Chant de guerre, chant de paix : les oratorios de Haendel de 1746 à 1749
p. 303-310
Texte intégral
1En 1745, Haendel a toutes les raisons de chanter la paix. La lutte sans merci qui opposait depuis plus de dix ans sa compagnie à celle du très aristocratique Opera of the Nobility vient de prendre fin. La déroute de Lord Middlesex paraît totale et le champ de bataille tant convoité est désormais libre de toute concurrence : Haendel s’installe au King’s Theatre, sous les ors d’un théâtre pour lequel il livra si souvent combat afin d’y faire jouer ses propres opéras italiens puis, à partir de 1732, ses oratorios anglais. En 1745, donc, l’ennemi est enfin terrassé, la victoire semble assurée. Elle ne dure pourtant que quelques semaines. Dès le 17 janvier de cette même année 1745, après deux exécutions de Semele et la création de Hercules, “[played] to empty walls,”1 Haendel doit, pour la première fois de sa carrière, suspendre les abonnements. Il s’adresse à ce qu’il pensait encore pouvoir être son public, “the Nobility and Gentry of this Nation,”2 dans une lettre au Daily Advertiser qui parle d’échec, de perte et de ruine :
I am… persuaded, that I shall have the Forgiveness of those noble Persons, who have honor’d me with their Patronage, and their Subscription this Winter, if I beg their Permission to stop short, before my Losses are too great to support, if I proceed no farther in my Undertaking; and if I intreat them to withdraw three Fourths of their Subscription, one Fourth Part only of my Proposal having been perform’d.3
2Ce sont finalement seize concerts qui ont lieu, sur les vingt-quatre soirées annoncées. Dès le 4 avril 1745, Haendel se retrouve sans théâtre, car il lui faut quitter la scène du King's Theatre, où Lord Middlesex s'installe une dernière fois. Il se retrouve également sans public. Les aristocrates n'ont applaudi ni Samson (1743), ni Saül (1738), ni Joseph and His Brethren (1744), alors que les middle classes ont, quant à elles, été déroutées par les amours licencieuses de Semele (1744) et la mythologie codée de Hercules (1742).4 Enfin, Haendel est alors comme sans musique. Semele ne sera jamais repris de son vivant ; Hercules entame une traversée du désert qui durera quatre ans, et Messiah, présenté à Londres pour la seconde fois, est à nouveau un échec. Haendel, depuis plus de trente ans partout et toujours présent sur les scènes londoniennes, se tait et disparaît alors. C’est de ce silence en forme d’échec et d’apparent renoncement que va naître la trilogie d’oratorios bibliques et anglais la plus guerrière, la plus politique, et la plus… bruyante qui soit.
3Une fois encore, ce sont des événements que l’on serait tenté de qualifier un peu vite d’extérieurs qui vont susciter chez Haendel la composition d’ouvrages en quelque sorte “de circonstance.” Qualificatif en effet un peu hâtif, puisque, depuis 1714, tout ce qui touche de près ou de loin à la situation des rois d’Angleterre intéresse au premier plan celui qui fut le Kapellmeister de l’Electeur de Hanovre avant de devenir le musicien tantôt officieux, tantôt officiel de Georges Ier puis de Georges II. Ainsi, lorsque Charles Edouard, le Jeune Prétendant Stuart, débarque en Ecosse en juillet 1745, lorsqu’il défait les armées de Sir John Cope, envahit Edimbourg et progresse toujours plus au sud, vers Derby, qu’il occupe le 4 décembre, c’est avec un savant mélange d’opportunisme commercial, de “flair” artistique et de loyauté politique que Haendel réagit. Dès le 14 novembre, il fait exécuter au théâtre de Drury Lane un choeur intitulé “Stand Round My Brave Boys. A Song for the Gentlemen Volunteers of the City of London,” dont le titre laisse assez deviner le contenu, à la fois belliqueux, patriotique et loyaliste. Musique de circonstance s’il en est,5 musique de propagande à laquelle Haendel ne cherche pas même à donner une forme dramatique, et qui rappelle, en cela, les Wedding et autres Coronation Anthems qu’il a déjà composés à la gloire de la famille royale. Musique sans lieu, enfin, puisque les notes de Haendel ne résonnent plus désormais que greffées après telle ou telle pièce, dans un théâtre “d’emprunt,” peu propice à ce type de concert. Il manque encore des mots, une action et une scène capables de transformer l’histoire en représentation. Il manque un miroir, et c’est à Covent Garden que l’Angleterre va désormais venir suivre la chronique de ses batailles et entendre le son de ses victoires.
