Un système de règlement des conflits par la concertation
p. 48-58
Texte intégral
1Si le « modèle autrichien » a joui, au commencement des années 80, d’une telle popularité auprès des hommes politiques de toutes tendances, depuis les conservateurs jusqu’aux eurocommunistes italiens, en passant par les socialistes français, qui s’y sont beaucoup référés pendant la campagne électorale de 1981, cela est dû sans doute principalement au fait qu’en un temps de crise, le modèle autrichien est apparu comme un système dont la politique économique connaît d’indéniables succès et qui garantit la paix sociale, ou du moins, qui limite les conflits.
2Et de fait, les conflits industriels, les conflits du travail sont rares en Autriche, comme d’ailleurs toutes les autres sortes de conflits ; la violence politique reste limitée – surtout si on compare l’Autriche d’aujourd’hui à celle de la période d’entre les deux guerres mondiales – et le pays ne se trouve guère impliqué dans les conflits internationaux de quelque nature que ce soit. Non seulement on constate l’absence de conflits ouverts, apparents, on doit admettre aussi qu’il n’y a guère de signes qui pourraient faire supposer l’existence de conflits latents. On n’y trouve pas de trace d’instabilité politique, de cette « ingouvernabilité » qui caractérise, par exemple, le régime italien, où depuis la guerre on use en moyenne un nouveau gouvernement tous les neuf mois. C’est vainement aussi qu’on chercherait en Autriche des indices de conflits refoulés : il n’y a aucune opposition politique importante et organisée qui mette en cause fondamentalement le système ; la participation électorale est très importante ; les effectifs des partis et des organisations ne diminuent guère ; guère de traces non plus d’autres formes de conflits intérieurs, comme par exemple du refus organisé de l’impôt.
3La question se pose alors : sommes nous en présence d’une société qui est exempte de conflits par principe, ou bien l’Autriche connaît-elle une façon particulièrement efficace de régler les conflits. Comme l’a montré Thomas Lachs, l’expérience de notre histoire nationale nous interdit de chercher l’explication de cette paix sociale dans une « bonhomie innée », dans ce naturel heureux des Autrichiens qu’on appelle la Gemütlichkeit, dans leur tempérament – ou leur absence de tempérament – ainsi qu’ils aiment à le dire eux-mêmes.
4Les explications sont manifestement à chercher dans l’existence d’un certain système institutionnalisé de règlement des conflits.
Deux tendances séculaires
5Si l’on élargit la perspective historique et si on admet qu’il y a dans tous les systèmes politiques occidentaux des tendances qui s’inscrivent dans la longue durée, on constate qu’il y a deux domaines où l’évolution autrichienne est particulièrement intéressante : c’est, d’une part, une tendance séculaire – mise en évidence par Kirchheimer – au remplacement progressif des partis de classe traditionnels par des partis « à large spectre », des « catch-all parties » ; et c’est d’autre part, la tendance – moins avancée, à mon avis, mais ébauchée dans tous les pays – à une coopération des organisations représentatives d’intérêts économiques et sociaux pour influencer la politique économique.
6Pour ce qui est de la première de ces évolutions séculaires, l’Autriche se situe, si l’on peut dire, en queue du peloton : le comportement électoral et les autres formes de comportement politique sont encore largement déterminés par les facteurs de classe et de structure sociale, beaucoup plus fortement en tout cas que dans tous les autres pays européens. Une étude comparative récente a montré, il est vrai, que ce comportement s’atténuait, mais les partis politiques autrichiens continuent à être essentiellement des partis de classes, beaucoup plus que les partis allemands, français ou italiens.
