Das Treibhaus ‑ un roman à clés ?
p. 188-201
Texte intégral
1Parmi les livres aussi, il en est qui ont mauvaise réputation. L’étiquette de roman à clés s’attache parfois de façon tenace à certaines œuvres en dehors même de toute preuve concluante. Les dénégations de l’auteur ne feront que piquer davantage les curiosités : on le soupçonnera de vouloir réserver à quelques initiés l’accès à une lecture ésotérique. La simple hypothèse de clés possibles exigera désormais une enquête : c’est là un des cas où la « réception », pour reprendre le vocabulaire de la critique allemande, constitue une dimension non négligeable de l’œuvre.
2Ainsi, tout paraissait signaler à l’avance Das Treibhaus comme un roman à clés : un sujet tiré de l’actualité immédiate, situé dans un milieu aussi « en vue » que fermé, celui de la politique et de la haute administration, ne pouvait que donner lieu à des indiscrétions, des révélations sensationnelles. Koeppen n’avait‑il pas provoqué un beau scandale avec Tauben im Gras, en 1951, certains Munichois estimant y figurer de façon par trop reconnaissable ?
3L’attente d’un roman à clés contribua donc en partie à faire de Das Treibhaus l’événement de l’automne littéraire de 1953. Les journaux importants lui accordaient tous une large place1, et reconnaissaient en général l’intérêt principal du livre, qui réside dans une satire courageuse et acerbe de la Restauration adenauerienne. La question des clés recevait, elle, des réponses plus nuancées : les auteurs des articles s’accordaient pour considérer comme inévitable, mais erronée, l’interprétation de Das Treibhaus comme un roman à clés, tout en marquant un certain scepticisme devant l’avertissement liminaire de l’auteur. Il leur paraissait en effet tout aussi vain de nier que le roman comporte des allusions à des faits et des personnages réels.
4Cette solution moyenne nous paraît constituer une bonne hypothèse de départ, à l’heure où la distance historique permet d’envisager une recherche plus sereine, dans un cadre universitaire. Nous supposerons donc, au moins dans un premier temps, que Das Treibhaus n’est pas un roman à clés, mais un roman qui contient des clés.
5Cette nuance définit un problème essentiel du roman réaliste tel que nous le connaissons au moins depuis Balzac. En effet, si le roman à clés au sens étroit du terme (par exemple : le Mephisto de Klaus Mann), mettant en scène une série de portraits facilement reconnaissables, ne bénéficie pas en général de l’accueil réservé à la littérature authentique, les grands réalistes : Balzac, Thomas Mann, Musil, n’ont jamais hésité à reproduire, dans le cadre d’actions vraisemblables ou partiellement réelles, situées dans des décors et des milieux sociaux réels, des aspects plus ou moins développés de personnages historiques, parfois facilement identifiables. Une fois les clés (on préfèrera dans ce cas parler de modèles) décryptées, qualifiera‑t‑on L’homme sans qualités de roman à clés ? Entre le roman à clés, reportage ou biographie à peine déguisée, et le roman réaliste documenté, mêlant étroitement la fiction et la réalité historique, il existe une infinité de gradations, où le talent a son mot à dire, plutôt qu’une séparation tranchée. Quoi d’étonnant si, dans un roman situé dans l’actualité politique immédiate, les ressemblances avec la réalité ne sont « ni voulues ni accidentelles, mais inévitables » ? Rechercher les références à des événements et des personnages historiques dans Das Treibhaus signifiera donc reconnaître la dimension de Koeppen, écrivain réaliste et observateur informé. Si tout, dans ce roman, procédait de l’imagination, on ne pourrait rejeter l’objection de Fritz René Allemann, qui déclare « malhonnête » le recours à l’invention pure dans la description d’un milieu par ailleurs clairement désigné. Inversement, seule une enquête précise permettra de distinguer ce qui procède de la transcription de faits réels et ce qui revient à la création personnelle de Koeppen.
6On ne s’attardera pas à vérifier l’exactitude de la description des lieux, unanimement admise : il est possible de suivre assez précisément l’itinéraire de « Keetenheuve » au cours des deux journées qu’occupe l’action du roman. Descendant de la gare de Bonn, il se rend à pied jusqu’à la Cathédrale toute proche où il rencontre « Korodin ». Le parcours en taxi jusqu’au Bundestag, logé alors dans une ancienne école normale, les fait passer nécessairement près de la Chancellerie et de la Présidence, installées dans d’élégantes résidences du xixe siècle, voisines et entourées de parcs, au bord du Rhin, le Palais Schaumburg (remplacé depuis par un ensemble moderne) pour la Chancellerie, la Villa Hammerschmidt pour la Présidence. La Presse devait, elle, se contenter de bureaux de fortune dans des baraques (de même, d’ailleurs, ce que le roman ne dit pas, que le SPD). Il est plus difficile de localiser l’ancienne caserne (allusion possible à la caserne Ermekeil où le Bureau Blank préparait le réarmement) où « Frost‑Forestier » a ses services ; elle semble située entre Bonn et Bad‑Godesberg, petite ville résidentielle toute proche, dans une zone moyenne encore largement occupée à l’époque par des cultures maraîchères et, depuis, envahie par les immeubles modernes de différents services fédéraux. Le restaurant « Rheinterrasse » se trouve à Godesberg, non loin de l’actuelle ambassade de France, vis‑à‑vis du Siebengebirge avec ses « villages fleuris »2 que dominent les édifices austères de Petersberg, où siégeait alors la Haute Commission alliée. La cité américaine avec son église typique, au nord de Godesberg, et les bureaux futuristes du Haut Commissaire des U.S.A., plus au sud, à Mehlem, correspondent point pour point à la description qu’en donne Koeppen. Les errances nocturnes de « Keetenheuve » ont pour théâtre le centre urbain, d’ailleurs peu étendu, de Bonn, autour du marché, avec ses quelques « Weinstuben ».
