“Guerre de principes” et paix sociale : les avatars du patriotisme anglais au XVIIIe siècle
p. 215-224
Texte intégral
In the 1790s something like an “English Revolution” took place, of profound importance in shaping the consciousness of the post-war working classes. It is true that the revolutionary impulse was strangled in its infancy; and the first consequence was that of bitterness and despair.
1C’est par ces mots que E.P. Thompson ouvre, à la fin de la première partie de The Making of the English Working Class,1 une réflexion sur le sens et sur la portée de l’activité des “démocrates” anglais pendant la Révolution française. La cause fondamentale de cet échec est pour lui la rupture quasi immédiate de la seule alliance capable d’accomplir cette révolution : celle d’une bourgeoisie d’entrepreneurs impatients d’obtenir la levée du Test Act (1673) et une réforme électorale, et le monde des petits artisans et des ouvriers. Mais la cause immédiate de la disparition du mouvement est, pour Thompson comme pour les auteurs de nombreux travaux ultérieurs,2 la guerre déclarée entre la France et l’Angleterre en février 1793. C’est en mettant en avant le péril national, l’idée que les institutions anglaises étaient menacées par les armées d'une République française conquérante, que le ministère de Pitt aurait restauré l’union nationale, et contre la propagande des admirateurs de la Révolution en suscitant un patriotisme antifrançais.
2Cette thèse a été débattue avec d’autant plus d’intérêt que le dernier quart du XVIIIe siècle apparaît comme la période de genèse des identités que revendiqueront au siècle suivant les différents groupes sociaux, qu’il s’agisse du monde ouvrier, des classes moyennes étudiées par Asa Briggs3 ou encore de l’aristocratie terrienne.4 A la suite du travail de E.P. Thompson, on a cherché dans les années 1790-1820 les origines de l’orientation réformiste des mouvements ouvriers au XIXe siècle. On a voulu expliquer par l’interprétation de cette période, non seulement pourquoi il n’y avait pas eu de révolution anglaise en 1793, mais pas non plus, par exemple, en 1848, alors que les conditions “objectives” en étaient réunies.
3C’est en ayant ces enjeux en vue que Linda Colley a fait le point du débat dans un article de 1986 sur le rapport entre patriotisme, nationalisme et conscience de classe.5 Rapidement, il s’agit de déterminer l’effet qu'eurent les guerres contrerévolutionnaires sur le rapport des Anglais aux institutions de l’Etat, et en quoi ces guerres influencèrent le rapport de force entre le gouvernement et les mouvements contestataires.
4Il est en tous cas certain, pour revenir à la période étudiée, qu’au mois de février 1793 —qui voit simultanément l’entrée de l’Angleterre dans la coalition européenne contre la France et la publication de Political Justice de Godwin— c’est la période la plus novatrice du mouvement radical qui touche à son terme. La fondation d'organisations loyalistes semi-officielles pour intimider les démocrates, et le procès de Tom Paine in absentia au mois de décembre 1792 ont marqué le début d’une réaction qui se dit “anti-jacobine” dans l’appareil d’Etat et chez la majorité des classes possédantes.
5Le mouvement réformateur, qui, depuis 1789 —c’est-à-dire depuis que Richard Price et Burke avaient engagé le débat par le Discourse on the Love of Our Country et les Reflections on the Revolution in France— n’avait pas seulement demandé la levée des incapacités légales pour les non-conformistes, le retour aux principes de 1688, le suffrage universel, mais envisagé aussi un partage de la terre —Spence—, un dépérissement possible de l’Etat —Godwin— la fin de la sujétion de l’ouvrier à son maître et de la femme à son mari —Wollstonecraft— ce mouvement se replie au cours de 1793 sur un petit nombre de revendications modérées, déjà anciennes, plus propres à obtenir le soutien des classes moyennes à une campagne pour la réforme électorale.6 C’est alors que John Thelwall (1764-1834), orateur des sociétés populaires, publiciste proche de Coleridge et de Godwin, se dégage comme la figure dominante du mouvement.
6Le contenu de ses conférences hebdomadaires et de ses articles, de 1794 à 1796, a principalement trait à la guerre. Ce sont ces textes que l’on examinera. On s’efforcera de montrer leur importance dans ce que E.P. Thompson a appelé “l’idéologie de l’artisan” —idéologie que les affrontements de la fin du XVIIIe siècle léguèrent au mouvement chartiste. Si ce thème est important, c’est qu’on voit s’y articuler l’argumentaire pacifiste, à la fois humanitaire et économique, élaboré par les Lumières au sens le plus large, et une pensée véritablement nouvelle de la solidarité des peuples contre leurs tyrans ; mais aussi, soutenant ce discours, les thèmes d’un patriotisme beaucoup plus ancien : celui professé par les “Commonwealthmen anglais,” longtemps avant qu'il ne soit question de république en France.
