Forme et difformités dans « Upon Appleton House to The Lord Fairfax » de Andrew Marvell
p. 163-174
Texte intégral
1« Upon Appleton House » appartient au genre du poème de la country-house fondé par Ben Jonson avec « To Penshurst » et a apparemment pour but, de chanter les vertus et la beauté de la nouvelle demeure que le général Fairfax a fait bâtir dans le Yorkshire. Ce manoir, édifié sur le domaine de Nun Appleton, appartenait, à l’origine, à un monastère cistercien dissout au XVIe siècle.
2C’est probablement pendant l’été 1651, quand Marvell résidait à la propriété en tant que précepteur de la fille des Fairfax, Mary, que le poème fut composé. Le général Fairfax, commandant en chef des armées du Parlement, avait démissionné de son poste en juillet 1650, lorsque Cromwell avait pris la décision de mener une campagne contre l’Ecosse, et vivait retiré sur ses terres.
3Or, si Marvell reste un poète indéfinissable, « Upon Appleton House », un de ses plus longs poèmes, demeure à bien des égards une énigme pour les générations de lecteurs qui tentent toujours d’en découvrir la clef. La difficulté majeure est de saisir la cohérence de ce texte qui débute comme un éloge de la vie dans une propriété rurale aristocratique et qui se mue en une flânerie déroutante à la première personne du singulier. Aucun critique ou presque n’aborde ce poème sous un angle esthétique1 Cet axe de lecture semble cependant intéressant car le texte s’ouvre sur une définition de l’esthétique architecturale et semble fonder son parcours sur une poursuite de cette beauté. Cependant, le poème suit le parcours imprévisible d’un narrateur qui, pendant une journée, va nous faire participer à ses visions changeantes du domaine en adoptant un discours qui ne semble affirmer une chose que pour la nier ensuite. Ces retournements accompagnés de brusques ruptures nous invitent à suivre une démarche apparemment contradictoire : l’articulation entre beauté et difformité, entre expérience de la beauté et manière dont ces distorsions s’incarnent dans la forme du poème.
4Nous verrons ainsi comment l’on passe de la vision de la beauté à sa dissolution. Ceci nous amènera à examiner la façon dont les formes littéraires témoignent de ce dérèglement avant d’explorer rapidement la façon dont Marvell forge sa propre esthétique.
5Le narrateur nous présente Nun Appleton en nous livrant, dès la première strophe, le critère d’une belle architecture : « within this sober frame expect / Work of no foreign architect »2. Une sobriété toute britannique à laquelle s’associent les justes proportions du manoir et l’agencement harmonieux du domaine : « all things are composed here » (v. 25). Toutefois, cet idéal de la beauté ne trouve pas sa source directe dans la conception grecque du Beau ni chez Vitruve, mais dans l’esprit chrétien du propriétaire :
But all things are composed here
[...]
In which we the dimensions find
Of that more sober age and mind.
(Strophe IV.)
6Dans la construction de cette phrase, le mot « dimension » qui se rapporte à la taille de la maison et de la propriété est associé aux termes abstraits « age » et « mind » qui renvoient à la sobriété morale des chrétiens de l’Église primitive. L’adjectif « sober » qui réapparaît ici est donc employé dans un sens éthique ; la sobriété esthétique du bâtiment, présentée à la première strophe, n’était donc que le reflet d’une éthique chrétienne protestante. Ainsi, le principe fondateur de cette maison n’est pas un plan humain mais l’humilité du général Fairfax : « humility alone designs / These short but admirable lines » (strophe vi). C’est cette humilité qui lui donne sa beauté.
7À l’inverse, l’homme déchu et vaniteux au point de vouloir se passer de Dieu construit, tel les bâtisseurs de Babel, des édifices disproportionnés (strophe iii). De même, l’architecte étranger et impie du Bel Retira et d’Aranjuez se torture l’esprit pour provoquer l’admiration du spectateur3 ; dans son ingéniosité, il défigure la nature en pervertissant son identité propre : « That unto caves the quarries drew, / And forests did to pastures hew » (strophe i).
