Rudyard Kipling : la tradition anglo-indienne
p. 55-119
Texte intégral
1Si l’Inde est évoquée dans la fiction anglaise dès le début du XIXe siècle, comme lieu d’aventures (The Surgeon’s Daughter de Walter Scott, 1827), de fortunes virtuelles (Vanity Fair de Thackeray, 1848), ou comme horizon de fuite (Jane Eyre, 1847), c’est avec Kipling que la fiction anglo-indienne prend son essor. Certes, les écrits anglo-indiens antérieurs, à commencer par les récits autobiographiques, sont fort nombreux. Philip Meadows Taylor exploite, dans Confessions of a Thug (1839), une stratégie de fictionalisation de l’expérience vécue : actif dans la lutte contre ces criminels, il entreprend, dans ce roman, le récit de la « confession » à la première personne de l’un de ses prisonniers, dans lequel il déploie le savoir anthropologique acquis lors de ses activités policières.
2Allen J. Greenberger distingue dans l’évolution de cette tradition trois étapes chronologiques qu’il baptise ainsi : « The Era of Confidence. 1880-1910 » ; « The Era of Doubt. 1910-1935 » ; « The Era of Melancholy. 1935-19601 ». Ce n’est sans doute pas une coïncidence si la période de l’impérialisme triomphant commence avec la décennie qui vit les premiers écrits de Kipling : son œuvre procède de la glorification de la mission impériale, autant qu’elle y participe. D’ailleurs, les années 1880 furent celles qui virent l’émergence d’une doctrine impérialiste qui justifiait moralement l’action coloniale, ce qui explique les métamorphoses du roman colonial en roman doctrinal : « From that decade onwards the heroes of colonial fiction pull their whole weight in heavy loads of the Gospel of Empire [...]2 ». Mais l’étude de ces œuvres révèle, derrière la façade brillante de la doctrine coloniale, une poétique kiplingienne de l’irrésolution face à une situation d’écriture ambiguë. Pourtant, l’auteur fut longtemps connu comme le chantre de l’Inde coloniale, et il posa, avec l’école formée par ses épigones, les bases de la tradition anglo-indienne.
3C’est le constat que fait une étude précoce sur la littérature anglo-indienne :
Rudyard Kipling has been a force in the history of Anglo-Indian fiction. Much of what has been written since the publication of his Indian stories, and especially Kim (1901), has directly and indirectly been influenced by Kipling. Before Kipling, Anglo-Indian fiction was amorphous. It had no distinctive place in the history of English Literature. Its recognition is due to Kipling.3
4Ces remarques indiquent clairement que l’œuvre de Kipling est considérée comme l’œuvre séminale de la littérature anglo-indienne4, l’hypotexte fondamental5. Singh décrit comme « imitateurs » de Kipling un certain nombre d’auteurs du début du XXe siècle, dont Flora Annie Steel, Alice Perrin, et la plupart des auteurs féminins de cette époque.
5Il semble cependant que des auteurs tels que F. A. Steel et Alice Perrin ont apporté à cet hypotexte des éléments originaux et personnels, que des critiques récentes ont relevés6. Ces contemporaines de Kipling ont souligné une perception de l’Inde particulièrement liée à l’imaginaire féminin, et ce serait réduire à la fois l’originalité de l’écriture de Kipling et la spécificité de l’imaginaire féminin que d’établir des équivalences hâtives entre différents corps d’œuvres qui s’allient sans se confondre, pour former la tradition anglo-indienne. Doit-on donc parler de « l’école » de Kipling, ou de l’école anglo-indienne ? Les références directes ou détournées à Kipling, à travers F utilisation des clichés qui caractérisent sa vision de l’Inde, ou l’imitation (sérieuse ou parodique) de certains schémas diégétiques, traversent toute la littérature anglo-indienne du XXe siècle. Le rappel intertextuel suivant, dans Burmese Days, au sujet de la vie anglo-indienne, témoigne de la richesse du fonds kiplingien comme pourvoyeur d’images toutes faites, préfabriquées : « Year after year you sit in Kiplinghaunted little Clubs [...]7 » Le sens exact de l’expression prête à ambiguïté : est-ce Kipling qui hante les clubs ? Est-ce sa fiction qui s’y matérialise, à travers un jeu de réfraction, dans le « réel » de la diégèse, d’un univers fictionnel ? Est-ce l’observateur anglo-indien qui, obsédé par Kipling, ne peut percevoir l’espace fortement connoté du club qu’à travers une grille d’interprétation issue de son expérience de lecteur ? N’est-ce pas enfin l’espace du texte qui est hanté par Kipling, devenu lui-même un icone de la tradition anglo-indienne ? L’ensemble de l’œuvre de Kipling ne signifierait donc pas ici en tant que texte, mais comme emblème du discours anglo-indien : c’est à l’état de mythe, et non de texte de fiction, que Kipling informe le récit.
6La transformation de ce référent hypotextuel s’accentue au fur et à mesure qu’évolue le roman anglo-indien. L’exploitation de l’hypotexte kiplingien participe de manière croissante à des stratégies d’écriture ironique, et la réalité référentielle de l’Inde de Kipling est de ce fait niée : elle devient un mythe dénoncé, un objet imaginaire, mais dont l’influence a été telle sur la culture anglo-indienne, qu’il participe à la perception du réel, au point de produire un écran opaque qui masque le réel tout en donnant l’illusion d’une vision aux observateurs anglo-indiens.
7On peut donc suggérer plusieurs degrés d’influence de Kipling sur la littérature anglo-indienne. Influence évidente sur les écrivains contemporains qui imitaient ses stratégies narratives, ses tropes, son discours : appelons ce phénomène le degré zéro de la transtextualité, ou pastiche (« Je propose donc de rebaptiser [...] simplement pastiche l’imitation d’un style dépourvue de fonction satirique.8 ») Ainsi que l’exprime Benita Parry, « If Kipling is compared with those novelists who wrote about India concurrently and immediately after him, it can be seen that his work contained the obvious which was easy to imitate as well as the subtle which escaped the counterfeiters.9 » Ces calques, qui aspiraient sans doute à partager la gloire du modèle, eurent un certain succès commercial, mais furent rarement des réussites littéraires. Le pastiche ne peut qu’être médiocre lorsqu’il ne parvient qu’à reproduire les thèmes d’une œuvre, et non le style : il s’agit de piètres imitations dont les efforts poétiques sont limités.
8D’autre part, en influant sur la perception du réel de toute une génération d’administrateurs coloniaux, Kipling a inévitablement laissé sa marque sur la transcription de ce réel - premier degré de répercussion transtextuelle. La retransposition ironique de cette réalité marquée par la fiction, par des auteurs conscients de l’inversion étrange de la relation mimétique entre texte et réel, constitue un deuxième degré de transtextualité : l’objet de référence kiplingien est transformé en mythe, et dénoncé comme tel. Et enfin, l’hypotexte accède à un troisième degré de métamorphose lorsque des auteurs post-coloniaux (tels Paul Scott) examinent le rapport du réel au mythe, faisant du mythe un facteur historique et un contexte diégétique.
9Pourtant, on ne peut se contenter d’attribuer à Kipling toute l’origine du mode d’écriture anglo-indien ; il se réfère lui-même à une vaste tradition romanesque, reprenant les schémas du roman d’espionnage, du roman d’initiation, du portrait de mœurs. En fait tous les clichés traditionnellement associés à la fiction anglo-indienne, les types héroïques, l’idéal colonial, les récits de transgression, ont été propagés beaucoup plus par ses imitateurs que par Kipling lui-même. On citera, comme exemple anecdotique, un contemporain prolifique, qui produisit, un an après la parution de Kim, At the Point of the Bayonet : A Tale of the Mahratta War10, dont le héros semble calqué sur le personnage de Kim (répétant le schéma du jeune Anglais élevé « à l’indigène »). Or la fiction d’endoctrinement pour adolescents de G. A. Henty influença, dans les écoles, toute une génération de cadres coloniaux. Nous reviendrons sur ces œuvres proches de la norme kiplingienne, qui doivent être examinées en tant que bases de la tradition anglo-indienne.
10Dans un premier temps, cette étude tentera de définir quelles caractéristiques génériques, présentes dans les premiers écrits de Kipling, se cristallisèrent en un discours-tradition pour la fiction anglo-indienne.
La tradition anglo-indienne
11Kipling est considéré comme celui qui posa les jalons du type littéraire anglo-indien : ses premières contributions à la vision de l’Inde dans l’imaginaire anglais furent lues comme des représentations quasi-documentaires. Il semble que la réaction du lectorat anglais aux nouvelles anglo-indiennes ait eu, par la suite, une large influence sur la construction de la réalité coloniale. Le phénomène d’appropriation de la fiction pour la construction de la réalité s’apparente à celui que commente Tzvetan Todorov, dans ses observations sur « la lecture comme construction » :
Ce qui existe, d’abord, c’est le texte, et rien que lui ; ce n’est qu’en le soumettant à un type particulier de lecture que nous construisons, à partir de lui, un univers imaginaire. Le roman n’imite pas la réalité, il la crée : cette formule des préromantiques n’est pas une simple innovation terminologique ; seule la perspective de construction nous permet de comprendre correctement le fonctionnement du texte du représentatif.11
12C’est donc un discours colonial préexistant qui détermine l’interprétation du texte de fiction anglo-indien. Le décodage idéologiquement déterminé par un certain lectorat aboutit à la récupération de l’espace fictif kiplingien et sa transformation en référence absolue de la réalité coloniale, d’où l’inversion du phénomène de reproduction entre les comportements réels et les comportements fictifs.
Les nouvelles indiennes
13La désignation d’une période indienne dans l’écriture de Kipling est trompeuse, et peut être source d’erreurs dans l’interprétation de son œuvre, bien qu’elle soit souvent exploitée. Francis Léaud, tout en subdivisant l’œuvre en plusieurs périodes, souligne bien que chacune d’entre elles est traversée par des paradigmes qui permettent un découpage autre que chronologique12. Ainsi, la chronologie de l’œuvre permet de définir une phase indienne - Kim s’inscrivant, d’après Léaud, dans une phase de transition qui chevaucherait les récits « indiens » de The Day’s Work (1898) et les récits « anglais » de Traffics and Discoveries (1904) ; enfin une phase anglaise, de Puck of Pook’s Hill (1906) jusqu’à la fin de son œuvre. Il est clair, si l’on admet la valeur de cette division, que l’œuvre ne suit pas une logique de succession, mais de superposition de différents ensembles thématiques, qui reflètent les nouveaux rapports de l’auteur au réel, et les changements du contexte d’écriture. Ainsi, Kim fait partie de la période indienne, du fait de son contexte, bien que le roman ait été écrit plusieurs années après le dernier séjour de l’auteur en Inde. Léaud souligne également des cycles à l’intérieur de ces systèmes, cycles traversés, à leur tour, par différents genres : comédie, fable, allégorie. Au sein de la période indienne, par exemple, le cycle de Mulvaney, celui de Mrs. Hauksbee, de Strickland, donnent lieu à des stratégies narratives très différentes. Le mystère policier, la saynète de vaudeville conjugal, le récit tragi-comique des malheurs de Mulvaney, se combinent pour constituer, par un effet de mosaïque, un texte unique au cours duquel se développe un projet poétique axé sur la représentation de l’Inde.
14Kipling a légué à la fiction anglo-indienne une galerie de personnages types que l’on retrouve à travers ses nouvelles. Trop souvent, ces figures ont été réduites à des caricatures, divertissantes mais sans dimension, qui répondaient à la fois à l’attente d’un lecteur anglo-indien misogyne, raciste, et impérialiste, et à l’amertume satirique d’un jeune journaliste.
15Cette interprétation réductrice est clairement erronée : chaque type kiplingien de la période indienne évolue dans ce qui est bien plus qu’un simple contexte circonstanciel. À travers ses nouvelles, en campant des personnages dont les traits caricaturaux ne cessent de refléter les traits de quelque prédécesseur fictionnel, l’auteur tente constamment d’offrir une ébauche de l’Inde. Ne doit-on pas voir, en effet, dans les Mrs. Hauksbee, les Mrs. Reiver, les policiers Strickland et autres, des figures familières de la littérature victorienne ? La coquette, la commère, le policier ou le détective, le jeune héros obsédé par son devoir, sont tous des types familiers du répertoire. Ces rôles, ou caractères - à savoir des personnages déterminés par un facteur psychologique dominant13 — étaient eux-mêmes le reflet ou l’illustration de valeurs et de faits de société de l’époque. Parmi ces valeurs, soulignons-en quelques-unes qui sont intimement liées à l’éthique du héros kiplingien :
The very strong emphasis in Victorian England on certain forms of leadership concentrated more on duty than on enterprise and on honour than on profit. The public school shaped it, and there were attempts to create other institutions which would be like the public school14.
16En explorant la réalité complexe des « valeurs victoriennes », Asa Briggs en souligne les limites, qui résument parfaitement la situation désespérée et paradoxale de certains héros de Kipling, poursuivant un travail inutile et ingrat, jusqu’à la mort parfois (par exemple, dans « At the End of the Passage », Life’s Handicap), sans autre récompense que le sentiment d’avoir satisfait à leur honneur et à leur devoir.
17Mais loin d’être simplement « plaqués » sur une toile de fond vaguement exotique, ces types sont profondément affectés, voire déformés, par le contexte original de l’Inde. Les valeurs dominantes qu’ils incarnent sont en effet présentées sous un jour nouveau : dans le cas de l’éthique du travail, transmise par les « public schools », on peut souligner l’éclairage cynique que propose le narrateur dans « At the End of the Passage ».Toute sublimation morale du travail ingrat décrit dans la nouvelle devient vaine à la lumière de son épigraphe :
[...] And the soul of man is turned from his meat,
Turned from the trifles for which he has striven
Sick in his body, and heavy hearted,
And his soul flies up like the dust in the sheet
Breaks from his flesh and is gone and departed,
As the blasts they blow on the cholera horn.15
18Telle qu’elle est représentée par les personnages de cette nouvelle, la valeur « travail » n’est pas synonyme de gloire, ni même de satisfaction individuelle. Elle semble être envahie, contaminée, par l’absurdité de la transposition de ces valeurs familières dans un contexte hostile. Paradoxalement, il semble que l’Inde, insaisissable, ne peut être reflétée qu’à travers un prisme familier, celui des types connus et des valeurs identifiables : l’Inde est suggérée dans le récit de la tension qui résulte de cette transposition. Au lieu de greffer les valeurs de l’Angleterre victorienne sur l’Empire, Kipling appelle à leur transformation, car les critères habituels ne fonctionnent pas sous l’éclairage indien : « A basic work of Victorian ideology is Samuel Smiles’s Self-Help. It assumes an expanding world of economic opportunities and upward social mobility for the energetic and ambitious man.16 » Or dans la fiction de Kipling, cette idéologie de l’action personnelle est clairement détournée : l’énergie pure, l’ambition personnelle, restent stériles, et ne semblent aboutir que si elles sont en fait au service d’une aspiration esthétique, manifestée par certains personnages et par la narration. Les Indes opèrent une transformation des mobiles psychologiques des caractères et c’est avant tout à travers cette action qu’elles sont présentes dans le récit ; elles ne peuvent être vues, mais sont devinées, en tant qu’instance créatrice dans la diégèse, source de grotesque, source de tragique, source de quiproquos, qui transforme des figures familières de la littérature contemporaine en personnages originaux.
19L’essentiel des personnages de la tradition anglo-indienne est donc une transformation volontaire de types issus du discours romanesque victorien. Ils entrent dans la catégorie des personnages-référentiels définis par Philippe Hamon :
Tous renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, à des rôles, des programmes, et des emplois stéréotypés, et leur lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture (ils doivent être appris et reconnus).17
20On touche ici à la question, centrale pour la littérature anglo-indienne, du statut du lecteur. Les nouvelles indiennes de Kipling étaient écrites pour les lecteurs du Civil and Military Gazette, donc victoriens et anglo-indiens. Et la littérature d’imitation qui s’inscrit dans l’héritage de Kipling, c’est-à-dire l’ensemble des textes fondateurs de la tradition anglo-indienne, semble également cibler un lecteur anglo-indien, culturellement compétent et en sympathie avec le narrateur. Cette compétence lui permet, dans le cas des nouvelles de Kipling, de percevoir que le « sens plein et fixe » du référent est en fait ironiquement détourné et menacé. Hamon poursuit, au sujet des personnages-référentiels : « Intégrés à un énoncé, ils serviront essentiellement “d’ancrage” référentiel en renvoyant au grand Texte de l’idéologie, des clichés, ou de la culture [...]18 ». Les types dont on a souligné la rémanence évoquent bien cette fonction d’ancrage : ce n’est qu’à partir de sa capacité à reconnaître la valeur référentielle du personnage que le lecteur pourra mesurer la mise à distance ironique de ce référent, et, par là, l’impact poétique de l’Inde sur le récit.
21Je tenterai ici de mettre en valeur l’importance structurelle et sémiologique de ces avatars dans l’œuvre de Kipling, et plus généralement, dans le corpus anglo-indien.
22Mrs. Hauksbee, la coquette mégère, séductrice cruelle et spirituelle, est l’un des types les plus notoires du répertoire féminin limité de Kipling. Elle joue un rôle dans « Three and - an Extra », « The Rescue of Pluffles », « Kidnapped », dans Plain Tales from the Hills ; et la référence à une femme similaire, qui provoque indirectement un suicide, renvoie au même type : « The thing that kicked the beam in The Boy’s mind was a remark that a woman made when he was talking to her.19 » Pourquoi ce rôle, avec ses variantes, occupe-t-il une place si importante dans la société peinte par Kipling ?
23Mrs. Hauksbee, représentante du sexe féminin, est avant tout perçue, dans le discours masculin du narrateur, comme l’autre. En tant qu’autre à la fois désirable et cruel, elle oppose aux futurs gardiens de l’Empire des épreuves qu’ils doivent résoudre, sous peine d’être expulsés, et de l’Inde et de l’univers diégétique. Cette confrontation, qui évoque un rite sexuel initiatique, se résout donc soit dans la tragédie (« Thrown Away » - le jeune héros fuit la réalité en se suicidant), soit dans la comédie (« Three and - an Extra »). Dans cette dernière nouvelle, Mrs. Hauksbee tente de séduire un jeune administrateur, Bremmil, dont la femme se laisse dépérir après la mort de son enfant, mais reprend goût à la vie en luttant contre sa rivale. Lorsque des femmes entrent en jeu et prennent de l’importance dans ces récits, les personnages masculins perdent toute dimension et sont réduits à l’état de marionnettes ou d’enfants. Mrs. Hauksbee confie ainsi au narrateur : « Take my word for it, the silliest woman can manage a clever man ; but it needs a very clever woman to manage a fool.20 » Cette conclusion, au-delà de la facilité de l’épigramme, révèle les rôles symboliques des personnages. La femme, qui est divisée ici entre deux aspects d’une même figure (Mrs. Bremmil et Mrs. Hauksbee), domine la destinée de l’homme. Cette figure dominante, manipulatrice, voire castratrice de la féminité paraît emblématique des Indes telles que les perçoit l’imaginaire colonial. L’initiation sexuelle, déclinée sur le mode réaliste, est allégorique d’une initiation à la connaissance de l’autre. En effet, la tradition anglo-indienne perpétuera longuement le parallèle entre expérience coloniale et initiation générale, passage à l’âge adulte (« manhood »). Le rôle de la femme y est prépondérant : Mrs. Hauksbee est la passerelle logique entre ces deux domaines, l’identité sexuelle et le monde. Elle initie à la fois à la virilité adulte, et à la responsabilité coloniale.
24C’est dans « Thrown Away » que les références implicites du récit à ce sujet sont les plus claires : pour résister à l’Inde, implacable et incompréhensible, il faut savoir, nous dit le narrateur, ne rien prendre au sérieux.
Now India is a place beyond all others where one must not take things too seriously - the mid-day sun always excepted. Too much work and too much energy kill a man just as effectively as too much assorted vice or too much drink.21
25Ce conseil narratif présente un double intérêt ; tout d’abord, il introduit l’idée de l’Inde comme espace où les repères du réel sont changés, différents, voire inexistants : seul le soleil implacable et meurtrier, symbole de l’hostilité du pays envers les constitutions anglaises, est une certitude. Par ailleurs, on ne peut qu’être frappé par la négation des deux valeurs victoriennes mentionnées plus haut : le travail et l’énergie, qui sont insolemment comparés à des vices. Le narrateur déclare donc explicitement que le contexte indien exige une mutation des valeurs et, partant, des types moraux.
26Les signes des Indes ne peuvent pas être correctement interprétés, du moins par le néophyte, et tout effort d’interprétation mène à la folie ou à la tragédie. Le parallèle entre la femme et l’Inde est clair dans « Thrown Away », puisque ce sont à la fois les paroles mal interprétées d’une femme (« There is no use repeating it, for it was only a cruel little sentence, rapped out before thinking, that made him flush to the roots of his hair »)22, et l’Inde elle-même, hermétique et indéchiffrable, qui poussent le jeune homme au suicide. Les rapports amoureux conventionnels, évoqués par le statut référentiel des personnages, sont donc altérés, permettant de mettre en lumière l’influence poétique de l’Inde sur le récit.
