“Pillars of the state”: Architecture et royauté dans le théâtre de Shakespeare
p. 79-96
Résumé
In Shakespeare's plays architecture is often an emblem of kingship. The link between the architectural orders and the body politic is enhanced by the fundamental principle of ordinatio. The dismemberment of the body politic thus symbolises the endangering of the architectonics of power. Measure (mediocritas) is a key-element of both kingship and architecture, as Antony and Cleopatra shows. Moreover, the image of the king as a building or a temple is an excellent expression of absolutism. Therefore, rebellion, civil strife or regicide can only bring anarchy and destruction. In the same way, such characters as Jack Cade and Falstaff reveal the subversive power of the grotesque towards any architectonic form.
Besides, memory, which is conveyed through magnificent monuments, is part and parcel of moral edification and is thus a genuine instrumentum regni preserving social architecture from the disruptive forces unleashed by the death of the sovereign. Not only does Shakespeare build ‘insubstantial’ palaces for his kings but his whole text becomes a literary tombeau. Yet, his work is quite ambiguous since when all is said and done, the grotesque characters are paradoxically more memorable and seductive than the royal ones.
Texte intégral
1Architecture et royauté étaient intimement liées dans les fêtes et les divertissements royaux de la Renaissance, lieux de la rencontre harmonieuse de tous les arts et de l'union parfaite entre éthique et esthétique. De même, certains courtisans, sous le règne d'Élisabeth, se faisaient construire des palais en forme de E, tels Hatfield ou Castle Ashby, et les jardins eux-mêmes étaient fréquemment ornés de parterres composés de roses et de marguerites, symboles de pureté, en hommage à la Reine Vierge1. Jardins et architecture devenaient ainsi des emblèmes du pouvoir en place. Shakespeare n'a pas cessé d'exploiter cette idée et a fait de Lear, archétype de la royauté bafouée, un roi sans maison à qui l'on ferme toutes les portes avec obstination (II.2 : répétition de “shut up your doors”)2.
2Il est fréquent, à la Renaissance, que l'architecture étaie le pouvoir. La colonne, par exemple, est le symbole par excellence de l'oligarchie et de la royauté, y compris en Angleterre : ainsi peut-on lire sur l'Hôtel de Ville de Leominster (construit dans les années 1630) l'inscription suivante : “like columnes doo upprop the fabrik of a building so noble gentri dos support the honour of a kingdom”3. Cette image se retrouve dans Antony and Cleopatra, où Antoine est surnommé “the triple pillar of the world”, ou encore dans 2 Henry VI, où le premier discours adressé par Gloucester aux nobles commence par le vers “Brave peers of England, pillars of the State” (I.1.72). De manière générale, ‘architecture’ (arkhi-tektonia) s'oppose à ‘anarchie’ (anarkhia, absence de chef). En effet, les ordres architecturaux, fruits de rapports de proportions très élaborés, sont liés au principe fondamental de l’ordinatio, que Vitruve définit de la manière suivante :
L'ordonnance est ce qui donne à tous les [membres] d'un bâtiment leur juste grandeur, par rapport à leur usage, soit que l'on considère séparément, soit qu'on ait égard à la proportion ou symétrie de tout l'ouvrage. Cette ordonnance dépend de la quantité [...], ce qui dépend du module qui a été pris pour régler l'œuvre entière et [chacun de ses membres] séparément.4
3Les termes employés par Vitruve (‘proportion’, ‘membres’) évoquent le corps humain, considéré par l'architecte romain ainsi que par ses adeptes à la Renaissance, comme une œuvre architecturale (III. 1.2)5. Il en découle naturellement que l'architecture doit être conçue selon les mêmes relations modulaires que celles qui caractérisent le corps :
Puisqu'il est constant que le nombre des doigts de l'homme est l'origine de tous les autres nombres, et qu'il existe un rapport de mesure entre les parties de son corps comparées au tout, nous devons avoir de l'estime pour ceux qui disposent si bien les dessins des temples des Dieux, que par la parfaite ordonnance de tous les détails, et par une distribution convenable, la symétrie et la proportion se rencontrent aussi bien dans les parties séparées que dans l'ensemble du monument.6
4Cette analogie corps-architecture se retrouve dans la métaphore du corps politique, régi par les mêmes rapports de proportions : le roi en est la tête, les sujets en sont les membres qui doivent être en harmonie entre eux et par rapport au souverain. Le roi faible ou tyrannique, le régicide ou la rébellion contre le pouvoir royal provoquent donc la ruine certaine de cette belle architecture sociale : “Kingdoms without a head, / Like goodly buildings left without a roof, /Soon fall to utter ruin” (Pericles, sc. 8, 34-36). Ce problème est au cœur des deux tétralogies de Shakespeare, où l'on assiste au démembrement du corps politique : les images de corps souffrants et mutilés abondent, échos, de génération en génération, du cadavre de Richard n, première partie de l'édifice politique à s'effondrer et menaçant, clef de voûte du bâtiment, d'entraîner tout le reste à sa suite. Ce que dit Hotspur le rebelle dans 1 Henry IV le montre bien : “We must have bloody noses and crack’d crowns” (II.3.94). En effet, le mot ‘crown’ désigne à la fois la tête et la couronne, mais aussi, en architecture, le claveau central d'un arc, c'est-à-dire sa clef de voûte. Le mot latin corona désigne également, en anglais, le larmier, qui fait partie de la corniche classique, elle-même supportée par la colonne7. Le lien entre ordre architectural et ordre politique explique que le mot ‘proportion’ ait, à la Renaissance, un sens non seulement esthétique mais également éthique, ce que soulignent certains essais d'Alberti8 ainsi que ces lignes de Castiglione à propos du courtisan idéal :
Il est nécessaire que notre Courtisan soit précautionneux dans tous ses actes, et qu'il accompagne toujours de prudence ce qu'il dit ou fait ; que non seulement il se mette en peine d'avoir en lui des qualités particulières excellentes, mais qu'il ordonne et dispose sa manière de vivre de telle façon que le tout corresponde à ces parties, et qu'il veille à n'être jamais discordant avec lui-même, mais qu'il fasse un seul corps de toutes ses bonnes qualités.9
5Le roi qui n'a pas le sens de la proportion ne saurait donc être un bon souverain, comme le montre l'exemple du tyran sanguinaire qu'est Richard III : sa disproportion physique (“I that am curtailed of this fair proportion”, I.1.18) sert, selon ses propres dires, de fondement à sa disproportion morale (I.1.1-40). En effet, le roi se doit d'être l'incarnation de la règle — à la fois instrument de mesure mathématique et garantie de la mesure morale, car, comme le rappelle Vitruve, l'architecture dépend en grande partie du bon usage “de la règle et du compas”10. La polysémie des mots ‘règle’, ‘rule’, ‘ruler’ fait écho à celle du mot ‘compasses’, à la fois compas et ‘compass’ :
Falstaff |
[...] Now I live out of all order, out of all compass. |
Bardolph |
Why, you are so fat. Sir John, that you must needs be out of all compass, out of all reasonable compass, Sir John. (1 Henry IV, III.3.18-22) |
6L'architecture et la royauté reposent donc avant tout sur la mesure. Cette notion apparaît clairement dans le titre Measure for Measure, très approprié pour une pièce qui insiste sur le devoir du souverain, notamment en ce qui concerne la justice. Il est par ailleurs significatif que l'allégorie de la Mesure dans l'Iconologie de Cesare Ripa soit une femme tenant “en sa main droite la mesure du pied Romain : en la gauche l’Esquiere & le Compas, sous les pieds le Carré Geometrique ; & à costé de sa robe le Niveau, avecque son plomb”.11 William Perkins, dans son Treatise of Christian Equitie and Moderation (1604), décrit ces deux qualités comme “the two pillars that uphold the throne of the Prince”12. Il s'agit là de l'expression de la mediocritas prônée par Aristote dans l’Éthique à Nichomaque, ouvrage-clef pour les humanistes, où la moyenne a un sens purement éthique. Mais Alberti fait de cette moyenne l'élément sur lequel repose la beauté architecturale, ce que Vitruve nomme eurythmia, principe d'harmonie fondé sur un système de proportions13.
