L’ urss a-t-elle encore une politique allemande ?
p. 173-181
Texte intégral
1Au cours des siècles, les relations entre Moscou et Berlin ont été marquées bien plus par l’entente et la coopération que par les affrontements, comme si entre Russia et Borussia existait une sorte d’harmonie préétablie. Mais celle-ci ne fut pas exempte de retournements spectaculaires, depuis le renversement des alliances opéré par Frédéric II jusqu’au pacte germano-soviétique de 1939 et à la rupture de celui-ci en juin 1941. Après la guerre, et l’échec des efforts de Staline pour maintenir une unité allemande lui permettant d’étendre son contrôle jusqu’aux rives du Rhin, l’URSS s’était fixée en matière de politique allemande une ligne de conduite qui, jusqu’à une date récente, semblait ne pas devoir subir d’autres variations que des adaptations tactiques et de détail. Il s’agissait à la fois de défendre ses intérêts de grande puissance, en conservant ses conquêtes de la guerre et son glacis, dont l’élément central était la portion d’Allemagne qu’elle occupait, et en même temps, d’affirmer sa position de leader idéologique, en créant et en pérennisant dans cette zone une démocratie populaire de type marxiste-léniniste.
2Dans ce contexte et cette continuité, l’épisode de 1952, plus qu’un retour à une perspective unitaire de l’Allemagne, n’était-il pas surtout une tentative de perturber l’insertion à l’Ouest de la République fédérale ? Le mur de Berlin, en 1961, traduisait la nécessité de conforter le régime est-allemand en privant ses habitants des tentations ouest-allemandes. L’acceptation par l’URSS de l’Ostpolitik et de la Deutschlandpolitik instaurées en 1969 par le chancelier Brandt reposait sur la confirmation du statu quo que ces politiques comportaient pour le court terme, même si la reconnaissance de la RDA n’était que partielle. Quant au long terme, Moscou faisait un pari, inverse de celui de Willy Brandt, à savoir qu’au fil des ans l’idée de l’unité de la nation s’estomperait dans l’esprit et le cœur des jeunes générations et que la normalisation partielle consentie dans les accords, comme un tranquillisant faciliterait cette évolution. Puisque le vieil Ulbricht s’opposait à cette novation, craignant qu’elle fragilise le système qu’il avait instauré, on le remplaça par Erich Honecker, plus docile aux vues soviétiques. Longtemps, on ne put dire qui, de Bonn ou de Moscou, avait fait le bon choix et l’emporterait à la fin, même si la RDA s’estimait tenue de limiter strictement les effets des accords par des mesures d’Abgrenzung (délimitation) destinées à éviter les dérapages éventuels. Enfin, au début des années quatre-vingt, avec le refroidissement des relations Est-Ouest, les deux états allemands se découvrirent un intérêt commun à préserver les avantages réciproques qu’ils tiraient de la détente et de la coopération, sous l’œil soupçonneux de Moscou, qui ne souhaitait pas que cette convergence aille trop loin.
3Aujourd’hui, au lendemain des retrouvailles allemandes et alors que les deux Europe resserrent leurs liens traditionnels, tout semble se mettre en mouvement, et l’on en vient à se demander : tout n’est-il pas remis en cause ? Mais, pour juger de l’attitude de la Russie d’aujourd’hui envers l’Allemagne, il convient d’abord de faire le point de la situation à l’aube de l’ère gorbatchévienne, et de faire le bilan de cette politique héritée de Staline. Puis, d’analyser ce qui, dans les réformes entreprises à Moscou, a mené à la situation actuelle et aux changements qu’elle a déclenchés sur la scène allemande. Enfin, d’examiner si, dans la situation nouvelle et étonnamment mouvante ainsi créée, l’on peut déceler un fil conducteur de l’action actuelle et future de M. Gorbatchev à propos de l’Allemagne, ou du moins quels sont les fils qu’il tente de renouer, afin de maîtriser l’histoire en train de se faire.
1985 : le bilan de quarante ans de politique allemande de l’URSS
4Au moment où Mikhaïl Gorbatchev prend en charge le parti et l’état soviétique, il hérite d’une politique allemande qui ne manque ni de cohérence ni de continuité.