27Il n’est pas surprenant que, dans les romans féminins du corpus anglo-indien, le rapport des sexes dans ce parcours d’initiation soit inversé. Pour les auteurs féminins, l’homme est le lieu de l’initiation, d’un passage vers l’autre. Mais la particularité de ce symbole chez Kipling apparaît dans la tonalité ludique qu’il lui donne dans plusieurs nouvelles. L’aspect grotesque ou farcesque de certaines scènes d’initiation annonce le plaisir du jeu qui sera développé dans Kim. C’est le cas, par exemple, dans la nouvelle « False Dawn » (Plain Taies From the Hills), où le héros, Saumarez, demande en mariage la sœur de la femme qu’il aime, aveuglé par une tempête de poussière caractéristique du nord des Indes. Les facteurs climatiques indiens transforment une scène anodine du répertoire romantique anglais (une déclaration lors d’un pique-nique), en quiproquo grotesque, quasi tragique.
28La femme est le lieu de transformation du héros anglo-indien et du récit, la porte qui libère l’accès à l’exploration de l’Inde. Une fois passée cette étape, le personnage du héros est remplacé par un autre type : ce n’est plus l’homme-enfant, la chrysalide que l’Inde broie ou transforme. Il devient un autre type héroïque : l’homme de devoir, administrateur ou officier, à la fois consciencieux et conscient de la vanité de ses efforts. Il est essentiel que, pour survivre, il perçoive le décalage entre les réalités du monde anglais, de l’administration, et l’irréférentialité de l’Inde cataloguée par cette administration. Le thème récurrent de l’ingratitude du gouvernement prend alors tout son sens poétique : le personnage-explorateur ne peut recevoir de reconnaissance officielle, car son champ d’action est esthétique et non matériel. D’où la notion constante de sacrifice : étant hors du réel, le héros anglo-indien ne peut exiger d’autre récompense qu’une révélation herméneutique.
29Ce héros type est donc une autre figure récurrente dans la fiction anglo-indienne. Ses caractéristiques les plus superficielles réapparaissent dans les héros des pastiches romanesques de Kipling – et sont volontairement déformées ou parodiées dans les personnages de Forster, Orwell et Scott.
30Citons, dans le texte de Kipling, quelques nouvelles centrées sur ce personnage qui atteint en quelque sorte un deuxième niveau de connaissance, puisqu’il a passé la première épreuve sexuelle : « The Head of the District » (Life’s Handicap), « The Bridge-Builders » et « William the Conqueror » (The Day’s Work). Les personnages d’Orde (dont le nom rappele irrépressiblement l’ORDRE colonial...) et de Tallantire, de Findlayson, de Bill Scott, semblent tous se ranger dans la même catégorie : selon l’analyse des modèles actantiels proposée par Philippe Hamon, ils répondent aux mêmes déterminations paradigmatiques (« son “système” au sens étroit, ses classes de personnages-types ») et syntaxiques (« syntagmatique, les lois de son déroulement séquentiel »). En effet, chacun de ces personnages distincts répond de la même façon aux questions définitionnelles que pose Hamon :
- [...] son mode de relation avec le ou les fonctions (virtuelles ou actualisées) qu’il prend en charge ;
- [...] son intégration particulière [...] à des classes de personnagestypes, ou actants ;
- [...] son mode de relation avec d’autres actants au sein de séquencestypes et figures bien définies...
- [...] sa relation à une série de modalités (vouloir, savoir, pouvoir) acquises, innées, ou non acquises, et par leur ordre d’acquisition ;
- [...] sa distribution au sein du récit tout entier ;
- [...] le faisceau des qualifications et des « rôles » thématiques dont il est le support [...].23
31La cohérence de tous ces facteurs à travers les nouvelles désignées ci-dessus, et d’autres répondant au même schéma, tend à faire de cette partie du corpus kiplingien un Texte uni, mais à séquences multiples. Les rôles des personnages et les schémas diégétiques peuvent être examinés comme les éléments d’un même Texte, unifié par la permanence des discours idéologique et poétique.
32Unité idéologique, tout d’abord : la fonction de ces personnages, leur relation au monde qui les entoure, leur mode d’action, sont autant de marqueurs du discours colonial. A un premier niveau de sens, la mission coloniale est omniprésente : elle détermine la relation du héros à ses fonctions, aux autres personnages, au contexte. Le processus de la quête est indissociable, à un premier niveau, de cette motivation idéologique. Une certaine idée de la mission coloniale organise les récits de « The Head of the District » ou de « William the Conqueror ». Dans cette dernière nouvelle, le héros est envoyé au secours d’une région de l’Inde en proie à la famine, et, travaillant sans répit, résout à lui seul une quantité surhumaine de problèmes. Il a au moins le plaisir rare d’être apprécié par son supérieur direct :
Look at this, Lizzie, for one week’s work! Forty miles in two days with twelve carts; two days’halt building a famine-shed for young Rogers (Rogers ought to have built it himself, the idiot!). Then forty miles back again, loading six carts on the way, and distributing all Sunday. Then in the evening he pitches in a twenty-page demi-official to me [...]24
33Mais tous savent que ces efforts ne seront pas reconnus par l’administration supérieure, et qu’ils ne serviront à aucun avancement individuel - d’où la beauté de la tâche. Les schémas idéologiques du paternalisme colonial, de l’éthique du travail, à un premier degré de sens, ont été suffisamment étudiés et discutés par la critique pour que nous n’y revenions pas ici. Shamsul Islam va jusqu’à qualifier certaines de ces nouvelles de « propagande » impérialiste25.
34La notion de sacrifice, telle qu’elle est liée, dans le discours de Kipling, à la mission de l’Empire, peut évidemment être contemplée, rétrospectivement, comme hautement hypocrite et démagogique. Certainement, pour Kipling, l’Empire ne peut pas être sans l’idée de service et de sacrifice. Or ce discours colonial tonitruant, véhiculé par des images récurrentes d’un héroïsme caricatural, ne déguise-t-il pas un projet poétique ? On est certes tenté de ne pas retenir ces œuvres à la tonalité conquérante pour l’analyse poétique, au profit des nouvelles où Kipling témoigne d’un doute et d’une angoisse à l’égard des valeurs coloniales. Mais ce serait là une erreur, trop souvent commise : il semble que ces deux types d’œuvres, ainsi que les deux types de héros qui les caractérisent, s’inscrivent dans une logique poétique unique et cohérente. Ainsi le personnage malheureux du jeune désespéré qui se suicide dans « Thrown Away », et le héros parfait de « William the Conqueror » se construisent suivant une même logique. L’un affronte l’étrangeté des Indes par la fuite ; l’autre par l’acharnement dans l’action. Les deux sont avant tout seuls, dans leur quête et dans leur sacrifice. On voit bien que le sens de cet individualisme est à chercher ailleurs que dans la simple idéologie coloniale ou victorienne.
35En effet, comment résoudre le paradoxe évident qui consiste à traduire l’idéologie coloniale par l’action d’un héros en conflit avec le cadre institutionnel, dont l’individualisme va à l’encontre de l’Ordre. En fait ce paradoxe pourrait être emblématique de l’ambivalence du récit, porteur du discours colonial européen qui en forme le cadre, mais motivé par une quête artistique qui refuse tout cadre. Le héros type est porteur d’une idéologie coloniale et culturelle dont on trouve facilement l’écho dans tous les récits d’imitation de Kipling. Mais son conflit avec les autorités gouvernementales - condition sine qua non de l’héroïsme - souligne l’individualité d’une quête qui dépasse le domaine de l’idéologie. La notion de service est alors détournée : le sacrifice du héros se fait à des fins personnelles, pour un objet esthétique mystérieux. La brièveté de ces nouvelles facilite la stratégie du secret et de l’équivoque déployée par l’auteur : en les examinant comme un seul texte, on y voit les séquences répétées d’une seule quête infinie.
36Dans « At the End of the Passage », la situation absurde de Hummil, condamné à une vie infernale par le gouvernement qu’il sert, souligne explicitement ce hiatus entre le discours colonial qui encadre le récit et le sens que prend le récit même. Le calvaire du héros, Hummil, est volontaire :
– Look here: if I write you a swingeing medical certificate, will you apply for leave on the spot?
– I won’t. If you want to know why, particularly, Burkett is married. If Burkett was transferred she’d try to follow him. [...] If she came - and Burkett’s one of those selfish little beasts who are always talking about a wife’s place being with her husband, - she’d die.26
37Le sacrifice est donc bien délibéré, et sa justification à travers une série de propositions conditionnelles souligne plutôt qu’elle ne déguise son caractère gratuit. Ingrédient d’un discours colonial avoué, ce faux acte d’abnégation qui consiste à demeurer seul et malade dans la jungle, est surtout l’expression d’une quête inavouée. Hummil prolonge sa souffrance, ses insomnies et ses cauchemars par sa propre volonté de solitude. Sa mort, si horrible soit-elle, est une révélation : le personnage meurt les yeux écarquillés, et ses pupilles conservent l’impression d’une image, que peuvent voir les vivants - un reflet de lui-même. Ce héros type dépasse donc la fonction d’actant définie par son statut sémiologique pour devenir l’instrument d’une quête qui débouche ici sur une fausse piste : sa recherche de l’autre aboutit à un retour à l’image de soi, et mène à une mise en abyme vertigineuse. Peut-on voir, dans ce doppelgänger qui fait mourir Hummil de peur, l’allégorie des limites d’une esthétique enchaînée à l’idéologie coloniale ?
38Cette analyse du statut du héros dans les nouvelles de Kipling et dans la tradition anglo-indienne nous mène à un troisième personnage type : celui du policier ou de l’espion, dont les prérogatives et les pouvoirs annoncent ceux de Kim. Ce type pourrait être assimilé à une dernière étape, dans le texte des nouvelles, vers l’élaboration d’un personnage idéal pour l’investigation de l’Inde par le récit.
39Nous avons vu dans le premier chapitre que cette figure policière traverse tout le corpus de la fiction anglo-indienne : Kipling lui-même n’en fut pas l’initiateur. Le narrateur de Confessions of a Thug est un officier, un enquêteur, qui, ayant arrêté un Thug, l’interroge et rapporte ses aveux. Bien que son rôle soit limité, la fonction policière du premier narrateur lui confère une position artistique privilégiée : il traque le récit de l’autre tout en étant en sympathie avec lui en tant que narrateur.
40Chez Kipling, le policier Strickland est l’archétype de l’espion pour qui la vie indigène n’a pas de secret (« The Return of Imray », Life’s Handicap) et dontles déguisements peuvent duper tout un chacun (« Miss Youghal’s Sais », Plain Taies).
41L’œuvre de Kipling met en scène le troublant hiatus qui sépare l’Inde discursive des Indes réelles : à travers la polarité structurante de l’Ordre et de la transgression, par exemple, la narration se livre à un jeu ambigu. La transgression de l’ordre colonial est explicitement condamnée, mais paraît en même temps une nécessité poétique, un double jeu qui correspond exactement à celui de l’espion. Dans « Miss Youghal’s Sais », le policier Strickland, déguisé en palefrenier, découvre l’envers de l’univers colonial, et se voit révéler des secrets sémiologiques et linguistiques qui se dérobent au narrateur. Le déguisement permet de plonger dans l’autre monde tout en conservant une place dans le monde de l’Anglo-Inde : le moment de la mystification est un intermède ludique, une parenthèse ouverte à des fins purement esthétiques, et il n’implique pas la négation de l’ordre, mais seulement sa transgression discrète. Lié intrinsèquement au thème du déguisement, celui de la double vie : un univers de fiction, qui appartient au masque de l’Anglo-indien déguisé, jouxte l’univers du réel, du devoir et de l’ordre coloniaux. La féerie de l’identité usurpée permet au héros déguisé de passer de part et d’autre de la frontière entre fiction et réalité sans que les deux mondes communiquent. Pourtant, même dans son cadre le plus ludique, cette exploration de l’interdit est délicate, dangereuse, et le mystificateur est en équilibre constant sur la frontière :
Strickland vows that the two months of his service were the most rigid mental discipline he has ever gone through. Quite apart from the little fact that the wife of one of his fellow-saises fell in love with him and then tried to poison him with arsenic because he would have nothing to do with her, he had to school himself into keeping quiet when Miss Youghal went out riding with some man who tried to flirt with her and he was forced to trot behind carrying the blanket and hearing every word!27
42Ce passage offre à la fois une scène de vaudeville amoureux et un rappel des potentialités tragiques de la situation ; d’où la virtuosité de l’artiste qui échappe à ce tragique, et reste en équilibre entre ses deux vies — et entre la vie et la mort. Mais il marque surtout le triomphe de la mystification, du déguisement : la fiction (orchestrée par Strickland, espion, artiste et mystificateur) a presque de réelles conséquences, elle touche au monde du réel, preuve de son succès esthétique. Le thème du déguisement est donc une constante de la fiction anglo-indienne, et il devient une tactique narrative dans la mesure où il permet d’aborder l’Inde sans que le narrateur doive trahir sa position d’Anglo-indien. Le déguisement permet à Strickland, l’espion-policier, d’accéder à plusieurs niveaux de connaissance, dont le plus profond est la maîtrise sémiologique de l’univers dans lequel il s’est risqué28.
43Enfin, le double jeu est explicitement adopté par le narrateur lui-même dans « Miss Youghal’s Sais », lorsque le récit joue la dissimulation, dans le même sens que le personnage :
He saw many things which amused him; and he States, on honour, that no man can appreciate Simla properly till he has seen it from the sais’s point of view. He also says that, if he chose to write all he saw, his head would be broken in several pieces, (p. 54)
44Ces menaces à l’encontre de l’hypothétique narrateur, suppriment l’espoir d’une révélation intradiégétique, et sont de toute évidence une réflexion métatextuelle, un clin d’œil au lecteur éclairé. Le narrateur y dénonce son propre jeu, qui est aussi équivoque que celui du personnage : son intimité avec le policier laisse deviner qu’il a, lui aussi, appris à décrypter les signes de l’Inde. Mais sa position d’Anglo-indien l’oblige à ne rien divulguer. Le narrateur s’amuse donc à mystifier le lecteur, à déguiser les secrets de l’Inde par une ellipse, et à placer les révélations de l’explorateur juste hors de portée de la diégèse. Le récit semble constamment sur le point de livrer la clé des mystères de l’Inde, ces mystères que Strickland et d’autres ont explorés ; il suit poétiquement cette logique du déguisement, qui consiste à être constamment au bord d’une métamorphose jamais accomplie : « Le sentiment du magique se trouve non dans la transformation vraiment effectuée, mais dans l’imminence d’une transformation totale, et toujours différée.29 »
45Enfin, la fascination pour le magique et le religieux semble au premier abord se confondre avec la tradition orientaliste qui associe volontiers le mystère au folklore exotique ; mais le surnaturel est ici également symbolique de l’altérité absolue de l’univers que le récit tente de percer. L’opacité de l’Inde se traduit par des manifestations surnaturelles, transcription de l’angoisse des coloniaux face à une réalité qu’ils ne peuvent dominer. Récupéré dans le discours colonial, le fantastique devient en effet une excuse pour l’éventuel échec de la mission coloniale : les forces de l’autre ne peuvent pas être combattues selon les critères du Réel occidental. C’est ce que révèle le récit allégorique « The Bridge Builders », dans lequel un ingénieur anglais tente en vain de maîtriser un fleuve afin de le « dompter » par un pont : les divinités du panthéon hindou lui rendent visite en songe pour ridiculiser ses efforts...30
46Les nouvelles indiennes de Kipling ont donc bien posé les jalons d’une tradition anglo-indienne qui se perpétue jusqu’aux derniers romans de ce type de fiction. Elles portent la marque distinctive de la poétique de Kipling, qui exploite les clichés du discours colonial pour en faire le lieu d’une réflexion artistique. L’auteur ne fut pas un simple héraut de la vie et des valeurs coloniales : il opère, au sein de son œuvre, des mises à distance de son propre discours, qui indiquent la prépondérance de son projet poétique. Ainsi, deux personnages des nouvelles, le policier Strickland31 et l’Indienne Lispeth32, font leur apparition dans Kim, signalant ainsi une reconnaissance hypotextuelle explicite au sein du récit, ironie grâce à laquelle le discours idéologique devient facteur d’innovation poétique. Entre les nouvelles et Kim, The Naulahka est une œuvre de transition, fondée sur des clichés idéologiques, mais présentant les amorces d’une quête esthétique.
The Naulahka
47Étant l’œuvre de deux auteurs, The Naulahka33 n’est pas facile à exploiter dans une étude rigoureuse de Kipling. Mais il semble à peu près admis que les chapitres concernant l’Inde, dans ce roman américano-anglo-indien, furent composés par Kipling seul, tandis que ceux sur les États-Unis furent écrits par Wolcott Balestier. Cet extrait d’une lettre de Wolcott Balestier (18 février 1891), éclaire la démarche d’écriture du roman : « Kipling and I have been wading deep into our story lately, and have written rather more than two thirds of it. It begins in the West where I have a free hand for several chapters.Then we lock arms and march upon India.34 » Charles Carrington ajoute en commentaire que The Naulahka est « lisible »: « anything in which Kipling had a hand is readable; here and there it is enlivened by piercing observations and forcible expressions such as no one but Kipling could have penned [...]35. » Mais dans l’ensemble le roman manque d’unité de style et de ton, l’intrigue est mince, et la caractérisation est sauvée de justesse par l’art de Kipling dans « ses » chapitres. Pourtant l’œuvre est intéressante par sa superficialité même, car elle manie au premier degré, comme aucune autre œuvre de Kipling, les clichés romanesques et idéologiques de l’Anglo-Inde. Le héros, Nicolas Tarvin, est la création de Balestier et pose le problème, dans les chapitres « indiens », d’une approche de l’Inde à travers les yeux d’un Américain caricatural, homme d’affaires acharné, persuadé de la supériorité de sa « race » énergique par opposition à la paresse - supposée naturelle - des Indiens, les clichés de l’archétype héroïque américain se superposant aux clichés raciaux anglo-indiens. L’œuvre sera donc examinée dans le but de mettre en relief, derrière les énoncés idéologiques tonitruants, les traits caractéristiques du type anglo-indien dans les chapitres de Kipling, et les indices de la quête poétique qui se précisera dans Kim.
48La quête de l’exotique est ébauchée, dans ce premier roman, à travers la recherche matérielle du héros ; son goût du lucre pourrait être une métaphore du désir de posséder l’autre. L’Inde de The Naulahka n’a pas la dimension esthétique qu’elle revêt dans les autres œuvres de Kipling, et le personnage principal, Tarvin, imprime sur la narration une vision manichéenne du monde, divisé entre Est et Ouest. L’histoire commence dans la petite ville de Topaz, du « Mid-West » américain ; la jeune Kate Sheriff, animée par un idéal missionnaire, décide de partir au Rajasthan pour aider les femmes dans les zenana (« harems indiens »).Tarvin, jeune notable de la ville, part à sa poursuite lorsqu’il apprend l’existence d’un bijou inestimable, le Naulahka, dans la même région. Son but final est de monnayer ce trésor pour l’installation d’une ligne de chemin de fer qui apportera encore plus de prospérité à Topaz... Son esprit d’entreprise américain, idéalisé par Wolcott Balestier, offre un contraste sans surprise avec le rythme de vie et l’esprit orientaux.
49L’Inde à laquelle est confrontée Kate, tout d’abord, est un monde crépusculaire et monstrueux qui reprend le thème obsessionnel de l’incompréhensible féminin, cher à la fiction anglo-indienne. Le monde de la zenana, en effet, est une enceinte dans l’enceinte déjà mystérieuse de l’univers indigène. La barrière sexuelle se superpose à la barrière raciale, et éveille l’écho du rapport complexe entre sexe et race toujours inscrit dans la représentation imaginaire des deux pays et des relations qu’ils entretiennent. Dans The Rhetoric of English India, Sara Suleri souligne l’ambiguïté de cette fascination sexuelle :
[...] the feminization of the colonized subcontinent remains the most sustained metaphor shared by imperialist narratives from ethnographic, historical, and literary fields. [...] While colonized effeminacy ostensibly indicates whatever is rotten in the State of the colony, the hysterical attention that it elicits provides an index for the dynamic of complicity that renders the colonizer a secret sharer of the imputed cultural characteristics of the other race.36
50La zenana, lieu privilégié du féminin, est une métaphore de l’Inde que le colonisateur souhaite posséder. Ce paradigme souligne l’ambiguïté de la nature du rapport amoureux ; en même temps qu’elle écrit le désir sexuel, la création littéraire intègre la sexualité dans l’expression du désir esthétique. Toutefois, l’objet de cette étude n’inclut pas l’exploration psychanalytique de l’image du viol et de l’homosexualité dans ce type de littérature. À travers la fiction anglo-indienne, la zenana, le monde des femmes, est le paradigme du secret de l’autre, que le récit tente de percer. L’interdit qui entoure et protège cet espace est en lui-même un pôle d’attraction du récit, puisqu’il retourne contre le colonisateur la logique d’exclusion et de ségrégation dont il voudrait avoir le monopole.