7C'est la démesure de la jalousie de Leontes qui fait de lui le tyran dont parle Paulina (The Winter's Tale, II.3.116-120), l'homme aux interprétations (le sens du mot anglais ‘construction’) absurdes parce qu'infondées qu'évoque Camillo : “The fabric of his folly, whose foundation / Is piled upon his faith” (I.2.429-430). Mais c'est dans Antony and Cleopatra qu'apparaît le meilleur exemple d'excès et de démesure de la royauté14. La pièce repose sur une structure baroquisante et sur une esthétique qui exprime parfaitement l'excès, la démesure et l'art du mouvement d'une architecture tendant vers la dissolution des formes. En effet, par un constant mouvement de balancier entre Rome et Alexandrie, Shakespeare établit un contraste violent entre cette architecture et celle que représente le pôle romain, illustration du classicisme et de ses valeurs : sobriété, retenue, firmitas, decor, mais aussi une certaine rigidité. Ainsi, l'opposition entre Cléopâtre et Octavie est soulignée dans deux scènes qui se succèdent : dans la première, Enobarbus évoque la reine d'Égypte en insistant surtout sur ce qu'il nomme “her infinite variety” (II.2.242). Dans la suivante, le rôle d'Octavie, froide statue (III.3.20-21) et modeste instrument de la règle romaine, est mis en évidence par ces paroles qu'Antoine lui adresse : “I have not kept my square, but that to corne / Shall all be done by th'rule” (II.3.6-7)15. Les premières lignes de la pièce sont la nette expression d'une esthétique de la démesure et de la dissolution :
Nay but this dotage of our General's
O'erflows the measure. Those his goodly eyes
[...] now bend, now turn
The office and devotion of their view
Upon a tawny front. His captain's heart
[...] hath burst
The buckles on his breast...(I.l.l-8)16
8Ces images de torsion (linea serpentinata), cette force qui semble vouloir faire éclater toutes les limites — le refus de “la camisole de force que représente la forme classique”17 — sont caractéristiques du maniérisme et du baroque. L’exemple de la bibliothèque laurentienne de Michel-Ange est fréquemment cité, notamment l'escalier du vestibule (ricetto) dont les “courbes visqueuses” donnent une impression de mouvement18. L'excès de mouvement, qui risque de mener à la dissolution, est précisément ce qu'Octave reproche à la foule inconstante ; mais ces vers pourraient tout aussi bien s'appliquer à Antoine et à l'esthétique architecturale qu'il semble incarner : “This common body [...]/Goes to, and back, lackeying the varying tide / To rot itself with motion” (I.4.44-47). Antoine, interprète de “ce que disent les nuages”19 (IV.15.2-14), appelle de ses vœux l’écroulement, la déliquescence de toute architecture : “Let Rome in Tiber melt, and the wide arch / Of the ranged empire fall. Here is my space. / Kingdoms are clay” (I.1.35-37). Finalement, c'est l'architecture de leur propre corps que les deux amants cherchent à détruire : Antoine s'écriant “O, cleave, my sides [...] / Bruised pieces, go...” (IV. 15.39-42), et Cléopâtre, au moment de son suicide, “This mortal house I'll ruin” (V.1.50). Cette image du roi-architecture est fréquente chez Shakespeare : le roi ne se contente pas de vivre dans un palais, il est lui-même un bâtiment somptueux ou sacré. Ainsi Macduff déplore-t-il le meurtre du roi Duncan en ces termes: “Most sacrilegious murder hath broke ope/The Lord's anointed temple and stole thence / The life o' th' building” (II.3.66-68). Cette image du corps du roi comme temple, que l'on retrouve dans The Tempest à propos de Ferdinand, futur roi de Naples (I.2.460), est une excellente expression de l'absolutisme. Dans le même ordre d'idées, Marina, fille de roi, est décrite par son père comme “a palace/For the crowned truth to dwell in” (Pericles, sc. 21, 110-111). L'œuvre de destruction d'Antoine et Cléopâtre, l'esthétique de la dissolution qu'ils incarnent tous deux, sont l'antithèse parfaite de la firmitas architecturale définie par Vitruve : “pour la solidité, les fondements [doivent être] creusés jusqu'au solide et bâtis [...] avec les meilleurs matériaux”20. Mais, paradoxalement, la perspective de la mort paraît rapprocher Cléopâtre du classicisme romain : sa mort est digne de celle d'un héros antique, et le mouvement baroquisant semble finalement se figer en une pose hiératique qui n'est pas sans évoquer certaines statues de l'Antiquité gréco-romaine, lorsqu'elle déclare : “I am marble-constant” (V.2.236).