5Sur le plan idéologique, l’URSS a créé de toutes pièces un régime de démocratie populaire, avec l’aide d’une équipe amenée dans ses fourgons et dirigée par Ulbricht. Derrière la fiction peu crédible d’une coalition avec des partis fantoches, la vie politique est entièrement et autoritairement dominée par le SED, à la dévotion totale de Moscou, et ce d’autant plus que, contrairement à ce qui se passe dans tous les autres pays de l’Est, il ne peut se fonder sur aucune réalité nationale. Cette faiblesse congénitale donne en somme à l’URSS un atout supplémentaire et une emprise encore plus complète. Ainsi, lorsqu’en 1971 Ulbricht se croit en mesure de s’opposer à l’Ostpolitik du chancelier Brandt alors que Moscou y souscrit, il est éliminé.
6La politisation et l’endoctrinement de la population, en particulier de la jeunesse, sont poussés à l’extrême, ainsi que sa militarisation, provoquant des protestations d’abord timides de l’église protestante, un peu plus vives de la hiérarchie catholique, mais celle-ci n’a que peu de fidèles. Les élections se font selon le modèle soviétique et leurs résultats à la quasi-unanimité sont évidemment vides de sens. Dès 1946, la puissance occupante a mis fin au système d’élections libres, et depuis 1961, le SED, avec l’accord et l’appui de Moscou, a empêché les Allemands de l’Est de « voter avec leurs pieds ». En 1953, les chars russes sont venus prêter main-forte au parti-frère, pour écraser dans le sang la révolte des ouvriers de Berlin et de nombreuses autres cités. Moins de vingt ans plus tard, l’URSS aura la satisfaction de voir ce régime reconnu par la communauté internationale.
7Quant à ses intérêts de grande puissance, ils sont considérables, dans cette position-clé au centre de l’Europe. Stratégiquement d’abord : la RDA est la clé de voûte du dispositif militaire soviétique. Les vingt divisions de première ligne qui s’y trouvent stationnées en sont le fer de lance conventionnel. En cas de conflit, elles sont équipées et disposées de manière à pouvoir mener une offensive fulgurante en direction de la République fédérale, et leur présence en temps de paix constitue aussi un moyen de pression permanent sur celle-ci, et sur l’Alliance Atlantique. Elles sont aussi le prétexte facile et proclamé pour justifier la présence de forces soviétiques sur le territoire d’autres membres du Pacte de Varsovie, afin de protéger les voies de communication et d’approvisionnement des armées stationnées en Allemagne. économiquement, la RDA est devenue – après 1961 et l’érection du mur – très performante, non pas tant vis-à-vis de l’Ouest que sur le plan des pays de l’Est, et s’est haussée au 10e rang mondial. L’URSS, si elle lui apporte une certaine aide, assez limitée, y effectue aussi des prélèvements non négligeables, notamment par la fixation autoritaire des termes de l’échange. Elle ne trouve d’ailleurs rien à redire si les bonnes performances de l’économie est-allemande sont dues en partie à l’aide multiforme que lui apportent l’état, les collectivités et les citoyens ouest-allemands. Politiquement et diplomatiquement enfin, la RDA, depuis qu’elle a été reconnue par la communauté internationale et admise aux Nations-Unies, constitue pour l’URSS une alliée d’un poids non négligeable, active en de nombreux domaines, et sur laquelle Moscou peut se décharger de diverses tâches notamment en ce qui concerne l’aide économique, militaire et policière.
