Iconographie de l’infamie : les métamorphoses de Iago1
p. 255-266
Texte intégral
1Dans l’histoire du Maure de Venise racontée par Cinzio Giraldi, le traître qui n’a pas de nom est décrit comme un personnage « d’une très belle prestance mais de la nature la plus scélérate qu’on puisse trouver au monde »2. Dans les emblèmes de la Renaissance, il n’était pas difficile de représenter l’écart, contraire aux idées platoniciennes, entre l’apparence extérieure et la nature intérieure. Dans de l’Iconologie de Ripa (1593), source d’inspiration pour les auteurs de masques et de divertissements allégoriques, L’Ingano (la tromperie) a les traits d’un homme d’Église, mais devient en dessous de la taille un serpent enroulé et un léopard tacheté. Le roi Lear fait allusion à ce genre de représentations lorsqu’il décrit les femmes comme des centaures en dessous de la taille (« down from the waist ») mais des femmes au-dessus (« women all above »)3, tandis qu’Othello lui-même s’attend à voir apparaître l’image du Diable lorsqu’il cherche le pied fourchu de Iago4. Ces procédés visuels reposent sur une croyance ancienne dans le bien et le mal conçus comme des absolus radicalement opposés que seul l’art de l’emblème permet de montrer simultanément dans la même image. La disparition de ce symbolisme explicatif après la Restauration posa de nouveaux problèmes aux artistes mais aussi aux acteurs, dans la mesure où le théâtre subit une forte influence des théories iconographiques. C’est une idée platonicienne du corps comme reflet de l’âme qui inspire les tentatives pour trouver une codification authentique et internationale du geste et de l’expression. Cet article se propose d’examiner comment ces recherches ont une incidence sur le problème que pose le personnage de Iago.
2Mon étude commence par un exemple français tardif : la publication en 1844 par Théodore Chassériau d’une série de quinze eaux-fortes d’Othello. La dernière gravure renvoie aux ultimes vers de la pièce, dans la traduction par Benjamin Laroche. Elle est dominée par Lodovico qui montre « le tragique fardeau de ce lit », une très belle Émilia, qui n’a pas les traits de la mégère, est allongée aux côtés de Desdémone, tandis qu’Othello, qui vient de « mourir sur un baiser », s’est effondré au pied du lit. Selon des critères modernes, il s’agit là d’une vision idéalisée de la pièce ; l’illustration ne renvoie nullement à une représentation théâtrale : au XIXe siècle, les mises en scène d’Othello n’ont jamais accordé à Lodovico les derniers mots de la pièce, ni autorisé Émilia à mourir sur le lit sur lequel elle avait demandé d’être allongée ; elles s’achevaient toujours sur le suicide du héros, parfois immédiatement suivi par l’un des vers (rarement les deux) dans lesquels Cassio réagit devant l’événement (« O bloody period », ou « This did I fear »).
3Un spectateur qui connaît bien la pièce cherche forcément Iago et il est fort probable qu’il ait du mal à le trouver. Chassériau l’a placé sur l’extrême bord de la scène, à moitié dissimulé dans l’ombre. La contorsion des jambes indique probablement qu’il se tord de douleur, mais suggère aussi qu’il a été relégué dans un espace trop étroit. Même s’il a été percé à jour à la fin de l’acte V et n’a donc plus besoin de dissimuler ses vrais sentiments, son visage reste inexpressif. Comme le remarque Jay Fisher dans son édition des gravures de Chassériau, il n’y a pas de commune mesure entre les difficultés qui se posent au peintre lorsqu’il représente Iago et le plaisir évident qu’il éprouve à dépeindre Othello et Desdémone, présents dans dix des quinze eaux-fortes de la série5. À l’origine, il semble avoir essayé de révéler la traîtrise de Iago à travers ses gestes, mais finalement il nous offre seulement l’image que le personnage donne de lui-même au monde, non celle que le public est autorisé à entrevoir. On ne peut pas savoir si l’artiste cherche sincèrement à rendre méconnaissable la traîtrise ou s’il refuse tout simplement de la représenter, de peur de déséquilibrer sa composition, comme dans l’exemple souvent cité de la souffrance d’Agamemnon devant le sacrifice d’Iphigénie : le peintre refuse de représenter la souffrance du roi en le montrant au spectateur seulement de dos. En plaçant Iago dans l’ombre et aux marges de la gravure, Chassériau semble nous dire qu’il n’appartient pas au monde de l’art.