9Les liens entre architecture et royauté sont également soulignés avec force dans les trois parties de Henry VI, où la Tour de Londres, le Parlement et le palais apparaissent clairement comme des emblèmes du pouvoir royal. Aussi ces bâtiments sont-ils au cœur de quelques scènes hautement symboliques. Dès l'ouverture de 3 Henry VI, les rebelles s'introduisent de force dans le Parlement, dont Henry souligne l'aspect à la fois symbolique et concret en disant “Far be the thought of this from Henry's heart / To make a shambles of the Parliament House” (70-71). Au début de 1 Henry VI, le rebelle Winchester refuse de laisser entrer Gloucester, partisan du roi, dans la Tour de Londres, et ce dernier s'étonne : “Dost thou command me to be shut out ?” (I.4.30). C'est là une manifestation évidente de la rébellion contre le pouvoir royal : le roi, à qui l'on refuse ainsi indirectement l'accès à la Tour, y finira lui-même enfermé. Or, la seule habitation digne d'un roi est le palais, comme le sait le père de Margaret lorsqu'il accorde la main de sa fille à Henry VI : “Set this diamond safe / In golden palaces, as it becomes” (1 Henry VI, V.5.125-126). La nécessaire adéquation entre la grandeur du souverain et la splendeur du palais où il vit est l'expression du principe architectural que Vitruve nomme decor (bienséance) et à propos duquel Alberti écrit :
Les Parties des grands Édifices doivent être de grande taille. De fait, les Anciens l'avaient si bien compris que les Briques et tous les autres Matériaux qu'ils utilisaient pour construire de vastes Bâtiments publics étaient beaucoup plus grands que ceux qu'ils réservaient à la construction des Bâtiments privés. Par conséquent, chaque Partie devrait occuper la Place qui convient ; une Place qui ne soit ni trop humble pour satisfaire la Dignité, ni trop élevée pour répondre à la Commodité ; une Place qui ne soit ni impudente ni insolente, mais si adéquate que nulle autre ne pourrait mieux convenir.21
10Les dissensions politiques provoquent immanquablement la mise à mal de ce principe, si bien que la royauté est constamment tournée en dérision à travers l'évocation de lieux interlopes comme l’auberge mentionnée par Margaret dans 2 Henry VI (“make my image but an alehouse sign”, III.2.81)22. Cette négation du principe du decor est également ce que reproche Henry IV à Hal, ou — plus hypocritement — Goneril au roi Lear :
[...] this court, infected with their manners,
Shows like a riotous inn. Epicurism and lust
Makes it more like a tavern or a brothel
Than a graced palace (I.4.221-224)
11Le decor, en effet, n’est pas qu'un principe esthétique ; il a également une valeur morale, soulignée par Alberti :
Les Habitations des grands Hommes, afin de leur garantir, ainsi qu'à leur Famille, la Dignité et le Calme, devraient être éloignées des lieux que hantent les Vulgaires [...] afin que leur Famille ne coure point le Risque d'être corrompue et débauchée par un Voisinage néfaste.23
12En outre, dans 1 Henry VI, l'enjeu du pouvoir royal dans la guerre entre la France et l'Angleterre est toujours architectural ; il s’agit avant tout de prendre des villes, des forteresses, comme le rappelle Talbot dans ces paroles adressées au roi : “This arm that hath reclaimed / To your obedience fifty fortresses, / Twelve cities, and seven walled towns of strength...” (IIL8.5-7). L'image des murs et des fortifications est omniprésente dans la pièce, non seulement dans les dialogues (qu'il s’agisse des forces anglaises ou françaises), mais aussi dans les didascalies, les personnages apparaissant régulièrement “on the walls”. Les murs doivent être détruits ou tout au moins faut-il percer une brèche pour s'introduire dans la place. La future reine Margaret, que Suffolk courtise pour le compte d'Henry VI, apparaît elle-même comme une architecture livrée au roi, dans une version courtoise du lieu commun faisant de la femme une ville ou une forteresse à assiéger — topos dont le versant tragique est The Rape of Lucrece. Le château fort où vivent Margaret et son père est aussi le symbole du corps de la jeune fille, qu'il faut gagner à la cause du roi : “At your father's castle walls / We'll crave a parley to confer with him” (V.5.85-86). Le père de Margaret apparaît d'abord “on the walls” puis annonce: “I descend / To give thee answer of thy just demand” (99-100). Une fois qu'il a abandonné les murailles, la cause est gagnée. Cette assimilation du corps de la reine ou de la princesse à un bâtiment n'est qu'un avatar de l'image plus générale du roi-architecture, et on la retrouve par exemple dans Pericles, où le corps de Marina est décrit comme “this building / The workmanship of heav'n” (sc. 19, 111-112). L'architecture ne se contente plus de servir la royauté : c'est la royauté elle-même qui devient architecture.
13La rébellion, la guerre civile et, a fortiori, le régicide, amènent pour leur part la destruction et l'anarchie. Jack Cade en est l'exemple le plus frappant, lui qui remet totalement en question le principe de l'ordinatio en s'exclamant : “But then are we in order when we are/Most out of order” (2 Henry VI, IV.2.188-189). Toute l'énergie destructrice de la rébellion semble concentrée dans les quelques scènes où il apparaît: “Go on and set London Bridge afire, and if you can, burn down the Tower too” (IV.6.13-15) ou encore: “So, Sirs, now go some and pull down the Savoy; others to th'Inns of Court — down with them all” (IV.7.1-2). Mais l'ironie de Shakespeare éclate tout particulièrement dans 2 Henry IV, I.3, lorsque Lord Bardolph reproche aux autres rebelles leur manque d'organisation :
When we mean to build,
We first survey the plot, then draw the model,
And when we see the figure of the house,
Then must we rate the cost of the erection,
Which if we find outweighs ability,
What do we then but draw anew the model
In fewer offices, or at least desist
To build at all? Much more, in this great work —
Which is almost to pluck a kingdom down
And set another up — should we survey
The plot of situation and the model,
Consent upon a sure foundation [...] or else
We fortify in paper and in figures,
Using the names of men instead of men,
Like one that draws the model of an house
Beyond his power to build it, who, half-through,
Gives o'er, and leaves his part-created cost
A naked subject to the weeping clouds,
And waste for churlish winter's tyranny. (41-62)
14Dans ce passage extrêmement riche, Shakespeare résume pratiquement tous les principes architecturaux définis par Vitruve et Alberti. Mais là où les rebelles présentent leur entreprise comme une œuvre architecturale, Shakespeare montre au contraire qu'ils n'ont aucun talent pour cet art et ne sont capables que de destruction. Ils ignorent tout de l'importance de la maquette (‘model’) sur laquelle Lord Bardolph insiste tant, comme l'avait fait Alberti :
Je recommande grandement l'ancienne Coutume des Bâtisseurs qui, à l'aide non seulement de Dessins et de Peintures, mais aussi de véritables Modèles de Bois ou de tout autre Matériau, examinaient et considéraient sans relâche [...] l'Œuvre entière et les Mesures de chaque Partie, avant d'y mettre leur Argent ou leur Labeur.24
15La construction d'une maquette permet d'éviter la dilapidation et est donc liée à la notion d'économie, ce que Vitruve appelle distributio et qui correspond à l'établissement des devis par l'architecte25. En outre, Lord Bardolph insiste sur la nécessité d'une réflexion préalable sur le site (“plot of situation”, qui permet un jeu de mots sur ‘site’ et ‘complot’), idée à laquelle Vitruve consacre de nombreux chapitres26. Cette réflexion est importante, déclare Lord Bardolph, car elle assure la firmitas de toute œuvre architecturale construite sur des fondations solides (“a sure foundation”). En effet, ce qui manque aux rebelles est un disegno correct : ce que Bardolph nomme ‘plot’ est non seulement le site et le complot, mais également le dessin architectural ou ‘design’, défini ainsi par Alberti :
Le rôle du Dessin est de déterminer pour l'Edifice et toutes ses Parties leur Place adéquate, leur Nombre précis, leurs justes Proportions, et d'assurer la beauté de l'Ordre, afin que toute la Forme de cette Structure soit proportionnée. [...] On peut, en Esprit et en Imagination, concevoir des Formes de Bâtiments indépendamment de toute Matière. Aussi appellerons-nous Dessin la rigoureuse et gracieuse ordonnance préalable des Lignes et des Angles, conçue en esprit par un artiste ingénieux.27
16Or le dess(e)in des rebelles est si mauvais que leur grand œuvre ne peut aboutir : tout ce qu'ils tentent de reconstruire à la place du pouvoir qu'ils cherchent à détruire est inéluctablement voué à s'écrouler28. Le démembrement du corps politique et, de manière générale, la mise à mal de l'architectonique du pouvoir, entraînent à plus grande échelle la destruction de “la merveilleuse architecture du monde”29, en vertu des liens traditionnels entre microcosme et macrocosme. On assiste à une véritable dislocation du pouvoir en place, dislocation qui s'oppose à la conlocatio de Vitruve, qualité assurant l'ordinatio et l'eurythmia30.