51Dans The Naulahka, c’est une femme qui explore la zenana — éliminant ainsi du récit certaines évocations scabreuses liées à une transgression sexuelle consommée. Mais Kate, l’Américaine de Topaz, Colorado, est dans son innocence un observateur presque asexué car ne partageant en rien l’expérience féminine de l’Orient. D’où les images de vice et d’horreur qui traduisent sa perception de l’univers des femmes orientales :
[...] and terrible, fierce-eyed girls [...] leaped upon her out of the dark, overwhelming her with passionate complaints that she did not and dared not understand. Monstrous and obscene pictures glared at her from the walls of the little rooms, and the images of shameless gods mocked her from their greasy niches above the doorway.37
52Cette représentation délirante, où le sexuel s’associe au monstrueux, se veut l’affirmation du caractère maléfique de l’Inde ; elle mêle l’attirance esthétique, dégradée en voyeurisme, et la répulsion de la narration pour l’autre. Dans The Naulahka, la répulsion domine, et le désir est loin d’être avoué ; la confrontation de Kate avec la féminité orientale n’a qu’un effet de faire-valoir dont le résultat final est de la précipiter dans les bras de Tarvin, purgée de ses velléités missionnaires.
53Quant à Nicholas Tarvin, sa quête culmine dans deux expériences de plaisir et d’épouvante : l’une religieuse, au fond d’une grotte sacrée, l’autre sexuelle, face à la cruelle et séduisante Maharani locale. Car c’est bien une quête qui structure le récit, quête dont le sens est fort différent selon qu’il s’agit des chapitres « indiens », ou des chapitres « américains ». Les conditions d’écriture de The Naulahka, par deux auteurs, brisent l’unité narrative et l’unité de ton du récit. Ainsi, le motif de la quête poétique sous-tend clairement la chasse au trésor telle qu’elle est conçue par Kipling, mais elle est vidée de tout sens par les chapitres de Wolcott Balestier, qui sont dominés par un discours d’idéologie économique, et détournent le désir pour le fixer sur un objet matériel, réduisant la quête à une fin lucrative. La finalité esthétique ne réside donc pas dans le trésor, mais dans sa quête trésor, et ce qu’elle permet de dévoiler. Les clichés de la Maharani séductrice et du gouffre sacré épouvantable sont autant de tentatives d’enrichissement du récit. Ici ces amorces restent vaines ; l’exploration narrative est limitée par la platitude du personnage focal. Il ne peut qu’entrer dans le « Cow’s mouth », et en ressortir, sans en percer le secret.
It was the sense of space more than actual sight that told him that there was a passage before him shrouded by the roots on which he sat, and it was his racial instinct of curiosity rather than any love of adventure that led him to throw himself at the darkness, which parted before and closed behind him. (p. 168)
54Le personnage est explicitement délesté de toute mission heuristique, d’après les motivations que lui impute le narrateur. L’opposition entre l’amour de l’aventure, et l’instinct « racial », souligne la prépondérance délibérée du discours idéologique sur la poétique du récit. Il est significatif que l’objet matériel recherché, le Naulahka, ne soit pas dans cette grotte : le gouffre contient le véritable trésor, un secret auquel le narrateur renonce avec le personnage. Le Naulahka n’est qu’un leurre, pour le récit comme pour le lecteur ; Tarvin, terrorisé, fuit le gouffre, laissant le lieu inviolé et inchangé :
[...] Tarvin, panting between the tree roots, swung himself to the left, and fled back over the mud-banks to the ledge, where he stood, his back to the « Cow’s mouth » and his revolver in his hand.
In that moment of waiting for what might emerge from the hole in the side of the tank, Tarvin tasted all the agonies of pure physical terror [...].
The « Cow’s mouth » chuckled and choked out of sight as it had chuckled since the making of the tank, and that was at the making of time. (p. 170)
55Cet aveu d’échec de la quête est transformé par le personnage en un jugement moral sur l’Inde, dans la logique du discours idéologique dominant. Mais le narrateur fait preuve d’une lucidité et d’une perception poétique plus fines, lorsqu’il souligne l’ignorance, et, implicitement, le refus de connaissance, du héros.
A man, old, crippled, and all but naked, came through the high grass leading a little kid, and calling mechanically from time to time, «Ao, Bhai! Ao!» «Come, brother! Come!» Tarvin marvelled first at his appearance on earth at all, and next that he could so unconcernedly descend the path to the darkness and the horror below. He did not know that the sacred crocodile of the «Cow’s mouth» was waiting for his morning meal, as he had waited in the days when Gunnaur38 was peopled, and its queens never dreamed of death. (p. 171)
56Cette ouverture sur un passé mythique et sur une dimension onirique dans la diégèse est le privilège du narrateur et du narrataire, mais le personnage en est exclu. Son ignorance semble insurmontable, à partir du moment où il échoue dans l’épreuve du gouffre. Le crocodile qu’il fuit, animal sacré du panthéon indien, est un symbole évident de l’Inde. Tarvin en est terrifié et trouve des prétextes à sa capitulation. Son inaptitude à explorer laisse le narrateur et le narrataire dans une position privilégiée ; à eux la compréhension presque immédiate de la langue vernaculaire : « Ao, Bhai ! Ao », appel que Tarvin ne peut saisir, faute de compétence linguistique. On perçoit donc, dans cette fin de chapitre, le hiatus qui sépare le narrateur du personnage, piètre explorateur, privé de la connaissance accessible au narrateur. Ce décalage est dû entre autres à la paternité partagée du roman, mais il révèle les mécanismes d’aménagement de la quête esthétique au sein du discours d’aventures conventionnel.
57Les échanges avec la Maharani qui tente de séduire le jeune héros sont également porteurs de ce double niveau de sens, moral et poétique. Elle incarne, à un premier niveau, l’influence corruptrice et séductrice de l’Orient : « She nestled close to him, and, as he sank beside her on the stone again, his arm slipped unconsciously about her waist » (p. 246).Tarvin parvient à repousser ses avances parce que son esprit est tout occupé par la quête matérielle du trésor qu’il recherche : « He disengaged himself from her arms with a quick movement, and rose to his feet. She was very lovely as she stretched her arms appealingly out to him in the half light ; but he was there for other things » (p. 247). On retrouve ici l’opposition entre l’inconnu, à portée du personnage, qui offre la perspective d’un autre type de récit, et l’univers matériel auquel doit adhérer le discours idéologique. Ainsi le héros laisse encore une fois passer sa « chance » ; insensible au désir esthétique, il se focalise sur son but lucratif.
58Comme souvent chez Kipling, ce sont les épigraphes qui véhiculent l’ironie du narrateur et soulignent l’ambiguïté de sa position vis-à-vis du récit ; ainsi :
Twas a white man from the West came expressly to investigate the natural wealth of Hindustan. (p. 62)
59Le jeu de mots (invest-/igate) semble indiquer une certaine ironie de Kipling vis-à-vis de l’idéal économique que mettait en avant son coauteur et qu’incarne le héros américain. Ces épigraphes de chapitre nuancent surtout la vision eurocentriste et manichéenne présentée par le récit :
We be the Gods of the East -
Older than all -
Masters of mourning and feast,
How shall we fall? (p. 275)
60Le récit s’entoure donc de sentences et de proverbes apocryphes, empreints de sagesse orientale, qui modulent le sens du texte et annulent dans une certaine mesure le discours idéologique dont il est porteur. Mais cette ironie se retourne facilement contre la sagesse ainsi parodiée, contre des traditions incompréhensibles pour l’explorateur occidental.
61La quête ébauchée par Tarvin est un échec retentissant, illustré dans la structure même du récit : le vol du Naulahka auprès de la Reine, et le triste échange mercantile qui s’ensuit (Tarvin remet le Naulahka à la femme d’un directeur de compagnie de chemins de fer en échange de son soutien), est une chute déplorable, même pour un roman de second ordre. Le projet poétique du récit est réellement avorté par les schémas figés qui encadrent les actions du personnage.
62Le secret de l’Inde a néanmoins été suggéré, et reste en suspens dans la diégèse, entre l’incompréhensible Maharani et le « Cow’s mouth »...
63Les clichés romanesques conventionnels sont très présents dans The Naulahka, mais le texte s’enrichit tout de même de certaines stratégies de représentation de l’étrange - telles qu’on les retrouve ailleurs dans le mode anglo-indien.
64Seules les zones d’ombre, géographiques et symboliques, de la zenana et du « Cow’s mouth », entretiennent le mystère dans le récit. Les deux lieux restent finalement inexplorés, et sont les réceptacles du mystère, d’une révélation virtuelle qui se dérobe à l’exploration du personnage, mais dont la présence à l’état de possible enrichit considérablement la diégèse.
65Les descriptions explicites de l’Inde sont rares, et se distinguent du langage qui sera plus tard caractéristique de Kim, et d’autres œuvres anglo-indiennes : langage de l’abondance, de la foison, d’un excès de détails tel qu’il annule presque l’impression d’ensemble. Dans The Naulahka, la focalisation sur un personnage américain archétypal contraint la narration à représenter le monde à travers un filtre déformant. Par opposition au rythme américain, l’Inde doit apparaître indolente, statique, vide de sens économique. Le discours idéologique force donc son empreinte sur le langage poétique, et les descriptions sont toutes orientées dans ce sens :
Fortunes had been made and lost in Topaz [...] while the cart ploughed its way across a red-hot river-bed, shut between two walls of belted sand. New cities might have risen in the West and fallen to ruins older than Thebes while, after any of their meals by the wayside, the driver droned over a water-pipe something less wieldy than a Gatling-gun. In these waits and in others - it seemed to him that their journey was chiefly made up of waits — Tarvin saw himself distanced in the race of life by every male citizen of the United States, and groaned with the consciousness that he could never overtake them, or make up his lost time. (p. 63)
66L’Inde est donc mesurée en termes de temps perdu, de temps passé, de temps interminable ; elle est inexprimablement autre, et cette altérité ne peut être mesurée qu’en termes de modification temporelle. Le jugement moral qui sous-tend cette description mène donc à une expression poétique efficace de l’étrange texture du réel qui caractérise cet ailleurs : « Under certain conditions four days can dwarf eternity » (p. 62). Ainsi le discours idéologique produit un discours métaphorique, et participe à l’élaboration de la poétique anglo-indienne.
67 The Naulahka et les nouvelles indiennes regroupent des caractéristiques d’écriture qui ont contribué à faire du roman anglo-indien un mode littéraire à part. Mais l’œuvre majeure de Kipling, Kim, qui est souvent citée comme exemple-type de cette littérature, semble à la fois reprendre ces traits conventionnels et s’en détacher, dépassant le discours colonial pour transformer le grand jeu en une quête artistique infinie.
La quête de Kim
68Les tentatives d’interprétation ou de classification de Kim ont été multiples depuis la publication du roman, et elles n’ont sans doute pas encore cessé - en particulier chez les critiques anglais, américains ou indiens anglophones. Shamsul Islam, qui concentre ses réflexions sur la dimension moralisante des textes de Kipling, voit dans Kim « a parable of self-knowledge », un récit centré sur la question de l’identité et la quête ontologique39. Certes, la question de l’identité est essentielle à la construction du récit - mais faut-il pour autant occulter les contingences historiques et matérielles qui motivent le parcours de Kim ? Islam veut voir dans l’association de Kim et du lama une tentative de composition d’un être idéal, par association de deux personnages complémentaires. Cette interprétation réduit considérablement la portée de la quête identitaire autonome de Kim. La complémentarité des attitudes - active et contemplative - est plus tranchée entre Mahbub Ali et le lama, pères spirituels de Kim, qu’entre Kim lui-même et le lama. Par ailleurs, il serait réducteur de faire de Kim une pure allégorie philosophique, sans tenir compte du discours colonial tissé dans la trame du récit, ou du discours poétique qui dépasse l’idéologie. Islam voit Kim, en somme, comme une illustration de la philosophie de Kipling, synthèse d’idées bouddhistes et hindouistes.
69Dans une perspective différente, le critique John McClure analyse Kim comme un roman allégorique d’un autre type - l’aventure de Kim étant l’allégorie de la mission coloniale, et son parcours initiatique, une illustration de l’éducation idéale d’une race de dirigeants40. Cette analyse a le mérite de lier le projet poétique à la didactique coloniale qui donne vie au récit, mais elle implique une subordination totale du récit au discours colonial, dont il ne serait qu’une illustration.
70Dans les deux cas ces approches thématiques négligent la texture même du roman, le « matériau »41, à savoir le langage poétique du texte. En abordant le roman comme une simple allégorie philosophique ou idéologique, ces analyses occultent toute la poétique de l’œuvre, comme si celle-ci était plus proche du pamphlet que de l’œuvre de fiction.
71D’autres critiques se focalisent sur le rapport de Kipling au réel et sur la « subjectivité » de sa tentative de représentation. Kim est alors ausculté comme un récit de voyage plus ou moins fidèle à la réalité historique et géographique du contexte. Cette approche se rencontre surtout dans les études « militantes », anti-impérialistes, telles celles de Bhupal Singh, cité plus haut, ou d’Edward Said42. Or il est stérile d’analyser le texte à travers le rapport de l’auteur à la réalité de l’Inde comme si cette réalité pouvait trouver son écho textuel dans quelques signifiants simples et autonomes ; le sens du récit, et des discours qui le traversent, doit se rechercher bien au-delà : « le discours n’est pas une mince surface de contact, ou d’affrontement, entre une réalité et une langue, l’intrication d’un lexique et d’une expérience.43 »
72Quel que soit le niveau d’intimité de Kipling avec la colonie, le texte de Kim témoigne d’un projet poétique d’une grande complexité et nous ne nous attarderons donc pas sur les affirmations selon lesquelles : « [Kim] seems to consist of nothing but a set of historical cameos of a fairly vivid and entirely trivial nature [...].44 »
73 Kim échappe en fait aux classifications rapides pour plusieurs raisons. Il est impossible de réduire le sens du roman à un pamphlet colonialiste : le discours idéologique est intégré dans le récit et il structure le récit, mais il participe, ce faisant, à l’élaboration d’une structure poétique. Les lectures monosémiques de MacClure ou Islam sont forcément erronées ou, au mieux, incomplètes.
74Le récit lui-même échappe aux étiquettes critiques : les conversations techniques du Colonel Creighton, les codes et les chiffres du service secret semblent être semés dans la narration comme autant de détails scientifiques, d’ancrages réalistes - critères auxquels le personnage de Kim ne correspond pourtant en rien.
75Il ne s’agit pas, non plus, d’un conte de fées - pourtant Kim est indiscutablement porteur de pouvoirs magiques, épargné par le passage du temps, un lutin (« imp ») auquel rien ne résiste. Son Inde est le produit d’un exotisme chatoyant, aux valeurs positives, fort différente de l’Inde étouffante des nouvelles.
76On songe aussi au roman d’initiation - le récit est rythmé d’épreuves, de cycles d’apprentissage, de rencontres riches en révélations. Mais le héros semble hors du temps, et l’initiation n’aboutit pas, en définitive, à l’acquisition d’un savoir - l’art de l’espionnage étant intrinsèquement acquis à Kim.
77La multiplicité des discours narratifs, l’instabilité de l’identité de l’instance narrative, confirment cette imprécision générique. La contamination du discours narratif par l’idéologie coloniale est souvent manifeste ; mais parfois, au contraire, le narrateur témoigne d’une plus grande intimité avec l’Inde de Kim, et semble être à l’écart de l’univers anglo-indien. Les rotations du discours entre ces deux pôles, l’idéologique et l’esthétique, accompagnent ou suscitent des transformations similaires dans le récit, qui s’organise en cycles successifs, dominés alternativement par le jeu du pouvoir et le jeu de l’art.
78Ce chapitre tentera de déterminer comment la quête du récit dans Kim sert à la fois le discours colonial et une recherche esthétique. L’un et l’autre ne pourront, en tout état de cause, être dissociés :
L’idéologie n’est pleinement présente, et pleinement ambiguë - à la fois mystificatrice et instructive —, que parce qu’elle est tissée dans la trame d’un récit, d’une structure littéraire, et parce qu’ainsi sa substance devient forme, au point que le texte, par un dernier paradoxe, acquiert une disponibilité de sens et d’effets inépuisable, et transcende les structures sociales mêmes qui ont servi de motif au rêve de l’écrivain.45
79Plus que de structures sociales, il s’agira, dans le cas du roman anglo-indien, de structures de pouvoir, et des bases de la puissance coloniale, qui sont en constante interaction avec la « trame » du récit.
Structure de la quête
80L’analyse de Kim en séquences s’impose si l’on postule que le roman ne s’inscrit pas dans la continuité des schémas idéologico-poétiques abordés par les nouvelles kiplingiennes, mais qu’il s’en désidentifie au contraire. Cette supposition soulèvera donc la question de la paternité réelle du roman anglo-indien, souvent attribuée à Kipling. L’analyse qui suit tentera de démontrer qu’à tout moment, Kim se conforme à certains schémas types, pour s’en détacher ; la netteté des séquences et des masques référentiels de certains personnages permet de constater le caractère systématique et ostentatoire de cette déviance. Le découpage séquentiel permettra de relever la logique narrative qui caractérise la tradition anglo-indienne :
[...] une logique des possibles narratifs n’est encore qu’une logique de l’action. Pour devenir logique du récit, elle doit s’infléchir vers des configurations culturellement reconnues, vers ce schématisme du récit à l’œuvre dans les intrigues types reçues de la tradition. Par ce schématisme seul le faire devient racontable. C’est la fonction de l’intrigue d’infléchir la logique des possibles praxiques vers une logique des probables narratifs.46
81L’analyse du récit en séquences d’action permettra de percevoir les sources traditionnelles du récit, les « intrigues types » dont la marque reconnaissable est transformée au contact d’une démarche poétique originale. C’est justement à la lumière de ce jeu de transformations que l’on dégagera la spécificité de Kim. Ce roman est d’autant plus difficile à analyser en séquences que le récit semble mener un jeu de piste avec le lecteur, et que les faux cadres, les faux indices génériques, s’y multiplient. Des zones de secret ponctuent le récit, passages de sens opaque qui révèlent les limites du narrateur, de Kim ou du narrataire.
82On peut cependant dégager une suite de séquences imbriquées qui composent globalement le récit, selon le schéma dégagé par Roland Barthes47, et en définir les structures actantielles, fonctionnelles et narrationnelles.
83La description linéaire de ces séquences permettra de mettre en évidence la stratégie du narrateur, qui mène de front deux récits parallèles, et trouble le narrataire par l’inconstance de ses points de vue. Chaque séquence indépendante devra être identifiable à un schéma reconnaissable et familier, à une fonction.
La séquence est en effet toujours nommable [...]. La langue du récit, qui est en nous, comporte d’emblée ces rubriques essentielles : la logique close qui structure une séquence est indissolublement liée à son nom : toute fonction qui inaugure une séduction impose dès son apparition, dans le nom qu’elle fait surgir, le procès entier de la séduction, tel que nous l’avons appris de tous les récits qui ont formé en nous la langue du récit.48
84L’analyse des séquences et de leur syntaxe interne n’est donc pas seulement le processus de dissection d’une poétique hermétique au lecteur : les séquences, dans leurs grandes lignes, peuvent répondre à l’horizon d’attente d’un lectorat précis, qui saura inconsciemment identifier, ou nommer, telle ou telle fonction. L’omniprésence de ces liens phatiques entre narrateur et narrataire est, semble-t-il, l’une des caractéristiques essentielles du roman anglo-indien. La magie de Kim découle du jeu de la narration pour surprendre les attentes du lecteur, qui croit reconnaître certains agencements séquentiels, alors qu’ils sont en fait des leurres poétiques.
85La reconnaissance des séquences implique l’identification d’un certain enchaînement logique, causal, de cycles au sein du récit ; elle sera guidée par la supposition que « la limite de la séquence est marquée par une répétition incomplète (nous préférerions dire : une transformation) de la proposition initiale.49 » Dans Kim, cette proposition est l’état de l’orphelin, son identité hybride, et sa supériorité naturelle sur ses camarades indiens ; cette proposition est établie dans le premier paragraphe du roman. À partir de cette unité, se dégage rapidement une première transformation, ou première séquence : la rencontre50 entre Kim et le lama. Elle recouvre plusieurs autres unités de sens à la fois subordonnées et consécutives : la requête du lama, l’aide octroyée par Kim, aide qui prend à son tour la forme d’une quête personnelle, fusion des deux quêtes, et enfin la décision de quitter Lahore.
86Deuxième séquence : la mission confiée à Kim par Mahbub Ali. Cette séquence se superpose à la première, puisque c’est en accomplissant sa fonction d’aide au lama que Kim pourra délivrer le message qui lui a été confié. Ces deux séquences sont donc parallèles, mais de toute évidence, elles appartiennent à deux sphères différentes de la diégèse. L’étape de Kim à Umballa est motivée par deux logiques, dont une (la logique temporelle, ou historique) est ignorée par le lama, qui est le catalyseur de la première séquence d’actions. Ainsi une partie du récit est scindée de l’autre dès les premiers moments de l’action.