8Par opposition à ces bâtiments monstrueux, l’idéal esthétique est incarné par l’habitat des animaux, exactement proportionné à leur être (strophe ii) ; la perfection de l’habitat réside dans l’exacte coïncidence de l’être avec son lieu soulignée par la récurrence de termes tels que « equal » et « fit ». La tortue avec sa modeste maison ajustée à sa taille est l’emblème de cette humble conscience de sa condition (on pense en effet à l’utilisation des tortues comme emblèmes de l’humilité chez George Wither et Henry Peacham par exemple4).
9La tension entre belle forme et difformité s’articule donc autour d’une reconnaissance de la présence divine et de la façon plus ou moins heureuse dont elle interfère dans les choix de l’individu. L’adéquation de la créature au lieu qu’elle occupe est donc un enjeu métaphysique, car la forme du lieu reflète la place de la créature – l’homme – dans le monde et a fortiori son rapport à Dieu. La beauté idéale ne peut donc se réaliser que comme une forme qui contiendrait le divin à l’intérieur de ses limites humaines : c’est pourquoi les mathématiques sacrées qui ont donné le jour à Appleton House sont capables d’enserrer sans les étouffer les choses divines5. La forme parfaite est ainsi également garante de la cohérence d’un monde où le microcosme humain reste uni au macrocosme divin.
10Cette esthétique protestante subordonnée à une éthique chrétienne est confirmée par le contre-exemple des religieuses qui, elles, emmurent les choses sacrées pour les pervertir en les réduisant à de vains ornements.
11Telle est la première vision idéale que le narrateur nous donne de la beauté de Nun Appleton. Toutefois, au fur et à mesure que le narrateur progresse dans sa flânerie, l’harmonie tend à disparaître et toute forme à se dissoudre. Ainsi, quand Fairfax pénètre dans sa modeste maison à la strophe vii, celle-ci se met à enfler, incommodée par sa grandeur : cette strophe, que plus d’un critique a jugée incongrue, exhibe le fait que si la maison se déforme c’est qu’elle ne correspond pas exactement à l’identité de son propriétaire. Autrement dit, le général Fairfax est comme « déplacé » et ce déplacement s’observe également dans la configuration de son jardin organisé comme une forteresse où les fleurs figurent des bataillons de soldats6 ; comme l’observe le narrateur, le général a transposé son occupation antérieure au sein même de sa retraite : « Who when retired here to peace / His warlike studies could not cease » (strophe xxxvi). L’hortus conclusus se laisse donc entièrement pénétrer par les activités extérieures.
12Lorsque le narrateur franchit les limites de ce jardin militaire, à la strophe xlvii, il se retrouve devant ce qu’il nomme l’abîme des prairies : « And now to the abyss I pass / Of that unfathomable grass ». Les prairies sont le lieu de la perte de toute proportion. Espace sans fond, elles annulent toute relation du grand au petit (les hommes y sont tour à tour des sauterelles mais ces sauterelles ressemblent à des géants) et du haut au bas : la vision y est à la fois en plongée et en contre-plongée : « And from the precipices tall / Of the green spires to us do call ». Comment rendre compte de ce brusque saut dans l’informe ?
13La dissolution de toute forme semble moins liée à une logique externe qu’à l’évolution de la pensée et des visions du narrateur qui laisse soudainement surgir deux questions quand il se trouve dans le jardin de Fairfax puis dans les prairies : la première porte sur la perte du jardin d’Éden que le narrateur vient à déplorer, perte sur laquelle se superpose la ruine de cet autre jardin qu’est l’Angleterre, île fortunée ravagée par la guerre civile7. La seconde question est justement celle de la guerre civile qui passe au premier plan lorsque le narrateur se met à décrire les faucheurs dans la prairie.