7Thelwall était entré en 1793 à la London Corresponding Society, société populaire réformatrice, fondée en 1792, sur le modèle des clubs parisiens. En octobre 1793, il devint délégué de la société de Spitalfields au comité général, et fut dès lors étroitement lié à la direction de la société. Thelwall était donc déjà connu —les rapports de police en témoignent— pour ses activités de publiciste réformateur dès la première année de la guerre. Mais les événements qui consacrèrent sa notoriété furent son arrestation, le 12 mai 1794, en même temps que celle de Thomas Hardy, secrétaire de la LCS, et de John Horne Tooke, et leur procès pour haute trahison à l’hiver 1794. En décembre 1794 Thelwall est un des trois “acquitted felons” stigmatisés par le ministre de la guerre, William Windham.
8Le Tribune commence à paraître tous les samedis à partir de mars 1795. Ses textes consistent essentiellement en la retranscription des lectures de Thelwall, afin d’une part de leur assurer la diffusion la plus large possible, et d’autre part, selon Thelwall lui-même, de se garantir contre les faux rapports des informateurs de police qui l’avaient présenté lors de son procès, comme un régicide en puissance. Mais si le Tribune est un véhicule nouveau pour les conférences de Thelwall, ses visées restent celles de janvier 1794. Cette période avait été celle d’une protestation de plus en plus amplifiée contre la politique de guerre, émanant tout autant de l'opposition parlementaire que des sociétés réformatrices. Celles-ci s’exprimaient par des “Adresses au peuple” qui devaient appuyer outdoors le groupe whig conduit par Fox qui demandait aux Communes l'ouverture de négociations avec la France.
9En mars 1795, la situation des partisans de la paix s’est à la fois affaiblie et renforcée par rapport au printemps de l’année précédente. Affaiblie, parce que, quelques semaines après l’arrestation des chefs radicaux, le gros des whigs conduit par le duc de Portland, jusque-là opposant à Pitt, s’était rallié au ministère et à sa politique d’intervention contre la France — unanimité sans précédent dans l’histoire du parlement anglais, galvanisé par l’alarmisme de Burke dont Windham et Dundas se faisaient les échos. Seul demeurait aux côtés de l’opposition populaire le petit groupe de Fox.
10En revanche cette opposition était sortie victorieuse de l’épreuve de force avec le ministère qu’avaient été les procès pour haute trahison. On avait frappé dans Londres des médailles à la mémoire du jury qui avait acquitté les trois accusés. Le prestige de leur avocat, Thomas Erskine, était immense. Enfin, la guerre durait depuis deux ans, et ses effets étaient ressentis d’autant plus durement par les milieux commerçant et artisan. 1795 fut, en Angleterre comme en France, une année de crise générale des subsistances. Les denrées de base atteignirent des prix sans précédent. Les impôts étaient de plus en plus lourds et de plus en plus mal supportés, d’autant plus qu’ils prenaient la forme de l’excise, impôt indirect depuis toujours impopulaire. Les revers militaires essuyés dans les Flandres et la désintégration de la coalition européenne mirent à son comble l’impopularité du gouvernement. Francis Place put alors écrire dans son journal que si le mécontentement du peuple s’exprimait avec toute sa force, le ministère devrait concéder tout à la fois l’ouverture de négociations avec la France, et une réforme électorale. Le Tribune se fait alors l’organe d’un pacifisme qui remet en œuvre les analyses du fait de la guerre par les encyclopédistes français, analyse qui rencontre en Angleterre celle qu’inspire le libéralisme des milieux unitariens. C’est en lecteur de Voltaire que Thelwall dresse un “Tableau des horreurs de la guerre” :
Is it not strange, does not imagination sicken, does not reason stagger, when we conjure up this picture.... What can be the reason that so many thousands of human beings rush into the field of battle, with no provocation of malice, no one real interest to direct them? How astonishing it is that age after age, country after country, should have beheld... intellectual beings, with a mad and fierce enthusiasm, courting the stroke of death as if it were a blessing! (Tribune, 28 mars 1795, 66)
11La condamnation de la guerre au nom d’un sentiment d’humanité qui est ici le point de convergence de l’imagination malade et de la raison vacillante est absente des discours prononcés à l’hiver 1791-1792 par Robespierre et par Billaud-Varenne, les deux seuls opposants du club des Jacobins à l’entrée en guerre avec “l’Europe des despotes.” Si, pour eux comme pour Thelwall, la guerre est une machination du ministère et de la cour contre la Constitution, la vertu n’en exige pas moins le sacrifice à la patrie, une fois celle-ci déclarée en danger en juillet 1792.
