres, étant présentée comme un jugement sur les événements récents : “The sinnes of Heads, in government abus'd, / The sinnes of hearts, opinions false infus'd, / And broacht abroad to raise up foes and factions, / And Armes and Armies to confound with fractions”.44 Rendu monstrueux par son contexte, cet enfant est censé incarner l'exemple singulier de l'impasse historique la plus significative du XVIIe siècle : chaque appendice est un code tandis que l'ensemble devient un présage sinistre de la révolution imminente. Dans le même ordre d’idées, il n’est guère surprenant que discours monstrueux et discours apocalyptique aillent souvent de pair dans les écrits millénaristes. Même dans The Tempest, l'attention portée à la monstruosité du corps de Caliban va de pair avec la rhétorique apocalyptique de Prospéro, dont l’aspect le plus spectaculaire se trouve dans sa façon de déchaîner la tempête.
25En soulignant l’effacement des hiatus génériques qui existaient entre les espaces d’exhibition populaires et ceux de la culture des élites, nous avons mis en évidence la présence d’une énergie interactive qui sous-tendait le discours théâtral sur la monstruosité, tout en défendant l’idée que le théâtre occupait une place unique dans le débat portant sur la question de la difformité physique. Lorsque Trinculo imagine qu’il faudra débourser dix sous pour voir le monstre Caliban, il nous renvoie à un réseau complexe d'associations monstrueuses où se mêlaient la cour et les cabinets de curiosités, les ballades et les baraques de foire, les imprésarios et les ethnographes. Mais c’est aussi là une forme de mise en abyme dans laquelle Trinculo évoque une autre transaction économique qui a déjà eu lieu, à savoir l’acquittement de la somme requise pour pénétrer à l'intérieur du théâtre. En associant deux impératifs culturels (le désir d'aller voir le monstre et la démarche visant à essayer de le comprendre), le théâtre démontre qu'il s'implique dans les spectacles éphémères du champ de foire, dans des spectacles aussi licencieux que leur licence était douteuse. Mais il devait aussi trouver là l'occasion unique de mobiliser à son actif les caractéristiques essentielles de la monstruosité, qu’elles fussent d'ordre matériel, discursif ou spectaculaire.
Annexe
Table des Illustrations
Planche 1. |
Margaret Vergh Griffith |
Planche 2. |
Mary Davies |
Planche 3. |
Barbara Urselin |
Planche 4. |
Barbara Urselin |
Planche 5. |
Lazare Colloredo |
Planche 6. |
Jeffrey Hudson |
Planche 7. |
Ole Worm, Museum wormianum, seu Historia Rariorum, Lugdunum Batavorum, 1655, p. ii. |
Planche 8. |
Thomas Bedford, A true and certaine relation of a strange-birth, Londres, 1635 (S.T.C. No 1791), frontispice. |
Planche 9. |
Lazare Colloredo. |