87Troisième séquence : l’aboutissement de la première quête de Kim, qui découvre le Taureau Rouge de la prophétie paternelle. Cette séquence, ainsi identifiée, permet de découvrir la première déviance du récit par rapport à la matrice du conte de fées ou du roman d’initiation. En effet cette séquence est à la fois un aboutissement et un point de départ : c’est à partir de sa rencontre avec le régiment des « Mavericks » que Kim prendra sa place dans le jeu colonial. Mais en même temps, elle marque la fin d’un compagnonnage avec le lama, qui doit s’effacer pour permettre l’expansion d’un autre univers diégétique. Pourtant il ne disparaît pas complètement : élément spirituel, il est également l’élément providentiel qui fait la charnière entre les deux univers. Dans cette séquence, le lama épouse la fonction de la bonne fée des contes, en mettant sa fortune personnelle au service de l’éducation de Kim. Cette fonction est facile à reconnaître : il n’y a pas d’ambiguïté dans l’aide financière ou matérielle miraculeuse offerte à l’orphelin au moment même où il est menacé par l’influence prosélyte du pasteur (pp. 106-107). Néanmoins cette aide crée un passage entre le domaine spirituel intemporel qui caractérise la quête définie par le lama, et le domaine historique de Mahbub Ali et Creighton. Par ailleurs, Kim devient récipiendaire d’une aide magique dont il était jusqu’alors le dispensateur ; son entrée dans une nouvelle phase d’apprentissage permet cette brève inversion des fonctions des personnages. Ainsi la complexité des séquences imbriquées est accentuée par la différence entre deux niveaux de récit, l’un philosophique, l’autre historico-policier.
88Quatrième séquence, brève mais fondamentale, l’adoption par le colonel, représentant ultime du pouvoir impérial dans le récit. Ce moment participe au brouillage de l’identité de Kim, qui acquiert en Creighton un autre guide et protecteur, dont l’intervention marque clairement le passage à un nouveau stade du récit. Le futur rôle de Kim est alors défini pour lui, comme maillon de la grande chaîne des services secrets. L’intervention de Creighton est sollicitée par un autre parrain ou père adoptif, Mahbub Ali, qui fait jouer le double langage de l’espionnage, et marque donc une nouvelle orientation du récit, lorsqu’il parle de Kim en termes déguisés :
«As regards that young horse,» said Mahbub, «I say that when a colt is born to be a polo-pony, closely following the ball without teaching - when such a colt knows the game by divination, - then I say it is a great wrong to break that colt to a heavy cart, Sahib!»
«So I say also, Mahbub. The colt will be entered for polo only. (These fellows think of nothing in the world but horses, Padre) [...].» (p. 127)
89Ces allusions à la future carrière de Kim sont à peine cryptées pour le lecteur, mais lui permettent de se sentir complice du locuteur, et donc, en quelque sorte, lui-même espion, par opposition au pasteur, témoin oculaire de l’échange, mais coupé du secret linguistique.
90La cinquième séquence coïncide avec le moment où Kim et le lama se retrouvent pour un adieu, au seuil de la nouvelle école de Kim. Cette rencontre réitérée a une fonction de rappel, dans la diégèse et auprès du personnage focal, de l’autre direction que pourrait prendre le récit, d’un autre possible poétique ; mais le lama cède son espace d’influence à l’école, abandonnant temporairement sa fonction dans le récit.
91Sixième séquence, la première période d’éducation à l’école Saint-Xavier, derrière les portes fermées du savoir colonial. Le passage s’ouvre sur une cloture : « “The Gates of Learning” shut with a clang » (Kim, p. 136). On pourrait dire de cette séquence qu’elle a fonction de période de latence, car cette formation, ainsi que les séquences suivantes de formation scolaire, marque le texte surtout par son absence du récit. Le récit s’accélère, couvrant six mois en deux pages : une quasi-ellipse qui indique une période de latence similaire à celles que traversent les héros ou héroïnes de contes de fées - périodes formatives, où le temps est marqué par la répétition d’actes d’apprentissage.
92La septième séquence sépare cette première ellipse d’une deuxième qui engloutira les trois années suivantes de la formation de Kim (Kim, p. 180). Il s’agit d’une escapade en compagnie de Mahbub Ali, et de la rencontre avec un quatrième mentor : Lurgan Sahib, de Simla. Cette séquence a la fonction fondamentale d’épreuve, épreuve qui paraît, au premier abord, concerner uniquement la sphère historique du récit, mais dont on verra en fait qu’elle est identitaire autant que professionnelle, pour Kim. C’est en effet au cours de ce passage que Kim semble prendre conscience de lui-même comme être historique, soumis à une évolution temporelle qui ne le laisse pas entièrement libre. Il devient capable de récapituler son passé et de porter un jugement critique sur sa personne : « I was very young, and a fool to boot, when I took Mahbub’s message to Umballa. Even when I was with that white Regiment I was very young and small and had no wisdom » (p. 152). Kim, le lutin qui semblait hors du temps, a donc acquis le sens du temps et un goût pour l’expérience grâce à son passage dans l’école européenne.
93Il fait également des projets pour l’avenir, facteur nouveau, et souligne lui-même l’alternative qui s’offre à lui, et par là même au récit, entre les deux univers, l’un temporel, l’autre intemporel : « But now I learn every day, and in three years the colonel will take me out of the madrissah and let me go upon the Road with Mahbub hunting for horses’pedigrees, or maybe I shall go by myself ; or maybe I shall find the lama and go with him » (p. 152). La narration pose ses choix possibles à travers le personnage, qui est ainsi intégré au processus de narrativité.
94Pour Kim, une possibilité poétique ne peut être envisagée sans son alternative. Ainsi les deux niveaux du récit se rapprochent peu à peu dans les séquences suivantes, jusqu’à ce qu’elles se fondent ensemble grâce aux efforts de composition de Kim. Il prendra la route de l’espionnage, en prenant le lama comme camouflage ; le récit change alors de rythme, se distend pour réussir à englober deux univers diégétiques qui se rejoignent. Le récit d’espionnage lui-même camoufle un autre objet, un autre type de récit...
95Huitième séquence, les trois années de formation à Saint-Xavier et aux mains des divers pères spirituels acquis au cours des séquences précédentes - à l’exception notoire du lama, qui ne participe pas à cette étape de la formation. Dans ce passage elliptique, le temps passe entre parenthèses, Kim ne vieillit pas dans le récit puisque le récit ne grandit pas avec Kim. C’est une deuxième période de latence (pp. 180-181).
96Neuvième séquence - le point de départ d’une deuxième partie du récit, où l’espion-chrysalide arrive enfin à maturité, après la période d’incubation de la séquence précédente, et reprend sa quête, matériellement finalisée cette fois. C’est aussi le début d’un nouveau cycle, car Kim va passer par les mêmes repères et les mêmes circuits. Le recommencement, élément essentiel de toute quête, est ici un moyen de souligner l’évolution du personnage. Cette séquence n’est pas chronologiquement consécutive à la précédente, car elle retrace certains événements qui ont eu lieu pendant les vacances des trois années d’école. L’espace temporel et géographique des vacances informe donc cette partie du récit, par opposition à l’espace clos du pensionnat. La neuvième séquence correspond à peu près au chapitre X de l’œuvre (pp. 180-201) ; au cours de ce chapitre, Kim rencontre de manière successive et accélérée, chacun de ses protecteurs-formateurs extra-scolaires, comme pour récapituler ses acquis. Chacun s’assure de ses capacités, et chacun vérifie en ce personnage protéen l’aspect qui réfracte son propre rôle. Les maîtres satisfaits (à l’exception, encore une fois, du lama, qui est toujours périphérique à cette sphère poétique), Kim se voit confier sa première mission : cette séquence est une nouvelle étape de l’initiation, elle nous amène au cœur du jeu de l’espionnage. Les actions qui mènent à l’émancipation de Kim sont autant d’étapes dans l’acquisition d’un pouvoir poétique dont le récit devient le codépositaire. Avec Mahbub Ali, tout d’abord, Kim parcourt le Nord de l’Inde, de Bombay à Bikanir au Rajasthan, apprenant à maîtriser l’espace géographique, et à le représenter, à le coder :
[...] the Colonel ordered him to make a map of that wild, walled city; [...] Kim was forced to pace all his distances by means of a bead rosary [...] and by the help of his little Survey paint-box of six colour-cakes and three brushes, he achieved something not remotely unlike the city of Jeysulmir. (p. 186)
97Colonel Creighton est donc présent dans la diégèse à travers son influence sur les activités de Kim ; il fournit les instructions, et les moyens de transcription, d’une expérience physique dont Mahbub Ali est l’agent. Les difficultés de transposition artistique de Kim, qui transforme la cité de Bikanir en une représentation qui rappelle celle de Jaysalmir, donnent lieu à une évocation comique des douleurs de tout apprentissage. Mais elles proposent également une réflexion métatextuelle, sur les obstacles poétiques qui se posent à la narration. Le problème récurrent dans la fiction anglo-indienne est bien souligné dans Kim : comment transmettre, dans un langage commun au narrataire et au narrateur, une esthétique qui sollicite un décryptage de spécialiste ? Tout le travail de Kim, l’espion qui doit traduire, par exemple, son expérience spatiale en signes graphiques, est de rechercher une solution. D’où la nécessité, pour le héros, de maîtriser plusieurs modes d’expression artistique. Ainsi, Lurgan Sahib, troisième père spirituel, lui transmet la magie, dont celle du Verbe, et de l’écriture :
He made Kim learn whole chapters of the Koran by heart, till he could deliver them with the very roll and cadence of a mullah. Moreover, he told Kim the names and properties of many native drugs, as well as the runes proper to recite when you administer them. And in the evenings he wrote charms on parchment - elaborate pentagrams crowned with the names of devils — Murra, and Awan the Companion of Kings - all fantastically written in the corners. (p. 185)
98De chacun de ses parrains Kim acquiert donc un instrument différent d’exploration ; et le récit se fait l’écho de la fonction syncrétique de Kim, rendant indissociables la quête esthétique et l’aventure historique. Hurree Babu, le dernier de ces parrains, propose une manipulation de la langue qui est en quelque sorte la synthèse du langage du mystificateur. Lui aussi s’appuie sur la magie du verbe, mais une magie dont il veut dominer les mystères en excellent technicien. Les conseils qu’il donne à Kim avant que ce dernier ne se lance dans sa mission sont entièrement linguistiques, mais de deux ordres : il lui fait apprendre une fausse formule « magique » et une formule codée.
[...] «Son of the Charm» means you may be member of the Sat Bhai - the Seven Brothers [...].You see, it is all my invention. [...] these foolish natives - if they are not too excited - they always stop to think before they kill a man who says he belongs to any specific organisation, (p. 200)
99La magie de la formule proposée à Kim repose donc sur le pouvoir d’évocation du nom d’une confrérie, même imaginaire ; serait-ce une réflexion ironique sur la réalité du pouvoir franc-maçonnique ? Hurree Babu est l’apologiste du faux, des faux sens et des faux-semblants - techniques indispensables à l’art de l’espion. Dépositaire de toutes ces formules, issues de sources différentes, Kim devient le maître d’un parler spécifique, aux perspectives poétiques infinies. Initié par une diversité d’initiateurs, son pouvoir dépasse la somme de tous les savoirs transmis ; il est prêt pour la quête.
100La dixième séquence contient un moment fondamental de doute identitaire, logiquement consécutif à la consécration qui précède : étant passé entre les mains de tous ses parrains, Kim est soudain seul. La nécessité de syncrétiser toutes les formules de recherche qui lui ont été confiées mène à une remise en question identitaire - qui passera par la parole. « Who is Kim - Kim - Kim ? » (p. 202) : la question ne trouve pas de solution dans la brève réflexion du protagoniste.
101Puis interviennent les nouvelles retrouvailles avec le lama (p. 205) - et le pouvoir poétique de Kim commence à prendre effet sur le récit, puisqu’il parvient à faire confluer les deux niveaux de quête, et les deux univers du récit, en étant à la fois chela du lama et espion pour le Raj. La quête philosophique, infinie, et la quête historique, contingente, idéologiquement motivée, se fondent en une. Tout en opérant la réconciliation poétique des deux quêtes, le narrateur brouille les pistes au sein du récit, dont les marques structurelles deviennent confuses : la trame spirituelle et la trame temporelle ne sont plus distinctes. Kim trompe-t-il donc le lama en faisant mine de le suivre alors qu’il mène une toute autre quête dans un tout autre but, ou bien n’est-ce pas le narrateur qui trompe le narrataire en faisant passer pour récit d’espionnage un récit dont l’objet est purement esthétique ? Cette séquence marque donc une intensification de la quête (multiplication des rencontres, deuxième cycle de pérégrinations en compagnie du lama), et c’est par le mot quête que l’on résumera le mieux sa fonction. Dans la narration, cette dixième séquence (pp. 205-255) inaugure une stratégie de l’illusion et de la confusion, le récit déguisant ses propres fins - se déguisant peut-être afin de mieux espionner le lieu central mais indéfinissable de la diégèse : l’Inde.
102La séquence suivante (onzième) remplit une fonction différente, qui se révèle lors de la rencontre avec les deux Russes (en fait un Français et un Russe). D’un point de vue structurel, il s’agit d’une nouvelle épreuve, et même, dans l’optique du récit d’espionnage, d’un aboutissement. En effet, la confrontation avec les Russes est l’épreuve qui détermine la valeur de Kim comme acteur du Grand Jeu, et son succès le consacre comme serviteur du Raj, donc comme porte-drapeau des valeurs coloniales. En revanche, le récit perd de son unité dans ce passage, où réapparaît le conflit entre les deux niveaux de quête : Kim semble avoir échoué dans sa fonction unificatrice. Cette tension est violemment métaphorisée par le conflit qui oppose le lama au Russe qui lui arrache le dessin sacré de la roue de la vie pour le déchirer, détruisant ainsi, symboliquement, un système métaphysique. La confrontation entre les deux mondes, que Kim devait réunir sans les mêler, aboutit presque à l’annihilation du lama. Cependant, grâce au coup que le Russe porte au vieillard, Kim réussit à mettre les deux étrangers en fuite, avec l’aide des coolies révoltés par ce geste sacrilège. Le lama devient l’objet d’une lutte contingente, d’où, sans doute, son déclin physique. Kim, quant à lui, semble perdre son équilibre poétique et favoriser le récit d’espionnage :
The humour of the situation tickled the Irish and the Oriental in his soul. Here were emissaries of the dread Power of the North, very possibly as great in their own land as Mahbub or Colonel Creighton, suddenly smitten helpless. [...] And this collapse of their Great Game [...], this panicky bolt into the night, had come about through no craft of Hurree’s or contrivance of Kim’s, but simply, beautifully, and inevitably. (pp. 269-270)
103Le constat euphorique de Kim est en fait à double tranchant ; l’affrontement avec les espions ennemis a été en effet imprévu, ce qui peut indiquer la perte de contrôle de Kim sur son univers diégétique. L’incapacité du jeune héros à protéger le lama semble aller dans ce sens : à vouloir mener de front deux quêtes, l’artiste créateur doit accepter l’interférence de l’une sur l’autre. Kim désamorce ce dérapage par l’humour : le rire a ici la valeur unificatrice et thérapeutique qu’il a souvent chez Kipling. Il pourrait donc signaler un réel succès poétique. Mais le tragique de la situation est rappelé dans le récit par le dialogue avec le lama, et l’accentuation sensible de l’écart philosophique et spirituel qui sépare les deux personnages (pp. 273-274).
104On situera ici une séquence nouvelle, la douzième séquence principale, dont la fonction semble être la réunification de ces deux personnages déchirés : la suite du récit dépend de leur entente harmonieuse. L’ambiguïté narrative n’est toujours pas résolue, le récit étant partagé entre le triomphalisme de Kim et le découragement du lama : la séquence précédente s’assimile donc à un succès politique pour l’un, à un échec spirituel pour l’autre. Quelle est la position du narrateur entre ces deux univers en conflit ? Cette séquence marque une pause dans le rythme d’actions très rapide qui caractérisait la précédente ; elle inclut aussi l’épisode de la rencontre avec la femme des collines, « the woman of Shamlegh », rencontre qui permet à Kim de rejeter volontairement un autre « possible narratif », lié à un engagement amoureux. Cette séquence de repos éclaire l’évolution parallèle des deux sphères du récit : les deux tendances de l’intrigue se rejoignent violemment, et il semble que l’une, dominée par le plaisir ludique de l’espionnage, happe l’autre, en l’exploitant de manière fonctionnelle. Car le lama devient un instrument de camouflage dans la mission historique de Kim.
105En même temps, le trouble du lama empêche Kim de renouveler la contemplation euphorique de ses exploits, et diminue son sentiment de réussite. Les reproches du lama lui font passer « a night of bad dreams » (p. 274). L’élan créatif et l’imaginaire du héros sont donc affectés par la tension entre deux conceptions du réel ; Kim lui-même, « little friend of all the world », sera-t-il impuissant à réconcilier l’hermétisme de l’Inde et les velléités expansionnistes du narrateur anglo-indien ? Le but de la narration, dans Kim, est la fusion poétique entre le récit de la quête spirituelle (allégorie de la logique insondable de l’autre) et le récit d’espionnage (porteur des idéologies coloniale et anglo-indienne). Les remarques du lama semblent métaphoriser la rencontre malheureuse de deux univers diégétiques :
Ignorance and Lust met Ignorance and Lust upon the road, and they begat Anger. The blow was a sign to me, who am no better than a strayed yak, that my place is not here. [...] «Back to the path», says the Blow. «The Hills are not for thee. Thou canst not choose Freedom and go in bondage to the delight of life.» (p. 283)
106Le lama semble donc dénoncer la volonté même du narrateur, volonté de réconciliation entre deux quêtes irréconciliables. Ce à quoi Kim répond : « Would we had never met that cursed Russian ! » (p. 283), exprimant un vœu de destruction du passé, de retour en arrière qui permettrait un renouveau du « statu quo » entre les deux niveaux de récit - vœu de démiurge extradiégétique. Kim semble regretter son parcours ludique d’espion, et sa négligence vis-à-vis du récit spirituel :
Holy One, my heart is very heavy for my many carelessnesses towards thee. [...] I have waiked thee too far: I bave not picked good food always for thee; I have not considered the heat; I have talked to people on the road and left thee alone... I have - I have... Hai Mai! But I love thee... and it is all too late... I was a child... Oh, why was I not a man?... (p. 294)
107Kim semble prendre conscience d’avoir négligé un aspect de son rôle, et ses reproches résonnent comme des cris d’envie de l’omnipotence du créateur qui contrôle le récit ; on perçoit également dans ce discours un refus du temps biographique, à travers le rejet de l’enfance qu’exprime Kim. Ce refus de la chronologie biographique marque la tension entre les différentes identités du héros. Etrangement, c’est le lama qui résout ce moment de tension, en relançant sa quête : « Our Lord Himself cannot make the wheel swing backward » (p. 283). Cette séquence (la treizième) marque une nouvelle étape dans la métamorphose de Kim, qui se décide à poursuivre la quête philosophique du lama parallèlement à la quête ludique du Grand Jeu, afin que l’esthétique du récit soit complète. Le Grand Jeu même est vide de sens, sans la juxtaposition des deux univers ; ainsi Kim reprend son rôle de chela. Le récit joue donc réellement avec les attentes du lecteur : on croit d’abord percevoir que le récit d’espionnage manipule la quête philosophique, de même que Kim déguise ses intentions d’agent secret derrière son masque de chela. Puis l’équilibre s’inverse, et au contraire, le Grand Jeu devient l’instrument d’un récit de quête spirituelle. La rotation entre les deux cadres narratifs rappelle évidemment la Roue du lama, cette représentation allégorique de l’éternel recommencement. Ici, le cycle est signifié par la répétition de séquences. Ainsi, Kim demande l’aide de la vieille femme de Kulu, croisée dans ses premières pérégrinations avec le lama. Ce retour cyclique, tracé également dans la géographie du récit, permet d’effacer les conflits de la séquence précédente. La guérison permet de libérer le verbe magique de Kim, sans lequel le récit ne peut pas être : « Kim sat up and smiled. The terrible weakness had dropped from him like an old shoe. His tongue itched for free speech again, and but a week back the slightest word clogged it like ashes » (p. 298).
108Enfin la séquence de la résolution, (quatorzième et dernière), qui, en pastiche du théâtre comique, rassemble les principaux protagonistes dans un même lieu pour le « finale ». La scène a lieu peu après le rétablissement de Kim, dans la deuxième partie du quinzième et dernier chapitre (pp. 302-313). La réconciliation entre les deux sphères du récit semble être annoncée par le dialogue qui s’engage entre Mahbub Ali et le lama, qui marchent ensemble vers Kim, encore une fois perdu dans une contemplation identitaire. Alors que le lama est revenu de son Nirvana pour sauver l’âme de Kim, Mahbub Ali songe aux prochaines étapes du Grand Jeu ; ses déclarations sont incompréhensibles pour le lama, qui ne se réfère pas à la même réalité :
I do not understand.
Allah forbid it! Some men are strong in knowledge, Red Hat.
