Le sens d’un débat
p. 9-11
Texte intégral
1Ces derniers temps, le débat sur la Mitteleuropa a connu un développement tout à fait nouveau et intéressant en République fédérale d’Allemagne. On y manifeste un intérêt nouveau pour cette Europe qui est située entre l’Allemagne et la Russie, intérêt sans aucun doute stimulé par la passion, plus grande qu’autrefois, avec laquelle les habitants de la République fédérale regardent aujourd’hui les problèmes et les possibilités d’avenir de leurs compatriotes de l’autre côté du Mur. Dans un certain sens, ce qui s’est passé en 1945 a eu pour conséquence qu’une moitié de l’Allemagne fasse directement partie de l’Europe centrale, partageant le destin de tous les autres peuples situés entre ce qui était autrefois la Russie et ce qui était autrefois le Reich allemand. D’où à la fois le sentiment d’une proximité qu’on ne mesure pas toujours très bien à Paris, à Londres ou à Washington et aussi l’idée qu’on ne résoudrait pas le problème national allemand sans changer la situation dans l’ensemble de cet espace.
2En même temps, on entend aussi un discours qui appartient à une autre tradition et qui ne peut manquer de paraître inquiétant : celui d’une vocation particulière de l’esprit et de l’âme allemands, plus en connivence ou en relation d’intimité avec le monde oriental qu’avec le monde occidental. Au cours d’un colloque récemment organisé par la Fondation Friedrich Ebert au Reichstag à Berlin, un participant a dit : « Il faut maintenant penser à désoccidentaliser l’Allemagne de l’Ouest ». Cette opinion n’était certes pas partagée par la plupart des participants, mais c’était quelque chose qu’on sentait en filigrane dans tout ce débat.
3C’est un problème grave, car l’Europe centrale, la Mitteleuropa, on peut la considérer comme un monde à part, qui laisse de côté et tourne le dos à l’Europe occidentale, ou simplement comme une des parties de l’Europe à unir. C’est ce que nous pensions jusqu’à présent en pratiquant l’unification européenne là où elle était possible, dans l’espoir qu’elle finira un jour par s’étendre à l’ensemble de l’Europe, appliquant à l’Europe en quelque sorte le texte central de la Grundgesetz allemande, qui dit : « le peuple allemand reste appelé à parfaire son unité dans la liberté. » Dans ce même esprit, l’Europe, se constituant à partir des peuples actuellement libres, resterait appelée à parfaire son unité dans la liberté, quand la liberté sera redevenue disponible pour ceux des peuples européens qui actuellement n’en jouissent pas.
4Voilà la raison qui m’a amené à vouloir poser à Paris le problème de savoir si l’idée de l’Europe centrale, de la Mitteleuropa, peut être conçue comme une voie pour parfaire l’unité européenne ou, au contraire, comme quelque chose qui risque de diviser l’Europe.
5Pour tenter d’y répondre, nous avons fait appel d’abord à deux éminents spécialistes allemands. Le premier à prendre la parole, est M. Gerhard Heimann, professeur à l’Université technique de Berlin, député social-démocrate au Bundestag et très au fait des problèmes inter‑allemands. Pour lui donner la réplique, nous avons invité M. Werner Weidenfeld, de l’université de Mayence, actuellement professeur associé à l’université de Paris III. Comme M. Weidenfeld est certainement plus proche du chancelier Kohl que de Willy Brandt, nous pourrons ainsi entendre deux voix différentes, mais également qualifiées et civilisées.
6Mais l’interrogation sur le destin d’une Europe intermédiaire, située entre l’Allemagne et la Russie, n’a cessé de hanter aussi, bien sûr, les esprits autrichiens. Une sorte de Mitteleuropa ne s’est‑elle pas déjà organisée jadis autour de l’Autriche ? Ce sont donc deux voix autrichiennes qu’on entendra pour suivre. La première est celle de M. Erhard Busek, vice-maire de Vienne, un des dirigeants du Parti Populaire Autrichien, qui vient de publier précisément un livre sous le titre Projekt Mitteleuropa. Et comme Erhard Busek appartient au Parti Populaire, nous avons demandé à M. Franz Slawik, ministre de l’Éducation du Land de Basse‑Autriche, de nous donner à son tour le point de vue de l’autre grand parti, le Parti Socialiste autrichien,
7Puis, une fois le problème ainsi posé, vu de Berlin, de Bonn et de Vienne, nous nous intéresserons aux réactions de ceux qui entendent ce discours. L’Europe centrale a beaucoup de voix, nous ne pouvions les écouter toutes : ce sont donc François Fejtö, Krysztof Pomian qui dialogueront avec Pierre Hassner pour exposer leurs réflexions, leurs inquiétudes et leurs espoirs face à ce phénomène, à la fois ancien et récent.
8En préparant cette réunion, je me suis posé cette question : « Le jour le plus important de l’histoire européenne des deux derniers siècles n’a‑t‑il pas été celui où, en 1849, les troupes russes ont franchi les Carpathes pour abattre la révolution hongroise ? Ce jour n’a‑t‑il pas marqué la fin de cette Europe intermédiaire qui, si longtemps, avait vécu de l’éloignement de la Russie et de la division de l’Allemagne ? Cet appel fait à la Russie de sortir d’elle‑même pour venir se placer comme gardien et contrôleur de l’espace danubien que Vienne ne contrôlait plus suffisamment et, quelques années après, la naissance d’un fort empire allemand relativement centralisé, n’ont-ils pas mis fin à cette espèce d’autonomie dans une certaine anarchie dont les peuples d’Europe centrale avaient joui si longtemps parce qu’aucun des empires qui les entouraient n’était capable de les soumettre entièrement ? »
9À partir de 1849 et de 1870, ils se sont trouvés coincés entre ces deux grands empires et confrontés au problème du rôle des Allemands et de l’Allemagne dans l’Europe centrale. Le projet échafaudé par le Prince Schwarzenberg, Président du Conseil autrichien, la création d’un immense espace, dirigé et animé à partir de Vienne, qui engloberait à la fois les Allemagnes proprement dites et l’Empire autrichien, et qui n’aurait laissé aux autres peuples de l’Europe qu’un rôle marginal d’habitants des marches, a échoué très rapidement. À l’époque des nationalités, il n’avait aucune chance. Mais le problème du rôle des Allemands par rapport à l’Europe centrale n’a pas cessé d’exister pour autant. Bismarck a voulu le résoudre en excluant les Allemands d’Autriche de l’unification nationale. À partir de 1918, c’est le fantôme de l’Anschluss qui, en sens inverse, hante les chancelleries de l’Europe. Aujourd’hui, l’Autriche, dans son statut de neutralité perpétuelle, neutralité militaire et politique, placée entre les grandes puissances, les grands blocs, ne peut pas s’interdire de se demander sans cesse comment refaire, de ce qui a été si malencontreusement divisé en 1918, une communauté de vie.
10Toutes ces questions et bien d’autres vont être soulevées par les uns et les autres. Je crois que nul à Paris ne peut penser que cela ne nous concerne pas, car si le projet de faire de notre continent une unité qui puisse garantir à ses habitants une présence dans les affaires du monde, qui puisse faire que nos enfants et nos petits‑enfants ne soient pas sujets d’autres empires, si cette aspiration peut aboutir, elle ne le peut certainement pas si l’Europe reste divisée en plusieurs parties qui se tournent le dos. C’est donc en fin de compte la manière dont la Mitteleuropa fera – ou ne fera pas – partie de l’Europe qui est le véritable enjeu de ce débat et pas seulement de ce débat.
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