4Jamais une saison d’opéra ou d’oratorio n’aura été aussi courte et pourtant, en 1746, il suffit à Haendel de trois exécutions de The Occasional Oratorio —les 14, 19 et 26 février— pour imposer à nouveau sa voix dans la capitale. Le caractère éminemment “occasional” de cet ouvrage n'échappa à personne, comme en témoigne sans détour une lettre du révérend James Harris datée du 8 février 1746, où l’on peut lire : “The words of his Oratorio are scriptural, but taken from various parts, and are expressive of the rebels’flight and our pursuit of them. Had not the Duke carried his point triumphantly, this Oratorio could not have been brought on.”6 Mais quelles notes et quels mots se cachent derrière ce terme de “expressive” ? Sur scène, aucune bataille, aucun combat : les chanteurs et le choeur sont, comme toujours, immobiles, puisque depuis 1732, les oratorios haendéliens sont exécutés sans mise en scène. De plus, The Occasional Oratorio ne renferme, à proprement parler, aucune action : il s’agit d’une succession d’airs et de choeurs qui rappellent eux aussi, par le ton et par la forme, les anthems composés précédemment. Puisque, d’une part, Haendel ne peut donc pas montrer la guerre, et que, d'autre part, l’oratorio impose la Bible comme texte premier, objet de réécritures qui ne sont jamais innocentes, c’est par tout un jeu d'encodage, fait de références et d’échos, que se dévoile le sens caché et que se révèle la signification de cette musique “à message.” En effet, les mots et les notes parlent un double langage et peuplent la scène de héros et d’ennemis qui n'ont de bibliques que le nom.
5Du reste, dans The Occasional Oratorio, Haendel ne prend pas même la peine de nommer ses personnages : voix sans nom, et on serait tenté de dire voix sans corps, immobiles, comme figées dans un chant manichéen qui permet toutes les identifications, et où l’on reconnaît sans mal les tyrans envahisseurs, “whom no cov’nants bind, / Nor solemn oaths can owe, / [who] Strove to enslave the freeborn mind,/Religion, liberty and law.”7 Face au rebelle s’élève l’épée du juste, “The sword that’s drawn in virtue’s cause / To guard our country and its laws.”8 Combat pour la liberté, le droit et l’église reconnue —“the true church”9 — où le public de Covent Garden sut entendre le récit en miniature des batailles qui faisaient alors trembler le royaume.
6Car, dans cet oratorio, il était en effet aisé de reconnaître la chronique d'une invasion dont l’issue, bien que, sur le terrain, encore incertaine en février 1746, ne faisait, semble-t-il, chez Haendel, sur scène, déjà plus aucun doute. Le livret s’ouvre sur le complot des gentils : “The Princes in their congregations / Lay deep their plots throughout each land / Against the Lord and his Anointed.”10 On suit alors l’invasion et l’avancée de l’ennemi : “Of many millions the populous rout, / I fear not, though encamping round about / They pitch their tents against me.”11 On assiste aux combats qui meurtrissent le pays : “When warlike ensigns wave on high. / And trumpets pierce the vaulted sky, / The frighted peasant sees his field/For corn an iron harvest yield.”12
7Enfin, la victoire tant attendue est annoncée : "Prophetic visions strike my eye : / In vain our foes for help shall cry, / War shall cease, welcome peace, / And triumphs after victory. / The hostile band, by his right hand / Discomfited, forsakes the land.”13 C’est pourquoi le jugement sévère de Charles Jennens, librettiste de Messiah, — “Hamilton… has cooked up an Oratorio of Shreds and Patches”14 — trop souvent cité, ne doit pas faire oublier combien cette mise bout à bout d’extraits de la Bible était, en raison même de sa simplicité extrême, d’une lisibilité et d’une transparence tout à fait adaptées au propos de Haendel.