12Deux patriotismes se distinguent ici : celui des jacobins français pour qui il est dévouement à la nation, qui sera bientôt la République une et indivisible ; celui des jacobins anglais, installé d’emblée dans l’opposition de la “nation” et du “gouvernement.” On verra qu’il l’est depuis le début du siècle, et que cette opposition a des fondements théoriques étrangement différents de ceux du libéralisme “éclairé” qui est à l’arrière-fond du pacifisme de Thelwall.
13Montrant comment les princes font se massacrer les peuples, il peut puiser à un fonds d’arguments et d’images communs à l’Enlightenment et aux Lumières. En revanche, son opposition à la guerre en tant que telle est proprement britannique lorsqu’il s’attaque à cet aspect concret de la réalité anglaise qu’est la pratique du crimping, c’est-à-dire du recrutement forcé, auquel la marine et l’armée de Georges III continuaient d’avoir recours depuis le début du XVIIIe siècle :
The personal liberty of Englishmen is invaded with impunity by the lawless violence of pressgangs; our youth are ensnared by the artifices of recruiting parties; trading magistrates are invested with a despotic authority over the lower orders of the community; and our streets are nightly infested with snares, and atrocious depredations of crimps and kidnappers. (Tribune, 14 mars 1795 : “On the Distresses of the industrious Poor” 3. Cet article est un extrait de la conférence On the Proper Means of Adverting National Calamities, prononcée le 25 février 1795)
14Thelwall fait fond ici sur un réflexe ancien de protestation populaire : l’opposition au crimping était une composante essentielle du conglomérat idéologique du free-born Englishman. Un règlement avait bien été édicté dans les années 1780, stipulant que les soldats recrutés de cette façon devaient être présentés sous quatre jours au juge de paix le plus proche pour que leur enrôlement soit certifié volontaire. Mais le crimping était toujours perçu comme un abus de pouvoir. En août 1794, les crimping houses (auberges qui servaient de point de rencontre aux sergents recruteurs et aux juges) de la City, de Clerkenwell et de Shoreditch avaient été assaillies et détruites au cours de trois jours d’émeutes.
15Pour montrer la situation critique où la guerre a conduit le pays, Thelwall présente à ses auditeurs des statistiques circonstanciées de l’émigration vers les Etats-Unis. Si l’Angleterre se vide de “la partie la plus précieuse de son peuple, des artisans et des paysans indispensables,” ce n’est pas seulement parce que ses habitants sont à la merci des sergents recruteurs, mais parce que “our stagnated commerce and ruined manufactures present to the most useful order of men only the melancholy alternative of perishing by the sword abroad, or by lingering famine at home” (ibid. 3).
16Thelwall peut ainsi regrouper les arguments économiques de la campagne contre la guerre sous le titre “On the Exhausted State of Our National Resources, and the Consequent Condition of Our Labourers and Manufacturers” (Tribune, 21 mars 1795, 34-41). Son argumentation s’appuie sur l’axiome, commun à Paine et à Godwin auprès de qui il l’avait sans doute appris, selon lequel le travail est la source de toute richesse, et que ceux que l’Angleterre envoie aux champs de bataille sont “la partie la plus précieuse de la nation,” parce que la seule productive. Il est ici au plus proche des Eléments de républicanisme de Billaud-Varenne, et des textes dans lesquels Hébert définit le sans-culotte par le travail et le travail par l’utilité sociale. L’économie politique et morale qui s’esquisse dans ces discours contre la guerre sera systématisée par Thelwall en 1796 dans The Rights of Nature. Elle fournit pour l'instant les arguments d’un plaidoyer pour la cause du peuple adressé aux “middle ranks” qui forment l’auditoire des lectures. Thelwall décrit la misère des ouvriers réduits à un chômage au moins partiel, et se fait l'écho de la correspondance que la LCS reçoit de ses filiales provinciales : “l’anéantissement du commerce extérieur” est cause de la disette qui sévit dans les campagnes, alors que si la paix en rétablissait les conditions, “l’intérêt, égoïste dans sa cause mais philanthrope dans ses effets” inciterait de nouveau les peuples à échanger leurs surplus.
