Versions romantiques du vide
p. 175-187
Texte intégral
1Les contradictions qui ressortent des études actuelles sur le romantisme appelleraient un métalangage spatial : aux vastes perspectives de l’utopie politique, au continuum ascendant d’une natura naturans porteuse du devenir humain1, s’opposeraient les défilés de l’angoisse2, les brèches et ruptures figurant les aléas de l’histoire ou les déconcertantes profondeurs de la psyché humaine. Si les deux discours s’opposent, il n’est pas certain que l’un puisse supplanter l’autre.
2Ce que l’on reconnaît aujourd’hui comme l’“illusion romantique”3 s’exprimait dès la fin du dix-huitième siècle avec une assurance d’autant plus grande qu’elle se fondait sur une “science nouvelle” : hypothèses élaborées par une physiologie pré-évolutionniste, orientations neuves de la chimie et de la physique sous l’effet de récentes découvertes dans les domaines de l’électricité et du magnétisme. Aussi l’impact de ces grands projets de synthèse des savoirs humains n’est-il pas sans rapport avec l’imaginaire des artistes, comme en témoignent les ambitieuses visions totalisantes d’un Coleridge célébrant “The one Life within us and abroad” dans The Eolian Harp, ou exposant l’ébauche (scientifique et visionnaire !) d’une Théorie de la Vie4 ; la même force d’assertion vitaliste peut se lire chez Wordsworth exaltant une plénitude et une continuité physiquement éprouvées où l’homme puise le bonheur d’être
... ‘mid all this mighty sum
Of things for ever speaking
(Expostulation and Reply, v. 25-27).
3Aucune place, semble-t-il, pour une brèche en ce continuum, en cette communion cosmique. Pourtant, un autre constat s’impose aussi : dès le premier romantisme, et chez ces mêmes poètes, se manifeste un imaginaire de la rupture et de la vacuité ; la dénotation de gouffres, d’abîmes, de lieux d’où se sont retirées toute forme et toute vie identifiables, fait irruption dans cette idéologie de l’unité. Comme l’avait déjà souligné en son temps Walter Pater dans une analyse demeurée célèbre5, toute logique organiciste suscite l’énoncé d’un paradoxe, mène à une impasse, — celle que M. Cooke qualifie de “paradox of wholeness”6 ; elle appelle une question sur le vide, ou à tout le moins sur les signifiants niant le plein. Cette question me semble implicite dans de récentes études comme celles de G. Hartman, D. Simpson ou C. Chase7 qui, tout comme J. McGann s’attachent à confronter l’“idéologie romantique” et l’expérience de lecture des textes de l’époque : les représentations du vide prouvent le bien-fondé de cette confrontation et par là même incitent à chercher la spécificité du “romantisme” non pas dans l’une ou l’autre des approches critiques contradictoires, mais dans ce qui fonde la nécessité de leur coexistence.
4Cette étude portera sur les modes de présence de la vacuité dès le premier romantisme ; repérer les occurrences du vide dans ces textes, c’est déjà en donner une “version”, les tourner vers un “sujet” pour qui le vide devient une “métaphore déportée”8 du monde extérieur et permet de penser, envers et contre la logique de la science, un arrachement au continuum organiciste. C’est donc au type de fiction dans lequel s’insère le vide que je m’intéresserai en premier lieu.
Occurrences
5Je suivrai d’abord un parcours privilégié, menant de la preuve à l’épreuve de vacuité : celui que trace le sujet voyageur dans le Prelude9 de Wordsworth ; la fiction autobiographique le place maintes fois en présence d’espaces vides, — gouffres, ravins, béances vertigineuses : autant de représentations qui sont devenues, au fil des ans et des anthologies, les “morceaux de bravoure” du romantisme anglais. Hors de leurs contextes, ces espaces peuvent en effet se lire comme synecdoques d’un vide cosmique, parcelles ou simulacres d’une Totalité qui serait une donnée extérieure ; on ne ferait alors que retrouver l’une des définitions attestées du “vide” comme synonyme d’“espace”. Pourtant, si l’on prend soin de replacer ces dénotations dans la séquence même du texte, leur fonction se révèle plus complexe, tout à la fois topographique, emblématique et métaphorique
...the emblem of a mind
That feeds upon infinity, that broods
Over the dark abyss... (P. XIV, v. 70-72).
