État social et Démocratie
Conceptions et réalisations de l’idée d’état social en République fédérale d’Allemagne de 1949 à 1966
p. 96-111
Texte intégral
« La République fédérale d’Allemagne est
un État fédéral démocratique et social ».
(Art. 20 du Grundgesetz)
1Ce passage du Grundgesetz, qui définit les structures politiques et le cadre général de l’évolution interne de la République fédérale, est aussi lapidaire que riche en possibilités d’interprétation. Si l’on comprend cet article 20 en ce sens qu’un ordre démocratique dans l’État et la société exige un degré élevé de justice sociale, sans laquelle il ne saurait subsister, le principe de l’État social revêt effectivement une importance primordiale. Car l’État social et la démocratie ne vont plus l’un sans l’autre, dans la mesure où une société démocratique ne serait même pas pensable, ni réalisable en dehors du cadre réglementaire fixé par une politique sociale. Cependant, le niveau de protection sociale dont jouit le citoyen ne constitue pas à lui seul, il s’en faut de beaucoup, le critère du degré de démocratisation d’une société. Il suffira pour s’en convaincre de considérer les États où règne le « socialisme réel », et dont le réseau de protections sociales mériterait pourtant, dans certains cas, de servir de modèle.
2Sur la base de cette interdépendance des concepts de démocratie et d’État social, le principe de l’État social, tel qu’il est affirmé dans le Grundgesetz, ne sera pas étudié ici sous l’angle du droit constitutionnel ; on préfèrera mettre en lumière tout ce que cette exigence sociale du Grundgesetz implique du point de vue de la politique de la société1. En effet, malgré toutes les controverses politiques et juridiques au sujet des articles 14 et 20 du Grundgesetz, un point n’est pas contesté : le principe de l’État social ne représente pas seulement un critère constitutionnel que doit respecter la pratique législative du Bundestag et des Länder ; il impose également à toutes les forces politiques en Allemagne fédérale l’obligation d’actions au niveau de la société. Ce n’est que par une action politique responsable, au‑delà du travail législatif au sens étroit du terme, que l’on peut espérer atteindre et conserver ce maximum de justice sociale, de protection sociale et de liberté que le Grundgesetz exige pour tous les citoyens, quelle que soit leur classe d’origine ou leur nationalité. Au cœur de toutes les doctrines et de tous les projets de politique sociale, la question essentielle est celle du rapport entre la liberté individuelle et l’insertion de l’individu dans la collectivité ; elle constitue en même temps la prémisse éthique et idéologique à toute discussion sur le sens et la fonction de l’État social.
3La liberté personnelle peut être développée par une amélioration des conditions de vie matérielle du citoyen, c’est‑à‑dire par une plus grande sécurité juridique et matérielle, par l’encouragement à la propriété privée, par des assurances contre tous les dangers et risques imaginables, par l’assistance, la prévention et par un système de rééquilibrage social organisé par l’État. Mais ce n’est là qu’une perspective d’action possible ; elle amène à s’interroger si l’on peut réellement parvenir à un niveau plus élevé de liberté par des correctifs de politique sociale et par un système de protection individuelle, par le biais de diverses prestations, lorsque la structure d’ensemble de la société reste inchangée. L’alternative politique à cette option consisterait à proposer que la liberté individuelle soit garantie par la structure même de la société, par un changement de statu quo social et des rapports traditionnels de propriété et de production. Dans cette perspective, la justice sociale, dans une collectivité démocratique, signifierait aussi l’autogestion et la cogestion de tous les groupes sociaux dans le cadre d’une responsabilité étendue à l’ensemble de la société*.
4Ces présupposés idéologiques différents conditionnent des stratégies politiques opposées. C’est ainsi que l’État social peut être réalisé, sur la base des rapports de propriété et de production existants, par des correctifs sociaux et des interventions de l’État pour atténuer les difficultés, inégalités et injustices sociales. Mais on peut aussi interpréter le principe de l’État social comme une incitation à modifier les rapports de propriété et de statut traditionnels par des mesures législatives dans le cadre du Grundgesetz ; il s’agirait, par ce moyen, de faire passer ainsi dans la réalité sociale les droits fondamentaux que sont la liberté et l’égalité. Au début de l’histoire de la République fédérale, la controverse politique sur ces deux options fut menée avec une certaine force entre les partis de gouvernement et le SPD ; aujourd’hui encore, elle n’a pas perdu de son actualité, même si elle emprunte la thématique assez contestable du « démantèlement de l’État‑providence ».
5Cette formule peut en effet induire en erreur, parce qu’elle réduit la dimension sociale de l’État aux intentions et aux résultats de la politique sociale, quand ce n’est pas aux fonctions et aux limites des assurances sociales. On risque ainsi de perdre de vue que l’idée de l’État social a, dans le Grundgesetz, une dimension qui s’étend à l’ensemble de la société ; elle « s’applique aux contenus, tendances et principes de base de l’organisation des relations et processus socio‑économiques dans un cadre légal »2. Qu’ils aient interprété cette exigence comme celle d’une politique intégratrice et conservatrice, soucieuse du maintien du statu quo social, ou qu’ils aient milité pour une modification dynamique de ce même statu quo par un processus de démocratisation, tous les groupes politiques, au début de l’histoire de la République fédérale, s’accordaient sur ce point que l’idée d’État social implique une volonté d’action politique englobant tous les domaines de la vie sociale. En d’autres termes, la composante sociale dans la structure de l’État comporte non seulement la politique sociale proprement dite, mais s’étend également à la politique financière, économique et de l’emploi, et même à la politique culturelle et à l’éducation. La réalisation et le développement de l’état social s’insèrent donc dans un ensemble d’options et de mesures concernant tous les domaines de la politique intérieure et de la « politique de la société », menées par l’État fédéral et les Länder. Depuis 1949, c’est le système socio‑économique de l’« économie sociale de marché », conçu après 1945 et imposé dans les zones occidentales entre 1947 et 1949, qui sert de cadre de référence à cette politique : il constitue donc le point de départ pour la réalisation, au cours des premières années de l’histoire de l’Allemagne fédérale, de l’exigence sociale inscrite dans le Grundgesetz.