7Le contexte historique est, lui aussi, défini sans ambiguïté : on peut le situer quelques mois à peine avant la parution du roman, vers la fin de la première législature du Bundestag (1949‑1953), au moment où la proximité des élections du 6 septembre 1953 préoccupe le monde politique. À la tête d’une coalition « bourgeoise » CDU‑FDP‑DP, le Chancelier Adenauer gouvernait une République Fédérale dont l’assise paraissait encore bien fragile ; sa souveraineté restait limitée par le statut d’occupation (« la véritable Constitution de la RFA, à ses débuts », selon Waldemar Besson), qui donnait aux trois Hauts Commissaires occidentaux des prérogatives de contrôle étendues. Des discriminations économiques avaient continué pendant un certain temps : démontages d’entreprises, statut international de la Ruhr (auquel la RFA n’avait échappé qu’en adhérant à la solution « européenne » de la CECA)3. La question de la réunification restait ouverte, mais elle aurait nécessité un retour à la lettre et à l’esprit de Potsdam, hypothèse assez improbable en cette période de guerre froide, et que le Chancelier, pour sa part, s’efforçait de repousser par tous les moyens. Il préférait en effet poursuivre un projet réaliste et finalement couronné de succès, mais dont les conséquences devaient se révéler irrévocables : reconquérir patiemment la souveraineté4 pour une partie de l’Allemagne au moins, et dans une direction au moins, en accomplissant loyalement, voire en précédant les directives des puissances occidentales de tutelle, pour obtenir des allègements progressifs des contraintes pesant sur le pays. S’il exigeait pareillement l’égalité de droits (Gleichberechtigung) pour la RFA, le leader de l’opposition social-démocrate, Kurt Schumacher, rejetait quant à lui l’idée de toute concession préalable à l’égard des Alliés. Mettant en avant l’unité du Reich, qu’il s’agissait pour lui de défendre à tout prix, il risquait constamment de se faire l’avocat de positions honorables dans leur principe, mais irréalistes, tellement l’abîme était grand entre le caractère absolu de ses exigences et les possibilités réelles des Allemands. Refusant, non sans motifs valables, l’intégration accélérée à l’ouest aussi bien que l’ouverture à l’est, mais également le neutralisme, il lui restait à définir une voie originale. On ne peut malheureusement que constater l’incapacité du dirigeant socialiste à proposer une issue convaincante à ce dilemme, peut-être insoluble. Tout au plus pouvait‑il alors tenter de présenter Adenauer comme un collaborateur inféodé aux Occidentaux, ou dénoncer, plus judicieusement, les dangers que comportaient les choix du Chancelier pour l’unité de l’Allemagne.
8Car avec l’intégration occidentale de la RFA devait nécessairement se poser la question de son réarmement, qui aurait certes achevé en un temps étonnamment court l’édifice de la restauration étatique, mais en limitant assez étroitement la souveraineté du nouvel État par une orientation unilatérale de sa politique étrangère : les Occidentaux n’avaient‑ils pas de leur côté posé la question en termes d’échange en établissant un lien que l’on pourrait dire organique (ce que les Allemands qualifient de Junktim) entre l’accession de la RFA à la souveraineté et sa contribution militaire ? De fait, le Generalvertrag ou Deutschlandvertrag, mettant fin au statut d’occupation, et le traité de la CED, paraphés les 26 et 27 mai 1952 à Bonn et Paris, formaient un ensemble indissociable, présenté comme tel en vue de sa ratification au Bundestag.
9Le débat sur la CED qui fait le sujet de Das Treibhaus concerne donc la naissance de la RFA telle que nous la connaissons, sans doute sa véritable naissance : un État stabilisé, mais aussi moins « provisoire », remilitarisé, fermement encadré, vers l’ouest, par un système de traités, étanche vers l’est. Cet État, dont les contours se dessinaient en 1953, était presque entièrement l’œuvre d’Adenauer qui, concentrant entre ses mains la Chancellerie et les Affaires étrangères, avait été seul à en définir les grandes orientations, avec les Hauts Commissaires, sur le Petersberg, n’informant le Bundestag, voire ses propres ministres, que lorsque les jeux étaient faits. Le scepticisme de « Keetenheuve » quant aux possibilités réelles du Parlement ne paraît donc pas dénué de fondement.
10Ainsi, nul n’ignorait que depuis 1950 une sorte de Ministère officieux de la Défense, constitué sous la seule responsabilité du Chancelier, préparait activement le réarmement. Cet « Amt Blank » (du nom de son chef, un ancien syndicaliste), employant notamment d’anciens généraux de la Wehrmacht5, a pu grossir régulièrement ses effectifs avant de revêtir quelque existence légale...
11En dehors de l’opposition « officielle » du SPD, assez ambiguë vis‑à-vis de la remilitarisation, dont elle ne rejetait pas complètement le principe6, la politique d’Adenauer avait soulevé contre elle un mouvement neutraliste et pacifiste7 diffus qui dépassait les clivages de partis. Dans le pays, le courant antimilitariste « Ohne mich ! » touchait une fraction importante de la population, sans parvenir cependant à se donner une expression politique efficace, malgré les efforts d’hommes qui, venus d’horizons très divers, avaient tenté d’organiser et de regrouper ces tendances spontanées. Ainsi, Gustav Heinemann, Président du Synode de l’Église protestante et démissionnaire, le 10 octobre 1950, de son poste de Ministre de l’Intérieur du premier gouvernement Adenauer, représentait, avec le pasteur Niemöller, un courant protestant dans le pacifisme allemand, continuant la tradition de la « Bekennende Kirche » qui avait choisi la résistance au nazisme. Mais aucun des groupements qu’il créait, « Notgemeinschaft für den Frieden in Europa » en 1951, GVP (« Gesamtdeutsche Volkspartei ») en novembre 1952, ne devait connaître de succès notable ; l’échec du GVP aux élections de 1953, où ce parti ne recueillait que 1,16% des voix, sonnait au contraire le glas du premier mouvement pacifiste en RFA. L’historien Ulrich Noack, fondateur du « Cercle de Nauheim », dont l’influence restait limitée aux milieux intellectuels, estimait qu’une Allemagne réunifiée et neutre pourrait constituer un pôle de paix au centre de l’Europe, entre les Blocs dont l’antagonisme pourrait alors se réduire progressivement. Jacob Kaiser, dirigeant du CDU en zone soviétique jusqu’en 1947, avait défendu les idées, assez similaires, de « Blockfreiheit » et de « Brückenschlag » : loin de constituer l’enjeu du conflit entre les Grands, l’Allemagne devait bien plutôt, selon lui, créer le trait d’union entre les deux systèmes concurrents. À Hambourg, les sociaux‑démocrates oppositionnels H.C. Meier et Erich Arp s’efforçaient de maintenir un courant authentiquement pacifiste au sein du SPD...
