Esther Tellermann : l’exception d’une parole réincarnée
p. 213-220
Texte intégral
La poésie, c’est le bouche-abîme du réel désiré qui manque.
Pierre Reverdy
1Née en 1947, professeur de lettres et psychanalyste, Esther Tellermann avait fait paraître six livres d’une poésie dense et exigeante, dont la parenté avec celles de Paul Celan mais aussi de Saint-John Perse ne doit pas faire méconnaître l’originalité profonde : ils ont véritablement fait entendre, depuis vingt ans, une voix autre dans la poésie française contemporaine. Avant le livre de poèmes Terre exacte, elle a donné en 2004 un texte étrange, hors du commun, intitulé Une odeur humaine1, qu’elle a qualifié de « récit ».
Un livre poétiquement engagé
2Un « récit », cette prose évidemment et éminemment poétique ? Alors par antiphrase, sinon même par provocation. Car d’abord, on n’y peut discerner aucune trame narrative. Ensuite, un récit, ce serait quelque chose comme se raconter des histoires, se bercer d’illusions. Or ce qui caractérise ce livre, c’est justement le souci constant de démonter tout ce qui est de l’ordre de l’illusion. « On laisse le soleil vrai pour l’illusion d’une glissade […]. » (150) Inversement, « L’absence d’illusion est une glissade le long d’une montagne trop haute […]. » (168) C’est dire combien il est difficile, impossible même de s’y maintenir. Telle est cependant l’ambition de ce livre : nettoyer « le réel » (99) de tout ce qui vise à l’occulter pour dispenser d’avoir à y faire face, et qui se laisse ramener, en dernière analyse, au pouvoir fabulateur, mensonger, de la parole, à son invincible tendance à romancer les choses, à commencer par l’amour, invariablement travesti en « l’illusion du grand amour » (70), laquelle ne peut déboucher que sur « le désastre de l’amour » (26). « Qui a dit que le roman peut s’achever que l’amour n’est pas un sujet bâclé ? » (23) Donc, décidément, point de « récit », refus de conférer la cohérence d’une histoire, le sens plein d’un destin à la solitaire aventure humaine, de cautionner par les habituels artifices et remplissages de la narration « cette supercherie dont certains moralistes habillent nos désirs » (93). Être au plus près du réel, c’est la volonté de ce livre : « Vue de près une femme réelle détruit l’idée d’un premier amour du retour obstiné d’une ressemblance c’est plutôt la copie d’un original ayant perdu sa lumière la dérive métonymique d’une étoile […]. » (135) Et sans doute c’est ici la psychanalyste qui parle. Elle qui sait bien à quel point il est malaisé de s’arracher aux faux-semblants : « Car le réel malgré son tangible, ses obstacles naturels, nous confronte à la mesure humaine. » (99)
3Or cette mesure est réglée par le langage. De là à la fois le projet et la texture même de ce livre : écrire, mettre en scène – comme autant de comédiens – et en œuvre la pluralité vertigineuse des voix dont se compose la parole humaine, une parole du reste constamment référée à « l’Histoire » (5, 9, 18, 30, 35, etc.), puisque en se déployant la faculté fabulatrice et imageante de la parole – elle façonne représentations, mythologies (comme celle de l’amour, justement), au sens où l’entendait Barthes, idéologies –, en tant qu’elle construit ainsi un débouché-leurre pour le désir en lieu et place du « bouche-abîme du réel désiré » dont parle Reverdy, cette faculté détermine de proche en proche l’ensemble des rapports humains, jusques et y compris, bien entendu, les rapports entre les classes, entre les peuples, tels que « l’Occident » (30) les a poussés à une manière de paroxysme :
[…] non non il n’y a pas d’épaves, simplement des postures philanthropiques, une manière d’éviter la pourriture, la pourriture oui, boucher les trous, c’est ça, enfoncer les rivets caisse après caisse, remplir les sacs postaux, établir les comptoirs, d’ailleurs, tout n’est-il pas trafic, chaque marchandise a sa réalité propre, chaque or sa couleur, pour qu’une rébellion se forme et s’arme il lui faut un financement, débarrassons-nous des hasards de l’Histoire... (30)
4Notons au passage ces trois mots, « boucher les trous » : ils s’inscrivent dans un motif essentiel du livre, celui du trou, de la fente, de la brèche, auquel je vais revenir.