8Du reste, avec The Occasional Oratorio, la cohérence dramatique de l’ouvrage passe presque toujours au second plan derrière le chant belliqueux qui devait avant tout manifester (parfois bruyamment) la fidélité de Haendel à son monarque. En ce sens, Jennens se trompait lorsqu’il écrivait : “’Tis a Triumph for a Victory not yet gain’d, & if the Duke does not make hast [sic], it may not be gain’d at the time of performance.” Le propos de Haendel n’était pas alors de célébrer une victoire, puisque victoire il n’y avait pas encore ; en 1747, Judas Maccabaeus remplira cette fonction, mais, en février 1746, la musique devait surtout faire entendre l unité du peuple et du souverain face à l’envahisseur. Car si l'on veut comprendre tout à fait le sens du terme “expressive” noté plus haut chez Jennens, c’est sur ce chant, c’est sur ces notes qu’il faut se pencher, plus encore que sur les mots du livret. Pour ce faire, il faut étudier une question —celle des citations musicales— qui passionne les musicologues, mais sur laquelle peut également se pencher avec profit l’historien des idées et des sensibilités.
9Comme toujours chez Haendel, le recours aux citations d’autres œuvres musicales ne saurait s’expliquer par la seule hâte du compositeur : un air peut en cacher un autre, et ce jeu des emprunts et des échos n’est jamais innocent. Il convient d’évoquer ici trois modalités de ce “recyclage,” depuis la simple parenté d’écriture jusqu’à la greffe pure et simple d’un air préexistant, afin de montrer comment, grâce à ces notes venues d’ailleurs, Haendel tisse des liens entre oeuvres officielles et oratorios bibliques, entre la Cour et le théâtre.
10La nature des oeuvres citées importe tout autant que les modalités de ces citations. Un premier constat s’impose : lorsqu’il compose cet oratorio en fin de compte plus politique que sacré, Haendel choisit de détourner de leurs finalités d’origine et de leurs contextes premiers des oeuvres qui renvoient elles-mêmes à la sphère du politique. En 1713, à peine installé à Londres, presque inconnu à la Cour, Haendel compose une Ode for the Birthday of Queen Anne. On ne sait pas si l’ouvrage fut jamais exécuté dans ce cadre officiel, mais, au cours des ans, il réapparut lors de nombreux concerts, souvent tronqué, souvent raccourci. Parfois, seul le premier mouvement, “Eternal source of light divine,” était interprété, en partie pour son introduction instrumentale, dialogue très purcellien entre la trompette et la voix de contre-ténor.
11Si, trente ans plus tard, Haendel semble se souvenir de ces notes lorsqu’il compose l’air pour basse “To God, our strength, sing loud and clear,” n’est-ce pas pour créer chez ses auditeurs, grâce à une parenté d’écriture, un écho de cette ode elle-même très politique, où l’on pouvait entendre les vers suivants : “Let Envy then conceal her head, / And blasted faction glide away ? Evocation délibérée ou rappel inconscient, l’ode de 1713, qui en appelait à l’unité du royaume, semble ressurgir dans l’oratorio de 1746 qui chante l'union du Seigneur, du souverain et de son peuple.
12Si l’on peut s’interroger sur la portée réelle de ce type d’écho sonore, il est, en revanche, des citations musicales qui ne laissent aucun doute quant à leur sens. A trois reprises, Haendel réutilise in extenso des airs composés en 1739 pour Israël in Egypt, cet oratorio presque entièrement choral qui chante la fin de la captivité du peuple juif et sa sortie d’Egypte. L’un des airs retenus évoque la violence aveugle et meurtrière de l’ennemi : “The enemy said : I will pursue, I will overtake, / I will divide the spoil : / My lust shall be satisfied upon them. / I will draw my sword : my hand shall destroy them.” Quant aux deux autres choeurs réutilisés, ils chantent le pouvoir sans bornes du Seigneur et la victoire qu’il assure aux justes qui combattent à ses côtés15 : l’insertion de ces airs dans un oratorio qui dénonce les agissements sanguinaires des tyrans et qui appelle à la protection divine ne saurait surprendre.