17Le Tribune en appelle alors à la compassion et à l’humanité de ses lecteurs pour “la misère des classes laborieuses.” Mais l’argument décisif de ses appels à la “justice universelle” est l’intérêt particulier qu’ont “les ordres intermédiaires” à la défense des plus pauvres :
Oh citizens, reflect, I conjure you, that the common class of mankind and you are one! And that those who seek to oppress the lower, seek to annihilate the intermediate orders! It is their interest to have but two classes, the very high and the very low, that those they oppress may be kept at too great a distance —and in too much ignorance— to be able to seek redress.... Let me conjure the middle orders of society to remember that they are here particularly interested: that if we have not peace and reform in time, those who are now the middling must soon be the lower orders; for oppression, though it begins with the poor and helpless, mounts upward from class to class till it devours the whole. (Thelwall, Tribune, 9 septembre 1795, 232-35)
18On a cité ce texte de juillet 1795 fort longuement, parce qu’il est révélateur à plusieurs égards : il montre d’abord qu’il faut apporter des nuances aux conclusions des historiens pour qui Thelwall “a mené le jacobinisme au seuil du socialisme.”7 S’il est proprement jacobin, au sens français, c’est que, comme on le voit ici, ses interlocuteurs sont les “middle ranks,” les travailleurs indépendants et les petits patrons artisans propriétaires de leurs ateliers, qui sentent leur statut social menacé par l’aggravation des conditions économiques.
19Toute la démarche de Thelwall dans cette campagne pacifiste tend donc à renverser contre les alarmistes l’accusation de subversion : c’est l’épuisement des ressources nationales —particulièrement l’accroissement considérable de la dette— qui menacent l’ordre social et la sécurité de la propriété. L’expression, constamment reprise, “the proper means of adverting national calamities” signifie donc, dans le discours des jacobins anglais “the only means of avoiding a revolution.”
20Mais en mettant le doigt sur les visées despotiques de ceux qui ont intérêt à ce qu'il n’y ait que deux classes, les très puissants et les très pauvres, Thelwall esquisse l’analyse des enjeux intérieurs de la guerre, dont il va montrer qu'elle est de part en part une guerre politique.
21La guerre déclarée entre la France et l’Angleterre le 1er février 1793 était, de l’accord unanime de Pitt, de Burke, comme de Lord Landsdowne, une “guerre de principes.” Le discours alarmiste à l’égard de la “Révolution en France” et de l’agitation populaire en Angleterre avait d’abord été celui de Burke. Mais la diffusion et le succès sans précédent d’une brochure parue en février 1792 jeta l’alarme dans l’ensemble de la classe parlementaire et de la noblesse des comtés : il s’agit bien sûr de la seconde partie de Rights of Man. Un discours de Lord Jenkinson aux Communes du 15 décembre 1795 résume ainsi l’intention des milieux proches du gouvernement en entrant en guerre : mettre un coup d’arrêt à l’expansion française, mais aussi au radicalisme en Angleterre. Les démocrates seraient obligés, soit d’émigrer (ce qui fut le cas de nombre d’entre eux), soit “de se conduire comme de bons citoyens,” leur correspondance avec les Français devenant en temps de guerre acte de trahison.
22C’est bien ainsi que Thelwall entend cette politique lorsqu’il stigmatise: “A ridiculous (I had almost said an unprincipled) crusade to restore the fallen despotism of France” (Tribune, 14 mars 1795, 2). Mais elle n’est que trop clairement guidée par des principes : c’est la guerre des cours contre “la jeune liberté de la France” : “Are not persons hired to preach the doctrines most agreable to their employers... praying for thunder and lightning to consume the individuals who have presumed to differ from them in political and religious opinion, and whom their folly and presumption have converted from generous friends of the nation into implacable enemies of the government” (Tribune, 14 mars 1795: “The Impotence and Absurdity of Superstitious Observances” 10).