figure 1

figure 2

figure 3

figure 4

figure 5

figure 6

figure 7

figure 8

figure 9
Notes de bas de page
1 The Tempest, ed. Stephen Orgel, Oxford, Oxford University Press, 1987, II.2.24-32.
2 Ambroise Paré, The works of that famous chirurgion, Londres, 1634 (Short Title Catalogue No 19189).
3 Stephen Gosson, The schoole of abuse, Londres, 1579 (STC No 12097), signature B3v.
4 Jeffrey D. Mason, “Street Fairs: Social Space, Social Performance”, Theatre Journal, 48.3 (1996), p. 318.
5 N.W. Bawcutt, The Control and Censorship of Caroline Drama: The Records of Sir Henry Herbert, Master of the Revels, 1623-73, Oxford, Clarendon Press, 1996, pp. 212-13.
6 Francis Beaumont, The Knight of the Burning Pestle, ed. Sheldon P. Zitner, Manchester, Manchester University Press, 1984, III.278-79; Jasper Mayne, The City-Match, pièce publiée dans A Select Collection of Old English Plays, 4e édition, 15 vol., Londres, Reeves et Turner, 1874-76), vol. 13, III. 1, pp. 248-49.
7 R.W. Ingram ed., Coventry, Records of Early English Drama, Toronto, Buffalo et Londres, University of Toronto Press, 1981, p. 440; J. Alan B. Somerset ed., Shropshire, Records of Early English Drama, 2 vol., Toronto, Buffalo et Londres, University of Toronto Press, 1994,I, p. 226.
8 [Richard Flecknoe], The diarium, or journall, Londres, 1656, (Wing No F1212), pp. 44-5; The true effigies of the German giant, Londres, 1660 (Wing No T2692).
9 “Que pourrait bien faire mon serviteur/Pour attirer pareille foule ? Il n’a pas déployé de bannière / Montrant un étrange veau à cinq pattes, / Ni un énorme homard à six pinces ?”. Ben Jonson, The Alchemist, in Ben Jonson, Three Comedies, ed. Michael Jamieson, Harmondsworth, Penguin, 1966, V.1.6-9.
10 Bawcutt, Control and Censorship, pp. 83, 152, 175, 189, 204; George Chapman, Sir Gyles Goosecappe, in The Tragedies, Allan Holaday ed., Cambridge, Brewer, 1987, I.1.11-12; Thomas Crosfïeld, The Diary, Frederick Boas ed., Londres, Oxford University Press, 1935, p. 79; David Galloway ed., Norwich, 1540-1642, Records of Early English Drama, Toronto, Buffalo et Londres, University of Toronto Press, 1984, pp. 115, 126, 142, 150, 215; Mayne, The City-Match, p. 248.
11 Thomas Nabbes, Covent-Garden, in The Works, A.H. Bullen ed., 2 vol., Londres, Wyman, 1887, vol. I, II. 2., p. 37.
12 Bawcutt, Control and Censorship, p. 192.
13 “comme nos monstres notoires/Sont peints sur un poteau avec une affiche au-dessous”, Macbeth, Nicholas Brooke ed., Oxford, Oxford University Press, 1994, V.7.55-6.
14 Albert Feuillerat ed., Documents Relating to the Office of the Revels in the Time of Queen Elizabeth, Louvain, Uystpruyst, 1908, pp. 175, 208.
15 The Winter's Tale, J.H.P. Pafford ed., Londres et New York, 1981, V.3.23-5.
16 John Stow, The annales of England (Londres, 1592; S.T.C. No 23334), p. 1181.
17 Bawcutt, Control and Censorship, p. 181; David Underdown, Fire from Heaven: Life in an English Town in the Seventeenth Century, Londres, Harper Colllins, 1992, p. 105; William Whiteway, William Whiteway of Dorchester: His Diary 1618-1635, Dorset Record Society, 12 (1991), p. 154.
18 A myraculous, and monstrous, but yet most true, discourse, Londres, 1588 ; S.T.C. 6910.7, sig. Alv.
19 A brief narrative of a strange and wonderful old woman that hath a pair of horns, Londres, 1670 ; Wing B4610, p. 6.
20 The Birth of Merlin [pièce attribuée à Shakespeare et à William Rowley], ed. R.J. Stewart et Denise Coffey, Longmead, Element, III.4, pp. 106, 108.
21 James Granger, A Biographical History of England, 3 vol., Londres, W. Baynes, 1824, II, 2e partie, p. 258.
22 Hyder E. Rollins ed., The Pack of Autolycus, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1927, p. 11 ; John Spalding, Memorialls of the Trubles in Scotland and in England, 1624-1645, 2 vol., Aberdeen, Spalding Club, 1850-51, II, pp. 125-26; William Winstansley, The New Help to Discourse, Londres, B.H., 1716, p. 72.