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12Un détail permet de dater avec précision l’action de Das Treibhaus : l’article de « Mergentheim » correspond de très près à un éditorial paru effectivement dans Die Zeit8, sous la signature de Paul Bourdin, le 18 mars 1953, donc à la veille de la ratification des Traités, en troisième lecture, au Bundestag. Dans cet hebdomadaire alors pro‑gouvernemental (dont l’éditeur, Gerd Bucerius, siégeait au Bundestag dans les rangs de la CDU), Bourdin, journaliste très écouté, qui avait d’ailleurs revêtu pendant quelques mois, en 1950, les fonctions de Bundespressechef, exprimait ses inquiétudes devant les Traités ; reprenant des informations diffusées par l’agence américaine INS, il affirmait l’existence d’un accord secret entre les gouvernements anglais, français et soviétique pour maintenir la division de l’Allemagne. Tout en se prononçant en dernière analyse en faveur des Traités, l’éditorialiste concluait à la nécessité de lever les doutes quant aux intentions réelles des partenaires de la RFA. Cet article, est‑il besoin de le préciser, devait faire l’effet d’une bombe, au moment où la ratification paraissait acquise d’avance. Le Spiegel, rendant compte de l’affaire dans son numéro du 25 mars, rapporte de son côté des faits similaires : le Conseil Supérieur des Forces armées réuni à Paris en janvier, avait rappelé l’importance décisive, pour la stratégie française, de la division de l’Allemagne ; un Maréchal de l’Air britannique avait fait à Londres la déclaration que Koeppen reprend presque mot pour mot, en l’attribuant aux militaires français, selon laquelle la division allemande aurait constitué, pour les Alliés, « le seul gain positif de la dernière guerre ». Le romancier s’est donc inspiré de l’article de Die Zeit, pour l’événement lui‑même, et du Spiegel9 pour le contenu des allégations de « Mergentheim ».
13Le déroulement du débat au Bundestag, tel que Koeppen le décrit, correspond bien à la réalité historique, au moins pour la première partie de la séance du 19 mars 1953. La question préalable ayant été repoussée, Adenauer avait pris la parole pour rappeler une fois de plus les dangers qui, selon lui, menaçaient le monde occidental, dont la sécurité primait, à ses yeux, toute autre considération. C’est ensuite seulement qu’il créait l’événement du jour par une violente diatribe contre Bourdin et Die Zeit – jamais il n’avait lu d’article aussi perfide10, affirmait‑il – avant de donner lecture des démentis anglais et français que cet article avait rendu nécessaires, ou qu’il avait permis d’obtenir en un temps étonnamment court.
14Ce n’est pas sans vraisemblance, en effet, que Koeppen laisse entendre que l’article ait pu être « inspiré », sinon par le Chancelier lui‑même, du moins par son entourage (TH. p. 162‑163). Au Bundestag même, les députés, connaissant évidemment les liens de Bucerius et Bourdin avec la majorité, avaient marqué quelque scepticisme11. Les accusations du journaliste soumettaient à un véritable chantage les partenaires extérieurs de la RFA, qui, devant l’urgence du débat, se voyaient obligés de soutenir le Chancelier par des démentis en bonne et due forme. Vis‑à‑vis du Parlement, la « divulgation » des informations d’INS (en fait disponibles depuis quelque temps déjà) prenait de court les orateurs de l’opposition, qui pouvaient également en avoir eu connaissance. Ainsi, toujours d’après le Spiegel du 25 mars, le leader social‑démocrate Erich Ollenhauer aurait été obligé de modifier son intervention en conséquence, tout comme le « Keetenheuve » du roman12. Privés de l’avantage de l’effet de surprise, les orateurs du SPD ne pouvaient que reprendre des arguments déjà mille fois exposés.
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15Après avoir tenté de situer historiquement l’action de Das Treibhaus, nous pouvons désormais nous intéresser à la galerie de portraits que contient le roman – portraits dont l’intérêt réside largement, pour le lecteur, dans l’évocation, au moins suggérée, de modèles réels.
16On ne s’attardera évidemment pas à vérifier que « der Kanzler » est bien Konrad Adenauer. Koeppen s’est contenté de désigner le vieux Chancelier par quelques notations : le masque ridé, empreint d’humour et de ruse, l’éloquence sobre, le léger accent rhénan suffisent à le rendre reconnaissable (TH. p. 54, 164). L’envolée rhétorique où « Keetenheuve » l’exhorte à refuser les honneurs militaires, à ses funérailles (TH. p. 169), témoigne chez Koeppen d’une grande pénétration psychologique, non dénuée de cruauté : Adenauer, en bon catholique rhénan, n’avait jamais caché jusqu’alors son peu de goût pour le militarisme, surtout prussien.
17De même, pour « der Präsident » (TH. pp. 113‑115, 171‑172, 176‑177), ce n’est pas à l’identité du modèle, mais au portrait lui‑même que l’on s’intéressera. Par l’effet d’une ironie hoffmannienne, ce personnage se dédouble parfois en son alter ego imaginaire, le majordome Musäus13, dont le nom évoque le poète du xviiie siècle, ami de Goethe et compilateur de Volksmärchen für die Deutschen – mais aussi les Muses, et le Musée. Koeppen s’amuse visiblement à persifler la dignité un peu désuète de Theodor Heuss, sa volonté de renouer avec la tradition de l’idéalisme allemand14, sa Gemütlichkeit souabe15. Le portrait du Président, dans Das Treibhaus, est conforme à l’image qu’a retenue de lui l’Histoire, celle d’un contemplatif égaré dans la politique.
18Le romancier discerne également avec finesse les hésitations du Président devant les Traités16 qu’il n’a signés – conformément à ses attributions, d’après le Grundgesetz – qu’en mars 1954, bien après que les élections de 1953 eurent créé une situation politique claire dans le pays. Heuss a en effet joué un rôle assez ambigu dans la procédure de ratification de ces textes, notamment par une démarche passablement incohérente auprès du Bundesverfassungsgericht (10 juin-10 décembre 1952)17, qui a eu pour effet, en tout état de cause, de contrecarrer une plainte en constitutionnalité18 déposée par le SPD, le 31 janvier de cette même année.