23La tâche de propagande la plus difficile que Thelwall entreprend alors est, en temps de guerre, de faire l’apologie de la Révolution française, alors que, dès septembre 1793, les massacres dans les prisons de Paris lui avaient aliéné la plupart des réformateurs modérés. Les radicaux en viennent ainsi à tenir un double discours. D’une part, celui d’un contre-alarmisme : la guerre sur le continent a épuisé les ressources du pays. Le peuple est affamé et l’Etat au bord de la banqueroute financière. L’ordre social n’y survivra pas. Mais en même temps qu’il montre les risques de révolution qui augmentent à chaque nouvelle campagne de l’Angleterre sur le continent, Thelwall s’efforce, conférence après conférence, de dénoncer le mensonge alarmiste qui tend à confondre les principes de la Révolution française dans l’horreur qu’inspirent en Angleterre les violences commises en leur nom :
That, which I glory in, in the revolution of France, is this, that it has been upheld and propagated as a principle of that revolution, that ancient abuses are not, by their antiquity, converted into virtues; that man has rights that no statutes or usages can take away; that the object of society is the promotion of the general happiness of mankind;... that thought ought to be free. and that the propagation of thought is the object of every individual; that one order of society has no right, how many years soever they have been guilty of the pillage, to plunder and oppress the other parts of the community, whose persons are entitled to equal respect, and whose exertions have been much more beneficial to mankind. Those are the principles that I admire, and that cause me, notwithstanding all its excesses, to exult in the French revolution. (Tribune, 25 avril 1795: “On the Moral and Political Influence of the Prospective Principle of Virtue” 155-56)
24Et tandis que les souvenirs de la Terreur ne datent encore que de moins d’un an, il ajoute : “But I do not believe that violence and cruelties, I do not believe that scenes of carnage and execution can either be the promoters, or the consequences of principles like these. No: the excesses and violence in France have not been the consequences of the new doctrines of the Revolution; but of the old leaven of revenge, corruption, and suspicion which was generated by the systematic cruelties of the old despotism” (ibid. 156). On voit ainsi s’esquisser une position internationaliste, qui, si ce n’était le pacifisme qui l’accompagne, pourrait reprendre le mot d’ordre français “Paix aux chaumières, guerre aux châteaux.”
25Thelwall en vient alors —il faut mesurer le risque d’une telle position dans le contexte du XVIIIe siècle et de la part d’un orateur qui se réclame par ailleurs du légalisme le plus prudent— à souhaiter la victoire de la France. Il écrit en avril 1795 :
One consolation, and only one, relieves the mind of the philanthropist, in the contemplation of this gloomy picture; and that, strange to say, arises from our disasters and defeats. The Project is not likely to succeed. The despotism of the Bourbon —that despotism hitherto so fatal to the repose and to the morals of Europe— will not be restored. And the dead bodies of our countrymen that were intended to have been made the stepping stones for the ambition of a Prince de Condé and a Comte d’Artois, have paved the way for the triumphant armies of a Republic, invincible from the conviction that every individual is fighting for his own independence, and his own rights! (Tribune, 14 mars 1795, 3)
26C’était là un pas que la majorité de l'opinion anglaise n’était pas disposée à franchir : le gouvernement put s’appuyer sur de telles déclarations pour présenter les démocrates anglais comme des agents de l’ennemi. Et ce n’est pas la moindre contradiction de Thelwall que, si déterminé à mettre au jour les enjeux politiques de la guerre, il n’ait pas perçu, ou ait choisi d’ignorer l’usage du sentiment national que pourraient faire les organisations loyalistes pour couper les réformateurs de leur public.
27On peut bien dire en ce sens —et c’est une réponse partielle à la question que l’on posait en introduction— que la guerre a été un facteur de conservatisme social. Mais ce qui frappe comme une contradiction chez Thelwall vient de ce que l’exploitation politique de la guerre est analysée par lui de façon très différente, dans des articles qui tournent autour de la notion de “prérogative ministérielle” :