Antécédents historiques et conditions générales des options en politique sociale : l’économie sociale de marché
6Au moins depuis le milieu du xixe siècle, l’industrialisation des pays d’Europe occidentale a eu pour effet d’élargir le fossé entre la prospérité matérielle des possédants et la misère matérielle et morale des couches défavorisées. Une des réponses possibles à cette question sociale consistait à transférer à l’État la responsabilité des couches défavorisées. Par « la promotion positive du bien‑être des ouvriers », pour reprendre les termes de Bismarck, il s’agissait de réduire les tensions sociales et d’écarter les risques d’une désagrégation de l’État et de la société. Par sa législation sociale, mise en place entre 1883 et 1889, Bismarck jetait les bases d’une conception de la politique sociale qui reposait sur le principe d’une intervention de l’État en vue de compenser les risques matériels et les inégalités. De la situation de crise économique et sociale, dans la première moitié du xxe siècle, on pouvait tirer l’enseignement qu’il était impossible d’assurer la stabilité dans l’État et la société uniquement par des mesures sociales. C’était surtout la crise économique mondiale, au début des années 30, qui, marquant les limites du système capitaliste libéral, avait permis une critique plus poussée de la société de classes. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le désir d’un nouveau système économique et social était présent avec tant de force, dans toute l’Europe occidentale, que le retour à un néo‑capitalisme sans correctifs sociaux paraissait impossible.
7Quant à l’autre option possible déjà évoquée ici, celle d’un modèle socioéconomique de type socialiste, elle avait, il faut bien l’admettre, beaucoup perdu de sa force d’attraction. Car la planification centrale, élément essentiel de la théorie économique socialiste, paraissait doublement compromise aux yeux de l’opinion allemande ; d’abord par l’assimilation de la planification avec le totalitarisme stalinien, forme dégénérée du socialisme, et ensuite, par la politique économique national‑socialiste : on se souvenait de l’économie de guerre, gérée par l’État, de l’effondrement économique total et de ses conséquences pour les conditions de vie de la grande majorité du peuple allemand. Cette double expérience induisait une méfiance marquée à l’égard d’une intervention ou d’une prise de responsabilité de l’État dans la politique économique.
8Compte tenu de ces expériences et de l’incertitude quant à l’avenir économique de l’Allemagne, les réflexions sur la manière de donner un visage plus social au capitalisme, ou un aspect plus libéral au socialisme, rencontrèrent un large écho dans la population allemande. Le désir d’une alternative et au capitalisme et au socialisme était particulièrement répandu dans l’immédiate après‑guerre. Dans cette recherche d’une éventuelle troisième voie, les sociaux‑démocrates et les syndicats développèrent leur conception de la « démocratie économique ». Dans cette théorie, la démocratisation de l’économie formait la base de la démocratisation de la société ; en même temps, la liberté individuelle devait être protégée, par des garanties constitutionnelles, contre toute forme de totalitarisme. À ces perspectives, les défenseurs d’une société fondée sur le capitalisme néo‑libéral opposèrent la conception de l’économie sociale de marché.
9Le concept d’économie sociale de marché fut créé par l’économiste Alfred Müller‑Armack, qui, plus tard, en tant que secrétaire d’État au ministère fédéral de l’économie sous Ludwig Erhard, fut étroitement associé à la politique économique et sociale des premiers gouvernements fédéraux. Face à la tendance, largement répandue, en faveur d’une économie socialiste modifiée dans un sens libéral, l’économie sociale de marché s’est révélée comme le mot d’ordre politiquement le plus efficace lors de la restauration d’un système socio‑économique de type capitaliste‑libéral.
« Dès l’origine, ce terme comportait une connotation opportuniste de propagande politique, qui se manifestait, par exemple, par la présence d’énoncés, qui, à un niveau purement formel, auraient aussi bien pu figurer dans un programme socialiste »3
10Le but déclaré des tenants de 1’« économie sociale de marché » était de développer un arsenal de mesures pour amener le plus rapidement possible à un niveau élevé de production et d’efficience l’économie ouest‑allemande relancée par le plan Marshall. La croissance économique attendue devait en même temps garantir la composante sociale de l’économie de marché. La justice sociale recherchée devait être obtenue par une politique sociale d’accompagnement.
« Elle puisait dans les réserves créées par la politique économique pour transformer la distribution ‘fonctionnelle’ des revenus, telle qu’elle résultait du processus de production, en une distribution ‘personnelle’ des revenus, telle qu’elle paraissait souhaitable d’après les critères sociaux globaux ».
11On créait ainsi les conditions permettant de donner de l’exigence d’État social contenue dans le Grundgesetz une interprétation qui liait la réalisation de la justice sociale au maintien du statu quo économique et social. Le but d’une « politique de la société » n’était plus de modifier ce statu quo, mais de le pérenniser en le corrigeant au moyen d’une politique sociale et en le réglementant par la loi. Dans le domaine de la politique économique on concéda une large place à la réussite individuelle, dans le cadre d’une optimisation de l’efficience économique ; l’aspect « État social », en revanche, fut réduit à une politique sociale chargée de maintenir la paix sociale. À l’avenir
« une interaction dynamique entre les politiques sociale et économique, une politique sociale ‘conforme aux lois du marché’ devait contribuer à accroître la production pour créer une plus grande marge de manœuvre pour la politique sociale »4.