4Cette réticence apparente dans le traitement du personnage de Iago par Chassériau reflète en partie la vision française de la pièce. Lorsqu’elle fut jouée dans la traduction de Ducis en 1792 et lorsque trois acteurs anglais jouèrent le rôle d’Othello à Paris en 1827, le public éprouva à chaque fois du dégoût et de l’incrédulité devant la méchanceté de Iago. Le biographe de Ducis, Onésime Leroy, affirma en 1835 que l’adaptation française était supérieure à l’original à cause de la clarté avec laquelle tout dans la pièce est subordonné à la punition du péché de Desdémone qui a refusé d’obéir à l’autorité paternelle. Shakespeare, remarquait-il avec regret, avait simplement brouillé le sens moral de la pièce en accordant trop d’importance à des personnages moins intéressants comme Othello, ou surtout Iago6. Les spectateurs qui connaissaient ce personnage à partir de l’adaptation de Ducis le trouvaient particulièrement scandaleux, sans doute parce que son rôle dans cette version demeure, jusqu’à la fin, celui du confident traditionnel des tragédies françaises ; il n’y a pas de monologues ou de dialogues dans lesquels sa vilenie se révèle et, lorsqu’Othello et le public finissent par en prendre conscience, le scandale est d’abord métathéâtral : il vient moins de la traîtrise de Iago que de la transgression des conventions qui régissent la construction d’un personnage de théâtre. Dans le livret de l’opéra de Rossini, beaucoup plus inspiré de Ducis que de Shakespeare, Iago n’est qu’un amant de Desdémone parmi d’autres ; Iago, Othello et l’autre amant de l’héroïne, Roderigo, sont tous ténors, interchangeables sur le plan musical. Comme dans l’adaptation de Ducis, Iago est absent de la dernière scène : sa traîtrise est rapidement mentionnée, mais nous ne le verrons plus après la découverte de sa véritable nature. Ainsi le dramaturge Ducis et le librettiste Berio di Salsa évitent le problème de la réconciliation des deux facettes du personnage.
5Celle-ci est rendue difficile par l’absence de toute codification iconographique susceptible de montrer qu’une émotion représentée peut être feinte. Le célèbre discours de Le Brun sur l’expression, publié en 1698 et traduit en anglais en 1734, s’adressait d’abord aux dessinateurs7. Mais les illustrations de cet ouvrage, qui montrent comment il faut rendre dans les portraits les différentes passions du visage, eurent une influence durable, non seulement sur les artistes mais encore sur les acteurs, en Angleterre et ailleurs. Les gravures qui représentent par exemple la joie, l’amour et la peur, montrent les émotions dans leur forme la plus radicale et s’inscrivent dans la tradition picturale allégorique à laquelle Le Brun se référait. Il est frappant que beaucoup d’autres manuels sur les passions reprennent ces gravures, ainsi que les conseils sur la manière de recréer concrètement les émotions en les décomposant en plusieurs unités maniables. En 1882, Gustave Garcia, s’inspirant d’ouvrages plus anciens, réimprime des illustrations tirées de Le Brun et explique que la passion de la « colère » se reconnaît par des signes précis : « by an inflamed visage, the eyes darting fire, the teeth sometimes gnashing, the whole body, and the arms in particular, thrown into a violent emotion »8.
6Si le rôle d’Othello attire tant les acteurs, c’est qu’il leur donne si bien la possibilité d’exprimer une gamme d’émotions intenses et contrastées, qui entrent pour la plupart dans les catégories de Le Brun. À une exception près, néanmoins : Le Brun semble considérer la jalousie comme une passion relativement simple, puisque dans sa classification elle est interchangeable avec la haine. Cette hypothèse, qui implique qu’Othello devient absolument identique à Iago dans la seconde partie de la pièce, provoqua des controverses. En effet, bien que certaines lectures modernes puissent s’accorder avec cette vision, les hiérarchies qui sous-tendent l’art dramatique au XVIIIe siècle empêchent que les émotions du traître soient traitées comme celles du héros : Othello, si furieux ou misérable qu’il soit, doit toujours conserver sa nature d’amant et de héros, tandis que Iago doit garder l’apparence du traître. La jalousie, qui provient de l’amour, est par essence protéiforme. Plusieurs ouvrages sur l’art dramatique, à commencer par celui d’Aaron Hill, vont jusqu’à affirmer que l’on retrouve dans le rôle de l’amant toutes les autres émotions. Un manuel utilise d’ailleurs des vers d’Othello pour illustrer trois différentes passions : l’amour comblé, la jalousie inquiète, et la jalousie furieuse. Ce genre de distinction rappelle la méthode de Le Brun : les sourcils, à cause de leur proximité avec le cerveau, indiquent les mouvements de l’esprit, tandis que la bouche souligne les mouvements du cœur. La nécessité d’exprimer le plus parfaitement possible chaque passion fait de la capacité à passer soudainement d’un état à l’autre la pierre de touche du talent de l’acteur et explique pourquoi Othello était un rôle très prisé.