14La perte du lieu originel de l’homme entraîne la perte d’une réelle correspondance entre les mots et les choses ; aux strophes xli et xlii, le narrateur, prenant sa première métaphore florale littéralement, montre qu’à l’origine seules les fleurs portaient des armes – des armes inoffensives ; en devenant soldats, les hommes se sont approprié une qualité qui ne leur était pas propre et l’ont pervertie8. Ces deux évènements, perte du lieu premier et désordre semé par la guerre, superposés en une seule image horticole, viennent mettre à l’épreuve le cadre de la retraite de Fairfax.
15Ils sont aussi un facteur de dérèglement du masque qui prend place dans les prairies où, selon le narrateur, les apparences changeantes figurent des scènes successives.
16De fait, les scènes de la moisson sont présentées comme une série indéfinie d’anti-masques guerriers ou du monde à l’envers qui ne trouvent pas d’aboutissement dans la représentation d’un ordre rétabli9. La forme du masque, divertissement royal et aristocratique par excellence, était sous-tendue par la hiérarchie régnante qui seule pouvait ramener paix et harmonie là où le chaos s’était installé. Dans cet épisode, les scènes pastorales restent profondément troublées par le désordre. La guerre civile et la mort violente de Charles Ier deux ans plus tôt ne sont sans doute pas étrangères à cette perte de validité du masque.
17Le chaos est d’autant plus grand que nulle source d’autorité ne semble pouvoir lui donner de limite10 : ni le roi, ni Fairfax, dont la position est pour le moins complexe – ancien chef des armées parlementaires, il s’est opposé au régicide, et s’est finalement désolidarisé de la politique militaire de Cromwell.
18Dans les prairies, la réalité perd peu à peu tout sens stable et échappe à la maîtrise du narrateur qui va, de comparaison en métaphore, tenter de rendre compte d’un référent multiforme et multivalent : les prairies sont tour à tour abîme d’herbe, mer, champ de bataille, arène madrilène. Les images utilisées sont elles-mêmes ambivalentes : ainsi les sauterelles dans le pré peuvent être un écho à au moins deux passages bibliques : le premier est le chapitre xiii, verset 33 du Livre des Nombres où les envoyés de Moïse au pays de Canaan disent s’être confrontés aux habitants comme des sauterelles à des géants ; cette référence viendrait confirmer le sentiment d’étrangeté et de disproportion qui saisit le narrateur lorsqu’il regarde les faucheurs dans les prairies en contrebas. Toutefois, la seconde référence biblique possible, les sauterelles sortant du « puits de l’abîme » à l’ouverture du chapitre ix de l’Apocalypse donnerait un sens eschatologique au passage. Rien ne permet de trancher complètement car Marvell ne livre ni le code ni le contexte précis qui permettraient de déchiffrer ce signe ; les images telles que les sauterelles ou les Niveleurs à la strophe lvii semblent des éléments isolés de leur contexte de référence qui, tels des éclats en provenance de différentes mosaïques, viennent s’intégrer au fur et à mesure aux visions kaléidoscopiques du narrateur.
19Ainsi, la réalité ne peut se représenter que sous des points de vue divers et cependant simultanés. Le spectacle des vaches paissant dans le pré (strophe lviii) donne lieu à une véritable anamorphose qui met l’illusion optique au premier plan : infiniment petites, les vaches sont comme des taches de rousseur sur un visage, mais vues sous un autre angle, elles ressemblent à des puces magnifiées par la loupe du microscope. Il résulte de ces variations optiques une perte du référent originel.
20À l’évocation du cadre sobre idéal succède donc l’informe, au fur et à mesure qu’apparaissent dans le champ de vision du narrateur la perte d’une autorité politique ultime et celle des référents réels. Par ailleurs, cette expérience des limites de toute tentative humaine pour clôturer et circonscrire une réalité multiple et chaotique révèle les limites mêmes de la forme littéraire employée pour retranscrire cette réalité. Le code pastoral des poèmes de la country house est ainsi remis en question par la crise du sens que traverse le narrateur.