17Jack Cade est un personnage profondément ambivalent représentant non seulement la rébellion mais également le grotesque : c'est “un roi de Carnaval dont le règne inaugure la mise à l'envers du monde”31. En ce sens, il est assez proche de Falstaff, autre personnage grotesque qui est à la fois une menace pour la royauté et une force subversive pour toute architecture. Le corps même de Falstaff remet en cause les notions fondamentales d'eurythmia et de proportions32, et semble représenter l'antithèse la plus parfaite de l'architecture corporelle idéale imaginée par Vitruve : l'architecture de son corps est noyée dans la chair si bien que l'ornement (la chair qui habille le squelette) finit par prendre le pas sur la structure, et que Sir John n'est plus qu'une bosse, au sens architectural du terme (“embossed rascal”, 1 Henry TV, III.3.156), c'est-à-dire un ornement en relief placé à l'intersection des nervures d'un plafond. Alberti présente également l'édifice comme un corps “opposant le squelette [...] porteur et les éléments de liaison, nerfs et ligaments [...] à la matière de remplissage [...] c’est-à-dire à la chair et à la peau”33. Le corps disproportionné de Falstaff apparaît clairement comme une métaphore de la dégradation du corps politique : le délabrement de l'architecture corporelle et de l'architectonique du pouvoir se fait par l'intermédiaire du grotesque, qui réduit à néant tous les principes garantissant l'ordre architectural. Il n’y a donc rien d'étonnant à ce que Vitruve désapprouve le recours à ce type d'ornement, qu'il considère comme décadent :
On ne peint à présent sur les murailles que des monstres extravagants, au lieu de choses véritables et régulières [...] Car quelle apparence y a-t-il que des roseaux soutiennent un toit, qu'un chandelier porte des châteaux, et que les [tiges] qui sortent du faîte de ces châteaux portent des figures qui y sont comme à cheval ?34
18Le principe remis en cause par le grotesque est celui de la firmitas architecturale : si l'État n'est plus soutenu par des piliers (“pillars of the State”), mais par les tiges et les roseaux dont parle Vitruve, le pouvoir en place ne peut que s'effondrer. Ce lien entre anarchie et grotesque peut sembler paradoxal dans la mesure où le grotesque vient directement de l'Antiquité, dont on associe traditionnellement l'architecture à l'harmonie et à l'ordre parfaits. Mais, comme l'a remarqué Sasha Roberts, on juge l'architecture classique en termes de structure plutôt que d'ornements, toujours considérés comme subalternes35. Aussi Hal est-il contraint de rejeter Falstaff afin d'assurer l'ordre et de bâtir son règne sur des bases solides.
19L'architecture sur laquelle repose la royauté est aussi liée au temps, qui apparaît en quelque sorte comme la quatrième dimension de l'architecture36 En effet, une construction peut s'écrouler, mais elle peut aussi servir la mémoire : c'est le principal paradoxe du temps que d'être à la fois destructeur et édifiant. Si la mort du souverain est souvent associée à l'image des ruines (par exemple dans Julius Caesar, III. 1.259 : “thou art the ruins of the noblest man”), sa mémoire peut être préservée grâce à des monuments, des statues, des tombeaux. Les vers qui ouvrent Love's Labour's Lost, prononcés par Ferdinand, roi de Navarre, sont évocateurs: “Let fame, that all hunt after in their lives / Live registered upon our brazen tombs [...] / And make us heirs of all eternity” (I.1.1-7). L'art funéraire de la Renaissance exprime un souci d'identité croissant, si bien que les gisants sont de plus en plus des portraits, même si la tombe, obéissant au principe du decor, tend à souligner davantage le rang et la fonction sociale que l'individualité du défunt37. La fin du XVIe et le début du XVIIe siècles marquent la naissance, en Angleterre, des funérailles royales fastueuses et spectaculaires, où la grandeur du roi s'exprime aussi à travers la splendeur du tombeau : l'impressionnant catafalque conçu en 1625 par Inigo Jones pour l'enterrement de Jacques Ier en est un bon exemple. Il représente un petit temple (peut-être une allusion au ‘tempietto’ San Pietro in Montorio, construit à Rome par Bramante au début du XVIe siècle) orné d'un dôme au sommet duquel se trouve une couronne, le tout visant à célébrer l'apothéose du défunt roi38. Théâtralité et magnificence caractérisent ces funérailles, et la magnificence est une qualité royale assimilable au principe architectural du decor : le roi doit non seulement vivre mais aussi mourir de manière somptueuse. Les tombeaux des nobles et, bien sûr, des rois, sont de plus en plus monumentaux et deviennent de véritables architectures représentant la dernière demeure du défunt, “[the] everlasting mansion” dont parle Timon d'Athènes (V.2.100). Les tombes élisabéthaines ne sont plus, comme celles du Moyen Âge, une invitation à la prière, mais plutôt une incitation au souvenir. En outre, le souvenir participe de l'édification morale en servant de modèle et d'avertissement pour les générations suivantes, comme le montrent les lignes de Vitruve à propos des caryatides, érigées selon lui afin de rappeler à l'ennemi la puissance des Lacédémoniens et d'encourager ces derniers à suivre l’exemple glorieux de leurs ancêtres39. Henry Wotton, dans son ouvrage The Elements of Architecture, exprime très clairement cette idée :
And true it is indeed that the Marble Monuments & Memories of well deserving Men, wherewith the very high wayes were strewed on each side was not [...] onely a gentle deception of Time, to the Travailer: But had also a secret and strong Influence, even into the advancement of the Monarchie, by continuall representation of vertuous examples, so as in that point ART became a piece of State.40
20Le monument est donc également un instrumentum regni, en ce sens qu'il permet d'asseoir le pouvoir politique tout en liant très fortement le passé à l'avenir. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les prétentions impériales des premiers Stuarts aient coïncidé avec l'utilisation de plus en plus fréquente d'éléments classiques pour la décoration des tombeaux : le classicisme est la manière la plus radicale d'opposer l'ordonnance absolue au chaos et à la dissolution apportés par la mort, et par là même de garantir la préservation de l'architecture sociale41. Ainsi la Mémoire de Cesare Ripa a-t-elle deux visages, l'un tourné vers le passé et l'autre vers l'avenir42. En ce sens, on peut dire que la mémoire est architecturante43. Cette idée est au cœur de 1 et 2 Henry IV, où l'on voit Hal construire peu à peu son avenir de roi, en bon architecte. Il commence par analyser le site avec minutie en fréquentant toutes les couches de la société afin de les mieux connaître, et les membres les plus modestes du corps politique deviennent alors les modules à partir desquels on peut bâtir une œuvre plus ambitieuse :
