Zones grises : Shoah, mémoire et complicité dans Le Village de l’Allemand de Boualem Sansal
p. 215-222
Texte intégral
1En 2006, Les Bienveillantes, témoignage fictionnel de l’écrivain franco-américain Jonathan Littell retraçant l’itinéraire d’un officier ss à travers le Troisième Reich, remporta le Prix Goncourt et déclencha une nuée de controverses en France comme à l’étranger. Deux ans plus tard, l’écrivain algérien Boualem Sansal publia Le Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller2, roman qui met en scène une rencontre posthume entre un officier ss et ses deux fils. Les deux romans traitent de la représentation littéraire et de la transmission historique du génocide nazi, les deux s’intéressent vivement à la figure du bourreau et aux vecteurs de la complicité, et les deux – à des degrés divers et dans des buts distincts – tissent à l’héritage de la Shoah d’autres histoires de violence. Cet intérêt pour les croisements historiques et la complicité apparaît aussi dans les discours théoriques sur la Shoah. Pour Giorgio Agamben, Auschwitz est à la fois un événement historique et un paradigme à travers lequel se laissent voir d’autres configurations de la vie politique, qu’elles soient génocidaires ou non3. À partir de la méditation de Primo Levi sur la zone grise, zone d’ambiguïté éthique du fait des relations de pouvoir liant victimes et bourreaux dans les camps, Agamben théorise cette zone comme un paradigme des ambiguïtés de notre relation à l’Histoire4. Cette transformation d’Auschwitz en paradigme est certes problématique, mais je ne l’évoque ici que pour souligner la convergence récente des discours littéraires et philosophiques sur la complicité et la comparaison dans le traitement de la Shoah, sa mémoire et ses représentations.
2Si nous vivons dans ce qu’Annette Wieviorka appelle l’ère du témoin, quand la victime se voit conférer une autorité mémorielle et historique sans précédent dans la sphère publique, de tels discours questionnent au contraire la place inconfortable de la complicité et du statut de bourreau dans la mémoire collective5. Leur émergence récente signale aussi une transformation depuis les discours sur la nature radicalement singulière du génocide nazi. À travers de nombreux tropes de connexion littéraire (qu’ils soient paradigme, analogie, intertextualité, allégorie) ces écrits mettent à jour des complicités, des convergences et même des croisements entre différents régimes et différents héritages du trauma. Ces carrefours peuvent parfois être dangereux, produisant des tensions et même des conflits entre des histoires distinctes ou asymétriques. Mais ils témoignent d’un besoin croissant de penser la Shoah à travers une pluralité de perspectives, selon des modes qui en lient la mémoire à d’autres histoires, afin de stimuler des engagements politiques actuels.
3Le Village de l’Allemand de Boualem Sansal tente d’apporter la mémoire de la Shoah à l’Algérie en proposant, dans le même temps, des connexions entre le nazisme et le fondamentalisme islamique contemporain, analogie qui a gagné en valeur depuis que certains virent dans le Onze septembre un acte d’islamofascisme. En cours de route, Sansal met à mal la sacralisation de la lutte de libération algérienne en la reliant à la fuite des nazis vers le Moyen-Orient après la guerre. Le roman évoque aussi nombre d’autres lieux et d’autres histoires comme le conflit civil algérien des années 1990, la culture des multinationales contemporaines, la mémoire collective française, la montée du fondamentalisme dans les banlieues, et l’ampleur croissante des réseaux terroristes. Le Village de l’Allemand est donc une méditation sur les usages de la mémoire, et spécifiquement la mémoire de la Shoah, au sein d’une constellation de projets historiques, politiques et éthiques.
4En tant que tel, le roman illustre la productivité ambivalente – ou les possibilités mais aussi les limites – de ce genre de croisement historique et mémoriel. Car si la convergence de traumas distincts et de leurs mémoires peut produire la reconnaissance de proximités et de solidarités entre différentes positions de sujets, d’histoires ou de mémoires collectives, ces carrefours mémoriels peuvent aussi conduire à des collisions et à des amalgames entre différents régimes et différents héritages du trauma et de la violence. Je ne cherche pas ici à attaquer ou à défendre les usages spécifiques que fait Sansal de la mémoire de la Shoah, mais à penser plus généralement la mémoire plurielle, croisée ou multidirectionnelle – et dans ce cas, le déploiement de la mémoire de la Shoah au service d’autres temps, sujets et lieux – comme à la fois un carrefour dangereux et un engagement productif.