7Pour ce qui est en revanche de la deuxième de ces tendances, l’évolution vers un système d’organisations socio-économiques ayant pour tâche d’accorder les intérêts et de régler les conflits, l’Autriche est très en avance sur les autres pays. C’est peut-être elle qui se rapproche le plus du système que les sciences sociales appellent le corporatisme ou le néo-corporatisme. Monsieur Rovan a proposé pour cela le terme d’« état corporatif déchristianisé », par référence au « clérico-corporatisme » autrichien des années 1930. En Autriche, où pour des raisons évidentes on n’aime pas beaucoup le mot Ständestaat, État corporatiste, on préfère généralement parler de Verbändestaat, État associationniste ou de Kammerstaat, État caméraliste.
*
8Je voudrais essayer de dépasser la simple description du système, que l’on trouvera par ailleurs, pour essayer de dégager de manière relativement abstraite et sans m’arrêter aux arrangements institutionnels concrets, les principaux éléments constitutifs de ce modèle. Celui-ci n’est pas nécessairement transférable, mais on peut du moins en vérifier la validité et éventuellement en découvrir, dans d’autres systèmes politiques, des amorces qui ne demandent qu’à se développer.
9J’essaierai de répondre à trois questions:
Comment se fait, dans ce système, la représentation des intérêts ?
Comment les groupes coopèrent-ils dans la représentation de ces intérêts ?
Quelles sont les conditions et les contextes sociaux nécessaires pour qu’un tel système puisse fonctionner ?
Un système cohérent et centralisé
10Pour ce qui est du premier point, il faut relever que tous les intérêts économiques et professionnels importants ont leur représentation, généralement même plusieurs représentations. Grâce au système des Chambres (Kammern), il existe une représentation obligatoire de tous les intérêts socio-économiques, mais il existe aussi – et c’est un élément qui me paraît tout à fait essentiel – une structure parallèle, un ensemble d’organisations fondées sur l’adhésion volontaire : Association des Industriels pour les entrepreneurs, syndicats pour les salariés. Ce qui est étonnant c’est que, malgré l’existence du système d’organisations obligatoires, les organisations volontaires ont une énorme représentativité, ont des effectifs nombreux, de gens donc qui sont déjà par ailleurs membres des Chambres. Le système se caractérise ainsi par une représentativité maximale : il n’existe aucun intérêt qui ne soit pas représenté au moins une fois, le plus souvent plusieurs fois.
11La deuxième caractéristique est que tous les intérêts sont représentés par un nombre d’organisations aussi réduit que possible. Les quatre ou cinq grandes organisations (suivant que l’on inclut l’Association des industriels ou non) représentent tous les intérêts. Cette même concentration extrême se retrouve à l’intérieur des différentes organisations, en particulier dans les syndicats. Il n’existe que quinze syndicats d’industrie regroupés dans une confédération dont le degré de concentration dépasse tous les modèles étrangers. Cette concentration se trouve accentuée par le fait que chaque syndicat détient une position de monopole dans son secteur industriel et défend cette position. Cela signifie qu’il n’y a pas de concurrence dans la représentation des intérêts, à quelque niveau que ce soit.
12Tous les intérêts font l’objet de négociations qui se déroulent le plus près possible du « sommet » : celui-ci dispose d’énormes pouvoirs de décision. On parle à ce sujet de « diplomatie secrète » et de « rencontres au sommet » entre les directions des organisations. On retrouve certes cette centralisation dans certaines organisations d’autres pays, mais elle atteint en Autriche un degré qui n’a aucun équivalent nulle part et qui serait considéré dans la plupart des pays industrialisés occidentaux comme un cas limite d’organisation démocratique. Un exemple peut illustrer ce propos : non seulement la confédération syndicale a tout pouvoir d’intervention dans les syndicats qui lui sont affiliés ; elle possède également des prérogatives décisives sur le plan financier : 80 % de la masse financière dont dispose la Confédération sont à la disposition de la centrale, 20 % seulement reviennent aux syndicats affiliés. Dans tous les autres pays comparables, les proportions sont à peu près inverses.