12La décision en faveur de l’économie de marché comportait donc aussi une option pour une certaine réalisation de l’exigence d’État social. L’instauration d’un nouvel ordre économique et social était remplacée par la redistribution du revenu national (progressant grâce à la croissance de l’économie) au moyen d’une politique sociale conduite par l’État.
13Certes le débat sur les deux possibilités d’interpréter l’exigence d’État social s’est encore poursuivi après la fondation de la RFA, mais dès les années 47/49 certaines décisions fondamentales avaient déjà été prises en faveur de l’économie sociale de marché. C’étaient surtout les autorités d’occupation américaines qui avaient empêché toutes les mesures susceptibles de conduire à une socialisation de l’économie allemande. Dans ces circonstances le général Clay et ses collaborateurs n’hésitèrent pas à intervenir directement dans la composition et les compétences des instances représentatives allemandes. Un exemple caractéristique est fourni par la décision du général Clay qui, en 1948, suspendait les articles de la constitution du Land de Hesse prévoyant des mesures de nationalisation. Depuis la victoire du Labour Party en 1946, l’occupant britannique avait adopté, en revanche, une attitude moins négative à l’égard du mouvement en faveur de la socialisation de certaines industries et à l’égard de la cogestion réclamée par les syndicats5. Il n’est pas possible d’analyser ici dans le détail les différentes politiques d’occupation et la marge de manœuvre dont jouissaient les initiatives allemandes. Mais le résultat de cette politique fut que le « caractère ouvert » de l’évolution future que contient l’exigence d’État social n’était qu’une fiction dans le domaine de la politique de la société, parce que les puissances d’occupation et la majorité du Conseil Économique, c’est‑à‑dire la CDU/CSU, s’accordèrent pour prendre simultanément un certain nombre de mesures décisives en vue de rétablir et de renforcer la structure sociale traditionnelle6.
Le débat autour de l’idée d’État social dans la période initiale de la République fédérale
14Alors que le débat sur le choix de société était jusqu’alors limité à un cercle restreint, la campagne électorale de 1949 offrit la première et la dernière occasion de le porter devant l’opinion publique et d’appeler celle‑ci à se prononcer. Dans tous les Conseils et assemblées où la loi fondamentale (Grundgesetz) avait été élaborée et discutée, le SPD avait insisté pour que le nouvel État et sa constitution ne revêtent qu’un caractère provisoire. Mais ainsi les sociaux‑démocrates s’étaient volontairement privés de la possibilité d’insérer dans le Grundgesetz au moins un passage programmatique prévoyant la possibilité d’une refonte de l’ordre social et économique.
« Convaincus que la prééminence politique reviendrait à la social‑démocratie dans la nouvelle république allemande, Schumacher et la nouvelle direction du SPD n’avaient certes pas cru nécessaire de garantir leurs projets de réforme sociale en les faisant figurer explicitement dans la constitution. Mais d’un autre côté, ils avaient toujours veillé à se prémunir grâce au texte constitutionnel contre un échec de leur modèle social et économique du fait de la résistance de certaines forces politiques représentant les intérêts des classes privilégiées »7.
15Le SPD faisait donc preuve de cohérence en interprétant la formule de l’État social telle qu’elle figurait dans le Grundgesetz comme une obligation et une possibilité de réaliser ses conceptions d’une démocratisation fondamentale de l’ordre économique et social en Allemagne occidentale. Sa victoire aux élections au Bundestag en 1949 devait créer les conditions politiques et parlementaires requises. Dans ses déclarations programmatiques, le SPD ne se lassait pas de souligner que,
« sans ces conditions préalables, c’est‑à‑dire la sécurité, la justice et l’élévation du niveau de vie matériel et intellectuel, la liberté est vide de contenu. Le contexte social où elle vient s’insérer est le fondement même de la liberté individuelle »8.
16Dans cette perspective, la responsabilité principale de l’état vis‑à‑vis de la société consistait à créer, par des interventions dans les structures socio-économiques, cet État social dans le cadre duquel peut se réaliser la liberté individuelle. La tâche de l’État (du législateur) n’est pas d’apporter des correctifs aux problèmes sociaux, ni d’éliminer les risques sociaux, mais de faire que la justice sociale et la participation démocratique soient partie intégrante des structures et processus socio‑économiques. Les principes de politique économique énoncés par le programme du DGB en 1949 montrent quelles revendications concrètes, au‑delà d’une politique sociale au sens étroit du terme, découlent de cette position :
« Les syndicats luttent pour l’extension de la cogestion des travailleurs. Ils veulent par là promouvoir un changement dans l’économie et la société, qui vise à faire participer également tous les citoyens à l’élaboration d’une volonté commune dans les domaines économique et politique. La cogestion économique des travailleurs est un des fondements d’un type de société libre et social. Elle est conforme à la nature de l’État, démocratique et social, fondé sur le droit (Rechtsstaat)9.
17En 1949, les syndicats et le SPD militaient pour un modèle de société qu’on peut caractériser en ces termes :
« il ne s’agit pas de compléter, de renforcer et de garantir l’ordre économique capitaliste par une coopération entre partenaires au niveau de l’entreprise au service de la prospérité des possédants, mais de restructurer par un effort de démocratisation l’économie régie uniquement par les principes de l’économie privée »10.