8Cette politique allemande, telle que l’avaient élaborée Staline, Khrouchtchev et Brejnev, apparaît d’autant plus comme un succès qu’elle se conjugue avec une politique à l’égard de Bonn, qui donne elle aussi des résultats très positifs pour Moscou. Certes, la République fédérale d’Allemagne reste le Prügelknabe auquel on peut à tout moment donner du bâton, soit à propos d’un passé révolu où elle n’était pas née, soit pour des intentions maléfiques qu’on lui prête, pour le présent ou l’avenir. Mais en répondant positivement à l’Ostpolitik de Bonn, Moscou en tire aussi d’appréciables avantages, en particulier sur le plan économique. Diplomatiquement cette même politique, ainsi que les résultats du processus d’Helsinki, confortent le statu quo voulu par l’URSS, même si à Moscou on sollicite un peu les textes, et si l’on y minimise la valeur de ceux qui concernent notamment les droits de l’homme, et aussi la possibilité d’apporter aux frontières existantes des modifications pacifiques et contractuelles. Au Kremlin, on doit donc estimer que le bilan de cette politique est « globalement positif », et que, dans l’ensemble, l’histoire tourne bien dans le sens décrété par Moscou. Même si, ici ou là, apparaissent quelques dissonances. Ainsi, dès que la moindre occasion se présente, parfois dans les conditions les plus folles, des gens, des jeunes surtout, continuent de s’évader vers l’Ouest, et des tentatives avortées ensanglantent souvent encore la frontière et le Mur. Des contestataires, parmi lesquels beaucoup de jeunes, et notamment sous couvert des églises, manifestent ici ou là, contre le nucléaire, pour des réformes. Cela n’émeut guère les autorités : n’est-il pas normal de remettre au pas les têtes folles ?
9En revanche, lorsque l’aventure afghane et la volonté de bloquer la dérive polonaise provoquent le refroidissement des relations Est-Ouest, l’URSS s’inquiète de voir que les deux gouvernements allemands se découvrent un intérêt commun à préserver leurs relations de ce regel, et à sauvegarder les acquis réciproques de la détente. Que cette collusion interallemande porte sur le rejet des armées nucléaires, passe encore, surtout si elle doit dresser l’opinion ouest-allemande contre les décisions de l’OTAN ; mais que les dirigeants de la RDA laissent des protestataires s’élever contre l’installation de fusées soviétiques dépasse l’entendement. Que M. Honecker parle à ce sujet, en 1983, de « limiter les dégâts »1, est intolérable. Aussi, à Moscou, critique-t-on sévèrement et publiquement la formule ... en l’attribuant au chancelier Kohl, manière moscovite de ménager les formes2 ! Que le dirigeant est-allemand veuille rendre à Bonn la visite que le chancelier Schmidt lui avait faite en décembre 1981 est inadmissible. On l’oblige en septembre 1984 à remettre sine die ce projet. En juin 1985, la Pravda condamne de la façon la plus sévère ces efforts, pourtant limités, de rapprochement interallemand, en y voyant tendances nationalistes, russophobie, exacerbation de la question nationale3. Celle-ci ne serait donc pas aussi définitivement réglée qu’on le proclame ?
La perestroïka et la politique allemande de M. Gorbatchev
10En mars 1985, un homme jeune et lucide arrive à la tête de l’état et du parti soviétiques. Il met en place des réformes de plus en plus profondes, car il s’est rendu compte qu’en matière de trompe-l’œil la Russie du xxe siècle a fait bien mieux que Potemkine, mais que le roi est nu, et que le colosse soviétique, s’il poursuit sa route dans la direction ainsi fixée, et selon les méthodes du centralisme bureaucratique, va droit à la catastrophe économique et politique. La seule issue, pour éviter l’abîme, ce sont des réformes radicales. Perestroïka et glasnost vont désormais symboliser le « nouveau cours », mots que le monde ignorait jusque-là, qui bouleversent la plupart des idées reçues et remettent en cause bien des habitudes acquises.