13La décentralisation, sans doute nécessaire et souhaitable pour un fonctionnement démocratique, a aussi des inconvénients : elle accroît encore les inégalités de poids et d’influence qui existent au départ pour des raisons économiques, historiques ou géographiques. Par contre une organisation fortement centralisée peut remédier à ces inégalités. Cette centralisation est un élément tout à fait essentiel des organisations socio-économiques autrichiennes : elle est très prononcée dans les syndicats, mais existe aussi dans les organisations patronales. Pourtant chez ces dernières, il est beaucoup plus rare que les directions centrales puissent décider en toute liberté de la politique que les entreprises adhérentes doivent mener. En effet, les chefs d’entreprise ont un pouvoir par eux-mêmes et sont rarement disposés à en céder une parcelle à de telles organisations, tandis que dans les syndicats ouvriers toute l’autorité émane de l’organisation, le salarié isolé n’ayant aucun moyen d’exercer un pouvoir.
14Un autre aspect important à mentionner, c’est l’intégration verticale des différents niveaux où se règlent ces conflits d’intérêts entre groupes sociaux et économiques. On peut se représenter cela comme un système de poupées russes : les décisions et les procédures de conciliation des intérêts sont harmonisées et synchronisées depuis le niveau national jusqu’au niveau de l’entreprise.
15Au niveau des entreprises, il y a quelque chose qui ressemble apparemment à ce qu’on trouve en France : d’une part les Betriebsräte (Conseils d’entreprise) qui ressemblent aux Comités d’entreprise, d’autre part les « sections syndicales ». Mais en Autriche, ce qui a été conçu comme une structure double, parallèle, s’est confondu dans la pratique et constitue un système unique. Les Conseils d’entreprise ne peuvent pas agir de façon autonome et sous leur propre responsabilité, comme par exemple les shop-stewards du système anglais. D’un côté, les conseils d’entreprise sont protégés par la loi vis-à-vis de la direction de l’entreprise et reçoivent même de la part de celle-ci certains moyens pour pouvoir agir de manière autonome ; mais d’un autre côté ce cadre légal protège aussi d’une certaine manière les Conseils d’entreprise contre le reste du personnel, il les met à part.
16Qu’ils le veuillent ou non, les Conseils d’entreprise sont placés par le code du travail dans une position intermédiaire qui leur octroie une certaine part d’autonomie aussi bien à l’égard des gens qu’ils représentent, donc du personnel de l’usine, qu’à l’égard de la direction. Et, deuxième point, le code du travail permet une certaine hiérarchisation des niveaux de décision : il privilégie les considérations qui dépassent le niveau de l’entreprise, qui prennent en compte les intérêts nationaux, ceux de l’économie du pays dans son ensemble et il subordonne à ces considérations générales toutes celles qui relèvent d’intérêts particuliers, catégoriels, corporatistes ou autres.
17Cette coordination entre les différents niveaux de concertation est un fait important. En France ou plus encore en Angleterre, qui est à cet égard un cas extrême, le système est éclaté et éparpillé et le pouvoir des Conseils d’entreprise sur le plan local dépend du degré de mobilisation des personnels, parce que sans cela ils n’auraient aucun soutien. Au contraire, en Autriche, on donne en quelque sorte une prime au comportement conciliant. Les particularités structurelles déterminent ainsi tout le reste et ne permettent guère un comportement politique différent.
18Un autre élément important est ce qu’on pourrait appeler la rationalisation organisationnelle ou la modernisation de ces appareils de représentation des intérêts. Le système autrichien est un système extrêmement élaboré qui tend à rendre les appareils indépendants des membres. C’est ainsi qu’un problème bien connu de tous les syndicats du monde est d’obtenir de leurs adhérents qu’ils leur restent fidèles et continuent à verser leur cotisation : en Autriche, il existe des accords entre les entreprises et les syndicats qui font que dans la plupart des entreprises publiques bien sûr, mais aussi dans de nombreuses grandes entreprises du secteur privé, les cotisations syndicales sont déduites automatiquement des salaires et virées par l’entreprise aux syndicats. Ainsi les chefs d’entreprise, agissant au nom des syndicats, prennent en charge un des problèmes essentiels pour la survie des syndicats en tant qu’organisations.