21Le poème est organisé autour du topos du locus amoenus11, code à la fois commun à la pastorale et à la géorgique et matrice de la plupart des poèmes de la country-house. Au début de la promenade, le domaine possède toutes les caractéristiques du heu de plaisance : « fragrant gardens, shady woods / Deep meadows, and transparent floods »12. Toutefois, au long du poème, le locus amoenus est éclaté en topoï séparés et démesurément étendus. Chaque topos présente des signes de dérèglement : l’expression « massacre the grass » (strophe l) pour évoquer l’activité des faucheurs suggère d’abord la rupture de l’harmonie entre l’homme et la nature ; la rupture de ce lieu commun pastoral est confirmée par la mort brutale de la caille sous la faux. Puis, le code virgilien se voit inversé avec la transformation de la Thestylis de la seconde églogue en une « bloody Thestylis » affamée et sans pitié13.
22La subversion du code se fait de manière imperceptible : le poème conserve le cadre du lieu de plaisance tout en minant le contenu. Ainsi, la description du jardin, havre de paix par excellence, est-elle mixte au sens où l’adjectif emblématique du topos, « sweet », se voit associé au champ lexical de la guerre : « Oh how sweet, / And round your equal fires do meet, » (strophe xxxix). Les images de guerre et de siège sont en fait partout présentes et envahissent tous les champs lexicaux14 : dans le bois, la chute du grand chêne rongé par les vers est évoquée en termes de trahison qui ne sont pas sans faire penser à la chute et la mort de Charles Ier. Dans ce même bois, le narrateur dit se barricader contre les attaques de la beauté féminine15. Maria elle-même doit faire face à l’artillerie des soupirants16.
23Et de fait, durant l’été 1651 où le poème a été écrit, la propriété de Fairfax était géographiquement au cœur de la guerre civile : les troupes du Parlement se trouvaient à Ripon, à quelques kilomètres à l’ouest de la propriété, tandis que de l’autre côté de la frontière au nord, se massaient les troupes écossaises. Par ailleurs, les chefs des Niveleurs Lillburne et Walwyn organisaient un mouvement de révolte à Hatfield Chase juste à l’est du domaine.
24Sans établir un lien direct entre les événements historiques et le poème, on peut cependant penser que les motifs récurrents du siège et du chaos ne sont pas sans rapport avec les circonstances précises de la composition du poème. Par ailleurs, si Virgile laisse une place dans ses églogues à la guerre civile dont il est une des victimes, il introduit une séparation entre le monde de la guerre et celui de l’otium, c’est à dire celui de la paix et de la fertilité que l’heureux pâtre peut goûter dans un locus amoenus.
25Dans cette œuvre, le poète semble pousser la tension à l’extrême en laissant les conflits extérieurs envahir la retraite. C’est donc bien la notion même de retraite qui se trouve remise en cause. Certes, l’épisode du bois peut représenter l’image même de la retraite solitaire dans un lieu de plaisance coupé des désordres extérieurs. Le narrateur retrouve une unité au milieu de la densité des arbres et va même jusqu’à déchiffrer, dans le livre de la Nature, toute l’histoire du monde17.
26Cependant, ce passage porte les ferments de sa propre négation18. En effet, le narrateur, tout en affirmant sa félicité en termes virgiliens « Thrice happy... » (vers 583), jette immédiatement un doute sur la validité de son expérience : « ... who not mistook, / Hath read in Natures mystic book. » Ce soupçon jeté par l’erreur possible du sujet semble confirmé lorsque l’on met ce vers en relation avec le vers 578 de la même strophe : « strange prophecies my fancy weaves ». C’est l’imagination qui projette ici ses représentations ; or l’imagination est au XVIIe siècle une faculté ambivalente : une adjuvante de la raison ou au contraire une puissance poussant à l’erreur. Même au sortir du bois, la rivière qui paraît purifiée garde de manière troublante les empreintes de la chute originelle et de l’erreur : la forme du serpent et le miroir qui confond l’être et le paraître :
No serpent new nor crocodile
Remains behind our little Nile,
Unless itself you will mistake,
Among these meads the only snake.