5Situé durant la guerre civile algérienne des années 1990, Le Village de l’Allemand raconte l’histoire de deux frères nés d’une mère algérienne et d’un père allemand dans un village reculé près de Sétif. Les deux garçons sont envoyés étudier en France, où l’aîné gravit les échelons d’une multinationale, tandis que le cadet quitte le lycée et erre dans les rues de sa cité, située dans une zone urbaine sensible à la périphérie de la capitale. Après le massacre par le gia de leurs parents restés au village, le fils aîné Rachel découvre que son père – combattant moudjahid héros de la guerre d’Algérie, converti à l’Islam après l’Indépendance, et chef du village – fut, avant cette histoire, un officier de la ss. Qui plus est, Rachel conjecture de l’itinéraire de son père dans les camps de la mort nazis qu’il fut aussi l’un des ingénieurs chimistes de l’extermination. Le trauma et la culpabilité de cette découverte conduisent finalement Rachel au suicide, et son journal est lu par son jeune frère Malrich, qui intercale sa propre quête entre ses pages avant de chercher à le publier comme le livre que nous sommes en train de lire.
6La forme du roman est la mosaïque des entrées de journaux des deux frères aux prises avec leur généalogie meurtrière et ses points de contact avec d’autres histoires. Le jeune et moins éduqué Malrich lutte d’abord pour déchiffrer la prose cultivée de son frère mort et se perd dans le labyrinthe du dictionnaire :
Son français n’est pas le mien. Et le dictionnaire ne m’aidait pas, il me renvoyait d’une page à l’autre. Un vrai piège, chaque mot est une histoire en soi imbriquée dans une autre. Comment se souvenir de tout (V 19) ?
7Cette observation d’ailleurs est une mise en abyme de la rencontre avec le passé dans ce Bildungsroman post-colonial et post-mémoriel, où chaque histoire est une énigme imbriquée dans d’autres histoires de violence. Pourtant, malgré cette prolifération d’histoires, le voyage des frères Schiller dans le passé paternel est hanté par un trauma fondateur d’où tous les autres semblent découler, la Shoah. Le poème de Primo Levi « Si c’est un homme », titre également de son témoignage sur Auschwitz, est tissé dans la narration des deux journaux. Le fils aîné va même jusqu’à ajouter une strophe à la conclusion du poème de Levi au moment où il se confronte à l’implication déroutante de son géniteur dans le Judéocide.
8À travers les voix alternées des journaux, Sansal examine deux réponses culturelles à l’héritage traumatique de la Shoah, héritage dont sont issus les deux frères et à travers lesquels ils font face aux revendications concurrentes de la mémoire, du témoignage et de l’engagement. Ces réponses peuvent être lues à l’aune des deux pôles de Tzvetan Todorov : « sacralisation » et « banalisation » : d’une part, la sacralisation de la singularité radicale de la Shoah, sa transformation en matrice de toutes les formes historiques du Mal ; d’autre part, sa banalisation à travers des usages instrumentaux de la mémoire, où la Shoah fonctionne comme un terme dans une série d’analogies potentiellement infinie6.
9Dans le roman de Sansal, le pôle de la sacralisation est tenu par le frère aîné Rachel, dont la quête du père le confronte aux dilemmes épistémologiques et éthiques de la mémoire de la Shoah : comment comprendre un événement dont la magnitude et la complexité défient la compréhension, et comment occuper sa place – sa position historique, et même son propre corps – en tant que témoin tardif et pourtant impliqué. Ces exigences sont d’autant plus contradictoires que son père fut à la fois un bourreau nazi et une victime du fondamentalisme islamique, un homme dont le nom allemand fut effacé de la relation du massacre par le gouvernement algérien afin de préserver le caractère sacré du récit de libération nationale.