The Prince but studies his companions
Like a strange tongue, wherein, to gain the language,
Tis needful that the most immodest word
Be look'd upon and learnt; which, once attain'd,
Your Highness knows, comes to no further use
But to be known and hated. So, like gross terms,
The Prince will, in the perfectness of time,
Cast off his followers, and their memory
Shall as a pattern or a measure live
By which his Grace must mete the lives of others,
Turning past evils to advantages. (2 Henry IV, IV.4.68-78)44
21Sur la scène politique, la mémoire des événements passés sert donc de modèle (c'est le sens du mot 'pattern' employé par Shakespeare) aux actions futures, ce qu'a compris Warwick, qui rappelle à Henry IV que le passé contient l'avenir en germe (2 Henry TV, III. 1.80-86). Comme l'a montré Erwin Panofsky, c'est de la mise en perspective que naît l'histoire :
[Il y a] une profonde correspondance entre la perspective et ce que l’on pourrait appeler la mentalité de la Renaissance : le procédé consistant à projeter un objet sur un plan si bien que l'image qui en résulte est déterminée par la distance et l'emplacement d'un ‘point de vue’, symbolisait, en quelque sorte, la ‘Weltanschauung’ d'une période qui avait établi une distance historique entre elle-même et l'Antiquité.45
22Dans The Winter's Tale, c'est cette mise en perspective qui permet à Leontes de comprendre son aveuglement. La statue d'Hermione, apparemment destinée à célébrer la mémoire de la disparue, joue en fait un rôle édifiant puisqu'elle achève de mener le roi au repentir. Ainsi, figée dans le temps (seize ans) et l'espace, Hermione devient l'emblème de la patience, qualité royale comme le rappelle Malcolm dans Macbeth (IV.3.95). C'est aussi pour cette raison que l'allégorie de la Patience apparaît fréquemment sur les tombes royales de la Renaissance, par exemple sur celle de Louis XII et d'Anne de Bretagne en l'église Saint-Denis, à Paris46. Shakespeare illustre cette idée à deux reprises, dans deux passages souvent cités. L’un est tiré de Twelfth Night :
[...] She pined in thought,
And with a green and yellow melancholy
She sat like patience on a monument,
Smiling at grief (II.4.112-115)
23L'autre est extrait de Pericles : “Yet thou dost look / Like patience gazing on kings’ graves, and smiling / Extremity out of act” (sc. 21, 126-128).
24Shakespeare conçoit pour ses rois des palais ‘insubstantiels’ semblables à ceux dont parle Prospero (The Tempest, IV. 1.151-156), architectures éphémères en trompe-l'œil où la frontière entre réalité et illusion est toujours floue. L'évocation de Giulio Romano dans The Winter's Tale a fait l'objet de commentaires divers, mais nombreux sont ceux qui soulignent que le peintre italien était passé maître dans l'art de représenter statues et architectures en trompe-l'œil, comme l'atteste l'exemple célèbre du Palazzo del Té de Mantoue (15 3 2-34)47. Or, le trompe-l'œil établit un lien très fort entre architecture, théâtre et royauté. Il existe, en effet, une analogie évidente entre trompe-l'œil et décor théâtral, indirectement soulignée par Vitruve lorsqu'il évoque l'art de la perspective sous le terme de scaenographia48, et qui sera exploitée par Inigo Jones pour les décors de ses masques, reprenant en cela les préceptes de Serlio sur les trois types de scènes théâtrales49. Par ailleurs, le trompe-l'œil est très employé lors des entrées royales, où il sert à bâtir des arcs de triomphe provisoires, rapidement et à peu de frais50. Avant l'invention de la scène illusionniste, Shakespeare crée des décors factices totalement imaginaires en un “vertige verbal, vertige de fausses architectures”51 : le trompe-l'œil naît de la seule poésie — avec la participation active du lecteur-spectateur, comme le rappelle le chœur de Henry V. La mémoire du souverain est célébrée à travers le texte, monument qui parle, tombeau littéraire : ut architectura poesis. Le cadavre emblématique, qu'il soit ou non présent sur scène, tient lieu de monument, tandis que l'éloge du mort fait office d'épitaphe visant à rappeler les mérites et les exploits du défunt. C'est sur un tombeau poétique pour Henry V que s'ouvre 1 Henry VI :
England ne'er had a king until his time.
Virtue he had, deserving to command.
His brandished sword did blind men with his beams.
His arms spread wider than a dragon's wings.
His sparkling eyes, replete with wrathful fire,
More dazzled and drove back his enemies
Than midday sun, fierce bent against their faces. (I.1.8-14)
25Mais lorsque Bedford s'exclame, dès la première ligne de la pièce : “Hung be the heavens with black !”, on peut supposer qu'il s'agit également d'un jeu de mots et que c'est le ciel (‘heavens’) du lieu théâtral lui-même qui doit être tendu de noir52. Le lieu de divertissement devient alors lieu d'édification et lieu de mémoire à la gloire du souverain : la frontière entre architecture verbale et architecture réelle s'estompe. On retrouve cette ambiguïté quand le monument royal est présent sur scène, comme par exemple le tombeau de Marina ou le monument de Cléopâtre53. La pyramide est précisément, pour Cesare Ripa, la meilleure expression de la “Gloire des Princes”,
qui esclate en diverses façons dans les Temples, & dans les riches Palais qu'ils font bastir, avec une magnificence Royale : Car ces superbes marques de leur Grandeur les rendent recommandables à la Postérité, durant une longue suite d'années : Ce que tesmoignent encore aujourd'huy ces prodigieuses masses de pierre qui nous sont restées des Pyramides d'Egypte, que le Temps, quelque injurieux qu'il soit, n'a pû démolir [...]54
26En revanche, si la mort du roi est imaginaire, comme c'est le cas pour Alonso dans The Tempest, le tombeau ne peut être que le lieu de l'illusion, et de la transfiguration poétique de la perte de mémoire :
Full fathom five thy father lies.