13A mi-chemin entre le simple écho et la citation pure et simple se trouve, dans The Occasional Oratorio, un cas passionnant qui combine reprise musicale et réécriture du texte. En effet, Haendel conclut son oratorio sur un choeur qui fait entendre, presque note pour note, la musique du très célèbre premier choeur des Coronation Anthems composés pour Georges II en 1727. Cette fois-ci, l’écho musical est sans aucun doute délibéré et porteur de sens : il s’agit de faire résonner, en 1746, sur la scène d’un théâtre et dans les circonstances que l’on sait, les notes qui, près de vingt ans auparavant, avaient ouvert la cérémonie du couronnement à Westminster Abbey. The Occasional Oratorio pose le souverain comme en majesté dans ce dernier choeur, véritable point d’orgue de l’ouvrage. Mais alors qu’en 1728, Zadok the Priest, le premier des quatre Coronation Anthems, évoquait Fonction du roi Salomon et le rôle du prophète Nathan, le nouveau texte élimine toute référence à l’histoire biblique et proclame dans un même souffle les louanges du Seigneur et celles du roi : “Blessed are they all that fear the Lord. / God save the King, long live the King, / May the King live for ever !” Une fois encore, le livret se caractérise donc par son immédiateté, par ce souci commun à toute musique éminemment politique de transmettre un message clair et accessible à tous.
14Or ces échos, ces reprises et ces citations n’ont en réalité d’intérêt que si le public est à même de les percevoir : alors les rapprochements font sens, alors les associations se font. En 1746, la situation à Covent Garden est assez particulière, puisque les exécutions de The Occasional Oratorio sont réservées aux riches abonnés de la saison précédente, inachevée au King’s Theatre, —“with intent to make good to the Subscribers (that favoured him last Season) the Number of Performances he was not then able to complete…”16 Il s’agit donc essentiellement d'aristocrates londoniens, ceux-là mêmes dont on sait qu’ils remplissaient les salles de concert, fréquentaient, pour certains, la Cour, et qui connaissaient des oeuvres comme Israël in Egypt ou les Coronation Anthems. Il est donc probable que les citations étudiées précédemment furent reconnues comme telles, et que les rapprochements qu’elles cherchaient sans doute à établir —entre œuvres officielles et oratorios sacrés— furent perçus par certains des auditeurs.
15Dès la saison suivante, et pour s’attirer les faveurs d’un public plus large, Haendel abandonne une fois pour toutes les abonnements, et commence à vendre les places de concert chaque soir, à l’unité. Au cours des années, le public de Covent Garden va donc se modifier sensiblement, la présence aux concerts n'étant plus subordonnée à cet investissement coûteux —huit guinées en 1744-45— qui limitait l’accès des middle classes à l'opéra et aux oratorios. Or l’adoption de ce nouveau type de commerce musical à partir de 1747 correspond chez Haendel à la composition de trois ouvrages qui exploitent cette veine de l'oratorio politique et guerrier dont The Occasional Oratorio était, en quelque sorte, le prototype. Si une partie de l’aristocratie s’empresse de regagner le King’s Theatre, il est certain qu’une frange non négligeable de ces middles classes, alors en plein essor, ne peut manquer d’être sensible à ce discours patriotique, voire nationaliste, et à ce ton belliqueux et conquérant qu’exploitent Judas Maccabaeus (1747), Joshua (1748) et Alexander Balus (1748).
16Ce sont les livres historiques de la Bible, en particulier Josué et les Maccabées, qui sont à l’origine des trois livrets du révérend Thomas Morell, avec qui Haendel poursuit sa collaboration. Le choix de ces sources ainsi que la réécriture opérée par le librettiste méritent d’être analysés dans le contexte politique et militaire du moment. Tout d’abord, il s’agit de trois livres bibliques qui multiplient les récits des conquêtes du peuple juif, affrontant ses nombreux ennemis sous la protection de Jéhovah, dieu plus qu’ailleurs guerrier et invincible. Morell disposait donc là d’un matériau de choix pour écrire des livrets efficaces du point de vue dramatique, mais, en 1747, il s’agissait avant tout de célébrer, si possible bruyamment, la victoire remportée le 16 avril 1746 par les armées du duc de Cumberland lors de la bataille décisive de Culloden. Peu respectueux de ses sources, Morell condense donc les épisodes, simplifie les intrigues, se soucie peu de la psychologie des personnages.