6Ces vides sont bien circonscrits par le regard qui les perçoit : “narrow chasm” ; “hollow rent” ; “fracture in the vapour”, etc. [P. VI, v. 621 ; XIII, v. 56 (1805)]. Pourtant, la visée n’est pas descriptive ; en effet, même si la référence est précisément désignée (gouffre, ravin alpin ; interstice béant dans la mer de nuages au Pays de Galles) ce vide devient métaphore de par l’agencement même du texte, dont nous savons d’ailleurs à quel point il a préoccupé Worsdworth d’une version à l’autre du Prelude. L’abîme qui fait face aux voyageurs lors du célèbre épisode de la traversée des Alpes, s’encastre dans “the mind’s abyss” (P. VI, v. 594) car dans l’ordre du texte, l’abîme mental (la complète désorientation du voyageur égaré) précède, préfigure et transfigure le donné topographique (le “narrow chasm” du Simplon). Mise en “abyme” ou en abîme s’il en est, où se rejoignent l’analogie héraldique et la référence géographique. L’identification subite des lieux (Mont Blanc, col du Simplon) a engendré un vide mental ; dissociée du temps et de l’acte qui la fait sourdre, cette “vérité” — “we had crosssed the Alps” — ne “dit” rien ; elle reste à conquérir. Ici comme en d’autres étapes de l’itinéraire, le vide sera donc le lieu d’essor de la méditation, véritable source d’un commentaire herméneutique où s’inscrit l’incoercible présence du manque, de “l’abîme” :
Imagination — here the Power so called
Through sad incompetence of human speech,
That awful Power rose from the mind’s abyss
Like an unfathered vapour... (P. VI, v. 592-95).
7Dans l’épisode du Snowdon, la béance ou “fracture” dans l’étendue de brume est explicitement le lieu d’origine d’où peut sourdre “the Imagination of the whole” selon la version de 1805, la plus riche en juxtapositions abruptes :
... but in that breach
…
That dark deep thoroughfare, had Nature lodged
The soul, the imagination of the whole. [(P. XIII, v. 62-65, (1805)].
8A ce vide, est conféré le même pouvoir générateur qu’à “the mind’s abyss” lors du passage des Alpes ; mais ici le glissement s’opère sans préalable : par simple apposition la “fracture” devient métaphore dont le figuré n’est identifiable qu’en termes conceptuels. Analogon d’une “révélation intérieure”, ce vide dénoté apparaît dès lors comme composante de constructions discursives qui apparentent “l’abîme” à l’intimité insondable d’un sujet, —“a figment of an enigmatic mind” (selon les termes de J.O. Lyons10). De Quincey ne s'y est pas trompé lorsque, pour figurer l’inconsistance exaltante mais inquiétante de ses perceptions d’opiomane, il renvoyait son lecteur à Wordsworth, à une autre mer de nuages, — merveille dont le propre est aussi de reposer sur une profondeur vide :
A wilderness of buildings, sinking far
And self-withdrawn into a wondrous depth,
Far sinking into splendor — without end!
(The Excursion, II, 834-51)11.
9Par ces modes de représentation, Wordsworth parvient à cette limite où il met en cause la démarcation entre l’intérieur et l’extérieur, le consistant et l’inconsistant, autrement dit l’acte de perception. Les occurrences de ces passages à vide que le poète insère délibérément dans une configuration autobiographique (“the growth of the poet’s mind”, sous-titre du Prelude) contribuent à une lecture du monde comme “voluntary poem in hieroglyphics” ; l’expression est de Coleridge, mais pourrait qualifier ces pseudo-paysages du Prelude, espaces où soudain la vacuité fascine, accapare le sujet, puis devient promesse de déchiffrement ; Wordsworth n’est pas alors si loin de l’état de fascination selon Blanchot, “relation que le regard entretient [...] avec la profondeur sans regard et sans contour, l’absence qu’on voit parce qu’aveuglante”12.
10Pour sa part, Coleridge ne recourt pas si fréquemment à la désignation “hiéroglyphique” du vide, du moins dans sa poésie méditative ; d’emblée, c’est un espace “intérieur” qui est explicitement représenté. Ainsi peut-on percevoir dans Dejection : an Ode le surgissement du “blank” dans un milieu amorphe, où le sujet de l’écriture se représente comme dépossédé du pouvoir visionnaire face à la splendeur des astres au crépuscule :
I see them all so excellently fair
I see, not feel, how beautiful they are.
(Dejection : an Ode, v. 37-38).
11Alors se manifestent le mode d’être “en-creux” ou le sens d’un flottement du réel, dont il est si souvent question dans ces textes parallèles, faisant parfois office d’hypotextes, que sont les Carnets13 : “I feel my hollowness”... [the] “wilful turning away of the eye to dreams imperfect that float like broken foam on the sense of reality”. (CN 2647 ; 3078). L’acharnement introspectif va même jusqu’à discerner une sorte d’indéfinition de la sensation, de vide tactile qui resurgira dans The Pains of Sleep.