19On ne cherchera pas le modèle historique de « Keetenheuve », personnage visiblement fictif que tout désigne d’abord comme un porte-parole de l’auteur. Sa biographie comporte un épisode commun à un certain nombre de députés sociaux‑démocrates19 : l’émigration à Londres, durant la guerre (TH p. 67). Sans doute par jeu, le romancier a ajouté un trait qui lance sur une piste certainement fausse les amateurs de clés : « Keetenheuve » traduit Baudelaire, tout comme Carlo Schmid. D’autres aspects biographiques, ainsi que le portrait psychologique du personnage, appartiennent à Wolfgang Koeppen lui‑même20 : le début d’une carrière journalistique21, vite interrompue par le nazisme, l’émigration volontaire, dans les premiers temps de la dictature national‑socialiste (TH p. 32), le mépris des conventions sociales, une certaine prédilection pour la solitude, voire la vie de bohème (TH. p. 15 ÜWK p. 272), alliée cependant au goût de la bonne chère (TH. p. 86 ; ÜWK p. 270), un scepticisme profond quant aux chances d’une action individuelle dans un monde de pesanteurs et de contraintes, et, ce qui complète et résume le portrait de l’anarchiste contemplatif, un antimilitarisme intransigeant22.
20Tout indique que c’est le pacifisme de principe de « Keetenheuve » qui constitue la base de son désaccord avec « Knurrewahn », dont l’hostilité au réarmement n’est que circonstancielle et provisoire23.
21« Knurrewahn » est sans doute le personnage qui a valu à Das Treibhaus sa réputation de roman à clés, tellement il est facile de reconnaître en lui le dirigeant social‑démocrate Kurt Schumacher, mais on mesure également la distance qui sépare la fiction romanesque de la réalité au fait que Schumacher était mort quelques mois avant la date où l’on peut situer l’action du roman, (Erich Ollenhauer lui avait succédé à la tête du SPD). « Homme de l’est » (TH. p. 172), né à Kulm en Prusse occidentale, en 1895, K. Schumacher24, engagé volontaire à 19 ans dès 1914, avait été grièvement blessé au bout de quelques années de guerre, et avait dû être amputé du bras droit25 ; durant ses études à Berlin, sanctionnées par l’obtention d’un doctorat de droit public26, il avait adhéré au SPD, au sein duquel il devait faire une carrière rapide à Stuttgart, où il s’était installé après la guerre. Élu au Reichstag en 1930, il avait tenté après 1933 de poursuivre une action politique clandestine. Interné au camp de concentration de Dachau, il avait, au cours d’une captivité qui devait durer jusqu’en 1943, forcé le respect de ses camarades par son courage inébranlable, malgré le délabrement croissant de son état de santé. Installé à Hanovre à la fin de la guerre, il reconstituait, avec la participation du groupe des émigrés londoniens, un SPD limité aux zones occidentales, car son anticommunisme lui avait fait repousser toutes les offres de regroupement autour du SPD de Berlin‑Est, qui, sous la direction d’Otto Grotewohl, devait finalement fusionner avec le KPD pour donner naissance au SED d’Allemagne orientale. Cette longue vie de luttes et de souffrances n’avait pas été sans marquer son caractère, dont l’intransigeance s’exprimait souvent par des excès d’agressivité verbale27.
22On lui reprochait également de diriger de façon autocratique, aidé de ses « lieutenants »28, un parti rapidement tombé dans les ornières de l’organisation bureaucratique (TH. p. 160). Les historiens corroborent en général le jugement de Koeppen sur le nationalisme latent de Schumacher-« Knurrewahn » : le leader socialiste voulait en effet éviter de reproduire l’erreur des partis de gauche qui, sous Weimar, avaient abandonné aux extrémistes les tendances nationalistes du peuple allemand29. Là où Adenauer avait perçu que la RFA avait une chance d’accéder à une existence autonome en acceptant de s’insérer d’abord dans des ensembles supranationaux30, Schumacher ne voyait dans cette attitude qu’une variante moderne d’« Erfüllungspolitik », soumise servilement aux diktats du « capitalisme réactionnaire et clérical » : « Bundeskanzler der Alliierten ! » devait‑il lancer à Adenauer, en plein Bundestag, le 15 novembre 1949. Le Chancelier était effectivement fondé à remarquer, non sans malice, que les positions avaient permuté depuis Weimar : cette fois‑ci, les nationalistes se situaient à gauche, les « collaborateurs » à droite31 ... Il est juste d’ajouter, cependant, que la volonté d’indépendance de Schumacher ne l’amenait pas seulement à s’opposer à l’intégration à l’Ouest, mais aussi à « l’impérialisme soviétique » ; son souci constant de l’unité allemande ne l’a jamais conduit jusqu’à des options neutralistes.
23Ce nationalisme de gauche devait placer le SPD devant des choix délicats lorsqu’il s’est trouvé confronté à l’éventualité d’un réarmement allemand : comme le montre U. Löwke32, la social‑démocratie n’a pas toujours su éviter une certaine ambiguïté au cours de cette période. C’est que, également éloigné de l’atlantisme d’Adenauer et du neutralisme d’un Heinemann33, le SPD ne voyait sans doute d’issue que dans une acceptation de principe du réarmement, mais assortie de conditions telles qu’il pouvait continuer à en refuser la mise en œuvre concrète. Cette position floue pouvait satisfaire aussi bien ceux des électeurs du SPD qui croyaient discerner chez Schumacher un soutien à peine déguisé à la politique militaire du Chancelier que ceux qui interprétaient les votes négatifs du parti, au Bundestag, comme des manifestations d’un antimilitarisme de gauche classique.
24On reconnaît donc, dans le conflit « Keetenheuve »/« Knurrewahn », l’écho d’un débat interne qui a, selon toute vraisemblance, agité le SPD à cette époque (et qu’il nous faut reconstituer à partir d’indices assez fragmentaires). F.R. Allemann, ainsi, attribue à Kurt Schumacher le mérite d’avoir refusé de suivre simplement le mouvement « Ohne mich ! », d’avoir réussi, au contraire, à imposer des « positions dures » en matière militaire (« militärisch harte Thesen ») à un parti traditionnellement antimilitariste, dont une fraction importante sympathisait certainement avec le pacifisme34. Faut‑il alors chercher des aspects du personnage de « Keetenheuve » chez les pacifistes sociaux‑démocrates dont l’histoire a retenu les noms ? On a déjà évoqué les « oppositionnels » de Hambourg, E. Arp et H.C. Meier. Peut-être Koeppen s’est‑il souvenu également du cas de G. Luetkens35 : le 16 octobre 1951, ce député SPD avait, dans un discours retentissant au Bundestag, dénoncé la politique d’intégration militaire, préconisant pour sa part le maintien du statu quo, assorti d’une ouverture à l’est ; il avait provoqué ainsi un beau tollé devant ce qui apparaissait comme un revirement neutraliste de la position du SPD, mais les instances dirigeantes du parti le désavouaient rapidement, le laissant seul responsable de ses déclarations.