17Il adopte par trois fois une structure dramatique élémentaire, dont les trois temps forts sont le choix d’un chef militaire par les Juifs, le départ au combat, et le retour des guerriers, nécessairement victorieux. Ce faisant, le librettiste gomme à dessein tout ce qui, dans la Bible, avait trait aux rivalités et aux luttes intestines qui divisaient le peuple élu.17 Judas Maccabaeus chante donc l’union des Juifs —“The hearts of Judah, thy delight, / In one defensive band unite.”18 — et Joshua montre les fils d’Israël partant trois fois au combat sous le commandement de Josué, dont la soif de pouvoir —pourtant dénoncée par la Bible— n’est jamais évoquée dans le livret. Car les failles et les défauts des personnages sont soigneusement dissimulés par cette réécriture idéologiquement marquée. Ainsi, Alexandre, le héros de Alexandre Balus, roi de Syrie et allié des Juifs, périt-il à la fin de l’oratorio du fait de la seule trahison du roi d’Egypte, Ptolémée, alors que le livre des Maccabées le montre avant tout rusé et calculateur. C’est donc très clairement le contexte politique et militaire des années 1747-48 qui a guidé cette réécriture de la Bible : sur scène, chaque héros des oratorios était perçu comme la “représentation” soit du duc de Cumberland, soit du roi Georges II lui-même. Du reste, c’était bien l’intention première de Haendel, à en croire une lettre de Morell de 1765, où l’on peut lire : “The plan of Judas Maccabaeus was designed as a compliment to the Duke of Cumberland, upon his returning victorious from Scotland.”19
18On retrouve donc dans les trois livrets ce discours très politique déjà noté dans The Occasional Oratorio. C’est toujours contre les tyrans —“lawless tyrants with ambition blind”20 — que se soulèvent les Juifs ; pour le droit, l'église et la liberté qu’ils sont prêts à mourir —“For laws, religion, liberty, we fall.”21 — pour l'intégrité de leur territoire qu’ils prennent les armes— “To long posterity we here record… the land restored,”22 — pour l’union du peuple et du souverain qu’ils combattent : “Secure stands the throne that on concord relies, / As by concord preserv'd are the earth and skies.”23 Pendant deux ans, en 1747 et 1748, l'oratorio haendélien est donc plus politique que sacré s’il chante le courage des héros bibliques et les victoires du peuple juif, c’est pour mieux dire la vaillance des armées anglaises et la toute puissance du royaume. “Occasional,” ces oratorios le sont donc à plus d’un titre. Du reste, à partir de 1748, après la création de Alexander Balus (qui ne tient l’affiche que trois soirs), le public se lasse très vite de ces ouvrages aux livrets par trop identiques, et dont l’actualité décroît peu à peu. Or au fur et à mesure que le matériau dramatique s’épuise à force d’être réutilisé, c’est la musique elle-même qui, par un étonnant phénomène de clôture, semble, elle aussi, incapable d’innover.
19Winton Dean a relevé huit citations musicales dans Judas Maccabaeus, douze dans Alexander Balus, seize dans Joshua (qui fut composé en dernier, bien que créé avant Alexander). Deux remarques permettent de comprendre ce que l’on entend par “clôture.” Tout d’abord, Judas Maccabaeus réutilise par deux fois des airs qui proviennent l’un de The Occasional Oratorio, l’autre de Joshua.24 Comme si à la parenté des livrets notée plus haut faisait écho un “recyclage” musical unifiant ces oratorios politiques autant sur le plan des mots que des notes. Encore peut-on, chez Judas Maccabaeus, noter d’autres emprunts, à Telemann, Bononcini ou Muffat. Or, ensuite, avec Alexander Balus, Haendel ne cite plus que ses propres oeuvres, sonates ou concerto grosso, cantate italienne, oratorios anglais et italiens. Le livret exploite pour la troisième fois une structure dramatique minimale, répétitive, et la musique semble désormais incapable de faire autre chose que répéter des notes déjà entendues ailleurs. L’oratorio, forme jusque là ouverte et changeante, se met à bégayer.
