De la revue Der Ruf au « Groupe 47 »
p. 118-121
Texte intégral
1Dans le cadre chronologique de cette étude (1945/49), nous nous intéresserons plus particulièrement aux origines de ce groupe d’intellectuels et d’écrivains qui fut bientôt nommé « Groupe 47 » d’après l’année de sa fondation et par analogie avec le mouvement de renouveau politique, intellectuel et littéraire lancé en Espagne par la « Généracion del 98 » après la guerre perdue contre les États-Unis. Il y a une continuité à la fois de personnes et d’idées entre les rédacteurs de la revue d’après-guerre Der Ruf et les fondateurs du « Groupe 47 ». Lorsqu’en avril 1947, le gouvernement militaire américain menaça d’interdire le Ruf, l’accusant de nihilisme – mais en fait parce qu’on n’était plus d’accord avec l’orientation politique jugée trop à gauche – les rédacteurs en chef Hans Werner Richter et Alfred Andersch quittèrent la revue et se retrouvèrent quelques semaines après au Bannwaldsee pour la première réunion du « Groupe 47 ». Hans Werner Richter devait rester jusqu’à la fin (1967) à la fois l’organisateur et l’inspirateur du Groupe. Quelle était donc l’inspiration idéologique du Ruf et sa fonction politique et culturelle dans les toutes premières années de l’après-guerre ?
2La revue est née au début de l’année 45 dans les camps de prisonniers allemands aux états-Unis comme un élément du programme de « re-education » que le général Eisenhower destinait aux Allemands vaincus. Hans Werner Richter et Alfred Andersch furent parmi les premiers collaborateurs de cette revue de camp, qu’ils transférèrent à Munich après leur libération en 1946. La base du programme américain de rééducation était la thèse de la « culpabilité collective » (Kollektivschuldthese), d’après laquelle le peuple allemand tout entier était responsable des crimes nazis. Il fallait par conséquent changer la conscience des hommes par une rééducation appropriée pour en faire des démocrates authentiques. Un étrange prolongement de ce concept américain de dénazification se retrouve en 1985 dans le livre discuté et discutable de Brigitte Sauzay Le vertige allemand. L’auteur prétend que la démocratie a été une pièce rapportée en Allemagne fédérale, un octroi américain et que les nouveaux mouvements allemands, les Verts et les Pacifistes, renouent avec le vieux fond national et culturel – abandon à un irrationnel romantique, quête de l’absolu, etc. – ce même fond qui aurait nourri le fascisme hitlérien et le protestantisme luthérien (!). Cette idée de la continuité du destin allemand de Luther à Hitler se trouve également chez le célèbre germaniste français Edmond Vermeil.
3En tout cas, le groupe du Ruf s’opposait à ce genre de simplification en exigeant une approche différenciée de l’histoire allemande et en refusant catégoriquement la thèse de la « culpabilité collective ». Pour eux, il y a eu une résistance allemande à l’extérieur comme à l’intérieur et Hitler n’est pas l’aboutissement logique et nécessaire de l’histoire du peuple allemand.
4Un deuxième point de désaccord avec le gouvernement militaire américain portait sur la conception de la nouvelle société à construire après l’écroulement du Troisième Reich. Dans le contexte d’un conflit naissant avec l’Union Soviétique, les Américains avaient abandonné dès la fin de 1946 l’idée d’un plan Morgenthau – d’après le nom du ministre des finances de l’époque – qui prévoyait un démontage complet de l’industrie allemande et un large démantèlement géographique. Il fallait au contraire aider l’Allemagne de l’Ouest à récupérer sa force économique pour en faire un partenaire fort et fiable dans un système d’alliance atlantique. C’est ainsi que le plan Marshall a remplacé le plan Morgenthau. Ce tournant de la politique américaine à l’égard de l’Allemagne fut annoncé par le célèbre discours du Secrétaire d’État Byrnes en septembre 1946 à Stuttgart, un discours qui fut largement commenté par le Ruf. Il est tout naturel que les Américains pensent à une société de type américain : libérale, bourgeoise et capitaliste où une large place sera faite aux lois du marché et à la concurrence. On sait que c’est ce type de société que l’Allemagne de l’Ouest a finalement adopté en se démarquant très fortement par rapport à la société communiste imposée à l’Est. Les intellectuels autour du Ruf avaient une autre vision de l’avenir de l’Allemagne : ils voulaient une société plus radicalement démocratique, plus juste aussi et plus socialiste. Mais ils pensaient surtout qu’après le cataclysme hitlérien le renouveau de l’Allemagne devait être d’ordre moral et humaniste et non d’ordre économique et matériel. Le thème de la Vergangenheitsbewältigung signifie pour eux en premier lieu un « travail de deuil » intellectuel et moral ; en tout cas, il fallait assumer le passé allemand et non le refouler comme cela allait être le cas peu de temps après dans le vertige du miracle économique. L’exigence de rigueur morale et une critique permanente de la société de consommation vont être, en effet, les deux thèmes majeurs de la jeune littérature allemande d’après-guerre, dont les origines remontent en partie au groupe du Ruf qui, de son côté, a largement inspiré la pensée politique et sociale des écrivains du Groupe 47.