Thy strength is stronger still. Keep it - I think thou wilt. If the boy be not a good servant, pull his ears off. (p. 310)
109Et pourtant, le lama a bien renoncé au Nirvana pour revenir auprès de Kim ; il accepte donc de mettre fin à sa quête, et de suivre Kim dans la sienne. Il semble que Kim soit moins disciple que maître dans cette dernière séquence : le retour du lama prend alors tout son sens, car il consacre l’accès de Kim à une identité pleine. Certains critiques voient dans cette séquence de résolution un triomphe du discours colonial qui asservit Kim, dans la mesure où le récit de la quête spirituelle semble conclu et évacué, alors que le récit d’espionnage reste ouvert et prégnant. En effet, le lama declare : « So thus the Search is ended. For the merit that I have acquired, the River of the Arrow is here. [...] I have found it. » (p. 312). Mais l’interprétation négative de la fin de cette quête comme échec du récit philosophique est discutable. On pourrait soutenir au contraire que le retour du lama dans le monde de Kim prouve le succès du récit dans l’unification qu’il opère entre l’idéologie coloniale et l’altérité de l’Inde. Ici, le discours idéologique traditionnel ne domine plus la poétique du récit ; il n’est que le prétexte d’un parcours heuristique.
110Jusqu’à cette séquence, c’est le narrateur, grâce à son talent de traducteur, qui reconstruit la cohérence poétique du récit à partir de systèmes divergents. Et Kim, « little friend of all the world », a intradiégétiquement la même fonction poétique. Enfin, l’Inde elle-même semble se constituer à partir du rapprochement entre le monde colonial, historique, le monde de l’action, et le monde spirituel du lama, que la narration ne peut décrire, mais ne peut que suggérer en rapportant les propos cryptés du personnage hermétique. L’une des dernières scènes est emblématique de cette complémentarité poétique qui est si bien reflétée dans le récit. Kim vient de se réveiller de son sommeil régénérateur sur le sol de « Mother Earth », l’Inde ; Mahbub Ali se retire pour laisser la place au lama. « The lama held his peace. Except for the click of the rosary and a faint clop-clop of Mahbub’s retreating feet, the soft, smoky silence of evening in India wrapped them close » (p. 310). Les deux bruits, de nature opposée - l’un d’origine matérielle, terrestre, l’autre d’origine religieuse, spirituelle - se superposent pour se fondre dans le silence du soir indien. La similitude dans la dissemblance est soulignée non seulement par la situation, mais aussi par le jeu des onomatopées. Ces indices laissent deviner que l’Inde n’est pas à chercher dans le récit, mais qu’elle est de même nature que le récit, un subtil mélange d’esthétiques qui échappe à toute définition formelle. Si la dernière séquence a pour fonction la résolution des quêtes, elle provoque également la perplexité du lecteur, qui ne peut que replonger dans le texte pour chercher la solution à l’énigmatique excipit : « He crossed his hands on his lap and smiled, as a man may who has won salvation for himself and his beloved » (p. 313).
111La quête de Kim se définit donc, au cours du récit, comme une quête épistémologique et non matérielle ou historique. Les parcours des personnages sont autant de traces d’une recherche de la connaissance de l’Inde, et le récit qui reproduit les méandres de cette quête propose moins une réponse qu’un éternel questionnement. Ainsi, la finalité du récit est bien d’être idéalement infini, de dépasser le discours doctrinal afin d’illustrer textuellement l’infinitude de la recherche, de la quête du sens de l’Inde. Dans ce roman, Kipling exploite les schémas simples de son propre hypotexte (les nouvelles indiennes policières) afin de mettre en valeur la prépondérance des stratégies poétiques qui le modifient, et subliment le discours doctrinal.
112L’évocation de la quête se fonde sur le rapport entre temps et espace dans la diégèse ; ainsi, les hauteurs de l’Himalaya évoquent un infini temporel et spirituel, face auquel il est illusoire de vouloir faire aboutir toute quête de type « mythologique », tout récit de succession51. Cette paralysie de la quête est matérialisée dans le rapport espace-temps : « Here one day’s march carried them no farther, it seemed, than a dreamer’s clogged pace bears him in a nightmare » (p. 255). C’est d’ailleurs dans les montagnes que le lama et Kim connaissent leur crise de doute, ou de désespoir. Géographiquement, on peut donc distinguer deux grands pôles symboliques : d’un côté, les plaines et de l’autre, les collines de l’Himalaya. Mais les grandes distances parcourues en compagnie de Mahbub Ali, par exemple, ne donnent pas lieu à de grands développements narratifs : ce sont des espaces apprivoisés et quadrillés par le héros au service du pouvoir, du cadastrage colonial (p. 150). En revanche, la description prolongée du flux de mouvement sur la route accompagne l’évocation d’un espace de plaisir esthétique, qui échappe à la langue de Kim, contrairement aux espaces maîtrisés par le Raj. La narration joue donc avec les distorsions temporelles : les années d’école sont concentrées sur quelques pages, alors que le temps des rencontres, des pérégrinations, et surtout du doute identitaire se prolonge et se répète dans le récit.
La distension temporelle s’exprime plus encore par le moyen des alternatives, des bifurcations, des connexions contingentes, et finalement par l’imprévisibilité de la quête en termes de succès et d’échec.52
113Les hésitations de Kim, qui traduisent les alternatives incluses dans le récit, permettent à la narration de souligner la tension entre deux esthétiques, et de signifier que l’aboutissement de la quête (« succès » ou « échec ») importe moins que la poursuite parallèle des deux types de récit. L’opposition entre les deux textures temporelles réfracte la scission de la diégèse entre deux univers dont la conciliation est l’objet final du récit.
114Quelle logique organise enfin l’espace et la temporalité de l’Inde visitée par Kim ?
115La ville où se situe Saint-Xavier, l’école où Kim sera envoyé pour mûrir et apprendre certaines sciences essentielles pour faire un bon espion, est celle de Lucknow, sur le chemin de Benares, mais à l’écart de la « Grand Trunk Road ». Le temps de latence du séjour à l’école correspond donc à une mise à l’écart géographique de la quête, puisque la route, symbole du mouvement perpétuel, s’éloigne temporairement. Dans Kim, le lieu le plus chargé poétiquement est en fait un non-lieu, un lieu dont l’essence est d’être transitoire, un passage entre d’autres lieux. Ce qui importe, dans la quête, c’est la quête elle-même, et non son objet - et comme tout vrai voyageur, le narrateur se réjouit de la description de la route-même, plus que de l’espérance du lieu où mène la route. Le récit semble (littéralement) donner vie à l’image de la « Grand Trunk Road » comme artère de l’Inde : son sang, à savoir son peuple, circule sans s’arrêter le long de cette voie, est constamment en mouvance, insaisissable et indescriptible. L’essence de l’Inde est là : la métaphore vitale est exploitée par le narrateur, mais aussi par d’autres personnages. Ainsi un vieux soldat annonce au lama, « See, Holy One - the Great Road which is the backbone of all Hind » (p. 67). Et plus loin le narrateur renchérit : « And truly the Grand Trunk Road is a wonderful spectacle... - such a river of life as nowhere else exists in the world » (p. 67). Cette vision est celle de Kim, qui, contrairement au lama, se laisse fasciner et séduire par le spectacle de l’Inde, et qui reprend exactement la métaphore du narrateur :
The lama, as usual, was deep in meditation, but Kim’s bright eyes were open wide. This broad, smiling river of life, he considered, was a vast improvement on the cramped and crowded Lahore streets. There were new people and new sights at every stride — castes he knew and castes that were altogether out of his experience. (p. 71)
116L’expression « river of life » serait d’une grande banalité poétique si elle ne rappelait pas, avec une insistance trop pressante pour être fortuite, la rivière que recherche le lama. Or le lama, les yeux baissés, les pensées perdues dans sa méditation, est incapable de voir ce flux vivant : le narrateur suggère clairement qu’il laisse ainsi échapper l’objet de sa quête. En poursuivant ce raisonnement, on peut aboutir à la conclusion que Kim, le lama, et le narrateur, recherchent le même objet, mais suivant des techniques différentes, dont la superposition fait toute la richesse du récit. L’aveuglement du lama le mène à un échec temporaire, échec qui se traduit également par une incapacité à l’expression poétique ; son mutisme devient d’ailleurs oppressant pour son compagnon, qui ressent le besoin irrésistible de traduire son expérience en termes linguistiques :
The lama never raised his eyes. [...] He looked steadily at the ground, and strode as steadily hour after hour, his soul busied elsewhere. [...] From time to time the lama took snuff, and at last Kim could endure the silence no longer, (p. 73)
117La route sera souvent évoquée dans la littérature anglo-indienne comme allégorie de l’Inde ; elle est en effet toute diversité et mouvement, et par son essence même, impossible à fixer dans le récit, heu poétique privilégié, qui fait appel autant à la coopération du descriptaire qu’à la virtuosité sémantique et poétique du descripteur ou de l’observateur, ici l’insaisissable Kim.
Statut du héros
118L’identification de Kim, le personnage, est d’autant plus difficile que le discours incessant et multiple de l’instance narrative brouille l’identification typologique du récit. Les variations de point de vue, depuis la position de suprématie coloniale jusqu’à une intériorisation narrative des critères esthétiques, voire linguistiques, de l’Inde, connotent différemment le discours du récit. L’organisation spatio-temporelle du récit révèle la multiplicité des types romanesques qui semblent se croiser dans Kim. En se référant aux critères qui, selon Bakhtine, définissent le « roman d’apprentissage », l’analyse qui suit tentera de dégager les types dont il s’agit, et en conséquence, d’identifier les divers types héroïques qui caractérisent le personnage, Kim. Bakhtine insiste sur ce lien entre la composition du héros et le type romanesque :
Étant donné l’interdépendance de tous les éléments, un principe donné de structuration du héros se rattachera à un type de sujet donné, à une conception du monde et à une composition romanesque.53
119Ainsi la multiplicité des types romanesques dans Kim est le pendant naturel, ou la cause, de l’instabilité du point de vue narratif, et de l’identité poétique protéenne de Kim.
120On peut identifier trois types de récits qui se confondent dans Kim pour produire un récit hybride, fait d’échanges et d’interférences entre visions poétiques. Cette démarche correspond formellement à l’esthétique d’inclusion, de syncrétisme qui est à la base du personnage de Kim, des descriptions de l’Inde, des mystifications linguistiques que nous examinerons dans le chapitre suivant. Par la suite, chacun de ces types romanesques fut repris et exploité individuellement dans la tradition anglo-indienne.
121En partant des axes déjà dégagés par la critique anglaise, et qui ont été cités plus haut, on peut retenir plusieurs classifications de Kim : le roman de voyage, s’apparentant au picaresque anglais ; le roman d’apprentissage, à but idéologique ; le roman biographique, à visée philosophique.
122L’organisation spatio-temporelle du récit évoque à plusieurs reprises le « roman de voyage » selon Bakhtine :
Ce qui caractérise le type du roman de voyage c’est une conception purement spatiale et statique de la diversité du monde. Le monde se présente comme une juxtaposition spatiale de différences et de contrastes ; la vie est faite d’une succession de situations différenciées et contrastées : succès-insuccès, bonheur-malheur, victoire-défaite, etc.54
123Cette conception « purement spatiale », se manifeste dans les passages de la première partie du récit, lorsque Kim se déplace avec le lama sans peine ni hâte. Elle caractérise également le passage décrivant les vacances de Kim, lorsqu’il sillonne l’Inde dans un temps indéterminé. Par ailleurs, l’Inde que traverse Kim est statique dans la mesure où son deuxième cycle de tribulations le mène par les mêmes chemins et lui fait croiser les mêmes personnages. La composition du roman de voyage correspond dans une certaine mesure au projet poétique du romancier qui peut, à travers les aventures de Kim, déployer une fresque de l’Inde, en présenter toutes les couleurs et toute la diversité. Mais les limites de cette stratégie d’observation-description sont dénoncées intradiégétiquement par le mutisme du personnage. Kim est le foyer à travers lequel la beauté de l’Inde trouve une place dans le récit, mais il semble considérer, paradoxalement, que la langue est un véhicule d’expression inadéquat :
[...] It was equally beautiful to watch the people, little clumps of red and blue and pink and white and saffron, turning aside to go to their own villages, dispersing and growing small by twos and threes across the level plain. Kim felt these things, though he could not give tongue to his feelings, and so contented himself with buying peeled sugar-cane [...]. (p. 73)
124Kim ne coopère donc pas au récit, préférant se nourrir de canne à sucre pour épancher ses sentiments ; sa perception de l’Inde reste non-dite, et les longues descriptions du narrateur en paraissent faussées. Le silence de Kim est un contrepoint à la prolixité lexicale et au sens du détail du descripteur extradiégétique ; son mutisme est à la fois une reconnaissance du sens fondamental qui existe sous le descriptible, et une négation de l’efficacité sémiologique de la description narrative. En effet, la description manifeste ici « la volonté d’aller sous le réel, derrière le réel, chercher un sens, une vérité fondamentale derrière les apparences trompeuses ou accessoires d’une surface55 ». Le silence de Kim souligne l’incompétence herméneutique de l’instance narrative. Nous reviendrons sur cette idée de l’inadéquation de la langue à l’objet poétique, qui participe en fait d’une stratégie de mystification linguistique par la narration.
125Il est indubitable que l’espace et le temps de l’aventure structurent une grande partie du récit, mais ils n’excluent pas la transformation dynamique du personnage. Kim est affecté par le spectacle du monde dans un sens esthétique, qu’il traduit dans le récit. La perception ne reste pas « brute » comme l’entend Bakhtine : Kim joue un rôle d’unificateur et de médiateur. Ses actions mettent en évidence deux identités dans le personnage, identités héroïques qui correspondent à la complémentarité des types romanesques ; ses qualités intrinsèques d’espion semblent l’apparenter au héros d’un roman d’épreuves : « [...] ses qualités lui sont acquises d’emblée qui, tout au long du roman, ne feront que se vérifier et être mises à l’épreuve.56 » Ces caractéristiques apparaissent dès les premières pages, lorsque le narrateur décrit le rôle que l’enfant joue déjà dans les intrigues de la ville : « It was intrigue, of course, - he knew that much, as he had known all evil since he could speak, - but what he loved was the game for its own sake - [...] » (p. 9). Le personnage de Kim semble donc avoir en effet maîtrisé d’emblée, dès la naissance ou dès l’acquisition de la parole, les qualités qui ne feront qu’être vérifiées par la suite du récit. Sa démarche s’assimile à une recherche de l’art pour l’art, sans considération pour une finalité lointaine ; c’est exactement l’attitude de l’espion qui s’épanouit dans le Grand Jeu.
126Mais surtout, cette mise à l’épreuve, d’abord caractérisée par une recherche de qualités transcendantes (la foi, la pureté) dans les romans de chevalerie, remplit dans le roman du dix-neuvième siècle des buts plus hétéroclites, sans doute plus ancrés dans le réel. L’épreuve, dans Kim, a un contenu idéologique : elle tend vers la maîtrise de l’espace colonial. Ces conclusions rejoignent celles auxquelles aboutit toute lecture purement historique de Kim, qui réduit l’œuvre à roman d’apprentissage pour l’exercice du pouvoir colonial. Cependant, la polysémie du récit affecte cette classification : l’épreuve n’est pas le seul principe organisateur du récit, et en même temps, il n’y a pas qu’un type d’épreuve. En effet, la mise à l’épreuve spirituelle du lama réfracte et modère l’impact de la mise à l’épreuve de Kim. Le lama, en quête d’une amélioration de son état spirituel, renvoie une image ambiguë des deux types héroïques précédents. Il est, contrairement au héros du roman de voyage, imperméable au spectacle du monde qui l’entoure, mais ne l’affecte pas, du moins dans la première partie du récit. Pourtant, il attend de ses déplacements qu’ils lui permettent d’effectuer la métamorphose ultime, la désincarnation, alors qu’il reste aveugle à la rivière de vie, le flot humain qui coule sous ses yeux sur la grand-route. Il est clair que l’action et la quête du lama sont complémentaires de celles de Kim, qu’elles ont pour fonction d’interroger ses choix et d’enrichir les orientations poétiques du récit. La complication de la notion d’épreuve correspond à l’analyse qu’en fait Bakhtine, et permet d’aboutir à un troisième type romanesque, peut-être prépondérant, dont s’inspire Kim : 1e roman d’apprentissage. Ainsi, la « notion d’épreuve, en tant que telle, se remplit ultérieurement d’un contenu idéologique très varié. On aura (dans le romantisme tardif) la mise à l’épreuve de la vocation, du génie, de l’élu.57 » Il s’agit bien, dans Kim, de mise à l’épreuve de la vocation, mais le motif est dédoublé dans le récit par la présence de deux parcours parallèles. D’un côté la vocation spirituelle du lama, de l’autre la vocation d’espion de Kim. Si la structure fondamentale de Kim correspond au parcours de l’apprentissage, elle suit également cette double vocation. Toute la tension poétique du récit provient de la tentative de réconciliation de ces deux tendances.
127Dans la première partie du récit, les « épreuves » sont de simples étapes de l’aventure, et le jeune héros de type picaresque qu’est alors Kim s’en acquitte sans difficulté. Il s’agit, essentiellement, de la mission confiée par Mahbub Ali, la remise d’un message codé à Creighton, mission accomplie avec succès (pp. 44-45) ; puis de la petite épreuve préalable à l’adoption par le Colonel Creighton (« Here was a man after his own heart », se réjouit Kim, « a tortuous and indirect person playing a hidden game », p. 130) ; enfin des épreuves auxquelles le soumet Lurgan Sahib (pp. 163-175). Le caractère mystérieux des pratiques du « guérisseur de perles » de Simla laisse deviner un moment charnière dans le récit : Kim perd son identité de héros parfait, de lutin qui résout en un clin d’œil tout souci terrestre, et devient sinon imparfait, du moins perfectible. Il entre dans le cycle d’apprentissage, qui inclut également les séjours prolongés en pension. Mais ces périodes d’apprentissage scolaire ne laissent guère de traces dans le récit : les détails qui relèvent du biographique intéressent moins le narrateur, que les résultats de cette formation. Dans le deuxième cycle de tribulations, qui sont cette fois motivées, pour Kim, par un but idéologique (impérialiste) précis, les épreuves sont plus complexes, perdent leur tonalité anecdotique pour devenir des moments de choix actifs pour l’avenir. Kim devient instance créatrice dans le récit. Ainsi son combat contre l’équipe d’espions franco-russes, et l’attitude qu’il adopte vis-à-vis de l’humiliation que subit le lama, indiquent un choix d’action par opposition à la contemplation. L’épreuve suivante est en quelque sorte une proposition d’initiation sexuelle par la femme de Shamlegh (pp. 285-288). Kim refuse alors de donner la priorité au biographique par rapport à l’historique, choix fondamental dans la fonction du personnage. On peut donc parler d’un roman d’épreuves, mais il est essentiel d’en distinguer les diverses ramifications.
128Sans doute tous ces types romanesques se regroupent-ils dans la catégorie très vaste et générale du « roman d’apprentissage ». L’apprentissage vaut en effet aussi bien pour Kim que pour le lama, et il se fait dans plusieurs domaines. La transformation du héros s’opère à travers sa découverte d’un monde mouvant, et son intégration de facteurs spatio-temporels dynamiques. Cette importance de l’historicité est sensible surtout dans la deuxième partie du roman, lorsque le jeune homme entre dans le jeu de l’espionnage. Mais auparavant, le monde sert d’expérience formatrice à plusieurs autres niveaux de développement du personnage : découverte de l’Inde, initiation aux mystères du discours, cheminement spirituel. Cet enchaînement d’expériences est en fait nécessaire pour assurer un terrain fertile où pourra avoir lieu l’apprentissage le plus important : celui de l’espionnage au service du Raj. Kim offrirait donc en quelque sorte un programme idéal, une théorie de l’éducation, un nouveau type de héros pour une société en pleine transformation. La poétique du récit est alors motivée par le discours idéologique colonial, et Kim est l’image même d’un nouveau type de colonialiste que recherche le Colonel Creighton. Ces réflexions sur la nécessité d’une mutation dans l’idéologie de la formation coloniale recoupent les remarques de Bakhtine au sujet du roman de formation ancré dans le temps historique :
L’homme ne se situe plus à l’intérieur d’une époque mais à la frontière de deux époques, au point de passage d’une époque à une autre époque. Ce passage s’effectue en lui et à travers lui. Il est contraint de devenir un type d’homme nouveau, encore inédit.58
129Le récit dans Kim ne convient certes pas à une étude du devenir de l’homme dans le monde au même degré qu’un roman réaliste. Mais cet éclairage critique permet de préciser le rôle spirituel du lama, qui loin d’être une simple touche de pittoresque, propose un devenir sur une voie inédite dans la pensée occidentale, voie que Kim semble détourner en définitive au profit de sa propre quête. Le personnage de Kim correspond surtout à l’homme nouveau qui est le héros type de ce genre de roman d’apprentissage et de formation, alliant l’autorité impériale et la complicité avec l’indigène, charnière entre l’époque des luttes coloniales et une époque utopique d’intégration parfaite des vainqueurs aux vaincus...