10Dans son itinéraire de repentance et de sacrifice, l’aîné Rachel plonge dans la zone grise diagnostiquée par Primo Levi, zone de complicité où innocence et culpabilité sont en constante circulation. Il suit les pas de son père d’Allemagne aux camps de l’Europe de l’est à la Turquie et à l’Égypte, en essayant de comprendre l’extermination alternativement – et même simultanément – du point de vue de la victime et du bourreau. Piégée dans la reconstitution, qui ratera toujours sa cible, d’un événement catastrophique, sa quête épistémologique se transforme en une sorte de besoin ontologique insatiable. En ce sens, Rachel est un héritier du personnage de La Chute d’Albert Camus, qui s’écrie avec désespoir dans sa maison au cœur de ce qui fut le ghetto juif d’Amsterdam : « Que faire pour être un autre ?7 » C’est un même désespoir face à son apparition tardive sur la scène de l’Histoire, face à son incapacité à occuper la place des autres absents dans ce qu’il pense comme « la scène primitive » de la Shoah, qui conduit Rachel à se suicider au gaz dans son garage, le crâne rasé et vêtu d’un pyjama rayé :
Je ne peux me faire déporté, je ne peux me faire cobaye de laboratoire ou Sonderkommando, je ne peux me faire bourreau ou kapo, je ne peux rien, sinon entrer dans les pensées de papa, mettre mon pas dans le sien et tenter de le suivre dans son effroyable chemin ; je ne peux rien de plus que mimer le déporté et tenter de sentir ses affres alors que la mort la plus mystérieuse, la plus avilissante, fond sur lui. Je ne peux rien. Mais je suis là, je le devais, et je dois aller jusqu’au bout (V 236).
11À travers la figure de Rachel Schiller, Sansal examine plusieurs usages contemporains de la mémoire : la réception tragique de la Shoah par Rachel est un modèle de l’amalgame entre événement et représentation, entre victimisation et survie littérales et métaphoriques, que font certains théoriciens du trauma selon lesquels les représentations transmettent performativement la violence dont elles portent témoignage, et empêtrent leur destinataire dans une blessure historique qui défait leur cohésion psychique8. Ce modèle identificatoire de la réception de la violence domine dans notre actuelle « ère du témoin » qui est aussi une ère sous « l’empire du traumatisme9 ». La repentance de Rachel évoque aussi les débats récents sur les interventions de l’État dans la législation de la mémoire. Sa tentative d’expier pour son père semble une réponse explicite aux objections de Nicolas Sarkozy quant à la repentance des péchés historiques de Vichy et de l’esclavage, mais aussi et plus spécialement, du colonialisme, précisément en 2007, un an avant la parution du roman de Sansal. « Je n’accepte pas que l’on demande aux fils d’expier les fautes des pères », répétait Sarkozy tandis que Pascal Bruckner dénonçait la tyrannie de la pénitence10. Si Rachel conteste ce discours de l’anti-repentance, justement en expiant les péchés de son père, reste que le champ de la repentance dans Le Village de l’Allemand est strictement restreint à la Shoah et n’inclut ni le colonialisme ni la Guerre d’Algérie. Comme nous le verrons, le colonialisme et l’indépendance algérienne tiennent une place ambiguë dans le travail de Sansal, et ceci est une des dimensions les plus provocantes de son engagement mémoriel et politique.