(strophe lxxix.)
27Un second soupçon, d’ordre moral cette fois, vient se greffer sur le premier ; l’adjectif « loose » associé aux arbres et à leur architecture spontanément harmonieuse19 revêt un sens moral négatif lorsque surgit la présence réformatrice de Maria : « See how loose Nature, in respect / To her, itself doth recollect » (strophe lxxxiii). On fait à nouveau l’expérience de cette évolution d’un terme apparemment innocent dans les expressions « Thus I easy philosopher » (vers 561) et « Then, languishing with ease » (vers 592). Dans le premier cas, « easy » traduit la facilité voire la légèreté de celui qui se prend pour un philosophe. Dans le second cas, « ease », le bien-être, prend le sens nettement négatif qu’il pouvait avoir au XVIe et au XVIIe siècles, associé qu’il est avec des termes évoquant un excès de plaisir : « languishing » et plus loin « panting brow »20. Au plaisir se joint la tentation d’une immobilité végétative au sein de la nature : le narrateur se voit comme métamorphosé en dieu du fleuve21. Ainsi, avec l’introduction des notions de langueur et de paresse, le motif de l’agrément inhérent au locus amoenus est presque poussé à la caricature.
28Le topos de la retraite se trouve donc subverti de l’intérieur, inversé dans les termes mêmes de son code, révélant ses limites morales et son inadéquation à la situation.
29Cette critique implicite du lieu de plaisance se voit confirmée quand l’arrivée de Maria vient balayer la tentation du laisser-aller sensuel. Sa présence a une action véritablement réformatrice sur la Nature et sur le narrateur qui se reprennent et se redressent. De cette apparition, se confondant avec celle de l’alcyon, procède une seconde transformation de la Nature qui se fige et se solidifie peu à peu sous l’effet d’une cristallisation de l’air et de l’eau et se fond alors en une seule substance : « Nature is wholly vitrified » (vers 688). Cet instant de suspension de toutes choses dans leur pureté originelle est directement lié au feu divin à l’œuvre dans la personne de Maria (strophe lxxxvi). Ce moment est celui de la restauration de l’unité et d’une vision absolument univoque du monde puisque la jeune fille et l’alcyon surgi comme elle à la tombée de la nuit, se confondent en un seul être en vertu de leurs qualités et du genre féminin par lequel ils sont désignés. L’oiseau lui-même est identifié à l’air où il vole et finit par s’y fondre pour devenir « saphirewinged mist » (vers 680). Enfin, l’alcyon produit sur la Nature et sur les hommes l’effet d’apaisement qu’implique son nom.
30À cette restauration du sens des mots et des choses, succède la révélation de l’identité vraie du locus amoenus et de sa hiérarchie esthétique : à la strophe lxxxvii, Maria se révèle être le principe unificateur et l’origine de la beauté du domaine. Genius loci féminin, Maria porte en elle la forme du lieu parfait et donne à voir au narrateur un domaine microcosmique qui contient toutes les qualités du macrocosme22. Nun Appleton se voit reconstitué dans sa forme idéale qui n’est autre que l’unique carte du paradis23. Cependant, il est clair qu’une carte n’est que le relevé topographique miniaturisé d’un référent éloigné. Ici, le référent est invisible et inaccessible. Le domaine manifeste donc par sa beauté retrouvée à la fois la présence et l’absence du paradis perdu.
31C’est peut-être à partir de cette absence inscrite en creux que l’on peut expliquer la fugacité de la vision de la beauté et de sa cohérence. En effet, l’éloge de Nun Appleton comme carte du paradis est suivi d’une dernière strophe, célèbre pour sa bizarrerie, qui fait retomber le lecteur dans un monde difforme et inquiétant.
32Jouant de nouveau sur les conventions du code pastoral, le narrateur annonce qu’il est temps de rentrer car la nuit tombe. Le voilà cependant accompagné de créatures étranges voire monstrueuses : de raisonnables amphibies24, qui ne sont autres que des pêcheurs portants leur canoës sur la tête. Que peut bien signifier cette image ?