5On a compris qu’Une odeur humaine était un livre poétiquement engagé, sa façon à lui, très efficace, de l’être politiquement. Les allusions aux conflits du monde contemporain sont nombreuses, et d’abord, d’emblée, à la « persécution » (6) des Juifs, à la Shoah. Il est impossible pour quiconque, le texte commence par là, de « vérifier son image » (5), précisément parce c’est de l’image, un produit de cette prolifération de « signes » (6), qui sont autant de masques ou de leurres, émis à jet continu par les « temps bavards » (123) où nous sommes voués à vivre. « Rien n’est vérifiable, beaucoup le disent, c’est une simple erreur de l’Histoire, c’est une odeur de gaz. » (5) Si donc « le monde est en état de guerre » (29), c’est aussi, sinon même d’abord, dans les voix, dans l’entremêlement labyrinthique des voix que se joue cette guerre.
6À sa (poétique) manière, ce livre y prend part, en choisissant d’exhiber, dans l’ironie, le désespoir ou le sarcasme, cette redoutable car aliénante polyphonie consubstantielle à un monde où la parole n’est plus gagée sur rien d’assuré. Premier versant de l’entreprise, donc, mimer dans sa lettre même ce lacis inextricable des voix où viennent se piéger les désirs : « Pas de labyrinthe sans paroles […]. » (133) Le mimer pour mieux s’en défaire, évidemment : c’est sa visée cathartique. S’en défaire pour tenter – second versant de ce long poème – de regreffer la parole, sa parole, sur quelque chose qui vaille : le réel, certes, c’est-à-dire le devenir, et donc aussi, en soi, le souffle, l’odeur, la prise directe, le rythme. Par là, ce texte est aussi, comme tout poème véritable, un art poétique.
Polyphonie anarchique organisée
7Orchestration des voix, donc, à l’intérieur de ce que la quatrième de couverture définit comme un « monologue » :
Une femme veut apposer au monde sa grille de lecture. Mais le monologue qu’elle engage s’infléchit des paroles courantes, des voix des maîtres, des amants, des livres qui le tissent et dont il est l’écho.
8Ce « monologue » se compose d’une succession de paragraphes plus ou moins longs, scandée par trente-sept “chapitres”, chacun comptant de huit à deux pages, avec une tendance à des chapitres de plus en plus courts. Chaque paragraphe présente un dispositif énonciatif le plus souvent homogène. Mais le dispositif change aussi régulièrement qu’inopinément, de sorte que se trouvent juxtaposés, sans souci apparent d’articulation ou de transition, des paragraphes où la voix est celle d’un « je » masculin, d’autres où elle est celle d’un « je » féminin. Quant au « je » étranger au couple des amants, il peut recouvrir un parleur anonyme, une sorte d’homme de la rue, émetteur des « paroles courantes », et le discours est saturé de poncifs, de toute une imagerie stéréotypée, en particulier racistes. C’est alors la voix de l’idéologie qui parle :
Je n’ai pas l’impression d’agir par moi-même, docteur, il y a une machine de mort, je dors trop, je ne dors plus, on me pousse à coups de pied dans le caniveau, ce sont les Juifs cette sorte d’influence, j’aime les belles choses le travail la prière, c’est les Juifs ils m’empêchent. Voyez leurs boucles, leurs cheveux accrochés au menton, ils se sont relevés les chiens, il faut refaire un plan général plus général et comparer le comparable. (30)
9Symétriquement, l’interlocuteur lui aussi change : outre le « vous » ou le « tu » s’adressant à l’amant ou à l’amante, il y a, très souvent, ce « docteur » qui semble être l’oreille des « paroles courantes » (depuis un divan parodique ?), mais aussi une « Madame » (15-17, etc.) et, plus rarement, un « Monsieur » (89-90). Mais parfois tout « je » s’efface au profit de la troisième personne :
Elle leva la tête. Son vêtement neutre formait un fourreau qui la dressait dans l’attente. Elle l’avait précédé depuis toujours mais il s’était parfois glissé en elle comme le jaune en plein midi. (140-141)
10Enfin, de nombreux paragraphes font entendre la voix d’un ou plutôt d’une moraliste qui énonce, par le truchement d’un « nous », réflexions et considérations sur l’humaine condition : « C’est au milieu de notre vie que notre peur s’articule au sublime. » (93) « Parfois nous pressentons que l’indécision prendra fin dans une parole où nous nous livrons au risque d’un instant absolument autre. » (125) Des glissements parfois se produisent, qui font passer insensiblement d’un dispositif à un autre. Et aussi, périodiquement à partir de la page 107, des guillemets balisent paragraphes entiers ou ensembles plus restreints, sans que les discours ainsi marqués renvoient pour autant à un locuteur déterminé. Ainsi la parole se perçoit comme déconnectée de toute source assignable.