18La CDU mena la campagne électorale sur une orientation toute différente, aussi bien dans ses prémisses que dans ses buts. Dans les « Principes de Düsseldorf » de 1949, elle se réclamait pour la première fois du principe de l’économie sociale de marché, qui, après la victoire, devait constituer la base de l’ordre social et économique en RFA. La propriété privée des moyens de production était confirmée, mais devait, dans la mesure du possible, être répartie entre beaucoup de mains pour contrebalancer l’influence des monopoles et des cartels, néfaste dans le passé. Pour cette raison, il s’agissait surtout de soutenir les petites et moyennes entreprises ; cette « politique de classes moyennes » contribua grandement à la prospérité économique au cours des deux premières décennies de la RFA. On ne prévoyait de procéder à des nationalisations que « dans les cas où cette mesure serait justifiée d’un point de vue économique, possible du point de vue technique et politiquement nécessaire »11. Cette formulation s’inspirait uniquement de critères économiques et constituait un refus très net de tenter un transfert de la propriété privée à la propriété collective pour des motifs de politique de société. Du même coup, contrairement aux propositions du SPD, l’État n’était pas investi d’une position dominante dans la politique économique. La politique économique de l’État devait servir principalement à créer le cadre législatif permettant le déroulement aussi aisé que possible des processus économiques et sociaux. Par ailleurs, l’État doit intervenir lorsque cela paraît nécessaire pour maintenir l’efficience de l’économie et pour prévenir des risques sociaux.
19De la même manière, on rejette l’idée d’une responsabilité de l’État dans le devenir du corps social, au sens d’une intervention étatique directe en vue de réaliser certains objectifs au niveau de la société ou de l’économie. L’élaboration d’un certain ordre social doit être abandonnée au libre jeu des forces au sein de la société, tant que cela ne menace pas la paix sociale. Cette conception d’un rôle réduit de l’État a une conséquence qui caractérise bien l’ordre socio‑économique en RFA : la liberté de négociation des partenaires sociaux. Du fait de cette autonomie dans les conventions collectives (Tarifautonomie) qui prévoit des négociations annuelles sur les salaires entre syndicats et organisations patronales, la politique de l’emploi est, elle aussi, placée dans une large mesure sous la responsabilité commune des syndicats et des chefs d’entreprises. Cependant cette réserve ou neutralité de l’État exigée par la CDU en matière d’évolution sociale s’est révélée largement fictive.
20En revanche, les chrétiens‑démocrates n’ont jamais contesté l’idée que le développement des capacités productives de l’économie fondée sur la propriété privée s’accompagne nécessairement de mesures destinées à garantir la protection sociale des personnes ; une politique sociale et une croissance rapide de la capacité économique de la République fédérale étaient donc étroitement associées. La mise en œuvre du concept d’État social par les gouvernements à direction chrétienne‑démocrate s’inspirait par conséquent des principes suivants :
« Encouragement à la propriété privée, autonomie des processus économiques dans le cadre d’un système économique réglementé par l’État, soutien particulier à la classe moyenne indépendante, reconnaissance au niveau de la politique sociale du statu quo en matière de rapports sociaux »12
21Avec la victoire de la CDU/CSU lors des élections au Bundestag, en 1949, et la formation d’un gouvernement de coalition, où les partis chrétiens occupèrent les ministères responsables de la politique économique et sociale, un choix était fait en faveur d’une forme d’État social vouée au maintien du statu quo dans la société. La politique en matière de société était axée sur la responsabilité individuelle du chef d’entreprise, dans le cadre d’une structure de l’entreprise qui plaçait employeurs et salariés dans une position de partenaires. Les principes fondamentaux de la politique sociale de l’État étaient la solidarité et la subsidiarité, destinées à soulager les difficultés individuelles**.
La politique sociale des gouvernements fédéraux jusqu’en 1966 et la mise en place des structures de l’État social.
« Nous considérerions nos réussites avec plus de satisfaction, s’il nous était donné de léguer à notre patrie des garanties renouvelées et durables de paix intérieure, et aux nécessiteux, l’assistance plus sûre et plus efficace à laquelle ils peuvent prétendre »13.
22Le maintien de la paix sociale et la protection des personnes contre les risques sociaux constituaient les ressorts essentiels de la politique sociale de l’État depuis la fin du xixe siècle. Après 1949, le premier gouvernement fédéral a, lui aussi, renoué avec cette tradition. Depuis l’instauration de la législation sociale bismarckienne, avec la création de l’assurance‑maladie en 1883, de l’assurance‑accident en 1884, de l’assurance‑vieillesse‑invalidité en 1889, l’Allemagne avait bénéficié, jusqu’à la fin de la République de Weimar, d’une politique de protection sociale en avance sur le reste de l’Europe.
23Aujourd’hui encore, les lois sur la protection sociale, en RFA, sont marquées dans leurs grandes lignes, par le « règlement sur les assurances » (Reichsversicherungsordnung) de 1911, aux termes duquel les différentes assurances énumérées ci‑dessus étaient regroupées en un ensemble unique, englobant la totalité des salariés. Il ne faut pas oublier, cependant, que le système d’assurances mis en place par Bismarck, s’il a beaucoup contribué dans le domaine social à la protection de la population laborieuse, a pourtant manqué son but proprement politique. Cette politique sociale n’a pas affaibli le mouvement ouvrier, pas plus qu’elle n’est parvenue à créer un attachement de la classe ouvrière allemande à l’État autoritaire wilhelminien pour tenter ainsi d’empêcher l’effondrement de l’État « à trois classes ».
24Pourtant, durant la période de Weimar, malgré une conscience plus aiguë de l’importance de la question sociale, la social‑démocratie n’est pas parvenue, elle non plus, à assurer la paix sociale pour garantir à la jeune République la stabilité nécessaire, bien qu’elle ait étendu notablement le système de protection sociale et qu’elle ait adopté en matière de société des mesures très avancées pour l’époque. L’extension des assurances sociales, promises lors de la révolution de novembre 1918, dut tout d’abord être retardée du fait de l’inflation ; ce n’est qu’en 1923 que put enfin être réalisé l’élargissement du champ d’application et du montant des prestations sociales héritées de l’empire. La création de l’assurance‑chômage en 1927 revêtit une importance particulière. Pour la première fois les employeurs, tenus, aux termes de la loi, de se charger d’une partie des cotisations, prenaient leur part de responsabilité dans les risques découlant des aléas de l’emploi. L’importance politique particulière de cette loi se manifeste également dans le fait que le dernier gouvernement de Weimar soutenu par une majorité parlementaire démocratiquement élue s’est divisé, lors de la crise de 1929, à l’occasion d’un débat sur les moyens de maintenir l’efficience de l’assurance‑chômage.