Of his bones are coral made;
Those are pearls that were his eyes;
Nothing in him that doth fade
But doth suffer a sea-change
Into something rich and strange (I.2.399-404)
27C'est un tombeau voué à la dissolution55.
28Shakespeare semble donc écrire ses pièces historiques in memoriam, comme pour obéir à l'injonction du fantôme du roi Hamlet : “remember me” (Hamlet, I.5.91). En effet, l'idée selon laquelle la poésie est le seul monument vraiment incorruptible est très répandue à la Renaissance et c'est l'un des thèmes essentiels des Ruines of Time de Spenser ou de sa traduction des Ruines de Rome de Du Bellay. Shakespeare l'exprime à plusieurs reprises dans ses sonnets, notamment dans le Sonnet 55 :
Not marble nor the gilded monuments
Of princes shall outlive this powerful rhyme,
But you shall shine more bright in these contents
Than unswept stone besmeared with sluttish time.
29Il existe un emblème de Whitney (1586) qui illustre parfaitement ces vers : la devise en est “scripta manent” et il représente des bâtiments en train de s'écrouler tandis que, au premier plan, des livres reposent sur une table56. Contrairement aux arcs de triomphe éphémères des pageants, ceux qui sont représentés sur les frontispices des livres sont durables et incarnent la firmitas absolue57. L'allégorie de la Rumeur, qui fait office de prologue à 2 Henry IV, ainsi que le chœur de Henry V et Gower dans Pericles, évoquent les personnages emblématiques des frontispices et nous invitent à entrer dans l'histoire de ces rois comme on pénètre dans un monument. Les multiples interventions du chœur dans Henry V et de Gower dans Pericles rythment la progression du lecteur (ou du spectateur), comme les sept arcs de triomphe rythment celle de Jacques Ier lors de son entrée royale à Londres en 160458. L'union de la poésie et de l'architecture, mise au service de la royauté, annonce déjà l'harmonie parfaite des masques conçus par Jonson et Jones, où la perspective scénique (dont la paternité revient en fait à l'architecte Brunelleschi) est utilisée à des fins politiques : le trône est placé au point de fuite vers lequel tous les regards convergent59, si bien que c'est le roi qui est véritablement au centre de la mise en scène. Mais, au-delà du culte apparent de la royauté, n'y a-t-il pas une certaine ironie de la part de Shakespeare ? En fait de frontispice, la Rumeur de 2 Henry IV, “painted full of tongues”, évoque plutôt un personnage d'antimasque en tous points opposé à la figure de l'Ordre dans Hymenaei (1605), “painted full of geometrical and arithmetical figures”60. En outre, la présence envahissante de Falstaff rappelle les rapports ambigus entre enluminures et texte dans les livres d'heures ou, de manière générale, entre grotesques et structure. On songe ici au monument de Sir Thomas Bodley (chapelle de Merton College, Oxford, 1615), dont l'inscription est entourée de quatre hommes sauvages, créant ainsi une forte tension entre le centre, classique, rigide, ordonné, et la marge, grotesque, désordonnée, menaçante61. La subversion naît du fait que le personnage le plus mémorable du tombeau littéraire que constituent 1 et 2 Henry IV n'est pas le héros éponyme mais, paradoxalement, le grotesque roi de Carnaval.
30Pour John Buxton, les pinacles et les créneaux de Burghley House ou de Wollaton et les pièces historiques de Shakespeare expriment la même volonté de célébrer la tradition chevaleresque et le sentiment d'appartenance nationale liés au règne d'Elisabeth62 Chez Shakespeare, cependant, les relations entre royauté et architecture sont beaucoup plus complexes : bien que l'architecture soit mise au service de la royauté, dont elle vise à asseoir la magnificence et à célébrer la mémoire, et qu'elle apparaisse fréquemment comme un véritable instrumentum regni, l'œuvre shakespearienne n'en est pas moins équivoque. Le risque de destruction, la tendance à la dissolution des formes sont omniprésents, et la séduction des grotesques et des tavernes qu'ils hantent est parfois plus forte que celle des rois dans leurs palais. Cette ambiguïté et cette subversion sous-jacentes, loin des hommages convenus, contribuent à faire de l'œuvre de Shakespeare un tombeau littéraire lui assurant avant tout sa propre part d’éternité, ce que Claudius nomme “a living monument” (Hamlet, V. 1.294).
Notes de bas de page
1 Roy Strong, The Renaissance Garden in England, Londres, Thames & Hudson, 1979. L'analogie jardin-commonwealth est un topos souvent utilisé par Shakespeare. Nous nous en tiendrons, dans cet article, à l'étude de l'architecture à proprement parler.
2 L'édition utilisée est The Complete Works (The Oxford Shakespeare, compact edition), éd. Stanley Wells & Gary Taylor, Oxford, 1988.
3 Maurice Howard, “Classicism and Civic Architecture in Renaissance England”, in Lucy Gent éd., Albion's Classicism: The Visual Arts in Britain, 1550-1660, New Haven & Londres, Yale University Press, 1995, p. 40.
4 Les dix livres d'architecture de Vitruve, avec les notes de Perrault, trad. E. Tardieu & A. Coussin fils, Paris, Vve A. Morel & Cie, s.d., I, 2, p. 13. Toutes les références sont tirées de cette édition. La traduction est conservée telle quelle, exceptés les passages entre crochets, qui sont de ma main.
5 Le corps idéal est longuement décrit par Vitruve, III, 1, 2-3, et c'est à partir de ces lignes que Léonard de Vinci a réalisé le fameux dessin représentant un homme nu, bras et jambes écartés, inscrit dans un cercle et un carré. Ce dessin révéré par les humanistes est devenu l'un des symboles de la Renaissance. Dans le même ordre d'idées, Henry Wotton évoque “the Fabrique of our own Bodies, wherein the high Architect of the World [has] displayed such skill”, The Elements of Architecture, fac-similé de la lre édition (1624), Charlottesville, Va., 1968, p. 7. Voir aussi la des— cription que fait John Dee du corps parfait de l'homme à propos de la discipline qu'il nomme anthropographie et qui, comme l'architecture, fait partie des arts mathématiques : “Mathematicall Praeface” to the Elements of Geometrie of Euclid of Megara (1570), New York, éd. Allen G. Debus, Science History Publications, 1975.