12L’exploration persistante d’une vacuité sensorielle, souvent suscitée par l’angoisse de l’opiomane, deviendra l’armature des derniers poèmes de Coleridge, tel The Garden of Boccacio, qui se déploie sur fond de vide physiquement éprouvé : “a numbing spell... when life seems to be emptied of all genial powers” (v. 2) ; un tableau que lui présente Mrs Gillman vient pour un temps réanimer les sens, et par là même le sens de l’écriture dans ce temps vide où “I sate and cower’d o’er my own vacancy” (v. 8). “Vacancy” signifie souvent chez Coleridge l’épreuve de la dérive, de l’absence d’emprise ou du “sense of missing” qui dans les Carnets se présente explicitement comme frustration sexuelle14 ; mais au-delà de ce manque désignable (l’inaccessible Sara Hutchinson) l’écriture poétique tente de porter le lecteur au seuil du retrait de la désignation, où le pouvoir-dire va disparaître. L’espace n’est plus appréhendé que par l’œil vide de Dejection (“how blank an eye”), et se réduira au “rien-du-tout”, le “Blank Naught-at-all” de Limbo, l’un des derniers poèmes de type autobiographique.
13Mais le vide se représente aussi, et tout autrement, hors de la fiction autobiographique, sur l’autre scène des “Mystery Poems” par exemple ; distancié par les conventions de la ballade, il renvoie encore à un sens du manque. The Rime of the Ancient Mariner représente des espaces de privation : l’eau est partout, mais l’homme a soif et perd sa substance ; ou bien c’est le sujet, qui, par sa seule présence, semble réduire à rien, dépouiller l’espace ambiant ; de ce vide relatif qu’est l’étendue marine inexorablement plate (“a painted ocean”) le regard du poète passe à des contenants vides (“the silly buckets on the deck”), ou à des corps privés de vie (“lifeless lump”), (v. 18, 297, 218). Ailleurs encore, même le contenant finira par disparaître, comme en ces vers où l’homme est ainsi interpellé :
O Man! thou vessel purposeless, unmeant
…
Surplus of Nature’s dread activity
…
Blank accident! Nothing’s anomaly!
(Human life: On the Denial of Immortality, (v. 8, 10, 14).
14Désignations toutes proches du “blank-naught-at-all” de Limbo et des espaces innommables des derniers poèmes, où se manifeste une “agressivité” du vide, “an aggressive condition of vacancy” — selon des termes de J. McGann15 dont Coleridge donnerait l’illustration par excellence :
... all is blank on high
No constellations alphabet the sky
The Heavens one large Black Letter only shews
(Coeli enarrant, v. 5-7).
15Parachevant les négations totalisantes, seul demeure un signe : une envahissante lettre morte. Dans The Rime of the Ancient Mariner tout comme dans les poèmes de forme lyrique, il n’est pas jusqu’à l’imaginaire du corps qui ne soit atteint par l’agressivité du vide, si l’on songe à cette (in)existence réversible qu’indiquent les noms mêmes des deux figures fantasmagoriques, “Death” et “Life-in-Death”.
16Ces extrêmes de la négativité, confrontés aux grandes visions utopiques des poèmes de jeunesse de Coleridge (Religious Musings par exemple) peuvent inciter à voir son œuvre poétique comme parcours du Tout au Rien, ou tout au moins, comme une dialectique du “solipsisme visionnaire”16, où l’épreuve de vacuité marquerait le moment négatif. Pourtant, le corpus coleridgien dans son ensemble, surtout si l’on tient compte de l’œuvre en prose, donne plutôt à lire les vacillations d’un sujet qui cherche à maintenir la co-présence d’absolus contradictoires, ne fût-ce que le temps d’un poème ; aux confins du vide ultime, les contraires coexistent encore : un sujet affirme qu’il se nie, et pour dire l’inexistence, a recours à des métaphores de déréalisation et de délocalisation, restituant ainsi a l’œuvre une cohésion qui reste à définir. C’est là que je vois l’affinité entre le projet poétique de Coleridge et celui de Wordsworth pour qui la délocalisation est le prélude à une épreuve du vide, tout à la fois initiatrice et initiatique.
Délocalisation
17Cette expérience initiale de l’intrusion d’un vide, Wordsworth a su la figurer en un seul vers, dont la syntaxe, en déplaçant le “sujet”, le fait surgir d’un manque :
Me this uncharter’d freedom tires
(Ode to Duty, v. 37).