25En plus de l’indispensable couverture sociale des salariés, les gouvernements à direction SPD entreprirent également de réaliser certaines des réformes de société que comportait leur conception d’une démocratie sociale. Dès le début de la révolution de novembre, en 1918, la journée de huit heures fut inscrite dans la loi. La loi sur les conseils d’entreprise, en février 1920, revêtait un aspect quasiment révolutionnaire : pour la première fois dans l’histoire, en effet, les salariés se voyaient attribuer un droit d’expression et de participation sur leur lieu de travail. Aux termes de cette loi, derrière laquelle il faut reconnaître également une tentative « du SPD et de la direction syndicale pour juguler le mouvement conseilliste »14, toutes les entreprises employant plus de vingt personnes étaient tenues de créer un conseil d’entreprise. Les conseils d’entreprise ainsi formés se voyaient néanmoins placés devant un dilemme qui limitait gravement leurs possibilités d’influer sur les décisions au niveau de l’entreprise. D’une part ils devaient veiller à « la défense des intérêts économiques communs des salariés vis-à-vis des employeurs », mais d’autre part ils étaient tenus de « soutenir l’employeur dans la réalisation des buts de l’entreprise »15. Cette loi ne préfigure pas seulement le vocabulaire politique, mais également l’ambiguïté quant à la fonction, que nous retrouverons dans le texte de la loi sur le statut de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz) de 1954. Dans le même ordre d’idées, ce serait pure perte que de traiter en détail de la forme pervertie de l’idée d’État social qui apparaît dans le « Front allemand du Travail » fondé par les nationaux-socialistes.
26Ce court aperçu historique devait servir à montrer qu’en 1949 le gouvernement fédéral ne se trouvait pas devant une table rase en matière de politique sociale. Le monde ouvrier n’avait pas oublié les conquêtes sociales ni les réformes de société de la République de Weimar : à cela s’ajoutait un désir de sécurité répandu dans toutes les couches de la population. Il y avait donc un minimum d’acquis dans le domaine des réformes de société (par exemple, la loi sur les conseils d’entreprises), d’attente sociale et de droits portant sur les assurances sociales ; le gouvernement fédéral ne pouvait se permettre de rester en‑deçà sans risquer de provoquer un grave mécontentement et même des troubles sociaux. Mais il ne s’agissait pas seulement de reconnaître et d’étendre ces droits conquis au cours de l’histoire. Une des tâches primordiales de la politique sociale consistait également à intégrer dans l’économie et la société de la République fédérale les quelque 8 millions de réfugiés et d’expulsés originaires des territoires de l’Est et de la zone soviétique. Si l’on considère une situation initiale catastrophique, caractérisée par la crise du logement, le chômage croissant et l’épuisement des caisses de l’État, on peut compter la prompte reconstruction du système d’assurances sociales et l’intégration aussi rapide que généralement aisée des réfugiés parmi les réussites des premiers gouvernements fédéraux en politique intérieure.
27Le rôle décisif, dans ce succès, revient à la reconstruction économique rapide.
« Car le rétablissement accéléré du potentiel économique permettait naturellement de résoudre plus rapidement et à une plus grande échelle les problèmes sociaux en suspens, tels que, par exemple, l’intégration des expulsés et des réfugiés, la protection sociale, l’assurance‑maladie, l’assistance, ainsi que les tâches des pouvoirs publics dans des domaines tels que les transports, l’enseignement, la construction. »16
28Une brève énumération des principales mesures sociales montre que le gouvernement fédéral s’est rapidement occupé de ce secteur.
1950 Loi sur l’assistance aux invalides de guerre et aux veuves et orphelins de guerre.
1950 Loi sur le dédommagement des prisonniers de guerre (pour leur fournir une base de départ financière).
1952 Loi sur la « péréquation des charges » en vue du dédommagement des expulsés et des réfugiés.
1952 Loi sur la compensation des pertes et dommages subis du fait du national‑socialisme.
29Cette dernière loi devait se révéler assez problématique. D’une part, seuls les dommages matériels pouvaient être réparés, mais non les préjudices psychiques et les souffrances morales, d’autre part, la population allemande, par le biais d’une compensation matérielle, pouvait se croire dispensée d’une réflexion sur sa responsabilité morale et politique durant la période du national‑socialisme17. Toutes les mesures que nous venons d’énumérer devaient servir à atténuer les détresses et les dommages provoqués directement ou indirectement par le national‑socialisme et par la Seconde Guerre mondiale qu’il avait déclenchée. En revanche, à cause de la situation critique des finances publiques, on a seulement pu procéder à des « réparations provisoires » dans le domaine des assurances sociales. Ce n’est qu’au cours de la seconde législature qu’on a pu, sous le signe d’une prospérité économique croissante, entreprendre une refonte du système des assurances sociales.