7De la même façon, certains acteurs qui jouaient le personnage de Iago voulurent se distinguer en insistant sur le passage rapide de la bonhomie hypocrite à la haine passionnée et à l’envie. Mais Iago est un personnage qui ne se caractérise pas tant par ses brusques changements d’humeur que par sa faculté à dissimuler ses pensées, sauf dans les monologues et, dans une certaine mesure, en présence de Roderigo. Cette posture n’a pas sa place dans la classification de Le Brun, ni dans les représentations antiques et chrétiennes de l’hypocrisie, à propos desquelles Brian Vickers parle d’« optimisme moral »9 Il cite l’affirmation de Quintilien selon lequel « on a beau chercher à la dissimuler, l’insincérité [simulatio] finira toujours par se révéler » et les paroles du Christ (Luc 12 : 2) qui assure que l’hypocrisie sera finalement découverte : « rien, en effet, n’est voilé qui ne sera révélé, rien de caché qui ne sera connu ». Les attaques contre le théâtre tiraient parti du lien étymologique entre « hypocrite » et « acteur » ; peut-être était-ce pour cette raison que les auteurs de manuels à l’usage des comédiens hésitaient à affirmer que le jeu d’un acteur puisse être parfait. Dans ses notes sur Othello réunies dans son Dramatic Censor (1770), Francis Gentleman fournit l’une des descriptions les plus complètes de l’interprétation des rôles shakespeariens au XVIIIe siècle ; à aucun moment, il n’affirme que Iago doit donner une image convaincante du bien et révéler seulement en quelques occasions le mal qui l’anime, mais il explique au contraire qu’il doit faire ressortir les attributs de la traîtrise et prendre ceux de la bonté seulement dans certaines circonstances. Engel, dans Ideen zur Mimik (1785), librement traduit en anglais par Henry Siddons en 1807 sous le titre Practical Illustrations of Rhetorical Gesture and Language, ne croit pas que le traître puisse inspirer confiance :
The answer of Cain, « Am I my brother’s keeper? » certainly carries with it an air of effrontery and boldness: but who does not recognize, with the first glance, that this answer of Cain’s is dissembled and false. If anyone had this passage to recite, he would assuredly express with a trembling voice that fear which seeks to mask itself even by its very words.10
8En 1882, dans son manuel de théâtre, Gustave Garcia affirme encore qu’un hypocrite se trahit toujours par ses gestes :
Although the hypocrite assumes a soft, persuasive tone of voice and has a smile on his lips, yet his attitude does not inspire confidence; for notwithstanding his art at concealing his feelings, the State of his soul is reflected in his features, which assume a restless and deceitful expression. The face of the hypocrite is often pale: he never looks others in the face, he seems to be afraid of their searching glance; his manners are calculated and insinuating; he rarely makes an impetuous movement; his walk is silent, almost mysterious; his action uncertain, his attitude humble, so as never to raise suspicion.11
9L’expression « never to raise suspicion » renvoie sans aucun doute à l’intention du personnage, mais non au jeu lui-même ; même à la fin du XIXe siècle, l’idée que le bon acteur pouvait tromper le public aussi bien que la victime était trop inquiétante pour qu’on l’envisage sérieusement.
10Pour cette raison, on faisait traditionnellement en sorte que les traîtres soient parfaitement reconnaissables par le public tout en ayant l’air inoffensifs aux yeux des autres personnages. Dès 1650, Thomas Killigrew, dans la pièce Cicilia et Clorinda, décrit le traître « vêtu de vêtements noirs, de plumes noires et d’une perruque noire, son corps est laid et tordu ; il porte un poignard à son côté » (première partie, I, 1). L’habitude qui consiste à faire porter aux personnages malfaisants des perruques noires se poursuit à la Restauration, et Charles II, lui-même très brun, fit des commentaires sur cette mode12 Cinquante ans plus tard le stéréotype n’avait pas changé et les traîtres étaient toujours associés à la couleur noire comme le montre la définition d’Addison en 1709 : le maquillage d’un meurtrier est constitué par un gros « morceau de liège brûlé et [par] une perruque noire comme du charbon »13.