Une coopération bien rodée
19Comment les organisations représentatives des intérêts économiques et sociaux coopèrent-elles ; quelles sont leurs compétences en matière de politique économique ? On a déjà signalé qu’un des secrets de leur réussite résidait dans le fait qu’il n’existait rien qui ne puisse faire l’objet de discussion dans le cadre du système. Il n’existe a priori aucune limite de compétence ; en ce qui concerne la politique économique, financière et sociale, le champ des compétences de la Sozialpartnerschaft est aussi large que possible ; elle a pratiquement un monopole de compétence et ce à tous les niveaux de décision, depuis la préparation de l’opinion jusqu’à la mise en œuvre des lois, en passant par l’examen des projets de loi qui lui sont soumis pour avis.
20Un deuxième point à mettre en lumière, c’est que l’État n’exerce aucune action de régulation ou de contrôle sur cette coopération entre organisations représentatives des intérêts économiques et sociaux. Certes les tentatives n’ont pas manqué pour réglementer et réguler ce système, pour le définir dans un cadre constitutionnel. Mais dans la réalité, le système ne repose ni sur une loi, ni sur la constitution ; il reste en dehors de tout cadre juridique. On constate que les instances les plus importantes, par exemple la Commission paritaire, non seulement n’est pas ancrée dans le droit constitutionnel, mais qu’elle est probablement anticonstitutionnelle, comme l’était un de ses prédécesseurs, le « directoire économique du gouvernement fédéral » qui a été dissout à la demande de la Cour Constitutionnelle.
21Ces institutions sont totalement informelles, la Commission Paritaire ne figure même pas au registre des associations. Elle n’a pas – il faut le rappeler – de siège permanent, ni de lieu de réunion officiel (elle se réunit là où se trouvent les personnes les plus importantes compte tenu du sujet qui se trouve à l’ordre du jour) ; il n’y a pas d’adresse, pas de numéro de téléphone, pas de budget, pas de bilan financier, donc pas de commissaire aux comptes, pas de membres permanents ; il n’y a pas de règlement intérieur – sauf pour une des sous-commissions, mais même là on ne s’y tient pas – il n’y a pas de statuts, peu d’accords écrits et là où sont prises les décisions les plus importantes, à savoir lors de la réunion préparatoire des Présidents, tout se passe de la manière la plus informelle.
22Non seulement les institutions centrales de ce système de concertation entre partenaires économiques et sociaux ont été créées comme des solutions provisoires, mais elle le sont restées, sans jamais avoir été formalisées. Cela aussi est en contradiction avec ce qui se pratique dans d’autres pays, par exemple aux Pays-Bas qui ont dans le domaine de la politique générale des salaires un système très élaboré, formalisé jusque dans le moindre détail, et qui a fait faillite sans doute à cause de cela précisément. Lorsqu’il n’existe pas de volonté commune de coopération, même les meilleures règles ne sont pas une protection.
23Un troisième point est celui des rapports entre le parlementarisme et le système des organisations économiques et sociales. Mon opinion – mais c’est une opinion que peu de gens partagent – est que ce système conquiert une autonomie et une importance croissantes et constitue une sorte de système circulatoire parallèle dans la vie politique autrichienne. Ma thèse est que ce système circulatoire-bis (c’est-à-dire la Commission Paritaire et tout le domaine de la Wirtschafts- und Sozialpartnerschaft) s’est fortement développé et a fait passer, comme l’a remarqué le professeur J. Rovan, le parlementarisme au second plan.