33Si l’on va au-delà de son étrangeté, on comprendra que cette comparaison n’est qu’un portrait de l’homme et de sa condition : un être amphibie parce que vivant dans un heu transitoire et instable entre eau, terre et ciel.
34Par ailleurs, la forme parfaite du monde ne se donne à voir qu’à l’intérieur même d’un mouvement : celui de Maria qui traverse le parc telle une comète25 pendant cet instant transitoire où la nuit succède au jour26. De plus, Maria ne réunit toutes les qualités du locus amoenus que parce qu’elle est tournée vers l’extérieur : destinée au mariage, elle sera détachée de l’arbre familial et déplacée27.
35Ainsi, le modèle classique de la retraite comme heu de paix et d’oisiveté coupé du monde et du temps semble bien déplacé et distendu à l’extrême afin de refléter l’image de l’homme et du monde contemporain qui préoccupe un narrateur pris dans le flux de l’expérience et de la succession. La virtuosité du poète consiste donc à circonscrire à l’intérieur d’une forme donnée une instabilité qui la dérègle tout en sachant garder au poème un équilibre. Un tel paradoxe nous invite à examiner comment Marvell élabore une esthétique qui lui permet d’inclure cette tension dans un cadre.
36On a vu que les transformations des prairies étaient présentées comme les diverses scènes d’un masque sans cohérence. Pourtant, les indications scéniques données par le narrateur lui permettent de mettre à distance de manière souvent ludique les scènes de bataille ou d’annihilation ; ainsi, le commentaire suivant les représentations guerrières et annonçant l’inondation des prairies : « Then to conclude these pleasant acts » (strophe lix). Après nous avoir plongés à l’intérieur même de ses visions, le narrateur prend soudain du recul en indiquant qu’il ne s’agit que d’un divertissement. Cette distanciation esthétique permet également de mettre en scène un poète tout à fait conscient des artifices de son art.
37Cette conscience de soi en tant que créateur rend possible le jeu apparemment innocent sur les métaphores dans ce même épisode, en particulier sur la métaphore maritime : celle-ci apparaît d’abord à la strophe xlviii et finit par se « démétaphoriser » à la fin du passage lorsque la réalité se fond avec l’image première : « And makes the meadow truly be/(What it but seemed before) a sea. » (strophe lix).
38Ce vers est riche d’enseignements pour le lecteur. À première vue il n’est qu’une remarque candide du narrateur qui découvre soudain que les apparences – les prairies inondées par la rivière – rejoignent sa pensée première. On peut cependant y percevoir une seconde voix, que l’on a désignée comme celle du poète parlant ici en tant que maître de cérémonie. Et de fait, il semble que tout le poème soit fondé sur cette polyphonie subtile faite de la voix limitée et ignorante du narrateur et de celle, parfaitement consciente, du poète28. Ainsi, le poème ne peut être considéré comme une confidence personnelle. Il s’agit bien plutôt d’une expérience certes inscrite dans la succession temporelle, mais parfaitement maîtrisée par un poète qui se pose en metteur en scène dès l’ouverture du poème en apostrophant le lecteur-spectateur de ce cadre sobre que sont à la fois le poème et le domaine.
39La mise à distance du chaos et du doute se manifeste clairement par l’inclusion du parcours sinueux du narrateur à l’intérieur de la forme parfaitement régulière et stricte des strophes de huit tétramètres closes sur elles-mêmes.