30L’élément principal de cette politique, qui comportait aussi l’adaptation de l’assurance‑maladie‑accidents aux conditions nouvelles, était constitué par la réforme de l’assurance‑vieillesse, par l’instauration de la retraite « dynamique ». Ce caractère « dynamique » signifiait qu’à l’avenir les prestations ne seraient plus calculées sur la base d’une somme fixe correspondant aux cotisations versées, mais qu’elles augmenteraient automatiquement au rythme annuel, l’augmentation annuelle étant établie, en échelle mobile, d’après celle des salaires et des prix. Ainsi, pour la première fois, les retraités étaient à l’abri d’une perte en pouvoir d’achat de leur retraite du fait de l’inflation, et ils bénéficiaient, eux aussi, de la croissance de l’économie. À côté des mesures de soutien à la construction de logements sociaux et à la construction privée, maintenues tout au long des années cinquante et qui, après les destructions dues à la guerre, revêtaient un caractère de nécessité économique et politique primordiale, on peut citer encore la réforme de l’aide sociale par une loi de 1961. Dans ce texte, le vieux principe de l’assistance, (Fürsorge) qui datait de 1924, était dépassé au profit de l’aide sociale, qui figure désormais parmi les droits reconnus : c’était la réalisation d’un élément essentiel de la conception de l’État social. Dans le domaine de la politique sociale, des progrès décisifs vers la mise en place de l’État social avaient indiscutablement été accomplis à la fin de l’ère Adenauer. Mais si l’on se place au niveau des réformes de société, le bilan de ces années paraît tout différent.
31Comme un changement fondamental dans les rapports de propriété et dans le statu quo social n’était plus à l’ordre du jour dans le contexte politique d’après 1949, le débat politique, au début des années cinquante, se concentra autour des deux questions suivantes :
Cogestion : selon quelles modalités les salariés devaient‑ils et pouvaient-ils participer aux processus de décision dans les entreprises et pour le choix de politique économique ?
Constitution de patrimoines (Vermögenspolitik) : un changement dans les rapports de propriété ne paraissant ni possible, ni souhaitable, comment parvenir au moins à une répartition plus large des fortunes et comment encourager la constitution de patrimoines dans les couches socialement défavorisées ?
32La loi de 1949 sur les conventions collectives, déjà évoquée, qui règle la liberté de négociations entre employeurs et salariés, n’a pas fait l’objet d’un débat politique. Le premier conflit politique éclata dans le secteur des industries minières et sidérurgiques ; ce n’est qu’après que les syndicats eurent exercé une pression massive, menaçant de passer à des grèves nationales, que la cogestion dans les industries du charbon et de l’acier fut adoptée en 1951 par le Bundestag. La loi prévoyait la cogestion paritaire des salariés dans les conseils de surveillance de toutes les entreprises de ce secteur industriel, employant plus de mille personnes. En revanche, les tenants de la cogestion paritaire ne purent s’imposer dans un autre secteur industriel.
33La loi de 1952 sur le statut de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz) n’attribuait aux conseils d’entreprise, qui devaient être élus dans toutes les entreprises employant plus de vingt personnes, qu’un droit de consultation pour les problèmes sociaux concernant le personnel de l’entreprise. L’obligation légale de pratiquer une attitude de coopération entre partenaires pour le bien de l’entreprise, s’appliquant aux chefs d’entreprise comme aux délégués, condamnait souvent ces derniers à l’impuissance en cas de conflit grave à l’intérieur de l’usine. Sur ce point, la loi sur le statut de l’entreprise n’apportait rien de nouveau, dans la pratique, par rapport au texte de 1923. Le seul progrès relatif était constitué par l’article qui prévoyait que les conseils de surveillance des sociétés par actions devraient se composer, pour un tiers, de représentants du personnel ; mais cette disposition marquait un recul très net par rapport à la cogestion des industries minières et sidérurgiques. En 1955 enfin, fut adoptée une loi sur la représentation du personnel dans la fonction publique, analogue à la loi sur le statut de l’entreprise.
34Ces lois reconnaissaient uniquement une participation des salariés aux décisions concernant l’organisation du travail dans l’entreprise. À l’exception de la cogestion « minière et sidérurgique », ces textes restaient très en‑deçà de la revendication syndicale de cogestion paritaire et de participation des travailleurs à la politique de l’entreprise. Le débat politique ne devait plus porter sur ces questions avant l’arrivée au pouvoir de la coalition social‑libérale, qui innova nettement en la matière avec la réforme du statut de l’entreprise, en 1972 et la loi sur la cogestion, en 1976.
35Il ne faut cependant pas négliger le fait que les lois de 1951, 1952 et 1953 ont largement contribué au maintien de la paix sociale. Celle‑ci représentait une des conditions nécessaires à une croissance rapide des capacités productives de l’économie allemande, qui elle‑même constituait un facteur de stabilité sociale, car elle permettait aux syndicats d’accepter un recul sur la question de la cogestion pour se cantonner dans une stratégie de progression des salaires. La stratégie salariale des syndicats et la politique gouvernementale de création de patrimoines, en vue de répartir mieux la richesse, se recoupaient, en dernière analyse, dans la volonté d’assurer la stabilité sociale.
« La […] formation de capital dans toutes les couches de la société et une large répartition de la richesse en train de se reconstituer figurent parmi nos tâches prioritaires pour l’avenir. La propriété privée renforce la liberté et l’indépendance économiques de chaque citoyen et celles de sa famille. Une large répartition de la propriété privée est une des conditions de la stabilité de notre ordre économique et social libéral »18
36La politique économique du gouvernement fédéral, au cours de la première décennie de la République fédérale, n’avait pas toujours été à la hauteur de ces intentions proclamées par Konrad Adenauer dans sa déclaration gouvernementale de 1961, Bien au contraire, des allègements fiscaux en faveur des entreprises et une série d’autres mesures avaient permis une accumulation du capital entre les mains de quelques chefs d’entreprise et de grandes banques. Ce n’est qu’à la fin des années cinquante que le gouvernement s’intéressa de plus près aux incidences sociales de la politique financière et fiscale. Par une série de lois, on s’efforça de stimuler et d’encourager la formation du capital et l’accès à la propriété même pour les « économiquement faibles » (comme on disait à l’époque).
En 1959, il s’agissait, par la loi sur l’encouragement à l’épargne d’accroître l’épargne des ménages (et de réduire la masse monétaire en circulation) grâce à l’appoint de primes versées par l’État.