11Mais à l’Est, bien des réticences se font sentir, et la RDA figure, avec la Tchécoslovaquie, la Bulgarie, et bien sûr la Roumanie, parmi ceux qui refusent de transposer chez eux ce nouveau mode de penser et d’agir, bien qu’il vienne du grand frère soviétique, si respecté. Devant cette résistance opiniâtre, la question se pose : s’agit-il pour le régime est-allemand d’une question de vie ou de mort ou simplement d’un conflit de générations, qui se résoudra, comme déjà en 1971, par une relève de la garde ? Va-t-on assister à une rébellion durable des dirigeants est-allemands, avec à la clé un repliement, un enkystement de la RDA, comme ont fait l’Albanie ou la Roumanie ? Mais celles-ci sont en dehors des grandes routes de la géographie et de l’histoire, alors que l’Allemagne est à leur carrefour. Ou bien y a-t-il eu, en coulisses, un partage des tâches, entre Moscou et Berlin-Est ? Les relations Est-Ouest se détendent à nouveau, et d’abord avec les états-Unis. La République fédérale, et au premier chef son ministre des Affaires étrangères, sont prêts à emboîter le pas. Or l’URSS leur tient la dragée haute. Certes, le président fédéral va à Moscou en juillet 1987, mais le chancelier devra attendre jusqu’en octobre de l’année suivante ; il est vrai qu’il n’a pas facilité les choses en comparant Gorbatchev à Goebbels ! De son côté M. Honecker a enfin pu se rendre en RFA, et il se montre nettement plus généreux pour ce qui est des autorisations de voyage à l’Ouest. À partir de 1987 sont accordées chaque année plus d’un million de visites, sans compter celles des retraités. Mais sur le fond du problème M. Gorbatchev, s’il abandonne la langue de bois consistant à en nier l’existence, plaide en fait pour son report. Il souhaiterait un sursis de longue durée, puisqu’au président von Weizsäcker qui évoque le problème, il répond : « Il appartiendra à l’histoire de dire ce qui sera dans 100 ans »4. En même temps, il suggère de construire « la maison commune européenne », reprenant curieusement une des motivations qu’au début des années cinquante, les premiers apôtres de l’Europe avaient mise en avant pour inciter les Allemands à oublier leur problème national. Il est vrai que la construction gorbatchévienne va de l’Atlantique à l’Oural. Il semble donc que, dans un premier temps, le souci de M. Gorbatchev ait été de gagner du temps, de repousser ce problème à plus tard, car tant d’autres questions, internes et externes, sont plus urgentes. Ne peut-on exiger de la roue de l’histoire que sur ce point précis elle ralentisse un peu son rythme ?
12Or, voici que les impulsions données par l’URSS se répercutent en Hongrie et en Pologne, qui rejettent le modèle marxiste-léniniste pour amorcer, chacune à sa manière, une démocratisation dont le modèle est bien plus à l’Occident qu’à Moscou. En Hongrie, cela se traduit notamment par l’ouverture des frontières avec l’Ouest, ce qui ne pose d’ailleurs pas de problème majeur pour ce pays. Mais aussitôt des Allemands de l’Est, comme s’ils guettaient depuis toujours cette occasion, se précipitent dans la brèche, et « envahissent » l’Ambassade de la République fédérale ; d’autres font de même à Prague, à Varsovie. L’histoire, un moment, semble hésiter, mais Budapest refuse de sacrifier sa marche vers la liberté et le progrès, pour les beaux yeux du camarade est-allemand. Varsovie en fait autant, et même Prague. Toute honte bue, M. Honecker accepte de laisser partir à l’Ouest ces « mauvais citoyens », qui sont aussitôt remplacés par d’autres. Il en arrive alors à la seule solution efficace : fermer la frontière vers les pays frères, faisant ainsi la démonstration de l’absurdité du système qu’il incarne, et qui ne saurait plus survivre que s’il est entouré d’un mur « tous azimuts », dès le moment qu’autour de lui, les pays frères, qui eux reposent sur d’authentiques réalités nationales, se libéralisent. Ce pari est intenable, et, peu de temps après la visite de Mikhaïl Gorbatchev à Berlin-Est, à l’occasion du 40e anniversaire de la RDA, vaincu et malade, Erich Honecker se retire.
13Du moins cède-t-il la place à son dauphin Egon Krenz qui, dans ses premières déclarations, tient des propos très fermes. Cependant, la rue a commencé à bouger, de façon pacifique et en évitant tout désordre, mais dans des proportions et à une fréquence de plus en plus impressionnantes. Beaucoup dépendra, c’est évident, de l’attitude du grand frère soviétique. M. Krenz se rend à Moscou fin octobre. Que se sera-t-il entendu dire ? On ne le sait que partiellement. Mais on peut imaginer que dans la phase actuelle du devenir soviétique, et dans le prolongement de ce qu’il a déjà déclaré lors de sa visite à Berlin-Est début octobre, M. Gorbatchev a confirmé à son visiteur qu’il appartenait à chacun de faire chez lui le ménage et les réformes nécessaires de manière à s’adapter à la réalité des faits, et qu’il convenait d’attacher la plus grande importance au rôle et à la volonté des citoyens de chaque pays. Surtout, il lui a fait comprendre sans ambages qu’il n’était plus question pour l’URSS de se laisser entraîner dans des engagements politico-militaires pour des raisons idéologiques, et que, par conséquent, les dirigeants est-allemands ne devaient pas compter sur les chars russes, si des événements comme ceux de 1953 venaient à se produire.
