Conclusion
p. 305-310
Texte intégral
Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages ? Comment extérioriser (mettre à l’extérieur) les parlers du monde, sans se réfugier dans un dernier parler à partir duquel les autres seraient simplement rapportés, récités ? [...] Comment le texte peut-il « se tirer » de la guerre des fictions, des sociolectes ? – Par un travail progressif d’exténuation.
Roland Barthes, Le plaisir du texte1
1Source d’inspiration rénovatrice, exogène, dans un roman orientaliste en quête d’aventures nouvelles, l’Inde devient, dans le roman angloindien, le cadre diégétique principal, et bouleverse les structures familières du récit. Lieu de mystère, lieu d’attraction/répulsion, lieu d’un vertige esthétique dans lequel s’abîme l’imagination étriquée de l’Occident, elle se dérobe à toute expression poétique.
2Le récit anglo-indien explore alors ses propres limites poétiques, se nourrissant, s’hypertrophiant, se saturant d’une transtextualité délibérée et auto-référentielle. L’hypotexte anglo-indien, kiplingien, se transforme en signifiant multiple dans les récits consécutifs : signifiant de réalisme lorsqu’il se substitue à un référent de réalité insaisissable, signifiant idéologique ou poétique, loué ou parodié, intégré à la structure de l’hypertexte.
3La quête d’une expression romanesque adéquate de l’altérité que devine le narrateur colonial et qui est mise à jour par la situation coloniale, aboutit à la constitution d’un discours auto-régénérant sur les modalités de la production fictionnelle, discours poétique qui semble tracer en creux l’esquisse du « beau » à l’indienne, en dénonçant les lacunes du récit qui le véhicule. Le discours idéologique, d’abord intégré au processus de création romanesque, parfois réaffirmé extradiégétiquement par la narration, enfin mis en cause par les ruses de la parodie, ne produit pas ce discours poétique mais l’alimente et contribue à l’architextualité qui unifie les oeuvres du corpus.
4Une tentation classificatoire pourrait nous mener à affirmer, au bout de ce cheminement, l’existence du « genre » anglo-indien. Mais on est loin d’une théorie idéale des traits génériques, étant entendu que l’angloindianité d’un roman ne relève pas d’une « essence cachée », mais est le fait de contingences historiques précises ; pourtant, la survivance de l’anglo-indianité dans les romans post-coloniaux témoigne de l’autonomie acquise de certains traits poétiques. On préférera au concept de genre, qui implique malgré tout une unité transcendante à la textualité, indépendante des discours, la notion de « généricité », fondée sur une conception déductive de l’architextualité :
Si nous en restons au niveau de la phénoménalité empirique, la théorie générique est tout simplement censée rendre compte d’un ensemble de ressemblances textuelles, formelles et surtout thématiques : or ces ressemblances peuvent parfaitement être expliquées en définissant la généricité comme un ensemble de réinvestissements (plus ou moins transformateurs) de cette même composante textuelle.2
5Selon cette analyse, qui subordonne le concept de généricité à la définition genettienne de l’architextualité (« cette relation d’inclusion qui unit chaque texte aux divers types de discours auxquels il ressortit3 »), le roman anglo-indien manifeste sa distinction en tant que catégorie générique ; unifié par la rémanence d’un discours idéologique, le roman anglo-indien identifie également la tradition qui l’imprègne, et cette auto-identification devient à son tour un élément d’architextualité. Le récit exploite explicitement les marques de sa généricité dans sa propre élaboration ; ainsi, du discours au texte, du texte à l’architexte, l’anglo-indianité est aussi une réflexion poétique intégrée à la structure du roman, s’inscrivant dans une dynamique historique qui dépasse les limites chronologiques du contexte colonial :
[...] pour tout texte en gestation le modèle générique est un « matériel » parmi d’autres sur lequel il « travaille ». [...] Cet aspect dynamique est aussi responsable de l’importance de la dimension temporelle de la généricité, son historicité.4
6Cette dimension temporelle, évolutive et poétiquement dynamique permet au roman anglo-indien de survivre au contexte d’écriture dont il semble issu. L’anglo-indianité est ainsi pérennisée par nombre de romanciers contemporains post-coloniaux, les oeuvres les plus remarquables étant celles qui exploitent poétiquement une « conscience » générique.