24Toutes les ressources importantes des partis qui jouent un rôle dans un système politique, à savoir les moyens financiers, la compétence et un certain potentiel de voix sûres, les partis autrichiens les tiennent des organisations représentatives des intérêts socio-économiques qui leur sont proches. Ce sont ces dernières, c’est-à-dire les syndicats, les associations et les Chambres, beaucoup plus que les partis, qui détiennent ces trois types de ressources, ces moyens névralgiques et stratégiques du pouvoir. C’est ce qui explique l’influence qu’elles exercent sur les partis. Non contentes d’être détentrices des principales ressources de la vie politique, ces grandes organisations organisent également la politique de croissance, c’est-à-dire le principal facteur d’intégration des classes et des groupes sociaux.
25Selon quelles règles ces appareils coopèrent-ils ? D’une part, il existe – nous l’avons déjà évoqué – une construction paritaire, une sorte de concrétisation du compromis historique. Pour toutes les décisions générales, celles qui dépassent le niveau de l’entreprise, les deux partenaires, le Travail et le Capital, sont représentés à égalité. Je crois que cela a eu pour conséquence, à terme, d’équilibrer le rapport des forces. Car ce qui est la marque constitutive d’une économie libérale de type capitaliste, à savoir la prépondérance que la loi du marché donne au capital, est atténué ici au bénéfice des organisations ouvrières qui gagnent en pouvoir, du fait que les décisions du marché passent au second plan dans les nombreux secteurs où les décisions résultent de la négociation. Je crois que c’est une évolution que l’on peut suivre tout au long de l’histoire de la Seconde République.
26Il est d’autant plus étonnant de voir que la gauche critique ce système de Wirtschaftspartnerschaft, sur le plan du pouvoir des organisations. Ce système a certainement avantagé les syndicats, les Chambres des Travailleurs, les organisations du mouvement ouvrier ; pas toujours, il est vrai, la classe ouvrière elle-même, mais que serait cette dernière en dehors de ses organisations ?
27Un autre facteur important est le principe d’unanimité. Il implique une certaine contrainte au compromis et garantit un consensus minimal. Pour les deux partenaires, cela constitue une garantie, empêchant que l’un des deux puisse dominer l’autre ; le principe d’unanimité rend de surcroît absurde toute résistance a posteriori contre les décisions prises. Et cela est valable pour n’importe quel genre de décisions, même lorsqu’il s’agit, par exemple, de la fixation du prix du demi de bière.
28Un autre facteur important qui me semble jouer un très grand rôle dans le fonctionnement du système est sa tendance à prendre en compte des données économiques globales. Même lorsqu’elles parlent des intérêts particuliers des groupes qu’elles représentent, ces organisations représentatives de très grands blocs d’intérêts sont obligées de tenir compte de considérations économiques générales allant dans le sens de la maximisation du bien-être et de la croissance. En d’autres termes, à partir du moment où les syndicats sont tellement puissants que leurs décisions en matière de politique salariale – ou dans n’importe quel autre domaine – modifient des données d’importance globale pour l’économie du pays tout entier, ils sont obligés, même lorsqu’ils défendent les intérêts spécifiques de leurs adhérents, de tenir compte des exigences de la rationalité économique globale. Si l’on veut, la rationalité ou la rationalisation du système capitaliste devient un facteur permanent dont les organismes représentatifs d’intérêts doivent tenir compte pour déterminer leur politique. Et ils le font parce qu’il n’y a pas d’alternative : à moins d’accepter l’échec total et donc leur propre disparition en tant qu’organisations de représentation des intérêts de leurs adhérents, ils n’ont pas d’autre issue que d’intégrer dans leur stratégie ce détour obligé par les nécessités économiques globales.
29Il y a aussi ce que j’appellerais volontiers la « socialisation du succès ». En effet, lorsqu’il existe un certain consensus fondamental sur ce que devrait être l’objectif de la coopération entre les partenaires sociaux, il faut, indépendamment même des échecs et de réussites réelles de la politique suivie, faire en sorte que les succès soient mis au compte de la Sozialpartnerschaft. En Autriche, tout ce que la population perçoit comme une réussite, elle le met au compte de l’action des partenaires sociaux – tous les sondages le montrent. Les échecs, quant à eux, sont considérés comme échappant aux possibilités de l’action politique.