14Toujours est-il qu’à la suite de cette visite ad limina, Egon Krenz tente de jouer la carte du réformisme. Il rouvre la frontière tchèque. Ses concitoyens s’y engouffrent, non pour visiter le pays frère, mais pour gagner, par le plus court chemin, la Bavière. Les barbelés de la frontière interallemande et les blocs de béton du mur de Berlin sont donc devenus inutiles. Pour M. Krenz, l’enjeu est redoutable, et il est parti avec un handicap énorme : dauphin d’Erich Honecker, responsable de la sécurité au secrétariat du comité central, il n’inspire à ses compatriotes aucune confiance. Pour obtenir celle-ci, il faudrait frapper un grand coup. C’est à quoi il se résoud.
15Le 9 novembre, le mur et la frontière sont ouverts, selon des procédures que le nombre et l’enthousiasme des candidats au voyage vont contribuer à simplifier encore. En même temps sont mises en place des réformes de plus en plus radicales de tout le système politique est-allemand, dans des conditions qui montrent que l’improvisation y joue un rôle important, car ce qui, hier, était déclaré impossible, est adopté aujourd’hui. Le résultat est qu’en moins d’un mois se mettent en place les premiers éléments d’un système politique pluraliste, où le SED n’aura plus le monopole du pouvoir, où sont annoncées des élections libres au terme desquelles le parti jusqu’ici tout-puissant devra, au mieux partager le pouvoir, ou peut-être faire une cure d’opposition. Vis-à-vis de l’extérieur, le mur, protection indispensable du système envers l’Ouest, est devenu perméable. Sans effusion de sang et dans l’enthousiasme, une révolution sans précédent s’accomplit, qui n’a coûté d’autres larmes que de joie.
16À peine un mois plus tard, les organes du pouvoir s’effondrent comme un château de cartes et le successeur de M. Honecker sombre à son tour. À l’issue d’un congrès extraordinaire, le SED se donne un nouveau chef, Gregor Gysi, avocat brillant qui passe pour avoir de bonnes relations avec l’église protestante et les mouvements d’opposition. Le parti se dote d’un nouveau programme, de nouveaux statuts qui rompent avec la théorie du rôle dirigeant du parti communiste et adopte un nouveau nom : Parti du socialisme démocratique.
17Devant ces faits, plusieurs constatations s’imposent. Tout d’abord, le rôle joué en RDA, dans cette folle accélération de l’histoire, par les jeunes – prêts à tout sacrifier pour rejoindre la République fédérale au cri de « Liberté ! Liberté ! » – mais aussi par les hommes et les femmes de tous âges qui, de plus en plus nombreux, manifestaient pour demander que cette liberté s’implante aussi en RDA, par les foules enfin qui se pressaient pour franchir le mur. Ces comportements personnifient l’échec total du pari fait par Brejnev et Honecker, et selon lequel, le temps aidant, les gens de RDA, et surtout les jeunes, s’accoutumeraient au système et à la séparation. Le plaidoyer de M. Gorbatchev pour un sursis d’un siècle n’était pas absurde en soi. Il rejoignait le délai qu’avait à l’esprit l’un des artisans de l’Ostpolitik, Herbert Wehner. Mais stimulée par les réformes instaurées à Moscou, l’histoire soudain accélérait son rythme, dans un sens qui n’était plus celui qu’avaient décrété les grands prêtres du marxisme-léninisme.
Que reste-t-il des certitudes d’antan ?