11Un tel éclatement de la parole en une pluralité de voix très diverses, de surcroît mal définies, voire indéterminées ou anonymes, produit un effet constant et puissant de brouillage : on identifie avec difficulté l’origine des unes et des autres, et surtout, on en vient à éprouver le sentiment d’une parole proliférante et sans origine, d’une polyphonie anarchique généralisée, assurément pas étrangère à ce que l’auteur appelle « la folie contemporaine2 ».
12En outre, cette présence à toutes les pages d’un “ça parle” envahissant se redouble de sa thématisation dans le texte. Un « c’est [écrit] dans les livres » répété en grotesque refrain (18, 23, 28, 31) est censé corroborer telle ou telle infamie : « […] ce n’est pas toujours évident d’accepter l’amour, c’est écrit dans les livres les Juifs qui empêchent... » (30-31) On a surtout, le motif de la voix étrangère qui vient parasiter, coloniser tel qui n’en peut mais : « […] une même voix à travers le mur, elle entre maintenant, vermine dans le cortex […]. » (9)
13Prenant conscience et acte de cette pression sur elle comme sur chacun d’une parole aliénée et aliénante, vecteur des idéologies les plus mesquines et les plus meurtrières, charriant un « flot d’images grossières » (127) qui vous déprennent de votre propre réel, refusant aussi bien que se trouve ainsi « rédui[te] l’irrémédiable marge de la voix humaine » (7), l’écrivain choisit donc de faire jouer ces voix, toutes ces voix, dans son texte, à la manière d’un metteur en scène, pour mieux les tenir à distance : opération théâtrale et cathartique. Ce programme, capital, de « théâtralisation de soi », elle l’inscrit dans les premières pages de son livre :
La vie comme un opéra serait infléchie par une ligne mélodique dont la fin donnerait l’ampleur : l’œuvre fut aussi merveilleuse qu’une énigme à résoudre, elle ne pourrait être en aucun cas filmée [c’est-à-dire qu’on ne saurait la réduire à l’imagerie dominante, laquelle se substitue au réel qu’ainsi elle fige, interdisant toute transformation de ce réel : « […] ils pilonnent les infrastructures avec leur arme létale, c’est pas la peine de tuer, ils sont déjà morts, y’a plus qu’à mettre de l’ordre, ils s’égorgent bon Dieu, c’est dépassé, maintenant y’a des écrans pour voir ça […] » (39)], elle serait simplement musicale comme une théâtralisation de soi […]. (19)
Échapper à la parole aliénée
14Cependant, pour le poète, ce parasitage ne vient pas seulement menacer de l’extérieur l’intégrité de sa parole, il affecte aussi et surtout la matière même que le poète travaille, le langage, dans la mesure où il ne s’offre jamais vierge à lui, mais déjà travaillé par des formes (les genres et leurs codes, les topoï, les tournures et les figures, sans parler des intertextes en puissance), déjà pré-fabriqué. Il va donc lui falloir retravailler ces formes héritées, afin de ne pas se laisser voler par elles son identité propre – puisqu’elle ne se forme elle-même que dans le langage –, comme il arrive dans l’amour, quand, moderne Bovary, on expose son sentiment à être modelé par la fantasmagorie éculée des « rêveries » : « Qu’est-ce qu’un amour qu’une cave assez crue pour nous abandonner aux rêveries répugnantes, celles qui vous inondent de votre propre image ? » (74) Comprenons : de votre image telle qu’elle s’est construite, justement, au contact de ces représentations de carton-pâte. Quitte bien sûr à ce que son identité, au poète, se trouve heureusement remise sur le métier en même temps que le seront ce que Flaubert appelait les « formes convenues3 ».