130« Rien d’étonnant si, dans ce type de roman de formation, les problèmes sont posés dans toute leur envergure puisqu’il s’agit du réel et des possibles de l’homme, de la liberté et de la nécessité, de l’initiative créatrice.59 » Ce sont exactement les choix qui se posent à Kim dans ses moments d’épreuve - choix imposés par la nouveauté du contexte d’action et de création, qui s’expriment à la fois dans le discours impérialiste, et dans le discours poétique du récit.
131Car il ne paraît pas satisfaisant de réduire le parcours de Kim à la formation du colonialiste idéal. Au-delà de cette visée, il s’agit pour le narrateur de transmettre l’expérience de l’Inde, faute de pouvoir la décrire, la comprendre ou l’expliquer. C’est cette finalité esthétique que vise l’association entre la spiritualité de la quête du lama et le ludisme de l’espionnage, ainsi que la multiplicité identitaire de Kim, qui, tel un magicien, permet au narrateur de se glisser à sa suite dans - presque - tous les recoins de l’Inde secrète.
132Les analyses précédentes ont permis de dégager la multiplicité des sens et des axes esthétiques qui font la richesse du récit dans Kim. Le héros éponyme illustre la polyphonie du texte en son propre personnage : tantôt proche d’un héros figé de conte de fées, tantôt engagé dans une transformation douloureuse, liée à une contingence historique inéluctable. Les fonctions poétiques du personnage semblent aussi variées que ses masques.
133Les autres personnages lui décernent divers noms et qualificatifs. Kim est successivement : « Little Friend of all the World » pour les habitants de Lahore ; « Friend of the Stars » pour le vieux soldat rencontré sur la route, à qui il apprend la nouvelle de la guerre imminente (p. 69). Le lama doute de la nature terrestre ou humaine de son compagnon, et remarque à plusieurs reprises, au début de leur association, qu’il est « not altogether of this world » (p. 55), ce qui correspond bien à son identité presque magique dans la première partie du récit. Puis il est « chela », disciple, avant de redevenir « a Sahib » (p. 292). Le rôle de disciple, revendiqué par Kim, semble être à la fois totalement exclusif, et très largement inclusif. Ainsi, lorsque le lama émet ce doute, « I consider in my own mind whether thou art a spirit, sometimes, or sometimes an evil imp », Kim répond ambigument « I am thy chela » (p. 71), comme si ce rôle évacuait toutes les autres caractéristiques identitaires. Pourtant, la position de disciple n’empêche pas l’activité de l’espion. Enfin, pour les professeurs de Saint-Xavier, qui ignorent tout de son identité profonde, Kim est « O’Hara » ; et quoique sa réalité ne se limite pas à ce patronyme, elle ne peut non plus l’exclure.
134L’origine irlandaise de Kim n’est pas innocente : cet héritage culturel place Kim en meilleure position pour jouer son rôle de médiateur entre colonisateur et colonisé. Car « racialement », l’Irlandais s’intégre à la population des dirigeants, mais historiquement, il est lui-même l’un des vaincus de l’Empire. Kim se situe donc en marge des deux univers par son origine même, ce qui fait de lui l’agent idéal de leur unification.
135La position d’équilibre de Kim entre deux pôles idéologiques est affirmée tout au long du récit à travers les divers noms qui lui sont donnés. Ainsi le lama voit d’abord en lui un être surnaturel, envoyé par un destin favorable, pour le guider vers sa Rivière. Mais peu à peu il aperçoit les identités multiples, et pour lui contradictoires, de son compagnon ; la contradiction est moins dans l’association raciale, que dans la tension enfin perçue, à la fin de son parcours, entre leurs quêtes respectives :
Never was such a chela. [...] And thou art a Sahib? When I was a man - a long time ago - I forgot that. Now I look upon thee often, and every time I remember that thou art a Sahib. It is strange.
Thou hast said there is neither black nor white. Why plague me with this talk, Holy One? [...] It vexes me. I am not a Sahib. I am thy chela, and my head is heavy on my shoulders. (p. 292)
136Kim renie ici son identité de « sahib » afin de pouvoir adhérer à son rôle de disciple. Cet échange tourne autour de la question fondamentale du rôle unificateur de Kim entre deux conceptions du réel qui s’excluent mutuellement. L’échec partiel causé par l’épisode de violence contre les espions russes se répercute dans le rejet par Kim de cette partie de son identité qu’il croit avoir trop privilégiée. La tension poétique dans le récit affecte le personnage physiquement (« [...] my head is heavy on my shoulders »), et elle se résout lorsque Kim, régénéré par un long sommeil cataleptique sur le sol indien, écoute le récit de l’aboutissement de la quête du lama. L’évolution du héros ne tient pas à quelques épreuves matérielles, qui sont une fausse piste dans l’analyse du récit, trompant l’attente du lecteur ; elle suit l’effort de conciliation de deux univers diégétiques possibles. Le héros du roman d’épreuves n’a que des qualités déjà acquises ; c’est bien le cas de Kim dans le domaine des épreuves d’espionnage, à en croire l’appréciation de Mahbub Ali : « [...] when such a colt knows the game by divination [...] » (pp. 126-127).Et dans le domaine spirituel, qu’a-t-il à acquérir puisqu’il semble lui-même appartenir à un autre monde ? Les deux quêtes ne lui apportent donc aucune qualité dont il ne soit déjà doté : le but poétique de la quête n’est pas là. En revanche, le personnage déploie toute sa dimension et son ingéniosité dans son rôle de figure unificatrice entre les deux types de récit. Le nom de « Friend of All the World » semble révéler la capacité de Kim à s’identifier à tout être et à se fondre en toute chose. Son émotion sur la « Grand Trunk Road » confirme cette sympathie absolue avec l’Inde ; or le Nirvana que recherche le lama signifie précisément la fusion de l’âme avec toute chose vivante. On pourrait en déduire que Kim a déjà atteint, sans le savoir, ce Nirvana, car il fait Un avec l’Inde, de même qu’il est déjà un espion accompli avant même de connaître le nom du Grand Jeu. Tout le parcours de formation ne vise donc pas à affirmer tel ou tel aspect de la quête, mais à faire émerger une identité globale et une esthétique qui réconcilient ces diversités. La dynamique de Kim repose sur ce personnage exceptionnel qui ne se déplace pas seulement dans l’espace et dans la société indienne, mais aussi d’un niveau de récit à l’autre, accomplissant une « navette » poétique dont les mouvements ont été détaillés plus haut dans la description des séquences. La réconciliation entre les deux sphères diégétiques est une condition nécessaire au succès de l’impérialisme britannique en Inde. Les questions existentielles que Kim se pose à plusieurs reprises au cours du récit sont donc liées à sa position d’homme nouveau, croisement entre l’ordre colonial et l’exotisme indigène. Ces interrogations ont d’ailleurs lieu à des moments charnières, par exemple lorsque Kim quitte l’école. Sa solitude nouvellement retrouvée l’oblige à se resituer dans l’Inde en tant qu’être indépendant :
A very few white people, but many Asiatics, can throw themselves into a mazement as it were by repeating their own names over and over again to themselves, letting the mind go free upon speculation as to what is called personal identity. [...] «Who is Kim - Kim - Kim?» (p. 202)
137Bizarrement, c’est alors que Kim affronte à nouveau le doute que le narrateur le catégorise résolument parmi les Asiatiques. En fait, l’identité de Kim semble se rapprocher des critères « asiatiques » au fur et à mesure que sa quête s’intensifie. Dans les premières séquences du récit, ce commentaire sur le recul de Kim face à un cobra, lui prête avec certitude une toute autre appartenance raciale : « Kim was white » (p. 7). Le discours narratif reflète donc l’incertitude identitaire révélée par la mouvance de la quête. L’instabilité des avis achève de brouiller les marques et les repères pour le lecteur : les métamorphoses du héros semblent s’accompagner d’une transformation de la position narrative, et de la tonalité du récit. Lorsque le temps historique cède le pas à un temps fabuleux qui caractérise la quête du lama, le récit prend le rythme de l’aventure, et Kim, pourtant en pleine mission profondément chronotopique, semble oublier tout facteur extérieur et temporel. La deuxième séquence de tribulations en compagnie du lama est motivée par une mission d’espionnage, mais Kim, tel un caméléon, s’adonne totalement à la quête spirituelle lorsque les circonstances lui permettent de privilégier son rôle de chela. A la nouvelle texture du temps succède une retransformation de l’identité du héros :
Each long, perfect day rose behind Kim for a barrier to cut him off from his race and his mother-tongue. He slipped back to thinking and dreaming in the vernacular, and mechanically followed the lama’s ceremonial observances at eating, drinking, and the like. (p. 232)
138C’est en compagnie du lama, personnage détaché de toute contingence historique, que Kim retrouve les réflexes de l’enfant indien, presque fabuleux, du début du récit. Le narrateur souligne ici sa double personnalité : les références à une langue « maternelle » et une identité raciale qui peuvent si facilement être occultées ne sont pas sans ambiguïté. A ce moment du parcours avec le lama, Kim a clairement réintégré son personnage indien, et abandonné le rôle de l’espion impérial. Mais dès lors qu’une forme d’action s’impose, et que le Grand Jeu se rappelle à lui à travers l’apparition de Hurree Babu (p. 238), le récit d’espionnage reprend sa place, et une autre identité s’affirme en Kim. Les deux quêtes menées de front aboutissent à la crise de violence (p. 263) décrite plus haut, et à un ultime conflit de vocations et d’identités en Kim. Sa dernière crise identitaire permet de réaffirmer la double fonction diégétique de Kim, et son rôle poétique dans le récit même. Malade et découragé, Kim s’est réfugié dans la plaine auprès de la vieille Sahiba de Kulu. Hurree Babu lui narre ses exploits auprès de Russes, et rappelle à Kim l’émerveillement du Grand Jeu. Plein d’admiration, Kim songe : « I must get into the world again » (p. 304).Tantôt dans le monde et la temporalité historique, en tant qu’Anglo-indien, membre de la race dirigeante, espion du Raj, « homme en devenir », Kim peut aussi être en dehors du monde, dans la temporalité du fabuleux ou du spirituel, en tant qu’indien, chela, lutin malicieux qui sillonne l’Inde sans contrainte de temps ni d’espace. Cette exclamation de désir résume le choix poétique qui se pose au héros et au récit. C’est aussi dans la résolution de ce choix que le récit trouve sa finalité.
139La dernière crise identitaire de Kim répond à son sursaut, à son désir de « rentrer dans le monde ». « “I am Kim. I am Kim. And what is Kim?” His soul repeated it again and again » (p. 305). La question ici n’est plus de savoir qui, mais quoi : elle concerne la fonction de Kim dans le monde et dans le récit. La réponse lui vient avant même son long sommeil régénérateur sur la terre indienne :
Things that rode meaningless on the eyeball an instant before slid into proper proportion. Roads were meant to be walked upon, houses to be lived in, cattle to be driven, fields to be tilled, and men and women to be talked to. They were all real and true - solidly planted upon the feet - perfectly comprehensible - clay of his clay, neither more nor less. (p. 305)
140Soudain, par un réveil aux choses physiques, à la temporalité, à la dynamique de la vie, le monde fait à nouveau sens pour Kim et cesse d’être une accumulation de « choses » désarticulées. Certains voient dans le triomphe de ce matérialisme à l’Occidentale une mainmise de l’idéologie coloniale sur Kim, qui renonce à l’autre option, spirituelle, qui s’offrait à lui. Il semble au contraire que le récit se détourne ici de toute théorisation idéologique pour mettre en avant la réalité de l’Inde, et l’identification du héros à cette réalité. Kim a réussi à réunir et à harmoniser les deux tendances du récit, puisque le lama renonce à sa désincarnation pour revenir auprès de son chela, et accepte ainsi le monde des contingences matérielles. Le lama et Kim se retrouvent à la fin du roman pour recommencer leur parcours. Dans un clin d’œil métatextuel, le lama déclare à Mahbub Ali : « We are at the end of the pilgrimage » (p. 307). Mais en fait, la narration enfin unifiée semble prête à recommencer son cheminement poétique. Au début du deuxième cycle de tribulations, Kim recherche la compagnie du lama malgré la mission très spécifique, non-spirituelle, qu’il doit mener à bien. À la fin de ce cycle, le lama à son tour réclame la compagnie de l’enfant, acceptant l’avenir d’action coloniale qui se profile pour Kim, tout en tenant sa Liberté ultime comme acquise. Les deux sphères du récit se rejoignent sur la même finalité gnoséologique, dans laquelle l’objet de la quête importe moins que la quête-même.
141Le rôle unificateur de l’espion et du poète semble être ouvert au destinataire, à travers le jeu du héros, qui oriente la narration ; ce parcours poétique correspond à ce que Francis Léaud a pu écrire sur les héros policiers de Kipling :
Leur don de sympathie intuitive en fait des maîtres dans l’art de déchiffrer les implications d’un indice négligeable, ou, dans le cas du poète, de présenter de petits indices de telle sorte que le lecteur accomplisse, comme de lui-même, l’œuvre de création.60
142Espion et poète, Kim conclut le récit sur un renouvellement de quête qui renvoie le lecteur à une recherche extradiégétique dans laquelle il doit lui-même devenir explorateur et créateur.
La mystification linguistique dans Kim
143Le Grand Jeu des espions n’est pas seulement un objet de fiction ; il organise les tactiques de la narration dans Kim. En effet, l’outil du narrateur, la langue, pose un problème central et spécifique dans la poétique du récit anglo-indien : quelle peut être la position linguistique d’un narrateur qui tente de transmettre une réalité autre à un public anglo-indien ? Peutil évoquer l’altérité de l’Inde sans faire appel aux langues vernaculaires ? Et si usage est fait des idiomes locaux, comment s’assurer de la compétence linguistique du lectorat ? Il ne s’agit pas seulement de faire de Kim un parfait mystificateur pour qu’il puisse duper les autres dans la diégèse ; il lui faut être authentiquement « indigène » pour qu’il puisse explorer les secrets d’une Inde fermée aux blancs, donc a fortiori au narrateur et au narrataire. Le jeu de l’espion dans la diégèse est donc l’instrument d’une exploration à motivation herméneutique, qui transcende le simple discours doctrinal.
144Cette mystification a un effet sur la langue même : comment rendre la narration suffisamment intime avec Kim, qui pense, nous dit-on, dans la langue vernaculaire, tout en restant conforme aux normes anglo-indiennes, et compréhensible d’un virtuel lecteur anglais ?
145La narration mystifie en effet le lecteur en lui donnant l’illusion d’une connaissance linguistique qu’il n’a pas : reproduisant les tactiques du récit, elle travestit sa langue afin d’y intégrer les formes de l’idiome exotique, tout en restant lisible en anglais. Le faux idiome exotique, maîtrisé par la narration, devient ainsi un signe trompeur de la compétence et de la connaissance du narrateur.
146Les difficultés de la position narrative dans Kim résultent de la problématique du déguisement qui fonde la diégèse : comment traduire l’altérité de l’Inde dans l’anglais de la narration ? Cette question est commune à toutes les œuvres de fiction anglo-indienne qui se préoccupent de la réalité indienne. Les choix poétiques possibles s’articulent essentiellement autour de trois situations narratives principales, liées à trois types de focalisations61.
147Dans l’un des cas, le narrateur peut rester extérieur à l’objet du récit, extérieur au référent à décrire, adhérant ainsi au point de vue d’un observateur anglais, étranger à l’Inde. Cette situation narrative mène au mieux à des descriptions anthropologiques ou topologiques de l’Inde, dans un anglais conventionnel et facilement compréhensible d’un lecteur anglais. Dans ce cas, narrateur et narrataire restent également ignorants du réel indien, inaccessible au lexique et au sémantisme de la langue de la narration.
148Au contraire, la focalisation sur un personnage « indigène », ou la revendication d’un statut d’initié par rapport aux mystères de l’Inde, implique que la narration démontre, poétiquement ou linguistiquement, la compétence supérieure du narrateur. Sa position culturelle peut par exemple être brouillée par l’intégration de mots en langue vernaculaire dans le fil de la narration. Ainsi le narrateur manifeste sa connaissance de la langue exotique, se fait traducteur pour le destinataire du récit, et valide sa position d’initié, de connaisseur, de sémiologue, qui lui permet d’asseoir son autorité :
Le descripteur se pose souvent comme savant, savant sur les choses [...] et/ou savant sur son texte [...], et/ou savant sur les textes d’autrui [...], savant sur son énonciation comme sur son énoncé et sur le monde, comme commentateur du monde plutôt que comme un raconteur du monde. C’est appuyé sur cette image de descripteur [...] que s’opérera le « faire-croire » persuasif (croyance du lecteur en la fidélité d’une description du réel) qui caractérise toute écriture « réaliste ». Croire à (la vérité, la fidélité de ce qui est décrit) passant par un croire en (en un descripteur crédible).62
149Mais cette recherche de crédibilité de la part du narrateur-descripteur ne va pas, dans le cas du roman anglo-indien, sans quelques difficultés : un texte parsemé d’expressions vernaculaires non-traduites court le risque de devenir inintelligible. L’« indianité » effective du lexique intégré à la narration peut rendre le discours narratif hermétique, donc poétiquement inefficace. Inversement, une traduction systématique des vocables indiens annulerait l’effet d’étrangeté du verbe exotique.
150Le narrateur peut enfin se focaliser sur certains personnages hybrides dont la position privilégiée leur permet d’effectuer une navette poétique entre la réalité de « l’autre monde » et celui de la narration dont ils maîtrisent la langue : d’où l’illusion d’une transcription lisible d’une réalité jusqu’alors insaisissable. Kim correspond à ce type de personnage ; son intimité profonde avec l’Inde lui confère une perception privilégiée de cet univers mystérieux, et de par sa naissance, il partage la langue de la narration. Mais grâce à la multiplicité de ses facettes identitaires, Kim est beaucoup plus qu’un simple médiateur, un instrument narratif propre à transformer le vécu en récit. Son parcours choisi d’espion fait de lui un véritable prestidigitateur qui fait entrer narrateur et narrataire dans son univers esthétique, et qui transforme l’ineffable en verbe.
Narration et espionnage
151Kipling exploite, pour suggérer l’exotisme de l’univers diégétique, l’intégration de termes en langue vernaculaire dans la narration, qui se ménage plusieurs niveaux de limpidité linguistique. Le narrateur semble au premier abord partager un niveau de connaissance de l’Inde comparable à la connaissance d’ethnologue de Creighton. Ces éléments de compréhension scientifique lui permettent d’appliquer à l’Inde une « grille d’interprétation » occidentale, qui implique que l’Inde s’intégre au récit comme l’objet d’étude d’un observateur-descripteur anglais, dont la description ethnologique, émaillée de traductions et d’explications, sera limpide pour un destinataire anglophone et ignorant. À ce premier niveau de compétence s’associe la connaissance plus profonde, plus instinctive de Kim, qui maîtrise les langues vernaculaires à un degré supérieur - et dont la voix recouvre parfois celle du narrateur, dont le point de vue semble alors vaciller vers la position indigène. Enfin, la connaissance du lama, qui maîtrise le sanscrit et le chinois, dépasse l’entendement de Kim, comme celui du narrateur. Cette hiérarchie des langues permet de faire jouer divers degrés de compréhension et de plurilinguisme en inversant, pour le lecteur, les critères linguistiques du familier et de l’étrange, afin de lui communiquer l’illusion d’un savoir linguistique. Cette chimère est-elle la manifestation d’un désir de maîtrise impérialiste dans le discours de la narration ?