25Il faut constater, d’ailleurs, que Koeppen ne restitue que très incomplètement la vérité historique en limitant au seul SPD le débat sur le pacifisme : en fait, dans tous les grands partis, des personnalités isolées ont exprimé, à des degrés divers, des réserves devant la remilitarisation de l’Allemagne. En dehors de G. Heinemann, on peut songer également à Jacob Kaiser, qui passé à l’ouest, exerçait les fonctions de Ministre des Affaires pan-allemandes dans le premier gouvernement Adenauer et dont on sait qu’il n’a accepté les Traités qu’après avoir formulé un certain nombre d’objections de principe. En juin 1952, le député libéral K.G. Pfleiderer présentait un plan de réunification sur la base de la note soviétique du 10 mars, sans parvenir à convaincre ses collègues du FDP.
26On ne peut donc que s’interroger sur les motifs qui ont poussé Koeppen à restreindre le débat sur le pacifisme en le réduisant à une affaire interne au SPD, ce qui le conduit notamment à resserrer l’éventail des opinions exprimées au Bundestag, où, le 19 mars 1953, la position neutraliste-pacifiste a bien été défendue par Helene Wessel, ancienne Présidente du Zentrum, et cofondatrice de GVP, avec Gustav Heinemann et H. Bodensteiner. Le romancier, dont on connaît les sympathies pacifistes, voulait-il en évitant une complexité excessive, ramener la discussion à l’essentiel ? Désirait‑il, en centrant son propos sur les ambiguïtés du SPD dénoncer ce qui – tout le roman en témoigne – devait lui apparaître comme la grande erreur historique de la social‑démocratie ?
27Le personnage de « Frost‑Forestier »36 peut paraître peu crédible, voire rocambolesque à première vue. Tout au plus concèdera‑t‑on qu’il incarne les forces anonymes, comme la haute administration tendant à investir technocratiquement tous les domaines de la vie politique37. Sans exclure que cette interprétation ne puisse correspondre, en dernière analyse, aux intentions de Koeppen38, on ne peut pas manquer, cependant, de remarquer les allusions à des personnages historiques précis que l’auteur a disséminées dans son texte. L’activité de « F‑F » se situant visiblement dans le secteur des services secrets, on est amené inévitablement à songer au général Reinhard Gehlen39. Cet officier avait, au cours de la guerre, dirigé le Deuxième Bureau, opérant sur le front de l’Est, au sein de l’« Oberkommando des Heeres » (OKH)40. À l’approche de la défaite du Reich, il avait pressenti l’imminence de l’antagonisme est/ouest et les chances que pourrait offrir la nouvelle situation à un homme bien renseigné sur l’Armée rouge. Prisonnier des Américains, il les avait rapidement persuadés de l’intérêt que pouvait présenter pour eux sa collaboration, et avait repris ses activités sous leur égide. Installée à Pullach, près de Munich, en 1947, l’« Organisation Gehlen » constituait un cas unique dans l’Histoire, de service secret allemand sous pavillon américain41, anomalie qui ne devait être levée qu’en 1955, avec la « regermanisation » de l’Organisation, qui devenait Bundesnachrichtendienst sous l’autorité de Bonn. Gehlen n’avait cependant pas attendu cette date pour nouer des relations suivies avec la Chancellerie, où il était reçu fréquemment (jusqu’à une fois par semaine, selon certains témoignages)42 ; or, il paraît établi qu’il a, à cette occasion, outrepassé ses attributions normales pour se livrer à un travail d’espionnage intérieur en RFA même.
28Si le portrait de « F‑F » dans le roman comporte des allusions transparentes à Gehlen, cette clé ne suffit pourtant pas pour décrypter la totalité du personnage, qui, tel que Koeppen le présente, exerce un pouvoir occulte au centre même du système politico‑administratif, disposant notamment des postes de fonctionnaires à titre de prébendes. Ce détail permet d’émettre l’hypothèse que « F‑F » pourrait désigner également Hans Globke, « Ministerialdirektor » à la Chancellerie en 1953, personnage redouté et influent car, entre autres fonctions, il exerçait celles de chef du personnel du gouvernement fédéral.
29D’autres faits peuvent corroborer cette supposition : ainsi, la recherche d’« éminences grises » dans le Bonn de l’époque ne révèle que deux noms d’hommes qu’on puisse considérer comme des proches d’Adenauer le banquier protestant Robert Pferdmenges, et, précisément, Hans Globke.
30Ce juriste rhénan, très compromis avec le national‑socialisme – il avait rédigé en 1935 un commentaire aux lois raciales de Nuremberg – était considéré comme le véritable chef des services de la Chancellerie, dont il devait prendre officiellement la direction, avec le titre de Staatssekretär, après les élections de 1953. Il avait rapidement trouvé le style de travail correspondant au tempérament secret et autocratique d’Adenauer, et la presse de l’époque avait tendance à voir dans la Chancellerie le centre d’un réseau d’influences aussi occultes que ramifiées. Un article pourtant élogieux dans son ensemble, paru dans Die Zeit, le 18 février 1954, qualifie Globke de « Mann im Dunkel », de « Spinne im Netz », voire de « mächtigster Mann der Bundesrepublik ».