15D’abord, donc, ce constat d’une aliénation dans la langue : « […] le sens des mots nous entraîne souvent dans un flux de paroles où nous réussissons le moins à dire. » (134) Passer d’une langue empruntée à une autre ? Non, certes, car : « […] il y a à l’intérieur de chaque langue une marge réduite où nous ne sommes pas mais où nous pouvons ne pas être étranglés, sinon nous avons recours à une autre langue inopportune […]. » (112) Cette marge de liberté, c’est ce que le texte, s’indiquant à lui-même la voie/voix à suivre, appelle à plusieurs reprises « les zones laissées en blanc » : « Non, pénètre les zones laissées en blanc : pas de traités conclus d’avance, les pieds trébuchent, va […]. » (43, cf. 82, 84, 99, 147, 159, 161, 170) Sans doute toutefois ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette métaphore géographique d’un texte qui ne serait pas déjà quadrillé d’ornières ; en réalité, il est question de définir et d’effectuer une écriture susceptible d’atteindre cet objectif : faire l’épreuve du « poids du monde » (45), faire « l’expérience du réel » (81), « tout effort de création se tourn[ant] vers celui d’un monde tangible » (82), de façon à pouvoir « enfin prendre conscience de nous-mêmes » (163).
16Comme pour s’aider à trouver sa voie hors des sentiers battus, le texte, arrivé à mi-parcours, se tend régulièrement à lui-même sa propre image via la métaphore du voyage (« J’aurais appris qu’un texte peut être un vagabondage. » [83]), l’écriture, se réfléchissant donc dans la fiction qu’elle crée, s’assimilant à un cheminement sur la page blanche, en quête des « zones laissées en blanc » (82 et passim). De là les nombreuses phrases commençant par « Comme le voyageur […] » :
Comme le voyageur pris soudain d’un doute plus fort que les autres cherche les symboles hors desquels tout sentier semble méprisable, nous dressons les axes rigides autour de quoi nous croyons mesurer les zones laissées en blanc, mais c’est dans le recul des notions conventionnelles que nous pourrions retrouver la mémoire des horizons contournés. (82)
17Le bénéfice escompté de ce voyage-là est très grand, rien de moins que d’échapper enfin, pour de bon, à la parole aliénée, génératrice de folie et de guerre, une parole neuve :
Avez-vous marché de la même intention égale qu’une marche ascendante, temps fort scandé d’un coup de hanche, éboulis de grès rouges, on s’ordonne, on se rassemble, on fait la carte sous ses pas dans l’imprévisible d’une topographie qu’aucun tracé n’a prévu, alors on peut regarder en arrière, les paroles peuvent remplir la bouche, vous garder dans une insuffisance qui vous laisse sans souvenirs. (88)
18Parce qu’elle a su s’arracher à la pression des voix parasitaires, se libérer de « la chaîne des paroles » qui l’emprisonnait, l’écrivain entre ainsi dans un nouveau monde, celui précisément que, ligne après ligne, elle suscite dans et par sa voix propre, nettoyée :
non non, qu’est-ce qui se produit alors en moi, ce pouvoir qui n’était pas le mien non, si extraordinaire qu’il semblait émerger d’ailleurs que de la chaîne des paroles, d’un chemin non préparé d’où rien ne s’élève que la poussière d’un commencement. (113)
19La métaphore du chemin se double de celle, voisine, du fleuve. Dans les deux cas, l’écriture réfléchit sa progression exploratoire dans un territoire étranger aux formes constituées, progression qui est du même coup « une avancée vers la forme du désir » (45) :
Remonter le fleuve dans la trouée d’une forêt impénétrable au milieu des larges eaux que recouvre le désordre des îles boisées, essayer de trouver le chenal qui couperait court à notre désir de nous perdre, peut être une entreprise aussi apaisante que celle d’accueillir le jour aussi fluide et souple que la marche du voyageur. (124, cf. 140, 146, 148, 159, 167, 171)