7 Staying On 5, de Paul Scott, est ainsi un épilogue stratifié, marquant la fin et du Quartet, et de l’épisode colonial, et peut-être même du roman anglo-indien. Le titre lui-même peut être lu comme un commentaire critique sur la rémanence de composantes génériques angloindiennes dans le roman, longtemps après la disparition du contexte primitif de création. Les traces poétiques demeurent (« stay on »), de même que ce vieux couple de personnages, figures mineures dans le Quartet, demeure en Inde sans pouvoir quitter le pays dans lequel ils ont ancré leur identité, alors que leur présence au début des années 1970 ne fait plus sens historiquement.
8« I still think we were right to stay, though I don’t think of it any longer as staying on, but just as hanging on [...]6 », songe le vieux Tusker Smalley. Le récit se divise entre les réminiscences amères des deux vieillards, et la description de Pankot, lieu central dans le Quartet, trente ans après l’Indépendance : cette Inde n’est revisitée qu’en comparaison avec l’Inde coloniale. Le narrataire, un visiteur contemporain à qui Lucy Smalley présente la ville, s’intéresse plus aux traces de la vie coloniale qu’à l’Inde moderne : « [...] Sarah said you’d be interested to talk to people who had stayed on and that can only mean you want to know what it has been like [...]7 ». Ainsi le « staying on » ou « hanging on » s’applique aussi bien à l’approche narrative qu’à la situation des personnages. L’Inde n’est plus que le lieu d’une déception personnelle, historique et poétique, une déception que les personnages ne cessent de réexplorer dans de longues narrations homodiégétiques, de même que le récit explore sa propre généricité, sans pouvoir s’en défaire : « Old Luce adored Mudpore. [...] when we first met the Maharadjah, he had on all his paraphernalia [...] and Luce said,This is the real India8 ». Lucy Smalley se remémore le même épisode en songeant que pour la seule fois de sa vie elle perçut alors une Inde idéelle, idéale, « India in the way I’d more or less imagined it9 ». Les clichés de l’hypotexte sont ici rappelés intradiégétiquement, et dénoncés par l’expérience consécutive des personnages-narrateurs devenus lucides. Malgré la permanence de la déception, malgré l’évanescence de l’esthétique imaginée face à l’émergence d’une autre réalité, les protagonistes conservent les images des rêves projetés : la fin de l’Empire ne marque pas la fin du fantasme, qui demeure le référent par rapport auquel le réel et factuel sont évalués. La nostalgie permanente des personnages pour une Inde qu’ils n’ont jamais connue, même du temps du Raj, reflète la poétique du récit post-colonial.
9Dans The Siege of Krishnapur10, J. G. Farrell reprend la tradition du pastiche développée par Forster et Orwell : son récit est semé de références intertextuelles qui évoquent aussi bien les « Mutiny novels » que A Passage to India ou Burmese Days. Le principal « héros », Fleury, rappelle par son nom le Flory de Burmese Days ; un jeune Indien, Hari, et un fringant officier anglais, Harry, semblent être une décomposition ironique du personnage hybride de Hari Kumar (Raj Quartet). Enfin, les premières phrases du texte transposent de façon reconnaissable la description liminaire de Chandrapore dans A Passage to India :
[...] if you look closely and shield your eyes from the glare you will make out tiny villages here and there, difficult to see because they are made of the same mud as the plain they came from; and no doubt they melt back into it again during the rainy season [...]. (The Siege of Krishnapur, p. 9)
10Le texte de Farrell se lit ici comme un écho à celui de Forster :
The very road seems made of mud, the inhabitants of mud moving. So abased, so monotonous is everything that meets the eye, that when the Ganges cornes down it might be expected to wash the excrescence back into the soil. (A Passage to India, p. 29)