6 Les dix livres..., op. cit., III, 1, pp. 93-94. Alberti, qui pourtant se montre souvent critique à l'égard de Vitruve, reprend cette idée dans son De re aedificatoria, où il écrit : “as the Members of the Body are correspondent to each other, so it is lit that one Part should answer to another in a Building”, The Ten Books of Architecture (De re aedificatoria, 1452), éd. et trad. de James Leoni (3e éd. de 1755), New York, Dover Publications, 1986, I, 9.
7 Comme le souligne l'Oxford English Dictionary, le mot corona désigne la corniche elle-même, chez Vitruve.
8 Par exemple Profugiorum ab aerumna, et De iciarcha : voir Joan Kelly Gadol, Leon Battista Alberti, homme universel des débuts de la Renaissance, trad. Jean-Pierre Ricard, Paris, Les Éditions de la Passion, 1995 (lre éd. 1969), pp. 195-221, et Roy Eriksen, “Edificare : Alberti's description of Santa Maria del Fiore” (à paraître).
9 Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, trad. Alain Pons d'après Gabriel Chappuis (1580), Paris, Flammarion, 1991 (lre éd. 1987), II, 7, pp. 114-115 (c'est moi qui souligne). Voir Mario Praz, Mnemosyne: The Parallel Between Literature and the Visual Arts, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1970, p. 86. Joan Kelly Gadol cite le même passage et évoque une “façon de contrôler ses sentiments qui a ses racines dans la théorie générale de la proportion, une théorie qui sous-tend toutes les tendances de la vie et de la pensée de la Renaissance. [...] La mesure en art et dans le comportement, en science, cosmologie, esthétique — telle est la manifestation extérieure de la pulsion vitale intérieure de la Renaissance vers la découverte de normes rationnelles, proportionnelles, et leur recréation en art et dans toutes les œuvres de l'humanité”, Leon Battista Alberti..., op. cit., p. 218.
10 Les dix livres, op. cit., I, 1, p. 4.
11 Cesare Ripa, Iconologie où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les vices sont représentées (éd. 1643), Bibiothèque Interuniversitaire de Lille, 1989, Pij.
12 Cambridge, 1604, pp. 17-18.
13 Éthique à Nichomaque, II, 6. De re aedificatoria, IX, 5-6. La moyenne sert à définir les proportions en général, et les ordres architecturaux en particulier.
14 Le mot ‘royauté’ s'entend ici dans un sens plus large dans le cas d'Antoine, qui n'est pas un roi au sens propre, mais que l'on peut considérer comme tel : c'est l'un des détenteurs du pouvoir romain, celui qu'Octave nomme ‘my mate of empire’ (V, 1, 43) et Cléopâtre ‘Emperor Antony’ (V, 2, 75).
15 Mes italiques.
16 Mes italiques.
17 “The strait-jacket of classical form”, Madeleine Doran, Endeavors of Art, Madison, Wisc., University of Wisconsin Press, 1964, p. 264.
18 John Shearman, Mannerism, Harmondsworth, Pinguin, 1990 (lre éd. 1967), pp. 74-75. L'expression “viscous curves" se trouve p. 75.
19 Expression empruntée à Yves Peyré, “Ce que disent les nuages ; métamorphose, doute et raison au temps de la Renaissance”, Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur, Actes du congrès d'Amiens (1982), Études Anglaises, no 94, 1987, pp. 109-135 (“Travels in the Clouds”, French Essaye on Shakespeare, éd. J.-M. Maguin & M. Willems, Cranbury, N.J., 1995, pp. 11-38).
20 Les dix livres..., op. cit., I, 3, p. 19.
21 The Ten Books..., op. cit., I, 9. Il n'existe aucune traduction en français de l'ouvrage d'Alberti, sinon celle de Jean Martin (1550), archaïque et peu claire. Toutes les références à Alberti sont traduites par moi d'après l'édition Leoni.
22 On retrouve la même image plus loin, dans la scène où Somerset est tué sous l'enseigne d'une auberge nommée “The Castle” (V, 2).
23 The Ten Books..., op. cit., V, 6.
24 The Ten Books..., op. cit., II, 1.
25 “[L'économie] consiste à faire le meilleur emploi possible du terrain et des matériaux, et pour cela, l'architecte devra d'abord ne pas employer les choses que l'on ne peut trouver ou préparer qu'à grands frais...", Les dix livres..., op. cit., I, 3, p. 17.
26 Les dix livres..., op. cit., I, 4; I, 7; V, 3; V, 8; VI, 2.
27 The Ten Books..., op. cit., I, 1.
28 Alberti résume ces idées dans un long titre dont la tirade de Lord Bardolph semble être l'écho : “Treating of the Materials. That no Man ought to begin a Building hastily but should first take a good deal of Time to consider, and revolve in his Mind all the Qualifies and Requisites of such a Work: And that he should carefully review and examine, with the Advice of proper Judges, the whole Structure in itself, and the Proportions and Measures of every distinct Part, not only in Draughts or Paintings, but in actual Models of Wood or Some other Substance, that when he has finish’d his Building, he may not repent of his Labour”, De re aedificatoria, II, 1.
29 “The wondrous architecture of the world”, Christopher Marlowe, 1 Tamberlaine, I. 2.22.
30 Vitruve définit la dispositio comme “l'arrangement convenable de toutes les parties, de manière qu'elles soient placées selon la qualité de chacune”. Les dix livres, op. rit., I, 2, pp. 13-14. Le texte latin dit : “dispositio autem est rerum apta conlocatio”.
31 François Laroque, Shakespeare et la fête. Essai d'archéologie du spectacle dans l'Angleterre élisabéthaine, Paris, P.U.F., 1988, p. 267 (Shakespeare's Festive World. Elizabethan Seasonal Entertainment and the Professional Stage, éd. revue et augmentée, trad. Janet Lloyd, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, rééd. 1994). Sur ce point, voir “Fête et révolte”, pp. 264-270.
32 “[In the grotesque] laws of statics, symmetry and proportion are no longer valid”, Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, trad. U. Weisstein, Gloucester, Ma., Peter Smith, 1963 (lre éd. 1957), p. 21.
33 Françoise Choay, La règle et le modèle. Sur la théorie de l'architecture et de l'urbanisme, Paris, Le Seuil, 1980, p. 99. Voir Alberti, The Ten Books, op. cit., III, 6, 7 & 12. Françoise Choay évoque “la métaphore-postulat de l'édifice-corps”, pp. 99-100.