12Tandis que l’aîné des frères Schiller fait naufrage dans la singularité de l’extermination nazie – singularité qui est paradoxalement généralisée comme la matrice de tout Mal, et comme un présent éternel de la culpabilité et de l’expiation –, le plus jeune des frères, Malrich, instrumentalise cette histoire afin de donner sens à sa propre expérience. Ayant abandonné le lycée, ayant à peine entendu parler de la Shoah avant de tomber sur le journal de son frère, étant passé par une phase de radicalisation à la mosquée avant de tourner le dos à l’Islam, Malrich transforme le génocide en un modèle pour comprendre son expérience présente dans sa cité de banlieue à l’ombre du fondamentalisme. S’il acquiert une conscience historique grâce au journal de son frère, ses conclusions sont sensiblement différentes. Sa quête n’est pas commémorative, mais une tentative d’utiliser le passé nazi au service du présent. A la différence de son frère qui a plongé dans l’unicité irrévocable de la Shoah, Malrich formule au contraire des correspondances serrées entre le passé et le présent, regardant les configurations du pouvoir sous le nazisme comme identiques à celles qui structurent son expérience présente en France. Les analogies qui en résultent sont quelque peu surprenantes : la cité est vue comme un camp de concentration, et Hitler est « une sorte de grand imam en casquette et blouson noir » (V 126). La réponse de Malrich à la question de son frère – doit-on répondre des crimes de nos pères ? – est de mettre au point un contre-jihad pour assassiner le Hitler du coin, c’est-à-dire l’imam. Au final, Malrich se retire du champ de l’action violente pour devenir une figure de l’auteur en témoin : il rassemble le journal intercalé et le confie à une institutrice, qui récrit le texte que nous lisons. Son dernier geste de communication en passe par le français standardisé du système d’éducation républicain, geste qui inscrit les histoires imbriquées de ce journal dans les archives de l’universalisme séculier français.
13Tout au long des pages de son éducation, dès lors, Malrich devient un lecteur allégorique de l’Histoire qui crée des points de connexion – sinon de substitution – entre la Shoah et la montée contemporaine du fondamentalisme islamique en France. Les équivalences qu’il dresse entre ces phénomènes historiques distincts les verrouillent dans un paradigme à toute épreuve où les configurations du passé sont réfléchies dans celles du présent. En ce sens, Malrich actualise l’effondrement des idéologies distinctes et de leurs déploiements historiques qu’on trouve aujourd’hui dans des néologismes tels que fascislamisme ou nazislamisme.
14Comme nous l’avons vu, les frères Schiller représentent deux approches des usages de la mémoire contemporains : d’une part, la commémoration de la singularité traumatique de la Shoah, et de l’autre, son intrumentalisation pour une politique de la mémoire (aussi fruste soit-elle) qui fonctionne sur l’analogie entre passé et présent. Mais en dépit de leur apparente opposition, ce qui lie ces deux usages, c’est qu’ils reposent sur un mécanisme identificatoire – que ce soit l’identification avec les victimes, bourreaux et complices du passé, ou l’identification du passé comme présent. Pourtant, comme le récit le suggère, ni les formes intimes de l’identification qui s’amalgament l’une à l’autre, ni l’effondrement temporel d’hier dans aujourd’hui, ne nous permettent de comprendre exactement la complexité de ces passés ou de négocier avec les exigences du présent. Et si dans ses interviews, Sansal revendique l’analogie entre nazisme et fondamentalisme islamique, la dimension caricaturale de celle-ci dans le roman suggère une certaine distance critique11. De même, alors que l’immersion de Rachel dans la mémoire de la Shoah est transmise avec une éloquence obsédante, sa rhétorique est trouée par les interventions de son frère. Donc même si nous sommes invités à ne nous identifier pleinement avec aucune des deux approches du passé, je voudrais suggérer que ce qui est si puissant dans ce roman, c’est la carte alternée de ses voix, de ses temporalités et de ses histoires. Une carte qui trace les convergences et même les carrefours – aussi dangereux soient-ils – entre des héritages et des régimes de terreur distincts sans produire une équivalence parfaite entre eux. Rapport de proximité plus que d’identification, d’adjacence plus que de convergence. Les voix alternées, les itinéraires imprévisibles et les histoires imbriquées de Sansal sont une riche illustration du travail en cours sur la mémoire de la Shoah, et plus généralement, sur la mémoire multidirectionnelle, croisée ou cosmopolite à l’âge de la mondialisation12.