18Wordsworth aurait-il redouté un monde “sans carte”, une liberté trop semblable au chaos ou à ce “vide dans le sujet” qu’évoque Blanchot dans L’écriture du désastre17 ? Il se trouve que le voyageur du Prelude évolue souvent dans un monde de transactions et tourbillons élémentaires, sans place pour l’homme, et où se creusent des vides ; alors se fait jour un sens interne de la délocalisation, dont je rappellerai ici quelques exemples majeurs : l’épisode du passage des Alpes, celui de Gravedona où les voyageurs s’égarent ; les évocations de Londres, chaos urbain où l’esprit s’égare ; les instants de révélations inopinées, telle la “fracture” accaparant le regard que comblait d’abord le continuum visuel de la mer de nuages, du Snowdon à l’océan18. Enfin et surtout les nombreux “spots of time”, temps spatialisés qui rythment l’œuvre, la ponctuent d’instants décisifs d’“aridité” (“visionary dreariness”) où la “vision” se dérobe ou surgit en un temps arraché à la linéarité quotidienne ; ainsi la joyeuse chevauchée du Livre XII est-elle interrompue : l’enfant a perdu la route (“disjoined... from my comrade”), l’espace tout entier se trouve envahi par l’absence, la mort : gibet, ossements, ne sont présents que par leur disparition, sur une lande elle-même déserte, où seules les lettres du nom du meurtrier défunt se détachent du sol, où l’herbe périodiquement arrachée révèle par son absence les “monumental letters”. Or le progrès du texte fera de cette vacuité un espace “intérieur” informant l’univers ambiant ; comme en une épiphanie inversée, le vide rayonne, investit toute présence à l’entour, — l’étang, les collines, la jeune porteuse d’eau :
... It was, in truth,
An ordinary sight; but I should need
Colours and words that are unknown to man,
To paint the visionary dreariness
which, while I looked all round for my lost guide,
Invested moorland waste, and naked pool,
The beacon crowning the lone eminence,
The female and her garments vexed and tossed
By the strong wind...
(P., XII, v. 253-61).
19Là encore, de tels tableaux d’anthologie tolèrent mal l’amputation, car ils ne révèlent toute leur portée qu’à la lumière de leurs contextes, ou plutôt de signes disséminés qui les commentent et suggèrent au lecteur un espace psychique souterrain, véritable lieu d’irruption du vide : “undercurrent”, “underthirst of vigour” ; “eagerness” (P. 1805, XIII, v. 71 ; VI, v. 58), — autant de manières de signifier les virtualités de l’inconscient, de se référer à un stade préverbal, ou à une sorte de “négatif” de la perception visuelle (“seeking the visible world”, P. II, v. 278), comme si le vide ou la désorientation étaient dotés d’une énergie anticipatrice. Enfin, indice par excellence de cette force de la négativité, — “I was lost”, segment récurrent tout au long de l’œuvre, et qui peut se transmuer en de multiples aspects d’un vide intérieur : “the mind’s abyss”, ou “incompetence of human speech” (P. VI, v. 593-94) ; impuissances et abîmes où Wordsworth semble déjà pressentir la portée symbolique de l’absence du père (“unfathered vapour”, (P. VI, v. 595), de ce vide où se fonde la quête d’origine. Le sujet qui arrache au néant les épisodes ensevelis de l’enfance semble bien être un sujet en état de vertige : “blank desertion”, “unknown”, “unintelligible”, “withdrawing moon” (P. I, v. 395 ; VI, v. 713, 722)... préfixes et adjectifs viennent insérer des rappels du vide, un peu comme ces “coins d’obscurité” (“wedges of darkness”) qui brisent le continuum mental chez certains personnages de Virginia Woolf. Les formes verbales en viennent parfois à faire obstacle à l’identification du figuré, à opposer une “ironie”19 au lecteur qui chercherait à établir un sens univoque :
Woods decaying, never to be decayed (P, VI, v. 625).
20Ainsi les composantes d’un site peuvent-elles se vider de leurs éléments descriptifs, telle l’étendue qui environne le nom de l’assassin d’antan. Dans ces contextes, la “nature” qui a nourri l’enfance, fait retour en la mémoire du sujet, non pas en vertu de sa majesté, mais de l’étrange vacuité qui en émanait visiblement (“visionary dreariness”). Plus radicalement encore, ce qui peut être retiré, ce qui menace de sombrer dans le vide, c’est le sens. Même la surabondance des signes peut le dérober : tel est le paradoxe de l’épisode londonien du Prelude où le fourmillement humain suscite une écriture de la déréalisation :
Until the shapes before my eyes became
A second-sight procession, such as glides
Over still mountains, or appears in dreams
(P. VI, v. 632-34).