31Le rapprochement qui ferait de « F‑F » un personnage composé à partir de ces deux modèles n’est pas dénué de fondements historiques : tous les témoignages concordent pour affirmer l’existence de relations étroites entre Globke et Gehlen, qui semble avoir perçu rapidement l’intérêt que pourrait représenter pour eux une collaboration suivie entre leurs services43. On peut admettre alors, sans trop d’invraisemblance, que la Chancellerie avait recours à la coopération de l’« Organisation Gehlen » pour exercer une emprise multiforme, faite de surveillance discrète, de pressions et d’incitations diverses. C’est en tout cas ce qu’affirmait une rumeur persistante, à Bonn : Adenauer ne se montrait‑il pas, à l’occasion, étonnamment bien renseigné sur la vie privée de telle ou telle personnalité ? Si l’on se souvient, par ailleurs, que les nominations à des postes diplomatiques rentraient également dans les attributions de Globke, que, souvent attribués à des députés, à cette époque, ils constituaient parfois une façon élégante d’écarter ceux qui ne s’intégraient pas dans le système de Bonn, on voit le portrait de « Frost-Forestier » se recomposer de façon assez complète44.
32Si cette hypothèse est juste, ce personnage, loin de procéder d’une imagination par trop romanesque, resterait conforme, au contraire, à une description réaliste de certains aspects de l’ère Adenauer, la seule licence poétique consistant à réunir deux individus en un. L’onomastique tend d’ailleurs à vérifier cette dernière possibilité : le nom double « Frost-Forestier » présente la répétition de certaines lettres dans des positions semblables, comme dans « Globke‑Gehlen » :
Fr – F:r
Gl – G:l
33Un certain nombre de détails restent cependant à préciser. La pièce unique qui sert de logement‑bureau à « F‑F », « une salle d’apparat du xixe siècle », peut évoquer les locaux de la Chancellerie, au Palais Schaumburg, les autres services fédéraux devant se contenter de bureaux plus modestes, voire de locaux de fortune. Son portrait physique, d’ailleurs très imprécis, rappelle Gehlen plutôt que Globke, ses exercices sportifs évoquent le militaire (bon cavalier, d’après le Spiegel) plutôt que le haut fonctionnaire. Sa vie spartiate de célibataire, en revanche, ne correspond à aucun des deux modèles que nous proposons, qui étaient mariés l’un et l’autre ; on peut remarquer d’ailleurs que c’est en accentuant jusqu’à la caricature l’image du technocrate ascétique que Koeppen a installé dans une dimension irréelle un personnage dont le lecteur risquait peut‑être d’identifier trop rapidement le modèle : « Der Mann im Dunkel ».
34Il semble que le personnage de « Dörflich » (TH. pp. 153‑154), soit également le résultat d’un travail de composition, à partir d’éléments diversifiés, assez nombreux pour qu’on puisse, dans ce cas, parler d’un type où l’auteur a réuni toutes les tendances qui menaçaient la jeune démocratie de Bonn : la vénalité, le néo-nazisme, le populisme démagogique. Ainsi, le banc des « Fraktionslos » (députés non inscrits), assez nombreux au premier Bundestag, regroupait effectivement l’extrême‑droite, avec les rares élus du DRP et du SRP45, auxquels il faut ajouter quelques marginaux tels que l’avocat munichois Alfred Loritz, qui, à la tête d’un éphémère WAV46, avait acquis une certaine notoriété par ses incartades pittoresques et ses théories aussi originales que démagogiques, avant de se retrouver isolé, abandonné par les hommes de son propre groupe au Bundestag47.
35L’« affaire louche » (TH. p. 154) dont parle Koeppen renvoie sans doute à des cas de corruption, qui, signalés par le Spiegel, avaient conduit, en 1951, à la formation d’une commission d’enquête, et à un vote du Bundestag, le 8 juin, « recommandant » à quatre députés de démissionner de leur mandat48. Ils refusèrent cependant de quitter le Bundestag, puisque le 19 mars 1953, ils figuraient encore sur les registres de cette Assemblée, certains d’entre eux parmi les « Fraktionslos », précisément. La laiterie de « Dörflich » conserve son mystère, aucun député, d’après le Handbuch des Deutschen Bundestages (édition de 1952), n’exerçant cette profession, ni d’ailleurs de commerce analogue. Parmi les quatre hommes mis en cause en 1951, l’un était libraire à Munich, l’autre agriculteur et un autre enfin garde-chasse (Revierförster) en Bavière : ces derniers ont donc pu inspirer à Koeppen la connotation de rusticité contenue dans le nom « Dörflich ».
36On retrouve également un « Fraktionslos » dans un autre scandale politico‑judiciaire : un des deux représentants du SRP, Franz Richter, n’était autre, en fait, qu’un dignitaire nazi élu sous une fausse identité. Démasqué, condamné à dix‑huit mois de prison, « Richter », de son vrai nom Rössler) a été, lui, exclu du Bundestag, le 21 février 195249. Koeppen a pu s’inspirer de cet épisode, notamment en ce qui concerne le crypto‑fascisme de « Dörflich », et le passage « Hieß Dörflich wirklich Dörflich ? Man konnte meinen, er heiße Bormann » (TH. p. 170) prendrait le sens d’une allusion à l’imposture de Richter alias Rössler.
37En l’absence de détails biographiques précis, qui pourraient particulariser le personnage, on peut considérer « Korodin »50 comme un type, et non comme un portrait. Les indications que fournit sur lui l’auteur correspondent tellement au « profil » du député CDU moyen, issu de la bourgeoisie catholique rhénane, que le travail de Koeppen doit être ici jugé seulement en termes de justesse sociologique et historique. Le passage sur les inclinations ouvriéristes (TH. pp. 48‑49) de « Korodin » constitue certainement un rappel ironique des origines de la CDU, « fondée à gauche »51, dans la tradition des syndicats chrétiens, mais qui avait rapidement accompli un glissement vers l’économie de marché (dite cependant « sociale »), évolution qui se manifeste bien dans le passage du Programme d’Ahlen (1947) à celui de Düsseldorf (1949). Au sein de la CDU des années 1950, seuls les Sozialausschüsse, traités avec un certain paternalisme par la majorité du parti, s’efforçaient de maintenir une ouverture sur le monde du travail. Sur la base de ces informations, nous pouvons seulement situer « Korodin », de façon assez imprécise, dans le courant de la CDU représenté alors par des hommes tels que Karl Arnold, Ministerpräsident de Nordrhein‑Westfalen ou Josef Gockeln, maire de Düsseldorf, proches l’un et l’autre des Sozialausschüsse. On aurait pu songer à Gerhard Schröder, député de Düsseldorf et proche des milieux industriels de la Ruhr (TH. p. 106) mais tenté, un moment, par une coopération avec la Sozialausschüsse, si son protestantisme ne le distinguait pas de « Korodin ».