11L’histoire du personnage de Iago suggère néanmoins qu’on acceptait un bon nombre de types physiques pour ce rôle. Il est probable que John Lowin et l’acteur de la Restauration Walter Clun, célèbres pour leurs interprétations du rôle de Falstaff, étaient d’un abord franc et honnête. Mais dans les années 1620 et 1630 le rôle fut joué par l’acteur au physique agréable Joseph Taylor, successeur du célèbre Burbage au King’s Men, et un autre bel acteur, Michael Mohun (surnommé Major) qui succéda à Clun. Toutefois, lorsque le grand Thomas Betterton hérita du rôle d’Othello, après la réunion des théâtres en 1682, son partenaire dans le rôle de Iago était Samuel Sandford, un personnage au corps si difforme que Colley Cibber était sûr que Shakespeare aurait souhaité le voir dans le rôle de Richard III14. Mais Cibber ne tranche pas le problème de la représentation de la vilenie. Il reconnaît d’une part qu’il vaut mieux que le spectateur ne soit pas séduit par les personnages de traîtres : « not being misled by a tempting Form, [the spectator] may be less inclin’d to excuse the wicked or immoral Views or Sentiments of them »15 ; mais il se demande aussi s’il est vraiment sage de mettre en scène des traîtres qui se trahissent d’emblée par leur air malfaisant – autrement dit, « to employ in Wicked Purposes, Men, whose very wicked suspected Looks might be enough to betray them »16. Cibber lui-même, acteur efflanqué au visage sans distinction et à la voix peu impressionnante, interpréta d’abord le rôle de Iago en 1708 mais, jusqu’en 1715, il partagea ce rôle avec un autre acteur. Richard Steele rapporte dans son journal The Talk of the Town que lorsque celui-ci quitta la compagnie cette année-là, Cibber hésita à reprendre Othello à Drury Lane parce qu’il savait qu’il devrait jouer Iago. En fait, Cibber avait tout à fait raison d’imaginer qu’on utiliserait ce rôle contre lui ; le critique John Dennis déclara qu’il n’était capable de jouer les traîtres et les dandys que parce qu’il était les deux à la fois – « and sometimes in Tragedy he blends the Fop and the Villain together, as in Iago for example, in the Moor of Venice »17 Un Iago dandy : cette possibilité est séduisante mais d’autres sources contemporaines décrivent l’acteur comme un traître sur lequel personne n’aurait pu se méprendre. En outre, on alla jusqu’a reprocher à Charles Macklin, qui fut probablement le meilleur Iago, de paraître trop méchant18. Le rôle exigeait des qualités si contradictoires qu’aucun acteur ne semblait au public suffisamment perfide et en même temps suffisamment crédible.
12Ces difficultés d’interprétation viennent du fait qu’Othello, plus que toute autre pièce, souffre des préjugés de son temps sur les traîtres et les héros. L’idée qu’Othello devait être grand semble avoir suffi à décourager Garrick lorsqu’il s’attaqua au rôle. Pendant une courte période, le célèbre acteur joua Iago aux côtés d’un Othello, incarné par un acteur très à la mode, Spranger Barry, qui était grand, élégant et doué d’une très belle voix. Bien que Murphy précise que « l’attention du public se partageait également entre les deux grands acteurs »19, Garrick ne manifesta plus d’intérêt pour Iago après que Barry eut quitté Drury Lane pour Covent Garden. On ignore comment Garrick interpréta ce rôle – il est significatif qu’il ne fut jamais peint en train de jouer Othello ou Iago. Ce que nous savons des autres interprétations réussies de Iago suggère que le rôle évoluait vers plus de crédibilité, la perfidie se faisant plus discrète. Robert Bensley (ancien soldat, dont l’air honnête pouvait convaincre les spectateurs, et qui joua à la fois avec Barry et Kemble) était populaire mais restait un acteur de second rôle. John Henderson, qui mourut à moins de quarante ans, était véritablement un acteur de premier plan : à l’instar de Garrick, il ne commença à jouer Iago qu’après son échec dans le rôle d’Othello ; mais, contrairement à Garrick, il est vraisemblable qu’il aimait ce personnage. L’une de ses principales qualités était la clarté et ses meilleurs rôles (Hamlet et Falstaff) étaient ceux pour lesquelles il importait peu de savoir bien prononcer les vers. Boaden, le biographe de Kemble et Siddons, rappelle que le Iago interprété par Henderson était « profondément intellectuel, comme le personnage » et ajoute : « je n’ai jamais rien vu de tel »20. Les spectateurs ont apprécié Henderson, au moins en partie parce qu’il était différent de la plupart des autres acteurs ; l’un d’entre eux déclara fièrement : « to the last, he never possessed an action that was elegant » ; dans le rôle de Hamlet, on croyait toujours qu’il allait perdre le duel final, et on dit qu’il était à ce point indifférent aux apparences qu’il se vantait d’avoir porté le même costume pour interpréter successivement trois rôles différents21. Sur son portrait en costume de théâtre, en partie inspiré d’un portrait en buste de Gilbert Stuart, il a l’air sincèrement désolé du récit qu’il doit faire à Othello. Il est probable que les gravures de Le Brun illustrant la jalousie et la colère ont servi de modèle à la courbure de ses sourcils. Il se peut que son attitude toute contorsionnée renvoie à la même codification, à moins qu’elle ne soit le résultat de la formation classique qui obligeait les acteurs à faire des gestes de la main droite, même quand celle-ci se trouvait sur le devant de la scène22. Il se peut enfin que l’artiste se soit contenté de rendre la gaucherie notoire de Henderson.