Those persons who are at the helm during a time of war have a pretence for vesting themselves with discretionary powers; for increasing their own arbitrary authority; for trampling down the liberties of the people; and putting them under restrictions, which, in time of peace, there could be no pretence for doing; and, consequently we find that one of the blessed harvests of the present war... is the happy suspension of the Jacobinical Habeas Corpus. (Tribune, 28 mars 1795 : “Ministerial Prerogative” 68)
28C’est alors l’accusé des procès pour haute trahison qui s’adresse à son auditoire pour lui montrer, dans l’entrée en guerre avec la France, une manœuvre du gouvernement pour se donner les moyens judiciaires de réprimer le mouvement réformateur. La soudaine attaque du gouvernement contre les sociétés londoniennes avait bien été précédée de l’épisode écossais : en septembre 1793 les délégués de la London Corresponding Society à la convention des sociétés populaires d’Edimbourg avaient été arrêtés, puis condamnés à la déportation au terme de procès dont l’irrégularité avait frappé même les milieux modérés en Angleterre. Encore ceux-ci conservaient-ils la certitude d’être protégés de semblables abus par les garanties du droit anglais. La plus importante de ces garanties, l’Habeas Corpus, fut suspendue le 23 mai 1794, après l’arrestation des chefs de la LCS. Le ministère put ainsi les faire tenir emprisonnés durant cinq mois avant que le Grand Juge ne décide des faits qui leur seraient reprochés. Mais le sentiment de vivre sous un régime d’exception —où, sous prétexte d’état de guerre, l’Etat de droit est suspendu— fut renforcé par la teneur de l’acte d’accusation. Thelwall reprend dans son article “Ministerial Prerogative” du 28 mars 1795, l’analyse que William Godwin avait fait paraître dans le Morning Chronicle, sous le titre “Cursory Strictures on the Charge Delivered by the Lord Chief Justice Eyre to the Grand Jury, October 2, 1794,” où il était démontré que la définition du crime de haute trahison dans la loi d’Edouard III ne permettait en rien de l’appliquer au cas présent. Cette interprétation de la guerre —de toute guerre— comme permettant un empiètement de facto du pouvoir exécutif au mépris des lois existantes rejoint de façon frappante l’intuition prémonitoire de Robespierre qui dès décembre 1791, quelques semaines avant la déclaration de guerre que réclamaient les Girondins, déclarait :
La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant, qui veut devenir plus puissant encore. Je ne vous dirai pas que c’est pendant la guerre que le ministère achève d’épuiser le peuple et de dissiper les finances, qu’il couvre d’un voile impénétrable ses déprédations et ses fautes ; je vous parlerai de ce qui touche directement le plus cher de nos intérêts. C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté. (Robespierre, cité par J. Godechot, La Pensée révolutionnaire [Paris, 1964] 180-81)
29Pour l’un comme pour l’autre, la guerre est d’abord la situation qui fait taire les lois qui protègent les droits des citoyens. On se trouve donc, à deux ans de distance, devant deux intuitions très comparables du verrouillage judiciaire de l’Etat qu’amènerait la guerre et de ses conséquences pour la Révolution française comme pour l’activité des sociétés populaires anglaises. La thèse de fond de Robespierre était l’étroite liaison de la menace extérieure et de la menace intérieure que représentaient les menées concertées de la cour et des émigrés —la première ne faisant que dissimuler la seconde. C’est comme en écho que Thelwall parle de “complot,” de “piège” fomenté par la cour. Pour l’un comme pour l’autre il y a un “système de la guerre" qui, indépendamment des circonstances particulières de tel ou tel conflit, sert toujours le même genre d’intérêt : la tyrannie. On peut donc en faire une théorie générale : Robespierre démontre que toute guerre renforce le privilège du pouvoir exécutif jusqu’à la dictature. Thelwall intitule un de ses principaux articles de mars 1795 “Extreme Difference between the Interest of the Minister and the Interest of the People with Respect to Peace and War.” Mais si l’histoire de Rome vient étayer les arguments de l’un comme de l’autre, l’utilisation que chacun en fait est comme l’indice d’une différence inaperçue entre ces deux “jacobinismes.” Tandis que la référence au triumvirat et l’influence croissante de La Fayette font surtout craindre à Robespierre le césarisme d’un général victorieux, Thelwall va s’avérer être l’héritier, via les propagandistes anti-walpoléens de la première moitié du siècle, de la représentation polybienne de la constitution mixte et équilibrée de l’Angleterre. Tandis que Robespierre craint un retour sur les acquis d’une révolution radicalement novatrice, le “système de la guerre” fait partie pour Thelwall d’un processus général de corruption d’une norme immémoriale.