21Les constellations de signifiants du vide sont donc issues de références variables (gouffres, ravins, espaces déserts, formes inconsistantes) qui toutes se transmuent en métaphores de ruptures “créatrices”. En suivant le parcours tracé par L. Danon-Boileau dans son étude de la métaphore, on parvient à cette limite où “le figurant cesse d’être le signe d’un objet donné pour devenir pure qualité”20, — limite qui chez Wordsworth se présente souvent comme un hiatus temporel : un instant s’est occultée toute présence... “when the light of sense goes out” (P. VI, v. 600). On ne saurait pour autant conclure à un arrêt sur hiatus et donner le dernier “mot” à ces unités minimales que sont les tirets et les blancs dont Wordsworth ponctue le texte du Prelude, ou à ces vides séparant les “paragraphes” du Kubla Khan de Coleridge comme pour signifier l’angoisse de vacuité qu’ils dissimulent.
22Les choix que je viens d’opérer orientent bien le lecteur vers une symbolique de la dépossession qui ferait du “sujet” romantique l’analogue du noyé sorti des eaux, évoqué par Wordsworth au Livre V du Prelude. Cependant, les textes en restent rarement à ce stade, et si l’un des apports majeurs de la critique contemporaine aux études romantiques est bien la mise en relief de la négativité et de l’ironie, il n’en reste pas moins qu’une force positive persiste. Le “vide”, métaphore spatiale délocalisée devient paradoxe fécond. Wordsworth l’a déjà fait entrevoir : la frontière entre sombrer dans le vide et témoigner de la puissance visionnaire du poète est ténue :
... the light of sense
Goes out, but with a flash that has revealed
The invisible world...
(P. VI, v. 600-603).
23Du vide peut surgir une forme de clairvoyance : sa positivité peut s’affirmer. L’organicisme romantique n’est pas sans faille et, dans cet univers oscillant il y aura place pour un double parcours.
Positivité du vide, ou la résilience romantique
24Toujours fasciné par la coexistence des extrêmes, Coleridge offre l’un des exemples les plus significatifs de ce double parcours : celui d’un fragment pour ainsi dire biface. On le lira d’abord dans une page des Carnets, tout entière marquée par l’horreur :
inward desolation — a horror
of great darkness — great things
that on the ocean counterfeit
infinity. (CN. 273)
25Page où “l’infini” se fait version du vide, piège destructeur de l’espace perceptif de l’opiomane, “contrefaçon” ne pouvant qu’aviver le vertige. Or les mêmes signifiants — “counterfeit infmity” — vont se retrouver dans un autre texte, où il s’agira non plus de dire l’horreur du vide, mais précisément du contraire, — opposer aux philosophies “atomistes” génératrices de vide une expérience de plénitude, une intuition de “correspondances” universelles :
My mind feels as if it ached to behold and know something great —something one and indivisible— and it is only in the faith of this that rocks or waterfalls, mountains or caverns give me the sense of sublimity or majesty! — But in this faith all things counterfeit infinity!21
26Suit une citation de This Lime Tree Bower My Prison (v. 41-43) où l’horizon, loin de “contrefaire” dérisoirement l’infini, en sublime l’appréhension, devient
Less gross than bodily, a living Thing
Which acts upon the mind, and with such Hues
As cloath th’Almighty Spirit...
27Inversion spectaculaire que cette plénitude immatérielle, annulant le vide de la vision première. L’étendue “vacante”, où sombrait l’opiomane a fait place à l’expression de la plénitude “symbolique”, — version positive de “counterfeit”. D’autres inversions comparables se lisent dans les poèmes de Coleridge, tels The Garden of Boccacio, ou Dejection : an Ode, où le “blank” se transforme en évocation à contrario d’un bonheur contemplatif, la négativité suscitant l’imaginaire de la joie... celle de l'Autre (de Sara).
28Plus clairement encore, la positivité du vide est manifeste chez Wordsworth, car tous les effets de délocalisation que j’ai signalés se trouvent compensés, voire célébrés et glorifiés par le commentaire ou les assertions de sérénité, de force conquise :
Wisdom and Spirit of the Universe!
...
… not in vain
By day or star-light thus from my first dawn
Of childhood didst thout intertwine for me
The passions that build up our human soul
(P. I, v. 401; v. 404-407).
29Mais là n’est pas encore l’essentiel, car cette sérénité pompeusement déclarée paraîtra suspecte au lecteur du XXe siècle, qui la lira plus volontiers comme angoisse refoulée ! Plus que l’assertion explicite, c’est le déroulement du texte qui retiendra mon attention, en ce qu’il confère au vide un sens neuf, rapprochant Wordsworth de la modernité ; d’abord par ce déplacement qui fait de la référence à “l’abîme” non pas un site décrit, ni même une métaphore du désarroi, mais une lacune fondatrice, un vide nécessaire... “the Imagination of the Whole”.