13Edmund Kean joua Iago pour la première fois à Londres le 7 mai 1814, seulement deux jours après son début dans le rôle d’Othello. Procter, son premier biographe, nous donne un commentaire alléchant de cette interprétation : « He took for his model a person still alive »23. Hélas, il ne précise pas l’identité du modèle. Kean joua le rôle avec tant de légèreté et d’humour qu’il provoqua un débat critique sur la bienséance. Par ailleurs, il savait chanter, ce qui rendait la scène de beuverie fort plaisante. Mais au bout de quelques soirs, si l’on en croit Procter, Kean changea d’interprétation et les représentations qui suivirent furent seulement de « second ordre ». Peut-être parce qu’il ressentait de l’aversion à l’égard de ce rôle sur lequel se cristallisait tant de haine. On rapporte qu’il aurait volontairement mal joué afin de décourager un autre directeur de théâtre de lui demander d’interpréter le rôle. Toutefois, jusqu’à preuve du contraire, il fut le premier à mettre au point une nouvelle iconographie pour exprimer le mal (ou peut-être était-ce un simple retour à la perruque noire que portaient les traîtres dans le théâtre de la Restauration). Kean, qui de toute façon était brun, étudia attentivement les caractéristiques du tempérament méditerranéen, et comme le rapporte son biographe Hawkins, « [he] imparted a peculiarly Italian tint to the character of the ancient, especially in that significant action of silently rubbing his hands behind him as his plot satisfactorily progressed »24. Il se peut qu’il y ait eu des motivations politiques derrière cette lecture : depuis 1815 en effet, la reine Caroline vivait à l’étranger et avait été accusée d’avoir commis l’adultère avec un Italien. En 1820, George IV essaya de s’assurer que cette femme dont il était séparé ne deviendrait jamais reine d’Angleterre en lui intentant un procès qui fut véritablement celui de sa chasteté.
14Beaucoup d’Italiens témoignèrent contre elle et les théâtres mirent à l’affiche les pièces de Shakespeare dans lesquelles, comme dans Cymbeline ou Othello, la vertu de femmes innocentes est calomniée par de sinistres Italiens. Le président américain John Quincy Adams, dans une lettre qu’il écrivit à l’acteur James Hackett dans les années 1840, associa Iago et Othello, et les désigna comme « [the] national portraits of man – the Italian and the Moor »25. Lorsque les critiques italiens eurent vent de cette réaction, ils furent comme de juste mécontents : en 1888, l’un d’entre eux fit valoir qu’à part Othello, tous les personnages de la pièce étaient italiens26.
15Même si à la fin du XVIIIe siècle, les manuels d’art dramatique préconisaient toujours une corrélation mécanique entre l’émotion et son expression, les acteurs disposaient désormais de nouveaux modèles. Joseph Roach dans The Player’s Passion montre comment les écrits sur l’art dramatique s’inspirent alors de plusieurs théories à la fois : ils traitent encore de la succession de passions intenses mais ils développent aussi l’idée que les passions sont des vibrations qui s’atténuent lentement27. Ce deuxième modèle permet la réconciliation de deux aspects opposés du caractère de Iago, qui reste constamment mauvais, malgré les rôles différents qu’il joue en présence des autres personnages ; c’est cette attitude que choisit d’adopter le comédien Edwin Booth que le critique new-yorkais J. R. Towse décrit « [as] entirely plausible, with no hint of venomous intrigue except in the soliloquies », avant d’ajouter : « [he] somehow seemed to be enveloped in an aura of evil »28. Il n’était pas rare de trouver le qualificatif « fiendish » appliqué à cet acteur d’origine irlandaise que l’on prenait souvent pour un Italien à cause de la couleur étonnamment sombre de ses yeux et de ses cheveux. La surprenante cape rouge qu’il porte dans le portrait en costume de Thomas Hicks suggère une autre source iconographique : le Méphistophélès de Goethe. D’autres images et d’autres photographies montrent toutefois qu’en règle générale Facteur ne portait pas ces vêtements « diaboliques ». Une nouvelle tradition apparaît enfin avec l’édition d’Othello destinée aux acteurs, publiée en 1861, dans laquelle Charles Fechter précise que Iago doit porter des vêtements « sobres et de bon goût » et que son apparence et sa conduite doivent être séduisantes29.