15Cependant, de peur d’être trop rapide à célébrer la littérature comme site d’un métissage mémoriel sans limite, je conclurai par un absent notable dans le palimpseste historique de Sansal, c’est-à-dire le colonialisme français. Cette absence est particulièrement frappante, puisque aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, avant la représentation de la Shoah comme événement singulier et incomparable (construction qui fit suite au procès Eichmann), les tropes que nous voyons chez Sansal appartenaient à l’arsenal rhétorique de la lutte anticoloniale des deux côtés de la Méditerrannée. Césaire, Fanon, Sartre et d’autres dénonçaient les pratiques répressives de la France durant les « événements d’Algérie » précisément en posant des analogies avec celles du nazisme, construisant la complicité entre les deux régimes à travers des tropes et des temporalités de répétition qui réapparaissent chez Sansal plus de cinquante ans après. Mais Sansal ne souscrit pas à l’analyse d’Aimé Césaire sur le choc en retour, c’est-à-dire sur le nazisme comme l’effet boomerang du colonialisme européen de retour sur son propre sol13. En fait, dans le roman de Sansal, l’analogie familière de l’après-guerre entre nazisme et colonialisme a disparu du tableau. Plus encore, jamais il n’est suggéré que la montée du fondamentalisme musulman pourrait être quelque chose comme le choc en retour de l’histoire coloniale, ou qu’il pourrait y avoir le moindre lien entre ces phénomènes historiques. Le rôle de cette histoire dans la construction des zones urbaines immigrées à l’abandon en France ou dans la formation du paysage politique de l’Algérie indépendante n’est pas évoqué.
16En fait, le mot « colonialisme » apparaît seulement une fois vers la fin, et subit une surprenante réélaboration. Dans une lettre au Ministre de l’Intérieur, Malrich peste contre l’échec du gouvernement à restaurer l’ordre républicain dans sa zus, et il utilise le terme colonialisme pour désigner l’occupation de sa cité par les fondamentalistes et sa transformation en camp de concentration : « Les islamistes ont colonisé notre cité et nous mènent la vie dure. Ce n’est pas un camp d’extermination mais c’est déjà un camp de concentration, ein Konzentrationlager comme on disait sous le Troisième Reich » (V 231). Son usage de l’allemand ici signale l’aboutissement de son éducation linguistique en histoires et mémoires imbriquées, éducation qui commence quand il ouvre le journal de son frère. La référence aux camps opère une fois encore, l’amalgame entre nazisme et islam radical. Malrich prévient le ministre : « À ce train, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles » (ibid.). La colonisation dès lors désigne l’occupation des zones péri-urbaines par des extrémistes religieux issus des ex-colonies et leurs réseaux terroristes à Kaboul, Londres ou Alger.
17L’utilisation du terme « colonisation » dans ce cadre a plusieurs conséquences : la rhétorique de l’occupation coloniale domestique rappelle sinistrement la rhétorique antisémite nazie sur la colonisation interne de l’Allemagne par les Juifs. Mais plus important peut-être, le héros de Sansal évoque les valeurs de la « mission civilisatrice » pour défendre sa cité de la colonisation intérieure par un régime islamique barbare. D’après lui, la France a échoué à mettre en œuvre son républicanisme séculier à l’intérieur de ses propres frontières et fait face à la menace d’une république islamique incrustée à l’intérieur. Cette rhétorique des frontières fait sens dans la mesure où, à la différence de toutes les autres colonies, l’Algérie était considérée comme une extension des frontières de l’Hexagone. Aujourd’hui, ce qui ressemble à son visage le plus étranger et le moins assimilable, sous la forme du fondamentalisme islamique, menace le centre même de la République depuis ses marges.
18Ce passage aide à positionner Sansal dans les débats contemporains sur la concurrence des mémoires, en opposant le portrait que fait Malrich de l’islamisation de sa cité et son appel à l’intervention de l’État pour mettre fin à cette occupation coloniale, à d’autres réélaborations du « colonialisme ». Considérons le polémique « Manifeste des Indigènes de la République » qui impute les conditions précaires des quartiers et des banlieues françaises aux actuelles menées coloniales de la République à l’intérieur de ses frontières. Le Parti des Indigènes de la République dénonce « les mécanismes coloniaux de la gestion de l’islam » et appelle à une « décolonisation de la République14 ». Si le personnage de Sansal fait appel à l’État pour intervenir et décoloniser la cité, pour le pir c’est la répression de l’État qui a changé la banlieue en une colonie.