20A cette clôture des citations répond une unité —à moins qu'il ne s’agisse d’une uniformité— de tons et de sons. A partir de Judas Maccabaeus, et jusqu’à Joshua, l’écriture pour flûtes, hautbois, bassons, mais surtout pour cors et trompettes, devient la marque distinctive de ce chant haendélien des batailles et des victoires. Deux exemples suffisent ici. Le premier, de 1747, provient de Judas Maccabaeus, le dernier des oratorios où Haendel a recours à une écriture à trois voix pour les trompettes, instrument dont on sait, depuis les deux trompettes d’argent battu de Moïse jusqu’aux sept trompettes qui font choir les murailles de Jéricho, quelle symbolique guerrière lui était associée. Le choeur des Juifs répond à l’appel de Judas Maccabée —“Sound an alarm ! Your silver trumpets Sound, /And call the brave, and only brave, around.”25 — et part au combat alors que retentit le “pleasing dreadful call” des trompettes. De ce départ au combat au retour victorieux du “conqu’ring hero” de Joshua, il n’y a qu’un pas : cors, hautbois, timbales et grosses caisses —figure sur la partition la mention timpani ad libitum— constituent l’essentiel de la structure harmonique et rythmique du choeur le plus célèbre de l’ouvrage, “See the conqu’ring hero comes !”
21Jamais chez Haendel trois ouvrages —quatre si l’on intègre, en forme de prologue, The Occasional Oratorio— n’auront présenté tout à la fois une telle unité de ton, s’appuyant essentiellement sur les percussions, sur les bois et sur les cuivres, et une semblable parenté de sens, fondée sur un discours guerrier et nationaliste et porteur d’un message politique, l’un et l’autre si unificateurs. Ce “cycle” des “victory oratorios” se referme-t-il donc avec Joshua, un soir de mars 1748 ?26 On serait tenté de le penser, puisqu’en effet, à partir de 1749, les guerriers quittent définitivement la scène des oratorios bibliques de Haendel. Un chant de paix s’élève alors, et c’est dans la voix de Salomon, souverain d’un royaume désormais apaisé et prospère, puissant et respecté, que le public de Covent Garden vient désormais reconnaître son roi et ses héros. Pourtant, c’est sur une autre scène que les oratorios politiques des années 1746-1748 trouvent leur véritable épilogue.
22Car trois jours après la création de Solomon (1749), les accords résolument guerriers et confiants de la “Grand Overture of Warlike Instruments” commandée à Haendel pour célébrer le traité d’Aix-la-Chapelle du 18 octobre 1748 retentissent dans les jardins de Vauxhall en présence du roi et —est-ce un hasard ?— du duc de Cumberland.27 Le chant des guerriers bibliques s’est tu : mais la Fireworks Music (1749) parle le même language. Elle est un peu cet oratorio sans voix dont les instruments —pas moins de vingt-quatre hautbois, douze bassons, neuf cors et neuf trompettes— disent encore la fortune et la gloire du souverain anglais. Ultime jeu d’échos : pour signifier, dans un théâtre, la toute puissance des troupes de Josué, et pour faire résonner, dans un jardin, la gloire militaire des armées anglaises, alors victorieuses sur tous les champs de bataille, une même musique s’élève : “Sound the shrill trumpets, shout, and blow the horns !”28
23De 1746 à 1748, de The Occasional Oratorio à Alexander Balus, Haendel chante la guerre, pendant que l’Angleterre la fait. Du théâtre des opérations militaires à la scène d’un théâtre londonien, rarement la distance aura été aussi courte. Alors que l’histoire s’écrit au rythme des combats et des traités, le compositeur réécrit la Bible, une Bible guerrière et conquérante, où l’Angleterre veut lire le récit fantasmé de ses propres victoires. Que les héros des oratorios s’appellent alors Judas Maccabée ou Josué, c’est bien la voix du royaume qui s’élève par leur chant.