30Un autre élément qui joue un rôle considérable dans ce système de concertation est ce qu’on pourrait appeler la sous-idéologisation ou la désidéologisation. La Sozialpartnerschaft elle-même ne peut pas devenir une idéologie. Elle véhicule certes certaines conceptions ou illusions sur l’harmonie sociale ; mais ce n’est pas une conscience partagée par tous ceux qui participent à cette Sozialpartnerschaft. Les conservateurs disent que le système est le contraire de la lutte des classes ou que c’est une victoire sur la lutte des classes, une nouvelle ère dans l’histoire des formes de la confrontation politique. Les socialistes quant à eux sont plus embarrassés : en principe ils restent attachés au vieux modèle de la lutte des classes et ont trouvé toutes sortes de formules pour désigner le nouveau système : « la lutte des classes autour du tapis vert », selon l’expression de Renner, ou « la sublimation de la lutte des classes » suivant Bruno Kreisky. Dans l’ensemble pourtant, ils sont gênés aux entournures : dans leur programme de 1978, on ne trouve pas un mot sur ce phénomène politique, pourtant essentiel pour la survie de leurs organisations et de la deuxième République autrichienne.
31Je crois que le secret du succès de la concertation réside là, dans cette contradiction. Comme le professeur Pelinka l’a montré dans un article reposant sur une enquête menée auprès des membres de la Commission Paritaire : 80 à 90 % des conservateurs estiment que c’est bien le contraire de la lutte des classes, que la lutte des classes est enfin dépassée. Et inversement 80 à 90% des socialistes et de tous les membres des Chambres du Travail et des syndicats disent : « Non, bien sûr, c’est une forme de la lutte des classes, simplement une autre forme ». Le succès de la formule réside, me semble-t-il, dans le fait que les deux partenaires n’ont pas besoin de se mettre d’accord sur le plan politique et idéologique et peuvent vendre à leurs clientèles respectives, à ceux dont ils représentent les intérêts, leur propre version de la Sozialpartnerschaft pour assurer la cohésion idéologique de chacun des deux camps. Or cette cohésion idéologique interne des deux camps est très importante pour la survie de la Sozialpartnerschaft, dans la mesure où les directions politiques et les instances dirigeantes des organisations représentatives des intérêts sont investis d’une confiance quasi inconditionnelle de la part de leurs mandants, qu’ils peuvent en toute indépendance conclure des accords entre eux au niveau des directions suprêmes et les imposer ensuite sans craindre de les voir remettre en cause par la base.
32Pour cela il est nécessaire de créer et de maintenir au sein de chaque camp une très grande discipline, l’obéissance, la fidélité et le loyalisme politique. C’est pourquoi il serait sans doute dangereux de vouloir propager une idéologie commune d’harmonie fondée sur la Sozialpartnerschaft. Cette idéologie n’existe pas : le système est le fruit de la nécessité et ne peut pas se transformer par lui-même en idéologie.
33Ce système est tout le contraire d’un système pluraliste. Il n’y a pas vraiment de représentation pour tous les intérêts existants : le système n’admet pas de groupes d’intérêts concurrents ; au contraire, il y a de tous les côtés des monopoles jalousement gardés. Ce n’est pas le modèle de la libre concurrence des intérêts, arbitrée par le marché politique ; au contraire, les seuls intérêts représentés sont ceux qui correspondent à l’antagonisme de base entre le travail et le capital et les deux sont représentés par des monopoles. Pour l’essentiel, ce sont les intérêts des producteurs qui sont représentés. Un véritable système pluraliste est fondé sur l’idée que les intérêts particuliers des organisations se neutralisent mutuellement et que l’État trône au-dessus de tout cela en tant qu’arbitre. C’est cela précisément qui n’est pas possible dans le modèle autrichien. Au contraire, en agissant d’un commun d’accord, et dans la mesure où elles agissent d’un commun accord, les organisations colonisent pour ainsi dire l’État et se le partagent entre elles. L’État n’est plus l’arbitre et il n’est nullement un État fort ; c’est au contraire un État qui ne peut agir que suivant des décisions prises préalablement en commun par les organisations des partenaires sociaux.