5Un troisième élément de conflit opposait les rédacteurs de la revue à l’Union Soviétique, avec une critique virulente du stalinisme et de ses crimes. Entre le capitalisme américain et le communisme soviétique, ils cherchaient la troisième voie d’un socialisme plus radical et plus humain – certains devaient parler plus tard d’un idéalisme utopique – mais ce qui est certain c’est qu’à l’époque ils se sont assis entre toutes les chaises. C’est ce que confirme Hans Werner Richter vingt ans après en décrivant le climat politique du Groupe 47 :
« Ils étaient presque tous de tendance socialiste, ils avaient été des ennemis inconditionnels du national-socialisme sous lequel ils avaient pourtant été obligés de servir comme soldats, et ils croyaient, dans les premières années d’après-guerre, à un renouveau radical. En critiquant, d’une part, la thèse de la culpabilité collective, la politique de rééducation et d’épuration anti-nazie du gouvernement militaire américain et, d’autre part, les pratiques socialistes du marxisme dogmatique du gouvernement militaire russe, ils étaient effectivement assis entre deux chaises »1.
6Après l’échec du Ruf, le passage d’une revue d’action politique à un cercle littéraire, le Groupe 47, ne peut cependant pas être considéré comme une fuite dans la tour d’ivoire. Bien au contraire, le message que pour une raison majeure politique on n’avait pas réussi à faire passer par la revue on souhaitait le faire passer par une « littérature engagée » – Jean-Paul Sartre était en effet le grand modèle pour cette jeune génération d’écrivains allemands. Mais en fait c’était une « littérature engagée sans programme »2. Il y avait bien une tendance politique commune, largement influencée par le Ruf, nous l’avons vu, mais sans aucune action concrète. On se situait à gauche, mais dans « une gauche sans patrie », c’est-à-dire sans aucun engagement dans un parti politique, tout au moins au début.
7Sur le plan de l’organisation, le Groupe 47 ne manquait pas non plus d’originalité. Voilà comment le décrit un de ses membres fondateurs, le poète Hans Magnus Enzensberger :
« Le Groupe 47, je ne le sais que trop bien, n’a pas d’insigne. C’est triste à dire, mais il n’a pas non plus de président d’honneur, pas de secrétaire général, pas de rapporteur, pas de membres. Il n’a pas de compte chèque postal, ce n’est pas non plus une association déclarée. Il n’a ni siège social, ni statut. Aucun étranger n’en saurait mesurer l’importance dans un pays où le génocide n’est pas concevable sans dossiers et où même le mouvement anarchiste recense ses membres moyennant un fichier bien tenu. Il n’y a que deux explications à cela : ou le Groupe 47 est une légende ou, ce qui serait pire, c’est une “clique”. Trois jours par an cette “clique” à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir forme un cénacle littéraire à peu près unique dans l’histoire de l’Allemagne ».3
8Le Groupe 47 a joué le rôle d’un salon littéraire avec un pouvoir discrétionnaire réel bien que non fondé en droit. En effet, sous la discrète et intelligente direction de son animateur, Hans Werner Richter, des écrivains, des critiques, des éditeurs se réunissaient une fois par an pour lire et discuter ensemble des manuscrits inédits afin de déceler et de faire connaître au grand public de jeunes talents jusqu’alors inconnus. Au fil des années, le Groupe est devenu un véritable tribunal littéraire dont le seul critère de décision fut la qualité, le seul critère d’arbitrage le bon goût et la seule raison d’être le succès. En fait, le palmarès des prix décernés par le Groupe 47 après passage sur la « chaise électrique », c’est-à-dire lecture et discussion critique d’un texte sans que l’auteur ait le droit de se défendre, contient une liste impressionnante de noms célèbres : Günther Eich (1950), Heinrich Böll (1951), Ilse Aichinger (1952), Ingeborg Bachmann (1953), Martin Walser (1955), Günter Grass (1958), Johannes Bobrowski (1962), Peter Bichsel (1965), Jürgen Becker (1967). Le prix était recherché, moins pour la somme d’argent qu’il comportait (entre 1000 et 7000 DM suivant les années et la générosité des donateurs, généralement des éditeurs), que pour la publicité qu’il conférait aux jeunes auteurs, due à la présence à la fois des critiques et d’éditeurs. Les jugements rendus par le Groupe 47 donnaient aux ouvrages primés un label de qualité qui en assurait à la fois la publication et le succès, de sorte que les adversaires du Groupe ont pu parler de monopole, de dictature et de censure.
9Le Groupe a tenu sa dernière réunion importante en 1967, à la suite de laquelle il s’est dissout lui-même pour des raisons de tensions internes, à la fois politiques, littéraires et de personnes. En fait, le Groupe s’est sclérosé dans une institution officielle du marché littéraire à grand renfort de battage médiatique, ce qui lui valait de vives critiques par des écrivains de la seconde génération comme Peter Handke par exemple, qui dans la mouvance de 68 commençaient à mettre en question l’autorité de leurs anciens.
Bibliographie
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Hans Werner Richter und Walter Mannzen (Hg.) : Almanach der Gruppe 47. 1947-1962. Reinbek 1962
Reinhard Lettau (Hg.) : Die Gruppe 47. Bericht, Kritik, Polemik. Ein Handbuch. Neuwied/Berlin, 1967
Heinz Ludwig Arnold (Hg.) : Die Gruppe 47. Text und Kritik. Sonderband, München, 1980
Friedrich Kröll : Die Gruppe 47,. Soziale Lage und gesellschaftliches Bewußtsein literarischer Intelligenz in der Bundesrepublik. Metzler Studienausgabe, Stuttgart, 1977
10.1007/978-3-476-03084-9 :Notes de bas de page
Auteur
Professeur, Paris III
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