18Lors de sa visite à Berlin-Est, Mikhaïl Gorbatchev s’était entendu interpeller, avenue Unter den Linden, par un « Aidez-nous ! Aidez-nous ! » à la question si la situation était dangereuse en RDA, il avait alors répondu par la négative en ajoutant une phrase qui est restée gravée dans toutes les mémoires : « Je crois que le danger ne guette que ceux qui ne réagissent pas à la vie. Ceux qui savent écouter et baser leur politique sur des réalités ne doivent pas être effrayés par les difficultés »5. Alors que, le 19 décembre, le chancelier Kohl et le premier ministre de RDA, Hans Modrow, posent à Dresde les premiers jalons d’une Vertragsgemeinschaft (communauté contractuelle) entre les deux états allemands, le ministre soviétique des affaires étrangères, Edouard Chevarnadze, formule, au siège bruxellois du Parlement européen, des conditions très restrictives à l’autodétermination de l’Allemagne6. L’URSS serait-elle en train d’être dépassée elle-même par cette précipitation des événements qui a tant frappé les esprits tout au long des révolutions est-européennes de 1989 ? C’est au moins l’impression que donne la « confidence » de Mikhaïl Gorbatchev au Président Mitterrand, lors de la rencontre de Kiev du 6 décembre : « à la minute même où se produirait la réunification de l’Allemagne, un maréchal soviétique s’installerait dans mon bureau. La réunification allemande est en effet un casus belli pour l’armée soviétique. »7
19Dans la situation actuelle, singulièrement mouvante et qui peut encore apporter bien des infléchissements et des surprises, est-il possible de retrouver dans le comportement soviétique sur les affaires allemandes un fil conducteur au moins partiel ? ou s’agit-il de réactions improvisées, au gré des événements ? Il est clair que tout un pan de la politique allemande de Moscou est en train de disparaître : la tentative d’instaurer en RDA un régime marxiste-léniniste de stricte obédience, et plus encore, selon l’orgueilleuse formule, de « construire la Nation socialiste allemande ». Certes, cet abandon ne s’explique que par la profondeur de la crise interne de l’Union Soviétique et par cette sorte de repliement sur soi qu’elle entraîne ; mais la résistance opiniâtre, à travers plusieurs décennies, des Allemands de l’Est à l’égard du système qu’on prétendait leur imposer, y a aussi une grande part. Il convient de noter que, si la relève de la garde opérée à Berlin-Est était en somme prévisible et « naturelle », elle n’impliquait pas en elle-même une telle évolution du régime. L’ébranlement n’est venu que lorsque les dirigeants est-allemands eurent constaté que la ligne dure ne trouvait plus d’appui à Moscou8. En fait, la ligne de repli choisie par Moscou se retrouve ailleurs, puisque ce sont également des démocraties pluralistes qui, selon des modalités diverses, s’instaurent en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et peut-être demain en Roumanie. Mais en RDA, cela pose, il est vrai, de tout autres problèmes.
20Cependant, il est un aspect de la question sur lequel l’URSS s’efforce de maintenir une position qui a été constamment la sienne depuis 1949 : la sauvegarde des acquis de la Seconde Guerre mondiale, et notamment du tracé des frontières qui en résulte. Sur ce dernier point, M. Gorbatchev est très net et il l’a redit clairement au Président Mitterrand9. Il sait qu’il trouve là un terrain relativement solide, et un écho favorable dans beaucoup de pays, à l’Est et à l’Ouest. C’est une revendication qui, de plus, laisse place à beaucoup de souplesse, en fonction du degré de perméabilité que l’on veut bien donner à ces frontières, et l’on vient de voir qu’en la matière l’Est est déjà allé très loin. Mais en même temps, derrière ce vocable se profile une autre revendication, sur laquelle Moscou est sans doute déterminé à rester ferme, à savoir le stationnement de ses forces armées. Souplesse et fermeté conjuguées, voilà donc deux aspects de cette nouvelle définition de la politique allemande de l’URSS, débarrassée de ses aspects idéologiques.