16Un fait très significatif dans l’histoire d’Othello au XIXe siècle est que Booth, contrairement à Kean, était toujours prêt à jouer le rôle de Iago, mais de plus en plus réticent à jouer celui d’Othello. Les notes de bas de page du The Variorum Othello, édité par H. Howard Furness, contiennent de nombreux commentaires de Booth sur la nécessité d’interpréter le personnage de Iago avec subtilité : l’acteur doit dévoiler ses intentions aux spectateurs tout en leur faisant comprendre quelles sont parfaitement indiscernables par les autres personnages. Toutefois lorsque Booth joua son rôle de Iago en face de Irving à Londres en 1881, les spectateurs anglais le jugèrent démodé et soulignèrent le « triomphe démoniaque » avec lequel il montrait du doigt les cadavres à la fin de la pièce, lorsqu’il lui était enfin permis de révéler sa vraie nature. Iago était-il alors vraiment subtil ? Il est possible que les réactions des spectateurs aient fluctué en fonction de leur engouement pour Booth et qu’en outre certains critiques ne croyaient plus dans le démoniaque. Il n’est pas surprenant non plus qu’à la fin du XIXe siècle on ne se satisfasse plus des représentations traditionnelles du mal ; les lecteurs commençaient à s’habituer aux romans de Henry James dans lesquels le statut moral des personnages n’apparaît que progressivement et souvent indépendamment de leur apparence physique.
17Alors qu’elle jouait dans la troupe itinérante de Booth, une actrice jeune et jolie Kitty Malony, lui expliqua sur le ton de la plaisanterie qu’il était inapte à jouer le rôle de Iago parce qu’il était trop beau : « No new husband who is not born a fool would select such a guardian to escort and protect his own bride ». Elle citait ensuite un ami, Frank Mayo, qui avait essayé de démystifier la conception romantique du personnage.
When there is no other adjective people can think of to apply to a man except honest – they mean that he is close to being a fool. I suppose he meant not shrewd enough to be dishonest. That’s why every one trusts Iago and calls him honest. M. Mayo says Iago should be fat ; a blond ; almost lazy ; even perspiring ! No romantic girl would, of course, fall in love with that type, and a Smart, unscrupulous man could easily be of this type.30
18Il est probable que Mayo ne parlait pas sérieusement : personne pendant cette période n’aurait souhaité voir sur scène un Iago blond et tout en sueur, encore moins si le rôle était interprété par Booth. Mais ce que l’on considérait comme une plaisanterie à la fin du XIXe siècle allait devenir une interprétation parfaitement acceptable au XXe siècle. L’iconographie de la traîtrise devait s’inspirer d’un nouveau code de plus en plus répandu : celui de la psychanalyse freudienne.