Le contexte social
34Comment un tel système est-il possible, abstraction faite des contingences historiques, des hasards et des particularités déjà évoquées ici ? Je crois qu’il y a un phénomène dont on ne peut assez dire l’importance : de nos jours les institutions doivent être en harmonie avec une structure sociale et ne peuvent fonctionner que si elles représentent cette structure sociale, quel que soit le nom qu’on lui donne : rapports de classes, réalités économiques, etc. Or il existe en Autriche une coexistence entre le capitalisme familial, le capitalisme d’État et les investisseurs étrangers. Chacun de ces groupes détient environ un tiers du pouvoir économique. Et il y a une longue tradition de l’État centralisé, de l’État-providence qui comporte aussi des aspects très défavorables à la concurrence.
35Il existe quelque chose qu’Otto Bauer a déjà cru apercevoir – à tort me semble-t-il – au lendemain de la révolution autrichienne de 1918, quelque chose que les nationalisations d’après 1945 n’ont nullement provoqué, qui s’est formé par une lente évolution au cours des années de la Seconde République : c’est la modification du rapport des forces en faveur des organisations ouvrières, grâce à la Sozialpartnerschaft. Mais si la thèse de l’équilibre des pouvoirs – suivant le modèle du fléau de la balance – est exacte, ce rééquilibrage des pouvoirs a quelque part ses limites et ces limites semblent atteintes à présent.
36Sur quoi repose cet équilibre des forces entre les classes dans la Seconde République ? Pour ce qui est de la Première République, Otto Bauer estimait que l’équilibre des forces résultait de la dépendance économique vis-à-vis de l’étranger et de la menace militaire étrangère. On pourrait évidemment trouver très exactement la même chose aujourd’hui, dans la situation géopolitique de notre Seconde République, dans l’intégration croissante d’une petite économie nationale « ouverte » dans le système économique international, intégration qui a pris au cours des vingt ou trente dernières années des proportions tout à fait dramatiques et a contraint les deux principaux groupes représentatifs des intérêts socio-économiques à coopérer pour permettre à notre petit État de s’affirmer dans la nouvelle division internationale du travail.
37Quant aux nationalisations, déjà évoquées ici à plusieurs reprises, elles semblent avoir deux fonctions : d’une part elles permettent d’atteindre certains objectifs de politique générale à travers la politique de l’emploi et la politique industrielle, d’autre part, grâce à l’octroi de postes dirigeants, elle permet de garantir une certaine répartition des positions et un consensus de base des travailleurs, leur identification avec le système.
38Comment la coopération entre les grandes organisations se traduit-elle dans la conscience des gens et comment l’obligation du compromis qui résulte de l’adaptation d’une petite économie nationale aux exigences de l’économie mondiale se répercute-t-elle dans la conscience de ce qu’on appelle l’alliance productive nationale du travail et du capital.
39Des sondages donnent à ce sujet quelques éléments de réponse. La question posée était : « Quel est le système économique dans lequel nous vivons en Autriche ? » Une très grande majorité a répondu : nous vivons dans un système de Sozialpartnerschaft ; 25 % ont répondu : nous vivons dans un système économique socialiste ; 22 % ont estimé que nous vivions dans un système d’économie de marché et seulement 5 % ont déclaré : nous vivons dans un système économique capitaliste. On peut dire qu’il s’agit d’une fausse conscience au sens classique du terme chez Marx – et c’est sûrement cela aussi – mais il y a plus, car toute fausse conscience a ses raisons d’être.