30En second lieu et par voie de conséquence, la constante manipulation du temps met en relief la nécessité de ce vide, sa fonction dans le progrès du texte.
31Le Prelude est fait de souvenirs mis à distance, délestés du poids de l’immédiat ; non que l’angoisse du “passage à vide” soit annulée, — mais elle ne concerne plus rigoureusement l’espace dénoté, aboli dans un passé ; elle émane plutôt d’une conscience vive de l’urgence d’une reconquête, dans le temps de l’écriture ; quelque parole doit resurgir, s’extraire du vide remémoré, dont on s’explique dès lors la fascination constante ; du paysage désert ou du sinistre gibet va finalement sourdre une conscience de plaisir :
A spirit of pleasure and youth’s golden gleam
(P. XII, v. 266).
32L’auteur du Prelude, le sage apparemment serein “sait” peut-être que jamais ce passé construit par la vertu du verbe poétique n’eut de présence réelle : ce vide, ce temps manquant qui tend à faire retour dans le texte, avive la conscience de ce qui, dans un passé n’a jamais pu se dire sous forme de présent, et ne peut désormais se (re)trouver que sous forme de résurgences parcellaires : miettes de temps, signes, lettres, emblèmes... autant de signifiants qui, tel le nom du meurtrier, se lisent comme traces de l’inconscient dans le temps de l’écriture.
33Les lettres tracées sur le sol de la lande retrouveront dans la lettre du texte le relief sensoriel du vestige : “monumental letters” (P. XII, v. 241). Le poète provoque le vide, en extrait ces moments originaires qui l’orientent vers un “sujet”, à la manière d’une asymptote. Dans cette écriture rétrospective l’appel du vide se confond avec le désir de réanimer un “Je”, de suppléer par la parole un visage à jamais effacé, tel celui du noyé sauvé des eaux.
34Cet egotropisme n’est pas narcissisme mais s’apparente à la recherche de ce “pronom universel” qu’à propos de Valéry, Derrida qualifie en termes quasi wordsworthiens : “appellation de ceci qui n’a pas de rapport avec un visage”22.
35Que ces arrêts au bord du vide, ces défis à l’absence et à la perte ponctuent ou rompent le tissu narratif du Prelude n’est pas sans incidences, car cette épopée du moi est peut-être d’abord celle du désir d’écrire, jusqu’à la limite accessible à la parole humaine :
... The days gone by
Return upon me almost from the dawn
Of life: the hiding-places of man’s power
Open; I would approach them, but they close.
I see by glimpses now; when age comes on,
May scarcely see at all; and I would give,
While yet we may, as far as words can give,
Substance and life to what I feel, enshrining,
Such is my hope, the spirit of the Past
For future restoration... (P. XII, v. 276-86).
36“From the dawn”, “as far as words can give” : telles sont bien les limites où le sujet frôle le vide, c’est-à-dire “l’inaccessible réel” d’un passé, symétrique de cet autre vide, plus exaltant, qui attirait et orientait le jeune poète vers un avenir, “something evermore about to be” (P. VI, v. 608).
37Ainsi le texte de Wordsworth en vient-il à révéler au lecteur des symétries, des récurrences de vide d’où l’on revient, et où l’on revient... pourvu que revienne le “souffle” (l’espace vide est aussi “breathing place” dans l’épisode du Snowdon). Si l’épreuve du vide prend un sens et peut s’écrire, c’est seulement dans la mesure où elle génère une répétition (“restoration”) profondément enracinée dans une mémoire sensorielle.
38Coleridge, bien que plus prolixe quant à l’expérience intrinsèque de la vacuité, n’est pas si loin de la démarche wordsworthiennne. Certes, nulle assertion de sérénité reconquise ne couronne son œuvre, où le questionnement philosophique supplante la poésie ; mais chez lui aussi s’élabore une poétique de la répétition où la fonction du vide est positive. Elle se fait jour dans l’ébauche d’une théorie de l’imagination, où le vide attise en quelque sorte l’acte de répétition créatrice de l’artiste :
The primary IMAGINATION I hold to be the living Power and prime Agent of all human Perception, and as a repetition in the finite mind of the eternal act of creation in the infinite I AM. The secondary Imagination I consider as an echo of the former, co-existing with the conscious will...23
39Sans revenir sur les multiples commentaires suscités par cette définition survenant dans un chapitre inachevé de Biographia Literaria, je me contenterai de prêter attention à ce “in” auquel on s’est peu arrêté ; indice d’un point d’émergence hors d’un espace indéterminé, il signale et affirme une nécessité propre à l’époque : celle de conquérir (quel que soit le détour philosophique) l’autonomie de l’imagination dans un monde où se creuse un vide, “a gap where the soul once resided” selon les termes de J.O. Lyons24.