38Il n’a pas été possible non plus de déterminer si « Frau Pierhelm » (TH. pp. 152, 170), correspond à un modèle précis. Aucune des représentantes de la majorité qui ont pris la parole au Bundestag lors des débats sur la ratification des Traités n’a prononcé la fameuse formule « Sicherheit ! ». On peut noter cependant que les interventions des oratrices de la majorité, qui, à l’instar de « Mme Pierhelm », recouraient volontiers à des formules telles que « Wir Frauen, wir Mütter ! » visaient surtout à dissiper un sentiment pacifiste largement répandu dans l’électorat féminin.
39« Mergentheim » (TH. pp. 57‑62) correspond, logiquement, à Paul Bourdin, dont la photographie52 est effectivement assez conforme au portrait que donne de lui Koeppen. Durant la dictature nazie, ce journaliste avait travaillé à la Frankfurter Zeitung, organe de la bourgeoisie libérale dans lequel une certaine opposition prudente au régime parvenait encore à s’exprimer. Il y avait exercé, en dernier lieu, les fonctions de correspondant à Paris (et non à Rome, comme l’écrit Koeppen)53.
40« Stierides, der Bankier der Reichsten » (TH. p. 105), comporte une allusion, en forme de jeu de mot (Pferd se transformant en Stier) au banquier Pferdmenges, ami d’Adenauer.
41D’après un témoin de cette époque, « Philipp Dana » (TH. pp. 69‑72) rappelle Ernst Friedlaender, journaliste très connu.
42On a vu que « Heineweg » et « Bierbohm » désignent, sans autre précision, les proches collaborateurs de Schumacher à la tête du SPD « Heineweg » contient le nom d’un de ceux‑ci, Fritz Heine, « Maurice, der Advokat » est sans doute le juriste Adolf Arndt, spécialiste du Droit constitutionnel au SPD.
43Il n’est pas impossible de reconnaître en « Sedesaum » (TH. pp. 153-155), un homme politique dont la carrière devait se terminer quelques années plus tard, après l’adoption d’une loi dont il était l’inspirateur, mais aussi le principal bénéficiaire.
*
44On s’est efforcé, dans ce travail, de dégager des faits précis qui pouvaient éclairer une lecture historique de Das Treibhaus ; il va de soi que les clés qui ont été proposées pour les personnages ne constituent le plus souvent que des hypothèses. On a pu constater que Koeppen joue avec souplesse des ressources du roman à clés : ses procédés descriptifs couvrent toute la gamme des options possibles, depuis le portrait « fouillé » d’un personnage historique clairement reconnaissable (« Knurrewahn ») jusqu’au « type idéal » sociologique (« Korodin »), en passant par la recréation complexe à partir d’éléments véridiques (« Frost‑Forestier », « Dörflich »). S’il faut absolument classer cette œuvre dans une catégorie, Das Treibhaus se situe à mi‑chemin entre le simple roman à clés, qui ne saurait, par ses propres moyens, s’élever jusqu’à une authentique analyse politique et la pure création littéraire, exclue d’emblée par le projet réaliste de l’auteur. Une grande partie des faits rapportés dans Das Treibhaus se sont révélés exacts ; quant à la vérité de l’œuvre elle appartient à une autre dimension, au‑delà des événements et des dates. Il n’est pas indifférent que les romans de Koeppen soient enfin reconnus à leur juste valeur, à l’heure même où l’on assiste à une renaissance du pacifisme allemand.
Notes de bas de page
1 Nous avons pu consulter : Der Spiegel, n° 45, 4 nov. 1953 ; Die Zeit, n° 45, 5 nov. 1954 ; Frankfurter Allgemeine Zeitung, 7 nov. 1953 (remarquable article de Karl Korn) ; Frankfurter Rundschau, 7 nov. 1953. À cela on peut ajouter la critique très sévère de Fritz René Allemann, reproduite dans : Über Wolfgang Koeppen, édition suhrkamp, 1976, pp. 60‑64 (ce recueil est cité dans le texte comme ÜWK).
2 « Rosendörfer » (TH. p. 93) est une allusion à la maison d’Adenauer à Rhöndorf où l’ancien maire de Cologne et futur Chancelier avait passé la période nazie dans une retraite consacrée à la culture des roses. Nous citons Das Treibhaus (TH) dans l’édition « suhrkamp taschenbuch », Frankfurt, 1972,
3 TH. p. 92 : « Einen Kognak Monnet ! » Was treibt auf dem Rhein ? Stahl, Kohle ? Die Flaggen der Nationen über schwarzen Kähnen ». Le « père de la CECA. » était effectivement issu d’une famille de négociants de Cognac, et le Spiegel du 25 fév. 1953 avait trouvé spirituel de signaler l’existence du « Cognac Monnet ».
4 TH. p. 22 « Der Kanzler saß an manchem runden Tisch. Gleichberechtigt ? Gleichberechtigt ».
5 TH. p. 34 « Generäle noch im Anzug von Lodenfrey marschierten zur Wiederverwendung auf ».
6 TH. p. 161 : « ... und er (i.e. Knurrewahn) erinnerte ihn, daß die Partei nicht bedingungslos und grundsätzlich gegen jede Bewaffnung sei... ».
7 Neutralisme et pacifisme ne se confondent pas entièrement, mais les convergences entre les deux tendances sont assez fréquentes, dans l’Allemagne d’alors, pour qu’on puisse légitimement parler d’un courant pacifiste-neutraliste. En l’absence d’une étude sur le mouvement « Ohne mich ! », on peut se référer à : Fritz René Allemann, Bonn ist nicht Weimar, Köln‑Berlin, 1956, pp. 200‑207, et Rainer Dohse, Der Dritte Weg, Neutralitätsbestrebungen in Westdeutschland zwischen 1945 und 1955. Hamburg, 1974.
8 Article intitulé : « Auf krummen Wegen ? »
9 Il serait oiseux de relever les nombreuses convergences entre le passage de Das Treibhaus et l’article du Spiegel, qui permettent de conclure, de façon certaine, que l’hebdomadaire constitue ici une des sources de Koeppen.
10 TH. pp. 166‑167 : « ... daß der Kanzler Mergentheims Arbeit... zitierte und den Artikel perfide nannte »,
11 De son banc, le député communiste Renner s’était écrié, tout comme « Heineweg » et « Bierbohm » dans le roman (TH. p. 166) : « Den Artikel hat er doch selbst bestellt !».