40Il reste cependant extrêmement difficile de distinguer précisément l’orchestration des deux voix poétiques qui parviennent à maintenir cet équilibre précaire au long du texte. On peut néanmoins dégager quelques stratégies : l’exhibition des artifices poétiques, mais également une ambivalence du discours qui joue à la fois sur le sens explicite et sur le sens implicite des termes. Ce jeu est particulièrement bien illustré par la dernière strophe qui associe les pêcheurs tour à tour à des « antipodes in shoes » puis à des tortues et enfin à de « raisonnables amphibies ». Ces images déforment les apparences jusqu’au grotesque certes, mais ce grotesque lui-même est le signe que les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent et quelles figurent quelque chose qui les dépasse. Ainsi, prise littéralement et isolément, chacune de ces comparaisons semble coupée de la précédente et de tout le poème. Figurativement, « les hommes des antipodes » pris dans l’espace limité de la chaussure ou du canoë montrent que les pêcheurs de Nun Appleton par un retournement de la vision peuvent être rapprochés des hommes vivant à l’autre bout du monde, car comme les tortues, ces amphibies, ils n’ont pas d’habitat fixe et portent leur maison avec eux. Ainsi revient-on à l’emblème premier des tortues donné dès la seconde strophe du poème comme modèle de rapport au monde et à Dieu. Relions ceci à la dernière image de « l’amphibie raisonnable ». Cette dernière apparemment inédite et parfaitement étrange, parce que coupée de son contexte immédiat, est pourtant une métaphore courante du discours religieux du XVIIe siècle destinée à désigner la condition humaine. Pour Thomas Browne, l’homme est « that great and true Amphibium » car il peut vivre dans les deux sphères séparées du profane et du divin29.
41La distorsion apparemment absurde de la réalité permet donc de rejoindre la vérité religieuse énoncée au début du poème et invite le lecteur, pris comme le narrateur dans le flou des apparences, à une conversion du regard.
42C’est ce double regard associé à une double voix qui va permettre à Marvell de redéfinir une esthétique à partir d’un héritage littéraire dont il déplace les frontières.
43Si le locus amoenus est la figure du lieu idéal, comment Marvell, protestant, traite-t-il des thèmes qui lui sont inhérents, à savoir le plaisir et la présence féminine, communs à la fois aux sources antiques et à la poésie de la solitude pratiquée par Théophile et Saint-Amant dont cette œuvre est manifestement imprégnée30 ?
44L’auteur écarte clairement ces motifs à la strophe xcv lorsqu’il donne son visage ultime au domaine en condamnant les archétypes païens du lieu de plaisance. Néanmoins, il préfère déplacer plutôt que refouler ce qu’il condamne : toute présence féminine, à part celle de Maria, est évacuée du poème et du bois, mais toute sensualité n’est pas écartée pour autant : dans la forêt, c’est sur la nature innocente que se reportent les effusions amoureuses du narrateur. En revanche, lorsque Maria paraît, tout le vocabulaire amoureux se voit transposé vers la sphère du spirituel en vertu d’un jeu constant sur l’ambivalence des termes employés : ainsi ses grâces ne sont pas purement physiques mais attribuées par le ciel (strophe xcvii).
45Le choix de la polyphonie permet donc à Marvell de rendre compte de l’expérience que l’homme peut faire de la beauté dans un monde déchu et fracturé par des guerres intestines. La seconde voix qui distancie l’expérience immédiate donne un cadre au monde difforme et profane que vient traverser pour un instant la grâce d’une vision fugace et fulgurante.
46Forme et difformités se révèlent donc indissociables puisqu’elles reflètent la tension qui est au cœur du mystère de l’incarnation du divin en ce monde. Poète tourmenté par la chute originelle, Marvell inscrit cette tension à l’intérieur d’un dérèglement civil doublé d’une crise générale du sens. C’est de cette triple crise qu’est issue la figure du chaos qui partout s’insinue dans le poème. Pour répondre à la situation de Fairfax comme à sa vision des choses, le poète choisit l’équilibre précaire d’une forme pastorale à la fois critiquée, distendue et réformée. Cette manière de se placer à l’extrême limite, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, lui permet de montrer l’instabilité de la retraite de Fairfax, qui enferme son énergie entre les murs d’une retraite qui n’est pas faite pour lui et présente tous les dangers de l’amollissement moral. Les limites de la pastorale virgilienne et leur nécessaire dépassement sont révélés par l’adoption du modèle de la flânerie et du mouvement perpétuel. Cependant, tout en choisissant une esthétique baroque du changement, Marvell inscrit au sein de la fluidité une tension vers la stase qui doit, pour être vraie, participer de l’extase et non de l’alanguissement.