40Malgré l’emprise d’une science “organiciste” (perçue tantôt comme exaltante, tantôt comme angoissante), la résilience romantique consiste à se situer dans l’abîme, en des espaces imaginaires susceptibles de figurer ce “commencement absolu” qui hante la réflexion théorique de Coleridge et explique sa fascination durable pour des mystiques tels que Jakob Bôhme, dont l’œuvre fait de l’abîme (“Urgrund”) une puissance active ; fascination de ce vide à la fois originaire et libérateur que l’on peut encore lire dans Kubla Khan ou dans maintes métaphores coleridgiennes de l’inconscient “créateur” : “Nor knows/He makes the shadows he pursues”. (Constancy to an Ideal Object, v. 32). Même la poésie du “bonheur” qui s’enclôt et paraît exclure toute conscience de vacuité, s’en nourrit secrètement : il est permis de penser qu’une préconscience du vide et de la dépossession subvertit déjà l’expression de la plénitude au cours de “l’annus mirabilis”. Foyers, bosquets, remparts verdoyants, — ces espaces bien circonscrits de Frost at Midnight ou This Lime-Tree Bower My Prison composent une poésie du refuge où le sujet retient obstinément présente une perception aiguisée de la moindre parcelle d’existence animée, reléguant ainsi le vide entre parenthèses, sans pour autant en omettre les signifiants, que je souligne :
No plot so narrow, be but Nature there
No waste so vacant...
(This Lime-Tree Bower My Prison, v. 61-2).
41Dénégation maîtrisant le vide, qui n’est pas ignoré, mais s’est intégré à une expérience existentielle de plénitude excellemment présentée par Goodson : “a world so full it includes places of emptiness”25.
42C’est en effet l’inclusion plus que l’exclusion qu’il faut déceler pour définir cette résilience qui caractérise si souvent le “vide” romantique, du moins dans sa spécificité historique. Elle se signale par un jeu entre le discours unifiant et le discours de la rupture ; décalage qui permet non seulement la répétition de l’épreuve, mais le progrès vers un “nulle part” vide, en attente de définitions — “evermore about to be” — autrement dit une version de l’Utopie. Ce terme ne désigne pas ici une organisation statique, mais la pensée d’une situation à produire, d’un langage à extraire d’un vide ontologique où se réanimeraient les potentialités humaines. Entre l’énoncé métaphysique “in the Infinite I AM” de Coleridge et celui de l’utopie shelleyenne d’une humanité sans cesse régénérée, “Pinnacled dim in the intense inane”26, la parenté existe. De même, la question qui clôt le poème de Shelley, Mont Blanc, peut-elle se lire comme l’expression audacieuse de l’angoisse du vide, que Wordsworth avait plus secrètement dite :
And what were thou, and earth, and stars, and sea
If to the human mind’s imaginings
Silence and solitude were vacancy?
(Mont Blanc, v. 142-144).
43Ainsi se tissent des liens entre les deux générations de l’époque romantique anglaise. C’est donc par la pensée obstinée du vide que l’organicisme romantique demeure paradoxalement “ouvert” ; ce vide n’est pas privatif, mais exploratoire. En marge de toute contestation théorique du totalitarisme de la pensée organiciste, il dénote une volonté d’interroger l’absence, le manque, l’incomplétude et par là même, de sauvegarder l’espace de l’interprétation plurielle face à cette “terra incognita of knowledge” dont on aperçoit qu’elle pourrait bien n’être qu’archipels, comme le dit de nos jours Michel Serres27 ou comme le disait un poète du vingtième siècle, Dylan Thomas, “romantique” à sa manière par sa vive conscience du vide qui se creuse entre plénitude de la “nature” et fragmentation de l’écriture :
Some let me make you of the vowelled beeches
…
Some let me make you of the meadows’sign
…
Some let me make you of the heartless words28.
44Les premiers romantiques avaient déjà exprimé de semblables injonctions en affirmant la positivité du vide. Ces abîmes qui menacent de précarité la vision organiciste n’excluent ni l’intensité de la vision ni l’accomplissement de l’œuvre : “Intensity and achievement”29, pour reprendre le titre d’un récent ouvrage de T. McFarland. La représentation de la vacuité a pu se lire comme signe d’une obstination constructrice, d’une résilience dont toute trace n’est peut-être pas encore perdue.