23 H.B., The true description of a childe with ruffes, Londres, 1566 (S.T.C. No 1033); C.R., The true discripcion of this marveilous straunge fishe, Londres, 1569 (S.T.C. No 20570); The strange wonder of the world, or the great gyant described, Londres, 1653 (Wing No S5922), p. 7.
24 J.A. Twemlow, ed., Liverpool Town Books, 1550-1603, 2 vol., Liverpool, Liverpool University Press, 1919-1935, II, p. 16 ; Galloway ed., Norwich, p. 173.
25 Norman Jones, The Birth of the Elizabethan Age: England in the 1560s, Oxford, Blackwell, 1993, p. 42.
26 David Harris Willson, King James VI and I, Londres, Cape, 1966, p. 26.
27 Rollins ed, Pack of Aulolycus, p. 13.
28 David Wiles, Shakespeare s Clown: Actor and Text in the Elizabethan Playhouse, Cambridge, Brewer, 1987, p. 150.
29 The Lives and Portraits of Remarkable Characters, 2 vol., Londres, Amett, 1820, I, p. 12.
30 John Tradescant, Musaeum Tradescantianum, Londres, 1656 (Wing No T2005), p. 48.
31 Rosamond Purcell et Stephen Jay Gould, Finders, Keepers: Eight Collectors, Londres, Pimlico, 1993, p. 20.
32 Paula Findlen, “The Museum: Its Classical Etymology and Renaissance Genealogy”, Journal of the History of Collections, I.1, 1989, p. 59.
33 Martin Welch, “The Foundation of the Ashmolean Museum”, in Arthur MacGregor ed., Tradescant's Rarities: Essays on the Foundatin of the Ashmolean Museum, Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 52.
34 Thomas Platter, Thomas Platter's Travels in England 1599, traduit par Claire Williams, Londres, Cape, 1937, p. 172.
35 Henry Farley, St. Paules-Church her bill for the parliament, Londres, 1621 (S.T.C. 10690), signatures E4r-v.
36 Robert Basset, Curiosities : or the cabinet of nature, Londres, 1637 (S.T.C. No 1557), signature A5v.
37 Pierre Boistuau, Certaine secrete wonders of nature, Londres, 1569 (S.T.C. 3164.5), fo. 12v.
38 Paré, The workes, pp. 962-63.
39 Thomas Bedford, A true and certain relation of a strange birth, Londres, 1635 (S.T.C. No 1791), p. 12.
40 “On pense que l'enfant couvert de poils que l'on montre partout est venu au monde parce que sa mère pensait à l'image / De saint Jean Baptiste revêtu de son vêtement en poils de chameau”. William Cartwright, The Ordinary in The Plays and Poems, ed. G. Balkemore Evans, Madison, University of Wisconsin Press, 1951, II.3.805-807.
41 Voir Historia aenigmatica, de gemellis Genoae connatis, Londres, 1637 (S.T.C. 11728.6).
42 Andrew Clark ed., The Shirburn Ballads 1585-1616, Oxford, Clarendon, 1907, pp. 133-133-39 ; John Hilliard, Fire from heaven, Londres, 1613 (S.T.C. No 13507), signature B4v.
43 P.G.W. Glare, Oxford Latin Dictionary, 2 vol., Londres (S.T.C. No 22631), II, pp. 1130-31.
44 “Le péché de la tête a créé des abus dans le gouvernement / Le péché du cœur a donné naissance à de fausses opinions, / Et s'est répandu à l'étranger, créant par là ennemis et factions, / Pour que des scissions viennent troubler les armes et les armées”. John Vicars, Prodigies and apparitions, Londres, 1642-43 (Wing No V323), p. 22.
Auteurs
François Laroque (trad.)
Laurent Bérec (trad.)
Professeur de littérature anglaise à la Queen's University de Belfast. Il est l'auteur de Masters and Servants in English Renaissance Drama and Culture : Authority and Obedience (Londres, Macmillan, 1997). Il a édité les œuvres complètes de Christopher Marlowe (The Complete Plays of Christopher Marlowe, Londres, Everyman, 1999 et Christopher Marlowe : Complete Poems, Londres, Everyman, 2000). Il a également été responsable d'ouvrages collectifs : New Essays on Hamlet (New York, AMS Press, 1994), Shakespeare and Ireland : History, Politics, Culture (Londres, Macmillan, 1997) et Shakespeare, Film, Fin de Siecle (Londres, Macmillan, 2000). Son dernier livre, Constructing Monsters in Shakespearean Drama and Early Modern Culture, doit paraître courant 2001 aux éditions Palgrave.
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La Beauté et ses monstres
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