19À l’origine, « freudien » signifiait homosexuel. Laurence Olivier choisit d’interpréter ce type de Iago en 1938 mais ce fut un échec, à la fois parce que Ralph Richardson, son partenaire, qui interprétait Othello, refusa de jouer un rôle d’homosexuel, mais aussi parce qu’à l’époque de Lord Chamberlain, il n’existait aucune codification de l’homosexualité en dehors de la comédie. En 1981, dans sa mise en scène de la pièce à Stratford, dans le Connecticut, le metteur en scène, Peter Coe, souhaitait que Iago (Christopher Plummer) soit homosexuel. James Earl Jones (Othello), comme Ralph Richardson avant lui, n’était pas d’accord avec cette lecture de la pièce, mais l’absence de motivation sexuelle explicite dans le comportement de Iago ne faisait que le rendre plus mystérieux et plus fascinant, voire tragique, aux yeux des critiques. L’épidémie de SIDA était alors sur le point de rendre l’équation entre le mal et l’homosexualité inacceptable, mais elle ne modifia pas la vision essentiellement freudienne de la pièce qui associe toujours le mal incarné par Iago à une forme de dérèglement sexuel. Cette interprétation a conduit à modifier l’âge des personnages. Dans le texte de Shakespeare, Othello dit qu’il n’est plus tout jeune (« the young affects / In me defunct », I, iii, 248-249, et « I am declined / Into the vale of years », III, iii, 269-270) tandis que Iago précise qu’il a vingt-huit ans : « I have looked upon the world for four times seven years ». À l’époque où l’on faisait beaucoup de coupes dans la pièce, personne n’entendait ces mots de Iago ; aujourd’hui, ce mystérieux vers n’est plus omis, mais il est souvent modifié de façon à ce que Iago affirme qu’il a trente-cinq ou quarante-deux ans (cinq ou six fois sept ans). Désormais on coupe plutôt les vers d’Othello afin que son rôle puisse être joué par un jeune acteur. Ce changement s’explique sans doute par le fait qu’un bon nombre d’acteurs noirs prometteurs veulent jouer le rôle d’Othello – ceci est le résultat de l’ouverture de la profession qui a pris une génération pour s’accomplir. Je pense aussi que notre époque va plus loin que Platon : on assimile désormais la bonté non seulement à la beauté mais aussi à l’épanouissement sexuel. La mise en scène de la Royal Shakespeare Company en 1989, en présentant un Iago (joué par Ian McKellen) réservé et obsédé par l’ordre, suggérait qu’il était impuissant. Dans le film d’Oliver Parker (1994), on observe une polarisation plus radicale : Laurence Fishburne est un Othello très séduisant et Kenneth Branagh un Iago blond. Il n’est pas en sueur, mais il est néanmoins peu attirant, probablement impuissant, peut-être aussi homosexuel, et la frustration sexuelle de sa femme explique pourquoi elle lui apporte le mouchoir fatal au lit.
20La mise en scène de la pièce au théâtre Lansburgh de Washington en 1997-1998, particulièrement remarquée à cause de la présence d’un Othello blanc, Patrick Stewart, au milieu d’acteurs noirs, fit de Iago un personnage encore plus abominable. Il était non seulement gros et repoussant, mais encore coupable de maltraiter sa femme, comme le montrent l’attitude abattue d’Émilia lorsqu’elle est en présence de Iago et sa manière de prendre le parti de Desdémone lorsqu’Othello la frappe en public. La plupart des autres mises en scène ont moins insisté sur cet aspect du personnage ; mais dans la mise en scène de Janet Suzman au Market Theatre de Johannesburg, Iago est encore un personnage effrayant qui maintient sa femme dans la terreur. D’autres Iago se contentent de refuser à leurs femmes des relations sexuelles normales. Dans l’Othello de Stratford (avril 1999) de Michael Attenborough avec Ray Fearon et Zoe Waites (les deux comédiens jeunes et séduisants qui avaient joué Roméo et Juliette pour le même metteur en scène en 1998), Iago était interprété par Richard McCabe, acteur comique capable de jouer des personnages très sombres. Dans cette mise en scène où il ressemble à Malvolio, c’est un personnage corpulent avec un début de double menton, sans aucun doute dangereux, très certainement jaloux d’Emilia, et probablement impuissant. Contrairement aux autres groupes avec lesquels on associait jusqu’alors le traître Iago (tels les Italiens ou les homosexuels), les maris impuissants et violents risquent fort peu de former un groupe de pression pour se plaindre d’être enfermés dans des stéréotypes.
21Ces mises en scène qui reposent sur une nouvelle iconographie du bien et du mal – d’un côté un Othello et une Desdémone jeunes et radieux, de l’autre un Iago plus âgé et impuissant, et une Emilia frustrée, voire maltraitée – sont chargées de moins d’émotion que si Othello était interprété par un homme plus vieux. Elles impliquent en outre que l’on fasse des coupes dans une pièce fondée sur d’autres rapports d’âge entre les personnages. Le premier Iago fut sans doute John Lowin qui devait avoir vingt-huit ans en 1604, mais l’insistance sur la différence d’âge entre Desdémone et Othello n’est pas une conséquence de la distribution : Richard Burbage, âgé d’environ trente-cinq ans, venait de jouer le jeune Hamlet, et jouerait deux ans plus tard le rôle de King Lear, qui avait au moins quatre-vingts ans dans la pièce (« fourscore and upwards »), La différence entre les deux acteurs n’était pas tant d’âge que d’envergure. Contrairement aux Othello récents (exception faite d’Olivier et de Robeson), Burbage avait une réputation capable de lui assurer la sympathie du public sans qu’il soit nécessaire de réduire Iago à un personnage répugnant ou lamentable. En l’absence d’un acteur de grande envergure, la plupart des metteurs en scène et des comédiens ressentent le besoin de compenser visuellement l’indifférence morale supposée du public en lui indiquant vers qui ses affections doivent se porter. Il se peut que nous ne croyions plus au bien et au mal mais notre attachement à la codification des émotions suggère qu’une certaine forme de platonisme garde une forte emprise sur le théâtre.