40Il est intéressant de voir comment ces différentes catégories de réponses coïncidaient avec le degré de satisfaction des personnes interrogées : ceux qui avaient donné la réponse « nous vivons dans un système de Sozialpartnerschaft » étaient davantage satisfaits du système que ceux qui avaient parlé d’un « système capitaliste ». Par ailleurs ce sont en majorité les adeptes classiques du FPÖ qui ont parlé d’un système économique « capitaliste », ce qui comporte chez eux manifestement encore des connotations antisémites typiques de l’anticapitalisme classique de la droite, qui n’existe plus guère à gauche.
41Ensuite il faut voir qui s’est montré satisfait de ce système économique. Il apparaît que les groupes les plus satisfaits étaient socialement les moins favorisés. Les plus mécontents étaient les chefs d’entreprises, les représentants des professions libérales et les indépendants, les plus satisfaits les ouvriers sans qualification, les ouvriers professionnels et les ouvriers spécialisés. C’est donc un système qui est en mesure de faire en sorte que ses « underdogs » sont les plus satisfaits et que les groupes objectivement les plus favorisés sont les moins satisfaits. Et lorsqu’on observe la statistique ou la chronique des conflits politiques de ces dernières années, on s’aperçoit que ce sont surtout les groupes privilégiés, les médecins, les professeurs d’université, etc. qui ont fait grève, tandis que les ouvriers n’ont pour ainsi dire pris aucune part aux conflits sociaux.
42Un dernier aspect de ce règlement des conflits, important à mon avis, est ce que j’ai appelé la naissance d’une nouvelle classe de technocrates au sein de laquelle est né un intérêt spécifique à la poursuite de cette coopération politique. Ce n’est pas en soi une classe possédante, selon les catégories de Max Weber ; elle ne possède pas de biens de production. Mais elle s’est donné des institutions qui lui ont permis de prendre part aux décisions importantes dans le domaine de la politique économique, par exemple le Comité consultatif économique et social. C’est-à-dire que nous avons là une classe qui possède, en quelque sorte, un monopole de qualification et qui s’est créé des institutions par lesquelles elles peut transformer ses qualifications en pouvoir ; elle a ainsi rejoint le groupe traditionnel des propriétaires d’entreprises pour devenir une classe dirigeante.
43Encore un mot, si vous le permettez, à propos des critiques adressés au système et à propos de ses limites. Sans aucun doute, dans la mesure où les conflits sont réglés sans cris, de façon parfaitement huilée, au niveau de grands, de gigantesques appareils, dotés d’un personnel nombreux et d’énormes moyens financiers, les membres sont forcément tenus dans une large mesure à l’écart. Le système est très centralisé, très « objectivé », concentré à tous les points de vue. Il existe un petit groupe d’experts et de permanents et de dirigeants qui prennent toutes les décisions. Mais lorsque de grands appareils de ce genre font de la politique, ils doivent inévitablement se comporter autrement que des organisations plus réduites, obligées de tenir compte du degré de mobilisation de leurs membres.
44On se trouve alors devant ce paradoxe que, plus une organisation représentative des intérêts a du succès dans la représentation de ses membres, moins elle a besoin de tenir compte de l’intérêt de ces membres. L’état d’esprit de ces membres n’est alors plus qu’un élément parmi d’autres : on en tient compte, l’on cherche à le connaître avec précision par des sondages, mais il ne détermine plus la politique de l’appareil. Au contraire, ce qui joue un rôle beaucoup plus important, ce sont des considérations de pouvoir politique, les exigences de l’économie globale, tout un ensemble de considérations et de calculs parmi lesquels les intérêts des adhérents ne sont plus qu’une donnée parmi beaucoup d’autres. À mesure que de tels appareils grandissent et obtiennent des succès, ils sont de moins en moins déterminés par leurs membres eux-mêmes ; ils s’éloignent des citoyens, des entreprises, des intérêts particuliers.
Auteur
Né en 1948, Professeur de sociologie au Centre Universitaire Européen de Florence et à l’Université de Vienne; Rédacteur en chef du Journal für soziale Forschung.
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