34 Les dix livres..., op. cit., VII, 5, pp. 96-97.
35 “The critical tradition interprets classicism primarily in terms of order and decorum, privileging structural form over decorative motifs”, “Lying Among the Classics: Ritual and Motif in Elite Elizabethan and Jacobean Beds”, Lucy Gent, éd., Albion's Classicism. The Visual Arts in Britain, 1550-1660, New Haven & Londres, 1995, p. 356.
36 Bruno Zevi exprime cette idée à propos du cubisme dans Apprendre à voir l'architecture, trad. Lucien Trichaud, Paris, Éditions de Minuit, 1959.
37 Voir Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975 et L'homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977. John Buxton, dans son Elizabethan Taste (Londres, Macmillan, 1963), explique qu'à partir d'Henri III on place sur la tombe royale une effigie dont le visage et les mains sont en bois ou en cire, et qui porte des vétements de roi, avant de la remplacer par une effigie permanente (chap. IV : “Sculpture"). Voir également Timothy Mowl, Elizabethan and Jacobean Style, Londres, Phaidon, 1993.
38 Roy Strong montre que le point de départ de ces somptueuses funérailles royales est l'enterrement de Charles Quint en 1558 : Art and Power, Woodbridge, The Boydell Press, 1984 (lre éd. 1973).
39 Les dix livres..., I, 1.
40 Fac-similé de la lre éd. (1624), Charlottesville, Va., 1968, pp. 106-107. Cité par Nigel LLewellyn, ‘“Plinie is a Weyghtie Witnesse’: The Classical Reference in Post-Reformation Funeral Monuments”, Lucy Gent, Albion's Classicism, op. cit., pp. 158-59.
41 Nigel LLewellyn, “‘Plinie...’”, op. cit.
42 Iconologie, op. cit., Qij.
43 Puttenham écrit la chose suivante: “there is nothing in man of all the potential parts of his mind [...] more noble or more necessary to the active life than memory: because it maketh most to a sound judgement and perfect worldly wisedome, examining and comparing the times past with the present, and by them both considering the time to corne, concludeth with a stedfast resolution, which is the best course to be taken in all his actions and advices in this world”, The Arte of English Poesie (1589), Menston, The Scolar Press, 1968, p. 31.
44 Mes italiques.
45 Life and Art of Albrecht Dürer, p. 261, cité par Ernest B. Gilman, The Curious Perspective. Literary and Pictorial Wit in the Seventeenth Century, New Haven & Londres, 1978 (c'est moi qui traduis). Voir François Laroque, “Perspective in Troilus and Cressida", John M. Mucciolo éd. (avec Steven J. Doloff & Edward A. Rauchut), Shakespeare’s Universe: Renaissance Ideas and Conventions, Aldershot, 1996, p. 224-242 (notamment pp. 233-236).
46 William S. Heckscher, “Shakespeare in His Relationship to the Visual Arts: A Study in Paradox”, Research Opportunities in Renaissance Drama, XIII-XIV, 1970-71, pp. 5-73.
47 Marie-Madeleine Martinet, “The Winter's Tale et ‘Julio Romano’”, Etudes Anglaises, vol. XXVIII, no 3, juillet-sept. 1975, pp. 257-268; William S. Heckscher, “Shakespeare in His Relationship to the Visual Arts...”, op. cit.; Cyrus Hoy, “Jacobean Tragedy and the Mannerist Style”, Shakespeare Survey, no 26, 1973, pp. 49-69. À propos du Palazzo del Té, voir Jean Castex, Renaissance, baroque et classicisme. Histoire de l'architecture 1420-1720, Paris, Hazan, 1990.
48 Les dix livres, op. cit., I, 2, p. 14.
49 Sebastiano Serlio, The Five Books of Architecture, trad. Robert Peake (1611), New York, Dover Publications, 1982, II, 3, fol. 24-26.
50 Miriam Milman, Architectures peintes en trompe-l'œil, op. cit. ; A. Buschow & W. Oechslin, Architecture de la fête : l'architecte comme metteur en scène, trad. Marianne Brausch, Liège & Bruxelles, Pierre Mardaga, 1987 (lre éd. 1984) ; Christian Dupavillon & Francis Lacloche, Le triomphe des arcs, Paris, Gallimard, 1989 ; Roy Strong, Art and Power, op. cit.
51 Miriam Milman, Genève, Skira, 1992 (lre éd. 1986), p. 34.
52 Voir Michael Neill, “‘Exeunt with a Dead March’: Funeral Pageantry on the Shakespearean Stage’”, David M. Bergeron éd., Pageantry in the Shakespearean Theater, Athens, Ga., University of Georgia Press, 1985, pp. 153-194.
53 Michael Neill suggère qu'à l'époque de Shakespeare c'était la scène théâtrale elle-même, dominée par la façade du mimorum aedes, qui faisait office de monument : “‘Exeunt with a Dead March’...”, op. cit.
54 Iconologie, op. cit., Lij.
55 Wölfflin évoque des autels baroques “where the figures combine to such an extent with the structure that they look like the foam on the tossing wave of the architecture”, Principles of Art History: The Problem of the Development of Style in Later Art, trad. M. D. Hottinger, Londres, Dover Publications, 1950 (lre éd. 1915), p. 55.
56 Voir Henry Green, Shakespeare and the Emblem Writers. An Exposition of their Similarities of Thought and Expression, Londres, Trübner & Co, 1870.
57 “Selon l'OED, qui consacre une assez longue note à ce mot [pageant], l’étymologie viendrait de l'anglo-latin ‘pagina’, dont le sens est alternativement celui de ‘scene displayed on a stage’ et de ‘stage on which a scene is exhibited or acted’. On est ici en présence d'une parfaite réciprocité métonymique où le lieu de la représentation sert aussi à désigner la chose représentée. L'autre étymologie est celle du latin ‘pagina’ au sens de page d'un texte ou manuscrit. Or, lorsqu'on songe à ce qu’est une page de manuscrit médiéval avec ses enluminures, on voit que le passage de l'écrit au visuel, de la lettre à la scène, se fait presque naturellement”, François Laroque, op. cit., p. 60.
58 Stephen Harrison, Arches of Triumph, Londres, 1604.
59 Marie-Thérèse Jones-Davies, Ben Jonson, Inigo Jones et le masque, Paris, Marcel Didier, 1967.
60 Ben Jonson, The Works, Oxford, Clarendon Press, 1925-50 (11 vol.), vol. VII: “Masques and Entertainments”.
61 Nigel Llewellyn,'"Plinie is a Weyghtie Witnesse..."', op. cit.
62 Elizabethan Taste, op. cit.
Auteur
Ancienne élève de l'ENS de Fontenay-Saint-Cloud, Muriel Cunin est doctorante à l'Université de Montpellier III et membre du CERRA, le Centre d'Études et de Recherches sur la Renaissance Anglaise (UPRES-A du CNRS). Elle prépare une thèse sur “L'Architecture dans le théâtre de Shakespeare”.
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