En 1961, la loi fit obligation aux employeurs de verser à leurs salariés des prestations cumulables en vue de la constitution de patrimoines. La même année, la loi sur la construction (Wohnungsbaugesetz) permettait l’octroi de prêts à taux préférentiel pour la construction de logements.
C’est à la même époque, entre 1959 et 1961, que des entreprises d’État telles que Volkswagen ou la VEBA furent transformées en sociétés par actions, pour permettre ainsi l’acquisition d’actions (dites « populaires ») par des ménages à revenus modestes.
On peut considérer comme un résultat positif de la politique de constitution des patrimoines le fait qu’en 1973, 40% de tous les ménages ouvriers, 37% des employés, 41% des fonctionnaires et 67% des indépendants possédaient des biens immobiliers (immeubles et terrains).
Cette politique en faveur de l’épargne permit également à des couches de plus en plus larges de la population d’acquérir des biens de consommation plus coûteux (mobilier, automobiles, etc.). Cette incitation à consommer bénéficia, en retour, à la croissance économique – ce qui représente un élément non négligeable dans le succès et l’accueil favorable réservés à l’économie sociale de marché.
Les perspectives de l’État social dans les années 80
37La politique sociale des gouvernements à direction CDU, au cours des deux premières décennies de l’histoire de la RFA, reposait sur le postulat d’une croissance économique continue. La croissance du PNB était la condition préalable au bon fonctionnement des assurances sociales et à une future extension du réseau de protections sociales. La coalition socio‑libérale partait de la même hypothèse, lorsque, après 1969, elle entreprit sous la direction de Willy Brandt, un vaste programme de réformes de société. En s’appuyant sur les bases de l’État social, établies par les premiers gouvernements fédéraux, il s’agissait désormais de placer au centre de l’œuvre de réforme l’exigence de justice sociale. Avec la crise économique qui depuis 1974 s’aggrave d’année en année, cette politique de réformes lancée sous le mot d’ordre « oser plus de démocratie » s’est également trouvée dans une situation critique qui, depuis cette époque, est caractérisée par une stagnation assez générale de cette politique de réformes sociales entreprise dans l’euphorie.
38On a tout lieu de penser que cette forme de politique sociale, axée sur la redistribution de prestations monétaires et qui, au cours des trente dernières années, s’est appuyée sur une croissance économique continue a rencontré ses limites au début de cette décennie, car ses conditions générales se sont profondément modifiées :
Dans les années à venir il ne faut plus espérer retrouver les taux de croissance élevés auxquels on s’était habitué au cours des années 50 et 60 ; il faut s’attendre au contraire à une croissance zéro, voire à une « croissance négative ».
L’endettement du Bund, des Länder et des communes est tel qu’une part croissante des budgets, au cours des prochaines années, sera absorbée par le service de la dette. Les moyens disponibles pour les tâches politiques (et donc pour les mesures sociales) en seront réduits d’autant.
La compétition internationale pour la distribution des ressources dans le cadre du conflit nord/sud, ainsi que la crise de l’économie mondiale entraînent une baisse générale des résultats économiques. De plus, une part croissante des ressources devra être consacrée aux importations, réduisant d’autant le montant disponible pour une redistribution à l’échelon national.
39Cette évolution a amené certains à réclamer avec une insistance croissante le « démantèlement de 1’état‑providence » car, à les en croire, l’État social en tant que tel aurait atteint les limites de ses possibilités. On oppose à bon droit à ces projets qui reposent sur une interprétation du principe de l’État social en termes exclusivement quantitatifs, matériels et chiffrables, l’idée que, compte tenu des limites d’une politique sociale axée sur le quantitatif, il conviendrait de revenir à des critères plus qualitatifs. Si ce point de vue paraît encore entaché d’un certain flou, cela tient aussi au fait que, des décennies durant, tous les partis représentés au Bundestag ont élevé la politique sociale quantitative de redistribution à la hauteur d’un dogme. La discussion du budget fédéral de 1982, au cours de l’automne 1981, a déjà révélé combien sont contradictoires les positions à l’intérieur et à l’extérieur des partis quand il s’agit d’élaborer et de concrétiser des conceptions et des mesures de type qualitatif.
40Ce n’est pas ici le lieu de rentrer dans le débat de politique sociale, qui amène les partis, organisations, syndicats et autres groupes sociaux à se référer davantage, compte tenu de l’épuisement progressif des caisses, aux options en matière de société que comporte également le principe de l’État social. L’orientation idéologique des trois grands partis reviendra sans doute au premier plan avec les conséquences que cela peut entraîner à long terme pour la formation des coalitions gouvernementales. Car l’importance que le Parti libéral (FDP), qui se fait volontiers le défenseur des libertés et droits des personnes, accorde aux intérêts individuels de préférence à ceux des organisations, n’est pas conciliable à la longue, avec la tendance très présente chez les syndicats et dans une partie du SPD à renforcer les droits et les fonctions des organisations et institutions, faisant passer ainsi les intérêts collectifs avant ceux des individus. Le fait qu’au cours des négociations pour la formation du gouvernement en 1980 on ait préféré ne pas aborder les choix qualitatifs, particulièrement en matière de politique sociale, montre bien combien cette question contient de dynamite pour l’avenir de la coalition.
41Les hommes politiques chrétiens‑démocrates voient une issue à la crise actuelle de l’État social principalement dans un désengagement de l’État de ses responsabilités financières dans le domaine de la politique sociale. Il s’agirait de décharger financièrement les assurances sociales d’État par une débureaucratisation et une attribution des prestations sociales mieux calculées d’après les besoins. Les assurés pourraient également être appelés à se charger d’une plus grande part de responsabilité financière, que ce soit sous la forme d’un transfert partiel des assurances sociales au secteur privé, ou par une plus grande participation aux coûts. Ces propositions ne sont pas seulement très contestées, elles n’apportent qu’une solution très insuffisante au véritable problème, car elles restent prisonnières d’une idée de l’État social encore largement définie en termes quantitatifs.