21Mais la frontière interallemande est d’une nature particulière, et plus encore le mur de Berlin. Dans un premier temps, l’ouverture, la perméabilité de ces barrières apportent déjà un considérable apaisement. À plus long terme, des frontières peuvent n’être plus que des limites administratives d’une importance toute relative, à partir du moment où elles ne séparent plus des systèmes antagonistes. Or tel semble devoir être le cas, sauf coup de théâtre. Mais ouvrir les frontières interallemandes, et au degré spectaculaire qui vient d’être atteint, posera bientôt d’autres problèmes, et d’abord celui de la viabilité de l’économie est-allemande. Dans leur grande majorité, ils sont bien retournés chez eux, ces visiteurs qui, par centaines de milliers, sont venus à Berlin-Ouest durant ce que l’on pourrait appeler, songeant à 1848, « les Trois Glorieuses » de Berlin. Mais il conviendra d’observer à quel rythme continueront de venir ceux qui rejoindront l’Ouest sans esprit de retour, comme aussi dans quelle mesure se fera sentir un certain retour au bercail, parmi ceux qui avaient cru partir pour toujours, avant l’ère des réformes. À titre de repère, on se souviendra que, durant le printemps et l’été de 1961, les départs de RDA, qui avaient motivé la construction du mur, étaient de l’ordre de mille par jour. Or, au début de l’année 1990, leur nombre oscille à nouveau entre 1 000 et 2 000. Le nouveau régime est-allemand convaincra-t-il ses ressortissants de rester, dans des proportions permettant de stabiliser la situation ? Un autre facteur prendra une importance croissante : la compétitivité de l’économie est-allemande. Ce qui supposera un énorme effort de modernisation, donc d’investissement. Problème moins immédiat mais d’autant plus contraignant que la frontière sera plus ouverte.
22L’autre face de la politique allemande de Moscou concerne les relations avec la République fédérale. À l’égard de celle-ci, l’URSS semble être entrée dans une phase alliant l’apaisement et l’expectative. Bonn a cessé d’être le Prügelknabe, et c’est bien la moindre des choses, puisque la RFA est parmi les plus enthousiastes soutiens de la perestroïka ! On lui sait gré aussi de ne pas jeter de l’huile sur le feu, à propos des événements de RDA. Et l’on a conscience que pour réaliser leur modernisation économique, Russie et Allemagne de l’Est auront besoin de l’aide et des capitaux ouest-allemands, que la République fédérale sera, parmi tous les Occidentaux, le partenaire dont les motivations pour ce faire seront les plus fortes. Encore faudra-t-il que les contreparties ne soient pas excessives, et qu’elles restent compatibles avec cette ligne de repli que l’on s’est fixée, du maintien d’un glacis, dont les régimes ne seront plus marxistes, mais qui resteront membres du Pacte. Si l’on semble même admettre qu’un pays comme la Hongrie s’en retire, on ne pourrait, sans capituler, accepter la même chose pour la RDA. Mais sur ce point, il est un argument tout trouvé, car n’est-il pas normal que les troupes russes continuent de stationner en RDA tant que des troupes américaines cantonnent en République fédérale ? Cela suppose que l’existence de la RDA ne soit pas remise en cause.
***
23L’évolution amorcée à l’Est depuis 1985 s’est accélérée au cours des derniers mois, au point de parfois paraître s’emballer. Pourtant, dans le fracas des événements, il semble qu’on puisse discerner à Moscou les contours d’une politique allemande qui s’efforce de garder une certaine cohérence, en éliminant tout ce que l’attitude antérieure avait d’excessif, de contre-nature, à savoir l’aspect idéologique, et qui reporte sa ligne de résistance sur la préservation de ses intérêts de grande puissance, sur le maintien des acquis de la guerre et des frontières qui en résultent. Globalement, l’URSS aspire à des relations plus harmonieuses avec l’Occident en général et avec l’Europe en particulier, pour pouvoir se concentrer sur son aggiornamento interne, mais aussi pour obtenir l’aide technologique et financière indispensable. La République fédérale, principale puissance économique européenne et occupant une position-clé, est appelée à jouer là un rôle décisif. Dans ce contexte, plusieurs remarques s’imposent. D’une part, la mise en veilleuse des objectifs idéologiques revêt, lorsqu’il s’agit de la RDA, un aspect particulier, car c’est aussi l’abandon de ce qui justifiait la création de cet état. Retrouvera-t-il une nouvelle raison d’être ? Lorsqu’elle aura retrouvé son dynamisme, l’URSS pourrait-elle reprendre ses objectifs idéologiques ? C’est supposer résolu un problème qui exigera du temps. Pour l’avenir prévisible, faire du maintien des frontières interétatiques le point fort de sa politique allemande est pour l’URSS une formule qui a le mérite de la clarté, et l’avantage de la souplesse. Des frontières peuvent, par leur plus ou moins grande perméabilité, permettre une vaste gamme de modalités de coopération, comme sont en train de le découvrir entre eux les pays de la Communauté Européenne. Derrière cette revendication, il est un point qui pour Moscou restera essentiel, et sans doute pour longtemps : le maintien de ses forces armées, éventuellement selon un dispositif moins dense. L’URSS semble y ajouter le refus d’une réunification en bonne et due forme. Mais on peut imaginer des modes de coopération économique et politique qui fourniraient des solutions de substitution satisfaisantes. Enfin, les événements récents, et le bouleversement que subit le monde communiste montrent à quel point étaient dans l’erreur ceux qui imaginaient une dérive de la République fédérale vers l’Est. Il y a bien dérive, mais c’est celle des pays de l’Est vers plus de démocratie et de libéralisme. Pour maîtriser cette dérive, ces pays auront besoin de l’aide de l’Occident.