19Le Village de l’Allemand ne s’engage pas dans une telle critique de la République française ou de l’héritage du colonialisme. Manquent aussi à sa dense constellation de violences historiques les itinéraires impérialistes de l’Occupation qui continuent à alimenter la polarisation entre la démocratie séculière occidentale et le fondamentalisme islamique (le fameux « choc des civilisations »). Ces omissions ne sont pas surprenantes. Dans un paysage idéologique polarisé par ce qui semble une économie réduite des analogies, il est logique que Sansal ne relie pas la terreur islamique à l’histoire coloniale ou aux actuels itinéraires impérialistes. Plutôt qu’un moment d’aveuglement idéologique, l’absence de telles histoires témoigne d’un choix politique stratégique pour un auteur dont les écrits célèbrent l’hybridité multi-millénaire du Maghreb, où les vagues des conquêtes impérialistes ont greffé leur histoire et leurs mémoires sur le sol de l’Algérie15. Le projet mémoriel de Sansal dépend de la relativisation du moment colonial qui n’est plus qu’un parmi tous les moments qui ont constitué l’identité et la mémoire plurielle de l’Algérie, un métissage identitaire actuellement nié et par l’État algérien et par les islamistes. Quant à la résurrection par le roman du nazisme, dans une analogie avec les formes contemporaines de l’islam radical, ou des camps de concentration, dans une analogie avec les cités, ces comparaisons témoignent de pressions stratégiques d’un champ idéologique polarisé où l’histoire française du colonialisme est tue, en partie parce que les accusations contre le colonialisme occidental ont souvent été utilisées pour justifier la terreur fondamentaliste.
20Que Boualem Sansal ait créé un personnage tel que Malrich, dont la conscience historique et politique émerge à travers le prisme de l’analogie, illustre à la fois le potentiel de telles comparaisons pour illuminer des connexions et leur inadéquation troublante dans la tentative de saisir la totalité des mémoires. « Comment se souvenir de tout ? » (V 19), demande Malrich confronté à l’imbrication vertigineuse des mots et des histoires. En ce sens, si le roman de Sansal peut avec justesse être compris dans le cadre des études sur la mémoire contemporaine, comme une illustration de la mémoire croisée, voyageuse ou plurielle, c’est aussi une mise en scène remarquable de ce qui hante inévitablement toute figure et toute théorie de la mémoire comme mouvement : la question du chemin qu’on n’emprunte pas16.
Notes de bas de page
2 Le Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller, Gallimard, 2008. – Dorénavant V en référence abrégée.
3 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, trad. Pierre Alféri, Rivages, 2003.
4 Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz, trad. André Maugé, Gallimard-Arcades, 1989.
5 Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Plon, 1998.
6 Tzvetan Todorov, Mémoire du mal. Tentation du bien. Enquête sur le siècle, Robert Laffont, 2000, p. 233.
7 Albert Camus, La Chute, Gallimard, 1956, p. 150.
8 Voir par exemple les ouvrages de Cathy Caruth, Dori Laub et Shoshana Felman.
9 Voir Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2007.
10 Nicolas Sarkozy, Discours à Metz, 17 avril 2007 ; Pascal Bruckner, La Tyrannie de la pénitence, Grasset, 2006.
11 Boualem Sansal, « La frontière entre islamisme et nazisme est mince », dans Le Nouvel Observateur, 9 janvier 2008.
12 Voir par exemple Michael Rothberg, Multidirectional Memory: Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2009.
13 « [A]u bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de 1’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets. » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, 1989, p. 11).
14 « Manifeste du Parti des Indigènes de la république », 28 février 2005.
15 Boualem Sansal, Petit éloge de la mémoire : quatre mille et une années de nostalgie, Gallimard, 2007.
16 « Two roads diverged in a yellow wood, And sorry I could not travel both... » [« Deux chemins divergeaient dans un bois jaune, Et désolé de ne pas pouvoir les prendre tous deux... »] Robert Frost, « The Road Not Taken », dans The Road Not Taken and Other Poems (New York, Dover, 1993, p. 1).
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