12 TH. p. 162 « ... und wirklich, er mußte seine Rede umwerfen... Ja, Keetenheuves Pulver war naß geworden ! ».
13 Le terme de « Butler » contient peut‑être une allusion, en forme de jeu de mots, à Hans Bott, Chef de Cabinet et biographe de Theodor Heuss.
14 TH. p. 114 : « Er las zuviel Goethe... » et TH. p. 177 : « Während der wirkliche Präsident eine seiner gebildeten Ansprachen memorierte... ».
15 TH. p. 172 : « er aß ein Ripple... » Hans Bott, sans aucune malice, présente Theodor Heuss « ... seine Zigarre rauchend und ein Viertele trinkend... » (H. Bott, Theodor Heuss, (Göttingen, 1968, p. 100).
16 TH. p. 172 : « ... daß irgend etwas nicht stimmte, vielleicht die Verträge nicht... ».
17 A. Baring, Außenpolitik, pp. 224‑249 ; W. Besson, Außenpolitik, p. 142.
18 TH. p. 142 : « Eine Verfassungsklage ‑ war man sich uneinig ? ».
19 Hans Vogel, Erich Ollenhauer, Fritz Heine, Herta Gotthelf et quelques autres, qui formaient à Londres le Comité Directeur en exil du SPD, connu sous la désignation « Exilvorstand SOPADE ».
20 Cf. Über Wolfgang Koeppen, op. cit., notamment les pp. 247‑275 et « Wolfgang Koeppen, romancier de la tragédie allemande », entretien avec J. Le Rider, Le Monde Dimanche, 30 août 1981.
21 Au Berliner Börsenkurier, cf. TH. p. 32.
22 Notamment TH. p. 82, Le Monde Dimanche, p. X.
23 TH. pp. 78, 161, 172 : « Aber auch Knurrewahn wollte sein Heer haben... ».
24 On peut consulter, sur Kurt Schumacher, les biographies de Fritz Heine (Göttingen, 1969) et de Lewis J. Edinger (Köln, 1967).
25 TH. p. 76 (on n’exposera pas en détail combien la biographie de « Knurrewahn », pp. 75‑80 du roman, correspond à celle de Schumacher.
26 C’est un des points où Koeppen, qui fait de « Knurrewahn » un autodidacte (TH. p. 75), s’écarte de la vérité historique. Schumacher n’était pas non plus issu d’une famille d’artisans, mais d’un milieu aisé. Dans aucun des textes que nous avons consultés, il n’est fait mention d’un fils de Schumacher (TH. p. 77).
27 TH. p. 76 : « Knurrewahn hatte viel durchgemacht, aber er war nicht weise geworden. Sein Herz war gut gewesen, nun hatte es sich verhärtet ».
28 Ollenhauer, Heine et Nau, qui formaient un trio parfois surnommé « Skatklub », du fait de leur prédilection pour ce jeu de cartes. (Edinger, p. 169), cf. TH. p. 76 « Keetenheuve war kein vierter Mann beim Skat ».
29 TH. p. 78 « Nach seiner Meinung war die Partei in der ersten deutschen Republik nicht national genug aufgetreten ».
30 TH. p. 78 : « ... die nationale Regierung, schlauer, fuchsiger, segelte ein wenig mit der internationalen Brise... ».
31 Waldemar Besson, Die Außenpolitik der Bundesrepublik, München, 1970, p. 89.
32 Udo F. Löwke, Die SPD und die Wehrfrage 1949 bis 1955, Bonn, 1976.
33 Ce n’est qu’à partir de 1955 que le SPD a consenti à des actions communes avec Gustav Heinemann, finalement élu au Bundestag, dans ses rangs, en 1957. (cf. Rainer Dohse, op. cit.).
34 F.R. Alemann, Bonn ist nicht Weimar, pp. 204‑205.
35 Arnulf Baring, Außenpolitik in Adenauers Kanzlerdemokratie, pp. 142‑143, et Udo F. Löwke, op. cit. p. 45.
36 TH. pp. 27‑31, 84‑91, 144, 161, 185.
37 Über Wolfgang Koeppen, p. 237.
38 TH. p. 28 : « Er eiferte den elektronischen Gehirnen nach. »
39 La documentation sur Gehlen n’est pas très abondante. Nous avons utilisé : Der Spiegel n° 35/1953 ; 33, 35, 39/1954, ainsi que la série « Pullach intern » dans ce même hebdomadaire, n° 11/1971 et suivants.
40 TH. p. 31 : « Frost‑Forestier erinnerte sich gern an seine Tätigkeit im OKH. »
41 TH. p. 28 « Er frottierte sich mit einen rauhen olivgrünen Handtuch amerikanischer Herkunft ».
42 Ce fait contribue d’ailleurs à désigner Gehlen parmi les modèles possibles de « Frost-Forestier », aucun autre service de renseignements n’ayant entretenu d’aussi bonnes relations avec la Chancellerie. Adenauer se méfiait d’Otto John, le chef du « Bundesverfassungsschutz » ; le colonel Heinz, chef du Deuxième bureau à l’« Amt Blank », était, quant à lui, limogé dès septembre 1953 (Cf Der Spiegel n° 21/1971, pp. 137‑154).
43 Der Spiegel, n° 35/1953, 39/1954, 21/1971 (p. 142 notamment), A. Baring, Außenpolitik, p. 8, 185.
44 A. Baring, Außenpolitik, op. cit., pp. 183‑184, 422.
45 « Deutsche Reichspartei », « Sozialistische Reichspartei », ce dernier interdit en octobre 1952,
46 « Wirtschaftliche Aufbau‑Vereinigung », implanté en Bavière.
47 A. Grosser, Deutschlandbilanz, München, 1970, pp. 246‑247.
48 Deutscher Bundestag, 148, Sitzung, 8. Juni 1951 ; Frankfurter Allgemeine Zeitung, 8‑9 Juin 1951 .
49 Der Spiegel, n° 36/1953.
50 TH. pp. 26‑27, 45‑53, 106‑107, 148‑149.
51 A. Grosser, Deutschlandbilanz, p. 237
52 Der Spiegel, n° 13/1953.
53 A. Baring, Außenpolitik, p. 312.
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