20Qu’on marche ou qu’on nage, il est question de frayer un chemin au désir, de lui inventer le débouché de formes idoines, en devenir et non bloquées, ce qui permet de juguler la « peur », un des leitmotive du livre. Celle-ci à l’inverse se produit quand le désir ne dispose pour s’exprimer, au sens dynamique du terme, que de formes imposées qui le dénaturent, le défigurent – ainsi qu’il était dit dans le génial mythe hugolien de ces monstres que fabriquent les Comprachicos en obligeant des corps d’enfants à grandir à l’intérieur de moules contrefaits4 :
Comme le plongeur nage en eau profonde sans savoir qu’il invente d’autres passages, tu continuerais ton cours, étranglerais ta peur, ne chercherais plus que les bouffées de vent qui tourbillonnent. (86)
Vers le « bouche-abîme » du monde
21En somme, il s’agit que le langage cesse de faire écran entre le désir et ce « monde muet [qui] est notre seule patrie5 » dont parle Ponge. Le travail d’écriture d’Esther Tellermann vise clairement à rebrancher la parole sur le réel en la trouant, en ouvrant en elle une brèche, « une brèche assez crue pour laisser pénétrer le monde » (136). De là la présence insistante du motif du trou : abîme régénérateur du monde, abîme intérieur, « zones obscures de l’homme » (121) sur quoi ouvre la « fente » (42, 71, cf. 60 et 78) du sexe. La parole ne serait plus émise par cette Babel de folie qui me traverse et me détourne, mais par le trou même, la bouche se trouvant enfin confondue avec lui6, au point que l’auteur peut affirmer très vite que « la parole commence où elle s’abîme » (26). Du coup, la parole du texte peut se donner pour sortant d’« une bouche qui est une sorte de brèche dans notre solitude » (104), et qui fait alors entendre « un langage venu des bas-fonds » (137). Le livre tout entier tourne autour du « trou où tout bascule » (10), à la fois aspiré par lui et aspirant à être émis par lui. À l’inverse, dans la société occidentale moderne où tout est fait pour obturer le trou, on est « depuis longtemps infiltré par un type d’économie qui ne laisse qu’une zone de fange visible, le reste fait l’objet d’un montage qui élimine la ligne de fuite, le trou où tout peut basculer, le printemps » (10). Pour mieux le dénier, on en fera, au besoin, des photos, des films, ces images qui donnent l’illusion en pâture au désir : « Ils frappent, veulent filmer le point de fuite où tout bascule […]. » (11) Et l’auteur de brocarder aussi la très convenue mythologie poétique amoureuse qui aboutit à « combler le trou noir de l’aube » (37).
22Farouchement appliqué à rouvrir en lui des passages vers ce « bouche-abîme » du monde, le texte se forge une écriture qui à son tour se réfléchit en lui, de sorte qu’Une odeur humaine développe en l’inventant son propre art poétique. L’auteur récuse comme trop facile, trop complaisamment consensuel, ce qu’il nomme « l’accord » (8) et prône une parole qui fasse droit à sa propre matérialité sensuelle, qui mise à fond sur son rythme en tant qu’il capte le souffle : il importe de « croire à la valeur de votre souffle » (64), qu’il soit donc aussi directement que possible regreffé sur le corps. Il faut parvenir à « sépare[r] le son d’avec le sens » (21), à « respirer dans une syntaxe capable de reproduire le noir et la lumière » (23). Pour cela, il convient de prendre de vitesse les simagrées poétiques, si prégnantes – ce que Ponge appelait le « ronron poétique7 » –, en pariant sur « l’instant » qui ne laisse pas loisir aux formes de prendre :
C’est toujours le même mouvement mais il ne s’achemine pas vers la fin, non, il reste intraduit, peut-être est-ce un ultime passage dans le souvenir, c’est l’instant qui t’élit, l’instant qui te blesse et te fait prendre figure, presque tout vient de l’instant qui est la version pure du rythme, quelque chose d’inconnu respire avant de se briser dans un accord, c’est cela la chair qui entre dans la composition des mots, l’inconnu est dans l’étrange soulèvement du désir où tu reconnais n’avoir rien appris, non rien […]. (21)