11Fluidité boueuse d’un paysage qui semble, par son abjection même, se camoufler aux yeux du voyageur occidental ; les ternies sont frappants de ressemblance dans les deux passages. Toutes ces indications transtextuelles signalent la revendication, par le récit, de la généricité du texte. Le sujet du roman, le siège d’une « Résidence » britannique pendant la Mutinerie des Cipayes, est en lui-même un champ topique de la tradition anglo-indienne. Selon David Rubin, « [The Siege of Krishnapur] breaks the stranglehold of tradition by adopting it11 », mais le roman offre bien plus qu’une simple parodie romanesque ou une satire des attitudes victoriennes, bien que le siège militaire permette au récit d’explorer les réactions extrêmes d’une société « civilisée » en détresse. Le thème familier de la Mutinerie permet au récit d'établir d’emblée que l’Inde n’est qu’un vaste problème (« trouble », p. 10), que les convulsions des personnages anglo-indiens ne pourront guère résoudre. La survie des Anglais dans leur microcosme assiégé prime sur l’exploration d’une Inde hostile. La parodie générique, qui s’accompagne d’une distorsion de schémas actantiels et de rôles héroïques, agrémente d’humour une profonde réflexion historique et poétique :
Crossing for the last time that stretch of dusty plain which lay between Krishnapur and the railhead, the Collector experienced more strongly than ever the vastness of India; he realized then, because of the widening perspective, what a small affair the siege of Krishnapur had been, how unimportant, how devoid of significance (p. 311)
12La plaine, étendue boueuse où se camouflent des villages sans nom, est l’emblème d’une Inde vaste et insaisissable, presque invisible. L’insignifiance de l’épisode historique se répercute métatextuellement : le récit dénonce ses propres limites, et souligne que l’immensité de l’Inde est extérieure à ses bornes diégétiques, de même qu’elle est restée extérieure à Krishnapur assiégée. La référence littérale, intertextuelle, au titre, confirme la polysémie du commentaire (« what a small affair the siege of Krishnapur had been »), qui mine ironiquement les bases mêmes du récit, et met en perspective la valeur esthétique du roman, et peut-être du corpus auquel il s’apparente. L’interaction entre la littérature anglaise et le contexte indien donne d’ailleurs lieu à une allégorie grinçante :
The Collector [...] was musing on this question of ammunition [...]. Without a doubt the most effective missiles in this matter of improvised ammunition had been the heads of his electro-metal figures [...]. And of the heads, perhaps not surprisingly, the most effective of all had been Shakespeare’s; it had scythed its way through a whole astonished platoon of sepoys [...]. (p. 304)
13La tête métallique d’un buste de Shakespeare se transforme, dans ce conflit historique, en missile délétère : et voilà tout l’effet du grand dramaturge sur les populations locales... L’impasse poétique que révèle le conflit culturel se manifeste ici avec un humour d’autant plus efficace qu’il s’intègre à des schémas conventionnels.
14L’identification et la reconnaissance de la généricité du roman angloindien ne purra plus être négligée dans l’appréciation de nombre de fictions contemporaines. Le « Booker Prize » fut attribué à ces deux oeuvres, The Siege of Krishnapur en 1973 et Staying On en 1977, une distinction qui vient peut-être confirmer la force de la tradition anglo-indienne. « One can only speculate how long the various types of fiction that compose the Anglo-Indian tradition will continue to be written and achieve popularity. Probably indefinitely12 ». Le texte, libéré des impératifs idéologiques qui engendrèrent l’hypotexte, perpétue une tradition littéraire en intégrant la conscience poétique de sa généricité à sa propre gestation. L’obsession hypotextuelle du roman anglo-indien lui assure donc une unité générique, et sans doute, une survivance, une palingénésie textuelle qui transcende les contingences historiques et idéologiques.
Notes de bas de page
1 Roland Barthes, Le plaisir du texte (Paris : Seuil, 1973), p. 50.
2 Jean-Marie Schaeffer, « Du texte au genre » in Théorie des genres (Paris : Seuil, 1986), p. 186.
3 Gérard Genette, Introduction à l’architexte (Paris : Seuil, 1979), p. 88.
4 Jean-Marie Schaeffer, « Du texte au genre », op. cit., p. 197.
5 Paul Scott, Staying On (1977; London: Granada Publishing, 1983).
6 Staying On, p. 231.
7 Ibid., p. 168.
8 Ibid., p. 86.
9 Ibid., p. 157.
10 J.G. Farrell, The Siege of Krishnapur (1973; Flamingo, 1990).
11 David Rubin, After the Raj : British Novels of India Since 1947 (Hanover : University Press of New England, 1986), p. 41.
12 David Rubin, After the Raj, p. 174.
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