152La langue dans laquelle Kim pense, parle, et conçoit l’avenir est déterminante dans le discours poétique et idéologique du récit. Elle est, d’entrée, évoquée par le narrateur : « Kim was English, though he spoke the vernacular by preference, and his mother-tongue in a clipped uncertain sing-song » (Kim, p. 7). Le rapport de Kim à la langue anglaise, qui lui est à la fois maternelle et étrangère est donc ambigu : elle lui servira de langue d’identification au groupe anglo-indien, au moment où il s’associe au pouvoir colonial ; mais elle demeurera en marge des langues principales de la diégèse. Le narrateur, quant à lui, pourrait feindre une adhésion totale au discours du personnage, auquel cas la narration se donnerait implicitement comme la « traduction » systématique d’un discours en langue vernaculaire. Mais il souligne au contraire son « anglo-indianité » à plusieurs reprises, à travers certains indices culturels. Le discours focalisé sur Kim est en effet parasité par d’occasionnelles déviances qui rendent sensible la différence entre la langue de la narration et celle du héros. Ainsi, à l’apparition du lama, Kim, fasciné, se plonge dans une contemplation détaillée de cet homme non-identifiable :
He was nearly six feet high, dressed in fold upon fold of dingy stuff like horse blanketing, and not one fold of it could Kim refer to any known trade or profession. At his belt hung a long open-work iron pencase and a wooden rosary such as holy men wear. On his head was a gigantic sort of tam-o’-shanter. His face was yellow and wrinkled, like that of Fook Shing, the Chinese bootmaker in the bazaar. His eyes turned up at the corners and looked like little slits of onyx. (Kim, p. 10)
153Deux voix se mêlent dans cette description qui semble au premier abord être focalisée sur la vision de Kim. Le ton enfantin des descriptions est bien propre à Kim, ainsi que les références au bazar, et le repère familier du bottier chinois. En revanche, la comparaison entre le couvre-chef du lama et un « tam-o’-shanter », ne peut émaner que du narrateur, qui introduit un référent culturel extérieur à Kim. La narration mêle ainsi les repères du monde anglais et les repères du monde indien, les uns marquant le point de vue du narrateur, les autres celui de Kim. Dans pareil exemple, les deux discours, quoique mêlés, semblent clairement distincts. Cependant, le point de vue narratif est parfois brouillé, lorsque certains indices contredisent les signes d’anglo-indianité, pour faire de la narration un discours de teneur « indigène ». C’est le cas de la précision lexicale qui apparaît entre crochets dans le passage suivant :
Mahbub hired a room, [...] sent for a cooked meal of the finest with almond-curd sweetmeats [balushai we call it] and fine-chopped Lucknow tobacco. (p. 145)
154On s’intéressera surtout à la valeur de l’aparté dans ce bref passage énumératif et descriptif. Les crochets, de même que la conjugaison du verbe au présent, soulignent typographiquement et grammaticalement le caractère extradiégétique de cette information. Qui est désigné par le pronom personnel « we » dans lequel s’inclut le narrateur, mais qui exclut logiquement le destinataire, puisque la périphrase descriptive s’adresse à un descriptaire qui ne peut qu’ignorer le sens du mot en italiques ? Cette première personne plurielle peut indiquer une complicité intradiégétique du narrateur avec le héros. Elle peut aussi signaler son rattachement à un groupe privilégié d’initiés à l’expérience indienne. En tout état de cause, le narrateur se pose comme détenteur d’une connaissance linguistique et d’un vécu qui échappent au destinataire. Il inverse la logique de l’interprète : au lieu d’intégrer d’abord le terme vernaculaire dans son récit, puis d’en offrir la traduction, il offre une description en anglais du référent, et introduit le signifiant en langue vernaculaire à un niveau extradiégétique. On perçoit dans ce procédé un désir de ne pas briser la cohérence de la narration ; mais la traduction entre crochets rappelle surtout que le reste de la narration focalisée sur Kim est la traduction d’un discours en langue vernaculaire. Le narrateur est donc linguistiquement en phase avec Kim, et reconnaît au lexique vernaculaire un pouvoir d’évocation supérieur à celui de la langue anglaise. La remarque entre crochets signale une transgression du contrat initial de narration : le narrateur-traducteur n’a pu trouver d’équivalent au vocable indien qui désigne ces pâtisseries dont la description anglaise paraît si peu efficace. Le signifiant « balushai » semble investi d’une puissance référentielle que ne peut atteindre aucune description en anglais.
155Cette quête d’efficacité poétique laisse pourtant à l’écart le lecteur virtuel anglais, exclu de la communauté implicite dans le pronom personnel « we ». Si cette première personne plurielle signale également une superposition de la voix de Kim à celle du narrateur, elle dénote alors l’implication intradiégétique du narrateur en tant que détenteur de secrets linguistiques. Les exemples de ce type d’inversion du rapport des langues sont multiples : » [...] to call a Pathan a “black man” [kala admi] is a blood insult » (p. 149). Ici encore, les crochets encadrant l’expression vernaculaire soulignent le savoir ethnolinguistique du narrateur, et rappellent son « travail » incessant de traduction de la totalité du récit. Il semble que le traducteur, insatisfait du lexique et des paradigmes anglais, propose la « version originale » pour les destinataires dont la compétence linguistique serait suffisante pour en saisir le sens : « Toute description fait donc appel à la compétence du lecteur à classer, à reconnaître, à hiérarchiser, à actualiser des stocks d’items lexicaux63 ». Ainsi les traductions entre parenthèses sont autant de descriptions de l’idiome privilégié par le narrateur, qui semble proposer au lecteur d’enrichir son stock lexical, et, par là même, sa perception esthétique.
156Certains signifiants (en langue vernaculaire) ont donc presque valeur de signifié, et sont irremplaçables ; d’autres (dans la langue de la narration) créent une distance irréductible par rapport au signifié. Le stratagème poétique est remarquable : il permet de suggérer que le narrateur maîtrise, dans l’idiome de Kim, un récit plus significatif, mais que la langue anglaise ne dispose pas des mots nécessaires pour qu’il soit transmis. Il renforce l’illusion que le hindi est, pour le narrateur, l’idiome naturel, et que la narration anglaise résulte d’un effort de transposition : l’éventuelle inefficacité des descriptions est donc imputée implicitement au manque de compétence du lecteur anglais.
157Le rapport de Kim à l’anglais aboutit au même type d’inversion des critères linguistiques. L’aisance de Kim dans la langue vernaculaire est transcrite dans l’aisance de son discours et la truculence de ses échanges avec les indigènes. Ainsi dans son échange avec ses camarades de jeu : « Thy father was a pastry-cook, Thy mother stole the ghî [...] » (p. 10). Le sens exact de ces invectives ludiques est difficile à déterminer en anglais, ce qui souligne les limites de la « traduction » narrative ; l’obscurité sémantique aboutit d’ailleurs à un surcroît de comique qui correspond bien à la tonalité de la scène. Par ailleurs, cette insuffisance du signifiant pour le lecteur, accentue par contraste la maîtrise linguistique de Kim. De même, lorsque Kim se risque à ce jeu de mots auprès d’une vendeuse de curry : « Thy man is rather yagi [bad-tempered] than yogi [a holy man] » (p. 20). Le jeu sonore oblige le narrateur à abâtardir sa traduction en citant d’abord le vocable indien, puis son équivalent anglais entre crochets, rompant la fluidité du discours rapporté. Mais l’insertion directe de termes vernaculaires et de leurs traductions immédiates souligne explicitement le rôle du narrateur comme médiateur linguistique, et donne l’occasion d’une certaine ostentation de savoir. D’autre part, la maîtrise du jeu de mots permet au locuteur de partager son « savoir-décrypter » avec le destinataire et de lui faire don d’une compétence qu’il n’a pas :
Ici la Mathesis (le réel comme juxtaposition de savoirs particuliers à arpenter, à parcourir) fait plutôt place à une Semiosis (une traduction, un déchiffrage, un décryptage du réel).64
158La « traduction », qui n’est ici autre qu’une description de lexique, participe alors d’une stratégie de séduction du destinataire par la narration, qui lui transmet l’illusion de partager le plurilinguisme du narrateur.
159Mais revenons à Kim : son intimité avec la langue vernaculaire est mise en valeur par opposition à son anglais approximatif. En effet, proche de la langue de la narration, le discours de Kim semble aller de soi, sauf lorsqu’il est obligé de s’exprimer en anglais. C’est alors un véritable tour de passepasse narratif que de rendre sensible la différence entre le discours en langue vernaculaire et le discours en anglais, alors que les deux sont transmis dans la narration par le même véhicule linguistique. L’anglais déformé de Kim est donc cité littéralement, dans des énoncés phonétiquement mimétiques, caractérisés par des erreurs de prononciation et de syntaxe ; en revanche, son discours en langue vernaculaire est « traduit » dans un anglais sans faute, puisqu’il transite par le discours du narrateur. De même pour le lama, qui insère dans son discours des vocables anglais de prononciation difficile, dont l’étrangeté est signalée par les italiques : « te-rain » (pour « train », p. 35) et « rêl-carriage » (pour « rail-carriage », p. 53). Ainsi, l’anglais tel qu’il est utilisé dans la diégèse paraît étranger à la langue du narrateur, et la langue de la narration s’identifie par contraste avec le parler vernaculaire. Cette langue de la narration devient donc une norme linguistique, par opposition à la langue anglaise, qui n’apparaît dans la diégèse qu’occasionnellement et dans des situations où l’énonciation est malaisée. La narration exploite l’étrangeté de l’anglais dans son usage intradiégétique pour s’affirmer, extradiégétiquement, comme une langue autre. Pour Kim, en effet, l’anglais nécessite une traduction, et le hindi dont les pouvoirs d’évocation sont soulignés intradiégétiquement, trouve un équivalent extradiégétique dans l’anglais de la narration. Le narrateur note, dès la première page, la préférence de Kim pour le hindi. Sa première confrontation avec des Anglais confirme cette position linguistique, qui fait de l’anglais l’idiome étranger pour le jeune héros : « The words were in English - the tinny saw-cut English of the native-bred [...] » (p. 96). L’accent de Kim donne même lieu à une transcription mimétique (« Oah [...] so veree valuable [...) », p. 101), alors que son emploi de la langue vernaculaire se traduit au contraire par un anglais parfait et fluide. Lors de son bref récit autobiographique face aux prêtres anglais, le héros cherche ses mots deux fois de suite : « What do you call that ? » (p. 98), marquant à la fois son manque de maîtrise de ce moyen d’expression, et l’insuffisance de la langue anglaise comme véhicule narratif.
160Pour Kim, donc, l’anglais est la langue qui fait de lui un sahib, la langue par laquelle le régiment lui restitue son identité, seul legs de son père défunt. Mais sa verve poétique ne se satisfait que des langues vernaculaires : ce contraste est fondamental à la structure du récit, car l’intimité poétique du narrateur avec l’Inde est une conséquence de la position linguistique de Kim. La narration se donne comme esthétiquement opposée à l’anglais stérile des sahibs, et produit ainsi l’illusion d’être une langue autre. Kim retrouve toute sa créativité narrative lorsqu’il s’adresse au lama dans une langue vernaculaire, et sa technique fantaisiste de traduction offre une indication quant à la licence poétique que s’octroie le narrateur dans sa propre médiation linguistique. Dans le passage suivant, le pasteur, Father Victor, demande à Kim de servir d’interprète pour le lama :
«My experience is that one can never fathom the Oriental mind. Now, Kimball, I wish you to tell this man what I say - word for word.»
Kim gathered the import of the next few sentences and began thus:
«Holy One, the thin fool who looks like a camel says that I am the son of a Sahib.» (p. 100)
161L’ignorance linguistique du pasteur, qui permet à Kim de tronquer son interprétation et de réaffirmer sa complicité avec le lama, permet également au lecteur de partager la compétence linguistique des protagonistes, puisqu’il partage avec eux la plaisanterie aux dépens de l’Anglais. L’absurdité de l’exigence d’une interprétation littérale (« word for word ») est soulignée à la fois par le résumé lapidaire et irrévérencieux de Kim, et par le narrateur qui juge inutile de rapporter les paroles exactes du pasteur. Au-delà de sa portée comique, le passage offre une grille d’analyse métatextuelle : la liberté prise par l’interprète intradiégétique est la prérogative de tout traducteur, donc du narrateur lui-même. L’exclusion linguistique du personnage anglais confirme l’intimité entre la langue de la narration et celle de Kim, et l’étrangeté de l’anglais dans l’univers diégétique. Le narrataire partagera donc le plurilinguisme du narrateur et du héros, la langue de la narration étant représentative de l’idiome exotique de Kim, et la langue anglaise (telle que l’emploie l’Anglo-Inde) étant diégétiquement rejetée pour son insuffisance poétique.
162Un dernier exemple permettra enfin d’illustrer l’inversion des critères de normalité linguistique dans la narration, où l’anglais devient synonyme de pauvreté d’expression. Ainsi le jeune héros, exaspéré par l’anglais approximatif de Hurree Babu, le somme de s’exprimer dans une langue vernaculaire : « [...] talk Hindi and let us get to the yolk of the egg [...] » (p. 240) ; la limpidité du discours en hindi que délivre alors le Bengali confirme que cet idiome est la langue privilégiée de la clarté et de la précision narratives, à la fois dans et hors de la diégèse. Le hindi reste la langue de la clarté et de la concision, conception qui va à l’encontre des préjugés occidentaux à l’égard des langues orientales. Or l’anglais de Hurree Babu est conforme au discours d’un rôle issu de la vision coloniale de l’Inde. Sa caricature de l’Indien lettré, le « babu » couramment mis en scène dans les romans coloniaux, propose un commentaire métatextuel qui souligne les mécanismes hypotextuels du roman, et un commentaire « métadiscursif » ironique, qui remet en question les préjugés coloniaux :
«I am only Babu showing off my English to you. All we Babus talk English to show off», said Hurree, flinging his shoulder cloth jauntily. (p. 200)
163Dans la langue vernaculaire, en revanche, le discours du Bengali produit un récit clair et concis : l’anglais est la langue de son masque bouffon, le hindi est celle de l’expert-espion, la langue qui transmet le plaisir du Grand Jeu : « Now I will speak vernacular. You sit tight, Mister O’Hara [...] » (p. 240). L’anglais parfait de ce discours en « hindi » renforce le sentiment d’intimité entre le narrataire et la langue exotique, et isole au contraire l’anglais comme l’idiome d’intrusion dans la diégèse. L’illusion de plurilinguisme se fonde sur cette inversion des normes linguistiques ; elle est l’une des clés du succès poétique de Kim.
164Le hindi et l’anglais ne sont que deux des idiomes imbriqués dans la mosaïque de la narration. Le plurilinguisme de Kim, qui démontre bien qu’il est l’« ami du monde entier » permet d’accéder également à l’ourdou du lama, au pashto de Mahbub Ali, et aux codes du service secret. La maîtrise des langages et des langues est l’atout principal de l’espion, et la narration s’approprie le don du personnage dans le récit pour devenir espionne de l’Inde.
165Dès le premier chapitre, Kim se fait interprète pour le lama, se distinguant par ses capacités linguistiques. Le policier à qui le lama demande son chemin fait appel à l’aide de Kim. Le narrateur doit ici transcrire la cacophonie de langues diverses en précisant l’idiome utilisé dans les discours successifs :
«Nay, nay,» said the policeman, shaking his head. «I do not understand your talk.» The constable spoke Punjabi. «O friend of all the World, what does he say?» (p. 11)
166Le lama et le policier sont à des pôles opposés du réel et du récit, et cette opposition se cristallise dans leur incompréhension linguistique mutuelle que Kim vient symboliquement résoudre. Mais la langue dans laquelle le lama communique avec l’enfant marque les limites de la maîtrise linguistique et poétique de ce personnage protéen : « The man turned helplessly and drifted towards the boys [...] “Oh Children, what is that big house ?’’he said in very fair Urdu » (p. 11). Le lama tibétain se contraint donc à communiquer avec les enfants dans une langue qui ne lui est pas naturelle, pas plus qu’elle ne l’est à Kim - ou à la narration qui traduit la langue de Kim-, dont l’expression spontanée se fait en hindi. Ce détail linguistique est riche de sens poétique. Le lama et Kim trouvent en effet une langue commune, mais elle n’est l’idiome privilégié ni de l’un ni de l’autre, ce qui les maintiendra toujours à distance. Le lama conserve le secret de ses plus intimes pensées, qu’il marmonne en chinois ainsi que ses prières et ses bénédictions ; Kim, quant à lui, garde le secret de ses discussions professionnelles en hindi avec Hurree Babu, et de ses outils d’arpenteur65 outils de la colonisation, dont le mode d’emploi ne peut se décliner qu’en anglais. Mais le narrateur lui-même, qui partage la compréhension du hindi de Kim, ne peut percer le secret de la langue du lama, barrière linguistique ultime qui préserve le mystère spirituel du récit.
167Ce secret linguistique est d’ailleurs omniprésent dans la diégèse et organise les rapports entre personnages ainsi que les tactiques narratives. Le narrateur partage sa connaissance linguistique avec le narrataire, à travers une « traduction » systématique, sauf dans le cas du lama, dont la langue est hermétique. Kim, comme le lecteur, ne peut avoir qu’une perception lacunaire de la sagesse du lama, qui refuse d’être son propre interprète : « “As says...” He quoted an old, old Chinese text, backed it with another, and reinforced these with a third » (p. 104). Le narrateur semble maîtriser le contenu de cette triple citation, dont il perçoit la logique rhétorique, et il nargue le narrataire avec des précisions qui ne peuvent être accessibles à Kim : le dicton, venu du fond des âges, semble être offert en explication du secret. Kim est aussi privé, malgré tous ses efforts d’espion, du contenu des échanges du lama avec la vieille femme de Kulu : « Kim would have given his ears to corne too, but the lama did not invite him ; and the few words he caught were in an unknown tongue, for they spoke in some common speech of the mountain » (pp. 81-82). L’espace géographique de la montagne, une origine que le lama partage avec la femme de Kulu, devient donc synonyme de mystère linguistique et esthétique, d’un espace de sens qui échappe à la narration et au personnage focal. L’espace du secret est souligné intradiégétiquement dès lors que Kim doit avouer son ignorance, et la frustration de son désir de connaissance. Cette présence dans le récit d’une langue inconnue de Kim, et extérieure au champ narratif, participe de la stratégie poétique de l’œuvre. Car la langue de Kim devient familière, intime, par contraste avec l’idiome inconnu ; et l’évocation de l’intraduisible met en valeur la compétence du traducteur-narrateur dans le domaine des langues « maîtrisées ». Parallèlement, le récit se construit autour d’un espace de secret linguistique et sémiologique qui reste hermétique même au héros.
168D’autres secrets linguistiques émaillent le récit, développant un réseau de complicités entre divers personnages, entre narrateur et personnages : Mahbub Ali marmonne son mécontentement en pashto lorsqu’il parle au lama - qui de son coté tient un langage que l’autre ne peut saisir, non par ignorance linguistique, mais par incompétence spirituelle :
«It seems that I stand by while a young sahib is hoisted into Allah knows what of an idolater’s Heaven by means of old Red Hat. And I am reckoned something of a player of the Game myself! But the madman is fond of the boy; and I must be very reasonably mad too.»
«What is the prayer?» said the lama, as the rough Pushtu rumbled into the red beard. (p. 308)
169Ici le narrateur partage une certaine complicité avec Mahbub, qui prive le lama du sens de ses récriminations, de même que Kim privait le pasteur anglais de l’esprit de son interprétation. Mais il partage également, dans une certaine mesure, l’incompétence spirituelle du Pathan, son incapacité à faire signifier les propos cryptiques du lama. L’insertion de langues étrangères à Kim dans l’espace linguistique de la diégèse est donc bien dans la logique du secret qui fonde la poétique du récit : chacun cache du sens à l’autre, et chacun ignore également quelque chose. Seul le narrateur domine ces entrelacs de secrets, et dans le cas notable de la langue du lama, se refuse à diffuser dans la narration une connaissance linguistique qu’il fait pourtant mine de posséder.
170Un autre système indéchiffrable de codes est maîtrisé par Lurgan Sahib, qui s’exprime par des signes et des formules hermétiques. Son surnom même de « guérisseur de perles », suggère un abîme de secrets de magie liés à son étrange profession. Dans le cas de Lurgan, il devient évident que le mystère des codes résulte plus de l’incompétence lexicale et scientifique du descriptaire, donc du lecteur, que du savoir du descripteur-narrateur qui s’appesantit au contraire sur des listes de noms et de pratiques inconnus, marquant ainsi son avantage dans la quête esthétique. En effet, « la description est [...] compétition de compétences », un moment où « l’étendue du stock lexical du descripteur [...] entre en compétition de compétence avec celui du lecteur66 ». Cette ostentation de savoir et donc de compétence, de la part du narrateur, est évidente ici :
[...] he told Kim the names and properties of many native drugs, as well as the runes proper to recite when you administer them. And in the evenings he wrote charms on parchment - elaborate pentagrams crowned with the names of devils — Murra, and Awan the Companion of Kings - all fantastically written in corners. (p. 185)
171Aucune explication ou interprétation de ces pratiques ou noms étranges que le narrateur décline avec familiarité, manifestant son avantage. Ou cette réticence narrative sert-elle à dissimuler l’ignorance du descripteur, qui, ne pouvant élucider ces signes, les entoure d’un silence mystérieux et occulte ? Cette ambiguïté participe de la même stratégie de dissimulation et de conspiration qui organise le récit : le degré de connaissance du descripteur n’est jamais tout à fait clair, et la narration semble mettre le narrataire au défi de faire la part du secret narratif, et de la simple ignorance.
172Ainsi, le secret linguistique structure la diégèse et motive le jeu narratif, incitant le lecteur à devenir lui-même explorateur, espion du récit.
Secret linguistique et mystère poétique
173Cette logique poético-linguistique se poursuit dans les dialogues rapportés, où la langue vernaculaire doit être marquée d’une différence par rapport au discours direct en anglais, mais doit en même temps être transposée dans une langue narrative claire. Les discours rapportés dans l’idiome vernaculaire se manifestent parfois par une syntaxe inhabituelle, des tournures archaïques. Le narrateur indique lui-même qu’il traduit par « thee » le tutoiement hindi. Ainsi, Kim s’adresse au Colonel Creighton : « “Not when I brought thee” - Kim actually dared to use the tum of equals - “a white stallion’s pedigree that night?” » (p. 133) Cette indication n’est pas donnée dès le début du récit, sans doute pour plusieurs raisons : le narrateur s’en remet, en ce qui concerne ces petites variations linguistiques conventionnelles, à la compétence d’un lecteur sinon anglo-indien, du moins informé. Il évite également de placer toute la narration sous le signe d’une « traduction » systématique qui limiterait son pouvoir.