23Abouchée avec le « trou », réconciliée avec le corps, en prise directe avec le devenir qui est l’unique loi d’un monde en perpétuelle métamorphose, la parole du texte tend idéalement à se confondre avec ce que l’auteur appelle « le verbe inhumain » (22), c’est-à-dire une parole qui ne serait plus « sépar[ée] […] de sa source », du « trou » :
« […] Non, non, je ne sais rien du vide ni des oasis, mais j’implique que la langue se brise sur chaque matin perçu, chaque fois plus exposée à l’impératif du devenir, chaque fois plus tendue vers la première ignorance. » Qu’ai-je éprouvé de plus grave que ce qui sépare chaque événement de sa source, non je n’ai rien éprouvé de plus grave que là où il y a une épaisseur. (22)
24C’est alors, et alors seulement, qu’il redevient possible de « croire à une valeur humaine » (171), qu’on cesse, s’abandonnant au devenir, de « lutter contre l’odeur qu’on redoute le plus celle de sa propre existence » (156). Réconciliation. Telle qu’elle se formule exemplairement à l’issue du long travail auquel le texte se sera livré sur lui-même pour se constituer comme corps, corps de nageur heureux, dans les derniers mots, admirables, de ce livre :
On revoit toute sa vie les eaux profondes que l’on traverse sans même reconnaître les passes où nous avons échappé aux leçons apprises. C’étaient des passages invisibles et paradoxaux où, au prix d’une autre mort, nous avions suivi une eau souterraine, qu’importe, nous avions senti une odeur humaine. (172)
Notes de bas de page
1 À Tours, aux éditions Farrago/Léo Scheer : les références à Une odeur humaine apparaîtront dans le corps du texte après les citations. Terre exacte a paru en 2007 chez Flammarion.
2 Quatrième de couverture.
3 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Garnier Frères, « Classiques Garnier », 1971, p. 45 : « Quand elle [Emma] eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire jaillir une étincelle, incapable, du reste, de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. »
4 Victor Hugo, L’Homme qui rit, Flammarion, GF Flammarion, 1982, p. 69-82.
5 « Le monde muet est notre seule patrie » est le titre et la dernière phrase d’une brève section : Francis Ponge, Le Grand Recueil. II. Méthodes, Œuvres complètes, tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 629 et 631.
6 C’est ce que j’ai appelé ailleurs la « dialectique de la bouche » : Dialectique de la fleur. “Angélique”, matrice de l’œuvre gionienne, « Lettres Modernes (Minard), Archives des Lettres Modernes », n° 241, 1990, p. 36-41.
7 Francis Ponge, La Rage de l’expression, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 11.
Auteur
Laurent Fourcaut, professeur à Paris 4-Sorbonne (IUFM de Paris), spécialiste de Giono et de Simenon, travaille sur la poésie contemporaine, sur laquelle il a publié plusieurs livres et de nombreux articles. Œuvre poétique : Sonnets pour rien, Tarabuste, 2006.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le récit minimal
Du minime au minimalisme. Littérature, arts, médias
Sabrinelle Bedrane, Françoise Revaz et Michel Viegnes (dir.)
2012
Du "contemporain" à l'université
Usages, configurations, enjeux
Marie-Odile André et Mathilde Barraband (dir.)
2015
L’exception et la France contemporaine
Histoire, imaginaire et littérature
Marc Dambre et Richard J Golsan (dir.)
2010
Narrations d’un nouveau siècle
Romans et récits français (2001-2010)
Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft (dir.)
2013
La France des écrivains
Éclats d'un mythe (1945-2005)
Marc Dambre, Michel P. Schmitt et Marie-Odile André (dir.)
2011
Le mot juste
Des mots à l’essai aux mots à l’œuvre
Johan Faerber, Mathilde Barraband et Aurélien Pigeat (dir.)
2006
Le roman français au tournant du XXIe siècle
Marc Dambre, Aline Mura-Brunel et Bruno Blanckeman (dir.)
2004
Nomadismes des romancières contemporaines de langue française
Audrey Lasserre et Anne Simon (dir.)
2008