30C’est en ce point, au cœur même de la théorie générale de la guerre, que l’on va voir s’articuler les éléments très spécifiques du patriotisme anglais et comprendre, du même coup, l’apparente contradiction dans ces textes entre un légalisme, un attachement aux institutions anglaises constamment réaffirmés et par ailleurs l’adoption par Thelwall du sobriquet de jacobin. Il se garde bien de faire référence aux discours de Robespierre. C’est au contraire un classique de l’historiographie whig qui vient confirmer son interprétation de l’usage de la guerre par le ministère : l’Histoire de l’Angleterre de Paul Rapin de Thoyras, publiée à La Haye de 1724 à 1727. Le numéro 4 du Tribune en publie un extrait sous le titre : “Historical Sketches or Motives for a King and His Ministers, in Former Times, for Making War for the Purpose of Overturning a Republic” :
When Charles II and his CABAL [Clifford, Ashley, Buckingham, Arlington, Lauderdale] were determined to overthrow the liberties of the People, and establish despotic power upon their ruins, they thought it necessary, as a preliminary measure, to enter into a grand alliance with several other continental despots, for the overthrow of the Republic of Holland. (4 avril 1795, 77)
31C’est toute une thématique beaucoup plus ancienne de la pensée politique anglaise que l’on voit ici émerger : celle des moyens détournés que prend le pouvoir exécutif pour se renforcer aux dépens des autres états du royaume : les Lords et les Communes ; empiètement —ou, pour parler le langage du temps, “corruption” —qui doit être fatale à terme à la “mixed and balanced constitution of England.”8 Rapin parle de la guerre avec la Hollande conduite par Shaftesbury, mais il vise à travers elle la Guerre de Sucession d’Espagne, et il est clair que c’est contre les ministres whigs de la reine Anne que ce texte est dirigé. Toutes les mises en garde du country party contre la tyrannie antérieures à la Glorieuse Révolution sont reprises pour attaquer le ministère de 1710. De la même façon, Thelwall reprend cette analyse à son compte pour montrer dans la guerre contre-révolutionnaire de Pitt une mystification menaçant les institutions anglaises.
32Il peut parler alors de façon ironique de “l’heureuse suspension de l’Habeas Corpus jacobin.” Comme pour Richard Price, qui, dans son Discourse on the Love of Our Country de 1789, voyait dans la Révolution française une réalisation plus achevée des principes de 1688, Thelwall revendique le nom de jacobin si c’est ainsi que des ministres despotiques veulent appeler les défenseurs des libertés anglaises.
33On voit alors se juxtaposer au panégyrique de la Révolution française la diatribe bolingbrokéenne contre les guerres whigs : cette rencontre de deux patriotismes se marque particulièrement dans les textes de Thelwall sur les dangers d’une armée permanente et de son cantonnement dans les faubourgs ouvriers. Il y retrouve les arguments élaborés par John Trenchard à la fin du XVIIe siècle en faveur des milices des comtés : toute la tradition de l’humanisme politique néoharringtonien est ici sollicitée pour montrer que, telles de nouvelles cohortes prétoriennes, une armée de métier est un instrument de tyrannie dans les mains de la cour.
34L’argumentation politique perpétuée au cours du XVIIIe siècle par les représentants de la gentry milicienne, lasse de financer par la taxe foncière la politique étrangère des rois hanovriens, est ressuscitée en 1795 par les admirateurs de la Révolution française. Et cette reprise est d’autant plus marquée que ce n’est pas seulement la menace d'une répression violente qui les alarme : quel que soit l’usage qui en est fait, l’existence même d’une armée de métier est un facteur de corruption du corps politique. Pas plus que les parlementaires dont le ministre achète le vote en leur conférant une sinécure, les officiers stipendiés ne peuvent prétendre à l'indépendance dont la pensée “patriote” faisait la première condition de la vertu civique. J.G.A. Pocock a montré que ce glissement d’une mise en garde contre l’usage “anticonstitutionnel” qu’un roi pouvait faire d’une armée permanente, à la dénonciation du règne d’une faction gagnée au ministère dont elle tient ses charges est à l’origine du discours des whigs d’opposition pendant tout le XVIIIe siècle.9 Leur patriotisme, qui les rapproche du parti country, est la dénonciation de la double tendance tyrannique du pouvoir exécutif : lorsqu’il doit renoncer à s’imposer par la force, c’est par la corruption qu’il s’attache les représentants du peuple.
35C’est pour cela que Thelwall insiste, conférence après conférence, sur le “système de la guerre” : s’il y a système, ce n’est pas seulement parce que le prétexte de la sécurité nationale sert au gouvernement pour s’arroger, au mépris des lois, les prérogatives des anciens Stuarts. C’est parce que la guerre est, en elle-même, le facteur d’un renforcement des pouvoirs de la cour au-delà de leur limites constitutionnelles, puisqu’elle permet de multiplier les charges que pourra distribuer le gouvernement. Les textes de Thelwall sont donc dominés par une vision de l’Etat comme fonction parasite assurant sa propre hypertrophie. C’est le point central du discours patriote de la première moitié du XVIIIe siècle, et c’est là que se fait la jonction entre le journalisme country de Swift et des Lettres (1769-72) de Junius et les jacobins lecteurs de Paine, thelwall retrouve, dans ses articles contre les fournisseurs de l’armée, les invectives de lord Bolingbroke contre “ceux qui trouvent dans les calamités universelles leur intérêt particulier” et les arguments par lesquels Swift montrait, dans la campagne de 1710-1711 de l’Examiner, que la Guerre de Succession d’Espagne n’avait pour effet que d’appauvrir les propriétaires terriens pour enrichir les financiers et les chefs whigs dont les fortunes prospéraient sur l’administration des forces armées. Pour le premier comme pour les seconds l’Angleterre est devenue “le Don Quichotte de l’Europe” (Tribune, 28 mars 1795 : “On the Probable Consequences of Continuing the Present System of Ambition and Hostility” 58),10 mais c’est cette fois pour s’être lancée dans : “une ridicule... croisade pour restaurer le despotisme déchu de la France” (Tribune, 14 mars 1795, 2).