47Enfin, cette esthétique de l’entre-deux permet au poète de garder un point de vue distancé sur les apparences multiples qu’il met en scène, préservant ainsi une attitude lucide devant son inaptitude à contrôler une réalité qui se dérobe. Et c’est bien cette lucidité qui lui permet de conserver, tout en ne cessant d’en montrer les fêlures, une vision religieuse du monde.
Notes de bas de page
1 Claudine Raynaud, dans Andrew Marvell : poète protestant (Paris, éditions Messene, 1997), est une des rares à aborder la poésie de Marvell dans une perspective esthétique.
2 Toutes les citations de Marvell sont tirées de Andrew Marvell. A Critical Edition of the Major Works, F. Kermode and Walker ed., Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 53-77.
3 Voir strophes i et xcv.
4 George Wither, A Collection of Emblems, 1635, p. 222; Henry Peacham, Minerva Britanna, 1602, p. 178.
5 Vers 42-43.
6 Voir John Creaser, « “As One Scap’t Strangely from Captivity”: Marvell and Existential Liberty », in W. Chernaik & M. Dzelzainis éd., Marvell and Liberty, Londres, Macmillan, 1999, p. 152.
7 Voir strophes xli à xliii.
8 Voir Peter Schwenger, « “To Make His Saying True”: Deceit in “Upon Appleton House” », Studies in Philology, 77, 1980, p. 84-100.
9 Voir Leah Marcus, The Politics of Mirth: Jonson, Herrick, Milton, Marvell and the Defense of Old Holiday Pastimes, Chicago, Chicago University Press, 1989, p. 240-260.
10 Voir Thomas Healy, « “Dark all without its Knits”: Vision and Authority in Marvell’s “Upon Appleton House” », in T. Healy and J. Sawday éd., Literature and the English Civil War, Cambridge, CUP, 1990, p. 186.
11 Voir David Evett, « Paradice’s Only Map: The Topos of Locus Amoenus and the Structure of Marvell’s “Upon Appleton House” », PMLA, 85, 1970, p. 504-513.
12 Strophe x.
13 Voir Annabel Patterson, Pastoral and Ideology: Virgil to Valéry, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 153.
14 Voir S. Zwicker et D. Hirst, « High Summer at Nun Appleton, 1651: Andrew Marvell and Lord Fairfax’s Occasions », Historical Journal, 36: 2, 1993, p. 247-269.
15 Vers 601-604.
16 Strophe xc.
17 Strophe lxxiii.
18 Voir Peter Schwenger, op. cit., p. 93-99.
19 Strophe lxiv.
20 Voir Brian Vickers, « Leisure and Idleness in the Renaissance: the Ambivalence of Otium », Renaissance Studies, 4, 1-2, 1990, p. 1-37 et p. 107-154.
21 Vers 641-646.
22 Vers 765-766.
23 Vers 768.
24 Vers 774.
25 Strophe lxxxvi.
26 Strophes lxxxiv et lxxxvi.
27 Strophe xciv.
28 Voir J. Creaser, op. cit., p. 164.
29 Thomas Browne, Religio Medici cité par Don Parry Norford, « Marvell’s Holy Mathematics », Modern Language Quarterly, 38, 1977, p. 259.
30 Voir, entre autres, Annabel Patterson, Marvell and the Civic Crown, Princeton University Press, 1978, p. 104-107; Maren-Sofie Røstvig, The Happy Man: Etudies in the Metamorphoses of A Classical Ideal, New York, Humanities Press, 1962, vol. I; William McClung, W.A. The Country House in English Renaissance Poetry, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 147-155.
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Élizabeth Durot-Boucé
2004
Médecins et médecine dans l’œuvre romanesque de Tobias Smollett et de Laurence Sterne
1748-1771
Jacqueline Estenne
1995