Notes de bas de page
1 Lettre de Mrs Elizabeth Carter à Miss Catherine Talbot 2 avril 1745, citée dans Otto Erich Deutsch, Handel : A Documentary Bibliography (New York : Norton, 1955) 610.
2 Daily Advertiser. 17 janvier 1745 (Deutsch 602).
3 Deutsch 602.
4 On pense en effet que derrière les personnages de ces deux “oratorios mythologiques” se lisait une critique des relations qui liaient alors Georges II et sa maîtresse, Lady Yarmouth.
5 Il semble bien que ce choeur ait été composé pour la compagnie de volontaires “levée” par Lacy, “Master of His Majesty’s Company of Comedians,” administrateur du théâtre de Drury Lane. Le 14 novembre 1745, il fut exécuté pour sa création, après une représentation de The Relapse : Or, Virtue in Danger, de Sir John Vanbrugh.
6 Deutsch 629-30. Nous soulignons.
7 The Occasional Oratorio, Acte 3. air pour ténor : “Tyrants, whom no cov’nants bind….”
8 The Occasional Oratorio. Acte 3. air pour basse : “The sword that’s drawn in virtue’s cause….”
9 The Occasional Oratorio, Acte 2, chœur : “May God from whom all mercies spring….”
10 The Occasional Oratorio, Acte 1, air pour basse : “Why do the gentiles tumult….”
11 The Occasional Oratorio, Acte 1, récitatif pour ténor : “Of many millions the populous rout….”
12 The Occasional Oratorio, Acte 3 air pour soprano : “When warlike engines wave on high….”
13 The Occasional Oratorio, Acte 2, air pour soprano : “Prophetic visions strike my eye….”
14 Lettre de Charles Jennens à Holdsworth. datée du 3 mars 1746. L’écrivain (de peu de renom) Newburgh Hamilton fut le librettiste de Haendel pour Alexander's Feast (1736), Samson (1743), ainsi, peut-être que pour Susanna (1749) et Solomon (1749).
15 Il s’agit de “I will sing unto the Lord” et de “Who is like unto thee, O Lord, among the Gods ?”, tous deux au début du troisième acte.
16 Daily Advertiser 31 janvier 1746 (Deutsch 629).
17 On songe, par exemple, aux manœuvres du prêtre usurpateur Alcime, dont le premier livre des Maccabées (7. 1-50) rend compte en détails. De même, Morell reste très “discret” au sujet du crime commis par Acan, qui explique qu’en représailles Dieu fasse périr des Juifs face aux armées du roi Aï.
18 Judas Maccabaeus, Acte 1, chœur : “Oh Father, whose almighty pow’r….” Deutsch 851.
19 Deutsch 851.
20 Joshua, Acte 3. récitatif (Caleb) : “While lawless tyrants, with ambition blind….”
21 Judas Maccabaeus, Acte 2, Chœur : “We hear, we hear the pleasing dreadful call….”
22 Joshua, Acte 1, chœur : “To long posterity we here record….”
23 Alexander Balus, Acte 1, air (Ptolémée) : “Thrice happy the monarch, whom nations contend….”
24 Il s’agit bien entendu, dans le cas de Joshua, d’une réutilisation a posteriori, lors des reprises de Judas Maccabaeus, du très fameux “See, the conquering hero comes….”
25 Judas Maccabaeus, Acte 2, air (Judas Maccabée) : “Sound an alarm !”
26 En effet, Joshua ne sera repris par Haendel qu’en deux occasions, en 1752 et en 1754, et Alexander Balus ne sera joué à nouveau qu’en 1754.
27 Daily Advertiser, 29 avril 1749 : “His Majesty and the Duke of Cumberland, attended by the Dukes of Montague, Richmond, and Bedford, and several others of the Nobility, were at the Library to see the Fireworks” (Deutsch 668).
28 Joshua, Acte 2, récitatif (Josué) : “’Tis well, six times the Lord hath been obey’d….”
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