174Notons que l’utilisation de « thou » et « thee » pour exprimer le tutoiement en hindi devient une convention dans la littérature anglo-indienne. La traduction est commode, puisqu’en plus du sens grammatical, elle transmet inévitablement au récit un parfum suranné, qui renforce l’exotisme du contexte oriental. Mais le narrateur de Kim a recours à bien d’autres techniques narratives pour donner le sentiment que la langue de la narration et la langue de Kim ne font qu’une. Quelle différence y a-t-il entre l’anglais « réel » et l’anglais de la narration qui traduit les langues vernaculaires ? Il est clair, en effet, que le narrateur joue sur deux niveaux de langue, utilisant parfois un anglais « standard », et le plus souvent, un anglais poétisé, proche de la langue de Kim. L’anglais « standard » caractérise les très brefs passages où la narration suit la perspective des personnages anglais, ou offre des commentaires généraux sur le pays, les différences raciales, etc. - commentaires anthropologiques ou géographiques par lesquels le narrateur revendique ponctuellement une identité anglaise, et rattache son discours à l’idéologie coloniale. Par exemple, ce jugement péremptoire : « No native training can quench the white man’s horror of the Serpent. » (p. 53). Ce commentaire extradiégétique doit nous fournir une confirmation de l’identité blanche de Kim ; mais le ton sentencieux et lapidaire, contraire à la tonalité ludique du passage, semble plutôt être une identification raciale auto-référentielle du narrateur. En revanche, dans les passages de description ou de narration homodiégétique, focalisés sur Kim, le narrateur adopte un anglais légèrement déviant, qui évoque la langue exotique du héros. Il est difficile de cerner exactement la logique qui organise les effets poétiques qui font la particularité de cette prose, mais il ne paraît pas improbable que Kipling se soit inspiré des idiomes propres à l’Inde, pour produire un langage poétique hybride où se rencontrent la pensée orientale et le parler anglais. Il convient donc de souligner la très probable influence que la langue indienne a eue sur le langage poétique dans Kim, par le truchement, entre autres, de l’« Indian English », qui a pu être défini comme un croisement entre la langue occidentale et la pensée orientale :
[...] the Indianness in Indian English is the result of the acculturation of a Western language in the linguistically and culturally pluralistic context of the subcontinent. These parameters on Indian culture and languages determine the language change and language adaptation. The Indianization of the English language is a consequence of what linguists have traditionally termed interférence (or transfer).67
175Cette influence est plus directe lorsqu’elle se manifeste par l’insertion de termes vernaculaires non traduits dans le texte anglais. Un recensement lexical révèle que le récit se vide de ces interpolations exotiques lorsque la quête de Kim est interrompue : ainsi, au chapitre VI, lorsque l’enfant est adopté par le régiment de son père ; et au cours du chapitre VII, dans les quelques paragraphes qui résument le premier séjour du garçon dans le pensionnat anglo-indien de Saint-Xavier. Ce passage marque une parenthèse dans l’activité policière, spirituelle, et donc poétique de Kim. C’est le moment de la latence, de l’apprentissage, ainsi que du développement de la face anglaise de l’identité du héros. Cette latence est également illustrée par la passivité de la narration, vidée de tout discours direct, et même de toute trace du discours de Kim : le narrateur marque le retrait de Kim du monde actif par l’absence de tout vocable vernaculaire dans cette portion du récit. Et en effet, le personnage aux langues multiples est retiré de la sphère de la création et de l’intrigue, il ne fait qu’observer : « Kim watched, listened, and approved » (p. 138). L’intervalle du pensionnat et de la discipline à l’anglaise, bien que bref, est fondamental pour l’éducation du jeune héros, et il représente une période d’attente poétique, attente qu’emblématisent l’évacuation de l’idiome indien et le désengagement de Kim de la narration. Le silence du narrateur fait en effet écho à celui du personnage, qui n’est pas tout à fait dans son élément dans cette enceinte, car « St. Xavier’s looks down on boys who “go native all-together” » (p. 138). L’idiome local est donc effectivement mis entre parenthèses dans la narration, reproduisant la suspension temporaire de l’identité indienne du héros.
176L’utilisation du hindi souligne une certaine imprécision dans la politique de la narration : les langues indiennes ne sont-elles pas entièrement transposées dans la langue du narrateur ? Comment se justifie alors l’intervention dans certains discours directs, et même dans le discours du narrateur, de termes en hindi, typographiquement signalés par les italiques ? Par exemple, « the parao fires », « a Bengali dancing-girl’s sitar » (p. 82), « Oh, shabash! » (p. 85). Dans ce dernier cas, d’ailleurs, la traduction est offerte indirectement par la réponse de la vieille interlocutrice de Kim qui reprend, « Well done, indeed ? » Presque toujours, ces mots désignent un objet ou un concept qui n’a pas d’équivalent exact en anglais, ainsi « fakir » (p. 100), « chela » (p. 27), « yogi » (p. 20), « ghi » (p. 10). L’insertion naturelle de ternies hindis correspond à un phénomène linguistique qui marque l’idiolecte de presque toutes les communautés coloniales, et qui correspond à ce qui a été nommé plus haut : « interférence ». L’anglais des Anglo-indiens s’enrichit d’un certain nombre de termes en langue vernaculaire, plus évocateurs que l’équivalent anglais. Or les mots de hindi non traduits auraient tous été familiers à un public anglo-indien, ainsi que certains des mots traduits (« belaitee-pani [soda-water] », p. 71). En effet, le signifiant en langue vernaculaire était souvent plus évocateur pour l’Anglo-indien que l’équivalent anglais, car il était chargé d’un sens culturel et contextuel. Ainsi, l’auteur du dernier dictionnaire d’anglo-indien declare :
The use of Indian words in their Anglo-Indian fancy-dress was a habit born of long familiarity, sometimes turning to affectation and jocularity. [...] The cutcherry was felt to be more than the office or the court-house: it was the core and power-house of British justice and administration. [...] Koi Hai (Is anyone there?) summoned the genie and the bottle with more panache and urgency than lacklustre «Waiter!» or «Steward!», while «Brandy-shrub and Blighty-pani68 lao!» was a world away from « Bring me a brandy and soda!» [...] A pukka sahib was the genuine article, a gentleman of gentlemen, sans peur et sans reproche, and « a man who is the thorough master of the word ‘pukka’ may hold his own in any society in India», proclaimed Sir George Trevelyan.69
177C’est donc l’idiolecte anglo-indien que le narrateur emploie à l’occasion dans son récit ; la limite entre cet idiolecte, et la simple insertion de termes vernaculaires dans le récit pour un effet pittoresque, est difficile à tracer. Par ailleurs l’auteur semble faire preuve d’une certaine inconsistance dans sa position linguistique, et dans son choix des mots à traduire en anglais, dénotant ainsi l’imprécision de son « image du lecteur » : « Celui-ci apparaît comme “système de référence” du texte, dont le sens plein est rendu par le travail de constitution que ce texte exige.70 » La position du lecteur par rapport au texte, telle qu’elle est constituée ici, semble être tantôt celle d’un destinataire extérieur au réel que rapporte le récit, tantôt un observateur informé, dont la complicité est sollicitée par l’insertion d’un « code » linguistique. En tout état de cause, l’idiolecte anglo-indien ou indo-anglais qui caractérise la langue de la narration, sert à marquer la différence entre l’anglais « réel » et la transposition poétique de la langue de Kim.
178Mais il demeure, dans le récit, toute une zone poético-linguistique floue, soit que le narrateur n’ait pas la compétence de la déchiffrer, soit qu’il en garde le secret. Ce flou correspond à une forme plus ou moins fidèle de la paralipse genettienne71 : il ne s’agit pas, en effet, de la rétention d’une information détenue par le personnage focal ou le héros, mais de la rétention d’information dans un discours narratif par ailleurs érudit, démonstratif et explicite.
179En effet, le terme de paralipse72 ne s’applique que lorsque la rétention d’information par le narrateur est un choix délibéré ; peut-il s’appliquer à un narrateur qui ignore peut-être l’information que détient le personnage ?
180Ce sont les discours du lama et de Lurgan Sahib qui recèlent les plus grands mystères. Tous deux maîtrisent des codes indéchiffrables pour le narrateur, tandis que les autres personnages, quoique détenteurs de secrets entre eux, deviennent transparents dans le processus de narration. Or la première perception par Kim du lama est celle d’un être profondément autre, et indéfinissable (« [...] such a man as Kim, who thought he knew all castes, had never seen » p. 10). Il est en cela un objet d’exploration, au même titre que l’Inde. L’étrangeté du lama provoque d’emblée un rapprochement entre le narrateur et Kim, qui partagent le même goût ludique de l’espionnage.
Kim followed like a shadow. What he had overheard excited him wildly. This man was entirely new to all his experience, and he meant to investigate further, precisely as he would have investigated a new building or a strange festival in Lahore city. The lama was his trove, and he purposed to take possession. (p. 19)
181L’Inde de Kim est le terrain conquis de la narration, qui suit le héros dans l’exploration de la nouvelle altérité que représente le lama. Ce plaisir de l’exploration, de la recherche d’une réalité inconnue, pourrait être le credo poétique du récit anglo-indien. Le champ sémantique du trésor et de la possession offre des métaphores explicites de la finalité esthétique de l’espionnage : la connaissance renvoie à la possession, d’où l’importance des stratagèmes de connaissance linguistique que déploient et le narrateur, et le personnage focal. Dans la logique de ces métaphores, le lama est à Kim ce que l’Inde est au récit ; or le lama résiste au plurilinguisme de Kim, et reflète ainsi le mystère de l’Inde qui ne peut jamais être totalement levé. Cependant, la langue qui résiste à Kim, la langue caractéristique du lama, est le chinois - c’est donc d’un autre Orient qu’il s’agit, un Orient qui s’étend au-delà des montagnes qu’explore Kim, un Orient extradiégétique. Cet ultime inconnu permet une mise en abyme de la notion d’altérité, qui suggère une infinitude de quêtes poétiques.
182Ainsi Kim doit se prêter au hasard des interprétations générales, imprécises, peut-être erronées, lorsqu’il est confronté à la langue « secrète » du lama, qu’il s’est juré d’explorer : « The lama backed his order by some droned Chinese quotation which Kim took for a charm. He obeyed and bounded across the rivulet, and the snake, indeed, made no sign. » (p. 53). Le chinois du lama revêt un caractère magique pour Kim, en raison des formules et des actions auxquelles il est associé. Mais le narrateur tempère l’impression du jeune héros : « [...] which Kim took for a charm. » Ici encore le narrateur fait mine de détenir un savoir supérieur à celui du personnage focal, en faisant planer le doute sur la validité de son jugement, sans pour autant élucider le sens des paroles en question. L’incompréhension linguistique est donc plus grande pour le narrataire que pour Kim, puisque ce dernier bénéficie au moins d’une certitude dans son interprétation, même fausse. Le narrataire, en revanche, subit les commentaires extradiégétiques qui lui rappellent l’incertitude de toute interprétation. Les échanges du lama avec la vieille femme de Kulu, grande artiste du verbe ludique, relèvent également d’un autre niveau diégétique, scellé à la narration : « Kim would have given his ears to come too [...]. Now and again he heard the sing-song cadence of a Chinese quotation. » (p. 82) Symbole constant du mystère du discours du lama, la langue chinoise n’est que bruit et rythme pour l’espion indésirable, qui ne peut en reconstruire le sens. Malgré ses efforts, Kim ne parvient pas à inciter le lama à faire le récit de sa conversation :
«And what said she?»...
«She asked me many questions... Some I answered, and some I said were foolish. Many wear the Robe, but few keep the Way.»
«True. That is true,» Kim used the thoughtful conciliatory tone of those who wish to draw confidences. (p. 83)
183Ces tentatives de séduction sont vaines, et le lama ne deviendra pas interprète de son propre mystère, offrant au sein d’un récit dont la finalité est de maîtriser tous les systèmes de codage et de décryptage dans la diégèse, une esthétique contraire, celle de l’hermétisme. Ce mystère contenu dans la langue inconnue appelle l’interprétation d’un autre récit, d’une autre recherche poétique. La langue elle-même devient terrain d’espionnage et d’exploration ; le processus de domination impériale est défini dans le récit comme un parcours d’apprentissage poétique et linguistique. La théorie d’éducation coloniale que livre Kipling dans son œuvre est ainsi fondée sur une conception de la langue comme instrument presque magique. Le pouvoir doit passer par la maîtrise linguistique, qui mène à son tour à la pénétration de secrets politiques ou esthétiques ; le récit en fait la démonstration par le truchement de la vieille dame de Kulu. Dans une évocation des Anglais au pouvoir, la vieille fait l’éloge d’un officier de police élevé par une nourrice indienne, et devient porte-parole de l’idéologie de Kipling sur l’éducation coloniale :
These be the sort to oversee justice. They know the land and the customs of the land. The others, all new from Europe suckled by white women and learning our tongues from books, are worse than the pestilence. They do harm to Kings. (p. 87)
184Dans les limites des frontières indiennes, Kim est maître des langues de l’Inde et enfant de ses traditions. C’est donc une forme de pouvoir colonial que s’octroie la narration à travers sa complicité linguistique avec le héros : le pouvoir de l’espion et celui du verbe. Cependant, les zones de mystère linguistique qui demeurent soulignent la relativité de tout pouvoir, de même qu’elles sont la garantie, au sein de la diégèse, de l’éternité de la quête de Kim, de la pérennité du mystère qui motive le récit, et de celle de l’aventure coloniale qui justifie le Grand Jeu.
Notes de bas de page
1 Allen J. Greenberger, The British Image of India: A Study in the Literature of Imperialism, 1880-1960 (London: Oxford University Press, 1969).
2 Suzanne Howe, Novels of Empire (New York : Columbia Press, 1949), p. 4.
3 Bhupal Singh, A Survey of Anglo-Indian Fiction (Oxford : Oxford University Press, 1934), p. 83.
4 Ainsi, David Rubin : « Until Kipling no major British writer was deeply engaged by India », After the Raj : British Novels of India Since 1947 (Hanover : University Press of New England, 1986), p. 14.
5 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes (Paris : Seuil, 1982), p. 13.
6 Voir en particulier Benita Parry, Delusions and Discoveries: Studies on India in the British Imagination 1880-1930 (Berkeley & Los Angeles: University of California, 1972).
7 George Orwell, Burmese Days (1934 ; Harmondsworth : Penguin, 1989), p. 69.
8 Gérard Genette, Palimpsestes, p. 40.
9 Benita Parry, Delusions and Discoveries, p. 223.
10 G.A. Henty, The Point of the Bayonet: A Tale of the Mahratta War (London: Blackie, 1902).
11 Tzvetan Todorov, Les genres du discours (Paris : Seuil, 1978), p. 86.
12 Francis Léaud, La Poétique de Rudyard Kipling. Essai d’interprétation de son œuvre (Paris : Didier, 1954), p. 86.
13 « [...] dès que surgit le déterminisme psychologique, le personnage se transforme en caractère : il agit ainsi parce qu il est timide, faible, courageux, etc. » in Tzvetan Todorov, « La lecture comme construction » in Les Genres du discours (Paris : Seuil, 1978), p. 94.
14 Asa Briggs, « Victorian Values », in Eric M. Sigsworth, (ed.), In search of Victorian values: Aspects of Nineteenth-Century Thought and Society (Manchester : Manchester University Press, 1988), p. 21.
15 Rudyard Kipling, « At the End of the Passage », in Life’s Handicap (1891 ; Oxford : Oxford University Press, 1987), p. 138.
16 Joan Bellamy, « Barriers of silence ; women in Victorian fiction », in Eric M. Sigsworth (ed.), In Search ofVictorian Values : Aspects of Nineteenth-Century Thought and Society (Manchester : Manchester University Press, 1988), p. 134.
17 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit (Paris : Editions du Seuil, 1977), p. 122.
18 Ibid., p. 122.
19 Rudyard Kipling, « Thrown Away », in Plain Tales from the Hills (1890 ; Harmondsworth : Penguin Books, 1987), p. 45.
20 Rudyard Kipling, « Three and - an Extra », in Plain Tales from the Hills, p. 41.
21 Rudyard Kipling, « Thrown Away », in Plain Tales from the Hills, p. 43.
22 Ibid., p. 45.
23 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », op. cit., p. 142.
24 Rudyard Kipling, « William the Conqueror », in The Day’s Work (1898 ; Oxford : Oxford University Press, 1987), p. 155.
25 Shamsul Islam, Kipling’s «Law»: A Study of his Philosophy of Life (London: Macmillan, 1975).
26 Rudyard Kipling, « At the End of the Passage », in Life’s Handicap (1891 ; Oxford : Oxford University Press, 1987), p. 153.
27 Rudyard Kipling, « Miss Youghal’s Sais », in Plain Tales from the Hills, p. 53.
28 Voir Rudyard Kipling, « Miss Youghal’s Sais » in Plain Tales from the Hills, p. 54.
29 Francis Léaud, La Poétique de Rudyard Kipling, p. 107.
30 Rudyard Kipling, «The Bridge Builders» in The Day’s Work (1898; Oxford: Oxford University Press, 1987).
31 Héros de « Miss Youghal’s Sais » in Plain Tales front the Hills, « The Mark of the Beast » et « The Return of Imray » in Life’s Handicap.
32 « Lispeth » in Plain Tales from the Hills.
33 Rudyard Kipling, The Naulahka, (1892; London: Macmillan, Centenary Edition, 1950).
34 Cité in Charles Carrington, Rudyard Kipling : His Life and Work (1955 ; Harmondsworth : Penguin Books, 1986), p. 228.
35 Ibid., p. 229.
36 Sara Suleri, The Rhetoric of English India (Chicago and London : The University of Chicago Press, 1992), p. 17.
37 Rudyard Kipling, The Naulahka, p. 117.
38 Gunnaur : la ville morte où se trouve le « Cow’s Mouth ».
39 Shamsul Islam, Kipling’s « Law » :A Study of his Philosophy of Life. (London : Macmillan, 1975), p. 119.
40 John A. MacClure, Kipling and Conrad, the Colonial Fiction (Cambridge, Mass., & London: Harvard University Press).
41 Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman (1975 ; Paris : Gallimard, 1987), p. 28.
42 Edward Said, Orientalism: Western Conceptions of the Orient (1978; Harmondsworth: Penguin Books, 1991).
43 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, p. 66.
44 Boris Ford, in E. Gilbert, (ed.), Kipling and the Critics (London: Peter Owen, 1966), p. 61.
45 Henri Mitterand, Le Discours du roman (1980 ; Paris : PUF, 1986), p. 139.
46 Paul Ricœur, Temps et Récit. T.2 : La configuration dans le récit de fiction (Paris : Seuil, 1984), pp. 84-85.
47 Roland Barthes, « Analyse structurale des récits » in Poétique du Récit, op. cit., p. 29.
48 Ibid., p. 30.
49 Tzvetan Todorov, Poétique (Paris : Seuil, 1968), p. 82.
50 Les titres proposés pour les séquences seront désignés en italiques.
51 Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, p. 70.
52 Paul Ricœur, Temps et récit. T.2 : La configuration dans le récit de fiction, p. 94.
53 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, p. 213.
54 Ibid., p. 214.
55 Philippe Hamon, Du Descriptif (Paris : Hachette Supérieur, 1991), p. 62.
56 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, p. 215.
57 Ibid., p. 220.
58 Ibid., p. 230.
59 Ibid.
60 Francis Léaud, Poétique de Kipling, p. 111.
61 Suivant les types de focalisation définis par Gérard Genette, Nouveau Discours du récit (Paris : Seuil, 1983), pp. 48-52.
62 Philippe Hamon, Du Descriptif (Paris, Hachette Supérieur, 1993), p. 38.
63 Philippe Hamon, Du Descriptif, p. 47.
64 Philippe Hamon, Du Descriptif, p. 62.
65 Les outils qui lui sont remis par le Colonel Creighton afin que l’espion en herbe apprenne à tracer les cartes de l’Inde, instruments de la maîtrise topographique et du pouvoir. Kim, p. 186.
66 Philippe Hamon, Du Descriptif, p. 43.
67 Braj. B Kachru, The Indianization of English:The English language in India (Delhi : Oxford University Press, 1983), p. 1.
68 « Blighty-pani » est une anglicisation de « belaitee-pani », qui signifie littéralement « l’eau anglaise ».
69 Ivor Lewis, Sahibs, Nabobs and Boxwallahs. A Dictionary of the Words of Anglo-India (Bombay : Oxford University Press, 1991), p. 11.
70 Wolfgang Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique (1976 ; Bruxelles : Pierre Mardaga, 1985), p. 69.
71 Gérard Genette, Figures III (Paris : Seuil, 1972), p. 212.
72 « Le type classique de la paralipse, rappelons-le, c’est, dans le code de la focalisation interne, l’omission de telle action ou pensée importante du héros focal, que ni le héros ni le narrateur ne peuvent ignorer, mais que le narrateur choisit de dissimuler au lecteur. » Gérard Genette, Figures III, p. 212.
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