24Reste l’avenir, qui, comme le disait le poète, « n’appartient à personne ! » Mais quand l’histoire se précipite, elle peut trébucher. Elle peut aussi amener des événements inattendus, comme hier à Berlin. Ainsi, pourrait-on concevoir que Moscou réitère la manœuvre de Staline de 1952, en proposant une Allemagne neutre et unie ? à cela on pourrait répondre que l’histoire ne passe pas deux fois les plats, qu’il s’agissait alors d’empêcher l’intégration de la République fédérale dans l’Occident, tandis qu’aujourd’hui cette intégration est faite, à tel point que l’Allemagne de l’Ouest est le composant européen le plus important, économiquement depuis longtemps et désormais politiquement. Un tel marché comporterait d’ailleurs pour l’URSS plus de sacrifices que d’avantages. Il signifierait l’abandon immédiat de la RDA, et – à plus long terme – du reste du glacis, c’est-à-dire de ce qu’elle cherche précisément à sauvegarder. Si un jour elle faisait une telle offre, ne serait-ce pas le signe qu’elle se trouverait aux abois et que, à toute extrémité, elle songerait à brader ce qui lui reste de politique allemande ? Ne devrait-on pas craindre alors, bien plus qu’une réponse positive de Bonn, d’autres réactions de désespoir de Moscou ? Nous n’en sommes pas là.
Notes de bas de page
1 Devant le 7e plenum du C.C. du SED, le 25 novembre 1983, in: Neues Deutschland, 26‑27 novembre 1983
2 Pravda, 2 août 1984.
3 Pravda, 21 juin 1985
4 Pravda, 8 juillet 1987.
5 Der Tagesspiegel, 7 octobre 1989.
6 Le Monde, 21 décembre 1989.
7 Le Figaro, 23-24 décembre 1989
8 Cf. les précisions apportées par Willy Brandt dans son interview au journal Le Monde, le 14 décembre 1989
9 Cf. la conférence de presse conjointe des deux chefs d’Etat.in: Pravda , 8 décembre 1989
Auteur
Chercheur à la Fondation Nationale des Sciences Politiques (CERI). Maître de conférences à l’I.E.P. de Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Médiations ou le métier de germaniste
Hommage à Pierre Bertaux
Gilbert Krebs, Hansgerd Schulte et Gerald Stieg (dir.)
1977
Tendenzen der deutschen Gegenwartssprache
Hans Jürgen Heringer, Gunhild Samson, Michel Kaufmann et al. (dir.)
1994
Volk, Reich und Nation 1806-1918
Texte zur Einheit Deutschlands in Staat, Wirtschaft und Gesellschaft
Gilbert Krebs et Bernard Poloni (dir.)
1994
Échanges culturels et relations diplomatiques
Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar
Gilbert Krebs et Hans Manfred Bock (dir.)
2005
Si loin, si proche...
Une langue européenne à découvrir : le néerlandais
Laurent Philippe Réguer
2004
France-Allemagne. Les défis de l'euro. Des politiques économiques entre traditions nationales et intégration
Bernd Zielinski et Michel Kauffmann (dir.)
2002