Notes de bas de page
1 Sur les courants “vitalistes” qui nourrissent l’imaginaire romantique ainsi que sur la “science nouvelle” s’élaborant à l’époque, on pourra lire G. Gusdorf, Le Romantisme, Paris, Payot, 1993 (en particulier le chapitre consacré aux “Fondements du Savoir Romantique”).
2 Voir par exemple des études récentes sur l’angoisse dans le romantisme anglais, dans Visages de l’Angoisse, textes réunis par C. La Cassagnère. C.R.A., Université de Clermont II, 1989.
3 C’est l’un des thèmes essentiels de l’ouvrage de J. McGann, The Romantic Ideology, A Critical Investigation, Chicago, 1983.
4 S.T. Coleridge, Theory of Life, Hints towards the Formation of a more comprehensive Theory of Life, ed. by S.B. Watson, Londres, 1848.
5 W. Pater, essai On Coleridge, 1866, 1880.
6 M. Cooke, “Romanticism and the Paradox of Wholeness”, Studies in Romanticism, 23 (1984); 435-53.
7 G.H. Hartman, The Unremarkable Wordsworth, Londres, Methuen, 1987. D.Simpson, Wordsworth’s Historical Imagination, Londres: Methuen, 1987. C. Chase Decomposing Figures, Rhetorical Essays in the Romantic Tradition, Baltimore, 1986. Voir aussi les deux études de “paysage d’angoisse” chez Wordsworth, par J.R. Watson et par C. Bois dans Visages de l’Angoisse, op. cit.
8 J’emprunte, en l’inversant, l’expression que J. Derrida applique à la conscience “source” comme “métaphore déportée du moi” chez Valéry. J. Derrida, Marges de la Philosophie, Paris, éd. de Minuit, 1972, p. 336.
9 Wordsworth, The Prelude, 1799, 1805, 1850, New-York; Norton critical edition, 1979. J’utiliserai l’abréviation P., suivie du chiffre indiquant le livre du Prelude, édition de 1850, sauf exceptions spécifiquement signalées.
10 J. O. Lyons, The Invention of the Self, Southern Illinois UP., 1978, p. 168.
11 Vers cités par T. De Quincey dans : Confessions of an English Opium-eater, ed. by D. Masson, 1822, 1856, Part II.
12 M. Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, pp. 30-31.
13 The Notebooks of S. T. Coleridge, ed. by K. Coburn, Princeton UP; London, Routledge, 1957, 4 vol. doubles. Abréviation utilisée : CN suivie du numéro de la note.
14 Voir mon étude sur Coleridge dans Romantisme anglais et Eros, essais rassemblés par C. La Cassagnère, Université de Clermont II, 1982.
15 J. McGann, op. cit., p. 107.
16 J’emprunte l’expression à Rzepka, qui l’applique a l’univers du Vieux Marin, où la répudiation de l’Autre mène au sens d’une identité vide. Voir C. J. Rzepka, The Self as Mind, 1986, p. 26.
17 M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris : Gallimard, 1980, p. 186.
18 On lira ces épisodes aux étapes suivantes du Prelude : P. VI, v. 322 sq, v. 691 sq, VII, v. 149 sq, XIV, v. 1 sq.
19 A. K. Mellor définit l’“ironie romantique” comme “form or structure that simultaneously creates and de-creates itself” dans : English Romantic Irony, Harvard UP, 1980, p. 5.
20 L. Danon-Boileau. Le Sujet de l'énonciation, Paris, Ophrys, 1987, p. 72.
21 The Collected Letters of S. T. Coleridge, ed. G. L. Griggs, 6 vol., Oxford UP, 1956-1971, tome I, p. 349-50. L’expression notée par Coleridge est probablement une réminiscence de Cudworth.
22 J. Derrida, op. cit., p. 335.
23 S. T. Coleridge, Biographia Literaria, ed. by J. Shawcross, Oxford UP, 1907; 1958, vol. I, p. 202.
24 J. O. Lyons, op. cit., p. 221.
25 A. C. Goodson, Verbal Imagination, Coleridge and the Language of Modem Criticism, Oxford UP, 1988, p. 120.
26 P. B. Shelley, Prometheus Unbound, Act III, s. 4, v. 204.
27 Voir par exemple : M. Serres, La Distribution, Hermès IV, Paris, éd. de Minuit, 1977, p 288.
28 Dylan Thomas, Especially when the October Wind, v. 13, 21, 29.
29 T. McFarland, William Wordsworth, Intensity and Achievement, Oxford, Clarendon Press, 1992.
Auteur
Sorbonne Nouvelle, Université de Paris III
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