Notes de bas de page
1 Cet article était à l’origine accompagné de diapositives ; je résume ici leur contenu lorsque c’est nécessaire.
2 « Di bellissima presenza, ma della più scellarata natura, che mai fosse huomo del mondo » ; d’après l’introduction d’Othello par H. H. Furness (William Shakespeare, Othello, Philadelphie, 1886). Othello est cité ici d’après l’édition Arden (Walton-on-Thames, 1996).
3 W. Shakespeare, King Lear, acte IV, scène VI, v. 124-127.
4 Othello, V, II, v. 286.
5 Jay Fisher, Théodore Chassériau, Illustrations for Othello, catalogue de l’exposition du musée de Baltimore, 11 novembre 1979-6 janvier 1980, p. 21.
6 Onésime Leroy, Études sur la personne et les écrits de J.-F Ducis, Paris, 1835, p. 156-159.
7 Voir l’excellente édition de Jennifer Montagu (The Expression of the Passions : the Origin and Influence of Charles Le Bruns Conférence sur l’expression générale et particulière, New Haven et Londres, 1994).
8 Gustave Garcia, The Actor’s Art, Londres, 1882, p. 149.
9 Brian Vickers, « Shakespeare’s Hypocrites », publié pour la première fois dans Daedalus, 108, 1979; réimprimé dans Returning to Shakespeare, Londres et New York, Routledge, 1989, p. 9.
10 Henry Siddons, Practical Illustrations of Rhetorical Gesture and Action: Adapted to the English Drama : from a Work on the Subject by M. Engel, Londres, 2e édition, 1821, p. 82-83.
11 G. Garcia, op. cit., p. 145.
12 Colley Cibber, An Apology for the Life of Colley Cibber, éd. B. R. S. Fone, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1968, p. 78.
13 Cité dans George C.D. Odell, Shakespeare from Betterton to Irving, New York, 1920, vol I, p. 290 (« a large Piece of Burnt Cork, and Coal-black peruke »).
14 C. Cibber, op. cit., p. 77.
15 Ibidem, p. 75.
16 Ibidem, p. 77.
17 Lois Potter, « Colley Cibber: the Fop as Hero », in Augustan Worlds, éd. J.-C. Hilson, M. Jones, J. R. Watson, Leicester, Leicester University Press, 1978, p. 156.
18 Samuel Foote, A Treatise on the Passions, so far as they regard the Stage; with a critical enquiry into the theatrical merit of M. G-k, M. Q-n, and M. B-y. The first considered in the Part of Lear, the two last opposed in Othello, Londres, n.d., p. 37-39.
19 Arthur Murphy, The Life of David Garrick, Esq., Londres, 1801, vol. II, p. 173.
20 James Boaden, Memoirs of Mrs. Siddons, Interspersed with Anecdotes of Authors and Actors, Londres et Philadelphie, 1827, p. 74, 245, 257.
21 Anonyme, The Wonderful Secrets of Stage Trick; or a Peep behind the Curtain, Londres, imprimé pour l’auteur, 1794, p. 16.
22 Joseph Roach, The Player’s Passion: Studies in the Science of Acting, Newark, Delaware, et Londres, 1985, p. 8.
23 B. W. Procter [Barry Cornwall], The Life of Edmund Kean, Londres, 1835, réimpression New York, 1969, II, p. 73
24 F. W. Hawkins, The Life of Edmund Kean [1869], réimpression New York, 1969, p. 249-250.
25 James Henry Hackett, Notes, Criticisms and Correspondence upon Shakespeare’s Plays and Actors, New York, 1863; réimpression New York et Londres, Benjamin Blom, 1968, p. 241.
26 G. Picinni Jarro, L’Otello di Guglielmo Shakespeare, Florence, 1888, p. 55-56.
27 J. Roach, op. cit., p. 106.
28 John Ranken Towse, Sixty Years of the Theater: an Old Critic's Memories, New York & Londres, Funk & Wagnalls, 1916, p. 190.
29 Charles Fechter, Othello, Londres, 1861, p. 1 (« quiet and in good taste; his manner and appearance attractive »).
30 Katherine Goodale, Behind the Scenes with Edwin Booth, New York, 1931, réimpression New York et Londres, Benjamin Blom, 1969, p. 289-290.
Auteurs
Université du Delaware (États-Unis)
Université de Rouen
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