36La guerre qui paraît opposer les nations n’est jamais que celle des princes contre les peuples, des classes improductives contre les ordres utiles de la société. Si l’on a pu chercher dans ces textes les premiers signes d’une conscience de classe naissante, on a vu qu’ils n’en sont pas moins tributaires d’une théorie politique beaucoup plus ancienne. La campagne des “jacobins” londoniens contre la guerre témoigne, par ses tensions-mêmes, de la transition d’un patriotisme humaniste, centré sur la notion d’indépendance et de vertu civique, à un patriotisme libéral et internationaliste. On ne peut ignorer l’intrication profonde du second dans les thèmes du premier, cette coexistence de l’idéologie de la Révolution française avec celle des torys du début du siècle. A la question de savoir quelle fut l’influence de la guerre sur l’évolution du mouvement radical, on peut proposer comme élément de réponse que, au moins autant que les circonstances de la guerre —le rapport de forces qu’elle modifie à l’intérieur entre les sociétés populaires et le pouvoir— c’est la pensée même de la guerre par les démocrates —les catégories dans lesquelles elle s’organise— qui hypothéquait pour nombre d’années à venir l’issue révolutionnaire de ce mouvement.
Notes de bas de page
1 E.P. Thompson, The Making of the English Working Class (Harmondsworth: Penguin, 1980) 194.
2 Voir par exemple A Goodwin, The Friends of Liberty: The English Democratic Movement in the Age of the French Revolution (Londres: Hutchinson, 1979).
3 A. Briggs, “Middle-Class Consciousness in English Politics, 1780-1846,” Past and Present 9 (1956): 65-74.
4 J. Cannon, Aristocratic Century: The Peerage of Eighteenth-Century England (Cambridge: CUP, 1984).
5 L. Colley, “Whose Nation? Class and National Consciousness in Britain 1750-1830,” Past and Present 113 (1986): 97-117.
6 M. Butler, Burke, Paine, Godwin and the Revolution Controversy (Cambridge: CUP, 1984) 10.
7 E.P. Thomson, The Making of the English Working Class 175
8 Ce poncif de la propagande whig était au cœur du conglomérat idéologique du “free-born Englishman” (voir E.P. Thompson, The Making of the English Working Class, chapitre II). On pourrait définir le radicalisme “jacobin” qui naît dans les années 1780, par la dénonciaiion de cette formule comme d’un leurre politique. C’est à son propos que Thelwall écrit (Tribune, 28 mars 1795, 50): “We have long been amused which egotistical tailes… echoed again… by the peasants pining for want in the midst of that plenty they produce.” C’est contre ce leurre qu’il lance le mot d’ordre “Information and enquiry” (51). Mais plus que le précurseur d’une théorie moderne de l’aliénation idéologique, Thelwall est l’héritier des théoriciens de la “servitude volontaire” (voir sur cette question Michael Rosen, On Voluntary Servitude : False Consciousness and the Theory of Ideology [Cambridge : Polity Press, 1996] 61-65. Si J.G.A. Pocock peut parler du “whig Montaigne” (Virtue, Commerce and History [CUP, 1985] 218), Thelwall analyse encore le système de la tyrannie selon le modèle qu’avait donné Etienne de La Boëtie, par exemple dans une conférence prononcée en 1794 dont le titre était : “An Enquiry into the Degeneracy of Mind That Induces Man to Submit to Tyranny.”
9 J.G.A. Pocock, Politics, Language and Time: Essays on Political Thought and History (Londres: Methuen, 1971).
10 Voir également Isaac Kramnick, Bolingbroke and His Circle: The Politics of Nostalgia in the Age of Walpole (Cambridge: Harvard UP, 1968) 9-12.
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