42Les sociaux‑démocrates ont également beaucoup de mal à se détacher d’une conception de l’État social reposant sur le principe de la redistribution financière. Car les syndicalistes et beaucoup de sociaux‑démocrates éprouvent une méfiance, issue de douloureuses expériences historiques, à l’égard de propositions dont la réalisation pourrait menacer les acquis sociaux. Une nouvelle dimension apparaît, à l’heure actuelle, dans la lutte pour l’humanisation des conditions de travail, longtemps négligée, dans un contexte général de forte croissance, par les syndicats au profit de revendications salariales. « La qualité de vie sociale » particulièrement dans une société industrialisée développée
« est définie par les possibilités qui s’offrent aux individus dans leur travail, par les chances en matière de revenus, mais aussi par l’organisation du pouvoir de décision et de la hiérarchie, par les possibilités offertes à chacun de se réaliser soi‑même en décidant de la conduite de son travail »19.
43Dans des considérations de ce genre, on voit reparaître les premiers éléments d’une conception de l’État social tendant à des améliorations qualitatives et des changements dans les rapports sociaux, telle qu’elle s’exprimait au début de l’histoire de la République fédérale.
44Mais il faut bien admettre aussi que les intentions, les motivations et les buts de cette politique sont en contradiction flagrante avec ceux que le SPD proclamait dans l’après‑guerre : ce n’est plus un changement de statu quo économique et social qui est recherché, mais sa stabilisation.
« Si nous renoncions, dans un contexte économique difficile, à lutter pour une humanisation des conditions de travail et de vie, pour la protection de l’environnement et de la nature, pour un habitat plus humain dans les villes et les communes, la marche de l’évolution reviendrait en arrière. Non seulement il n’y aurait pas de progression, mais nous n’arriverions même pas à nous maintenir au niveau actuel du progrès dans la vie sociale et les entreprises »20.
45Si, pour des sociaux‑démocrates, la préservation et le respect du principe de l’État social en République fédérale signifient dans les années à venir le maintien des avantages acquis dans le domaine social et au niveau des réformes de société, on peut également tirer de ce fait certaines conclusions quant à l’évolution intérieure de la République fédérale au cours des trois premières décennies de son histoire. Des progrès énormes ont été réalisés, par rapport à la première moitié du siècle, dans les domaines de la protection sociale, de l’égalité dans la société, et par là, de la liberté personnelle ; on peut attribuer de manière égale aux trois partis représentés au Bundestag le mérite de cette politique sociale. Non seulement la République fédérale occupe une place très honorable si on la compare à d’autres pays, elle a aussi obtenu un degré de stabilité sociale et politique jamais atteint avant 1949. La question de savoir si, face à des problèmes économiques, sociaux et politiques en voie d’aggravation, on peut espérer garantir cette stabilité dans l’avenir, dépendra aussi des capacités d’intégration sociales et politiques. La question décisive, à cet égard, est de savoir s’il sera possible, d’une part, de consolider les acquis et de les développer qualitativement, d’autre part, de trouver de nouvelles réponses, au niveau d’une politique de la société, face aux nouveaux défis économiques et sociaux, tels qu’ils s’expriment chez les écologistes, par exemple, sous la forme d’une remise en cause radicale de la société industrielle de croissance.
46La force de la politique sociale allemande : de s’être révélée capable de garantir la stabilité étatique de la République fédérale en assurant le consensus social et en renforçant l’intégration, cette force peut aussi recouvrir un point faible, dangereux pour la démocratie. Car en l’absence d’autres liens historiques et culturels, émotionnels même, qui auraient pu créer un sentiment national, support de l’État et de la démocratie, le développement de l’État social s’est trouvé investi de la fonction essentielle de consolider les bases de l’état. C’est ainsi que tous les partis représentés au Bundestag sont conscients de ce que le caractère plus ou moins social de l’État ne restera pas sans répercussions, dans l’avenir, sur l’attitude des citoyens vis‑à‑vis de l’économie sociale de marché et sur leur prédisposition à s’identifier à la démocratie parlementaire. Face à la crise d’identité qui tend à gagner le système socio‑politique de la République fédérale, cette situation exige des efforts accrus pour préserver les conquêtes quantitatives et pour élaborer de nouveaux projets de développement qualitatif de l’État social.
47C’est une des faiblesses de la théorie allemande de l’État social, que l’État social, en plus de sa mission d’intégration, se soit vu attribuer une fonction d’identification. Comme l’État social est un des piliers du système et de la conscience démocratique, les interventions dans le système social et les débats de politique sociale représentent toujours des épreuves ou des facteurs de progrès pour la démocratie. Du fait de l’interaction étroite qui s’est établie entre l’État social et la démocratie au cours des trente dernières années, le débat autour d’une interprétation statique ou dynamique du principe de l’État social comporte donc aussi des dangers et des espoirs pour la stabilité et le développement de la démocratie en République fédérale.
Notes de bas de page
1 H.H. Hartwich, Sozialstaatspostulat und gesellschaftlicher status quo, Opladen 1978, 3e édition, p. 12,
* Note du traducteur ‑‑ La langue française ne connaît que le terme de « social », là où l’allemand dispose des notions de « gesellschaftlich » et « sozial », « gesellschaftlich » désignant ce qui a trait à la société (au sens où nous parlons de « contrat social », de « fait social », de « corps social »), « sozial » ce qui se rapporte à la situation des catégories défavorisées (comme dans les expressions : « question sociale », « conflits sociaux », « lois sociales »). Par voie de conséquence, notre langue ignore aussi le concept d’une « Gesellschaftspolitik » (politique de la société) distincte de la politique sociale. Nous nous sommes efforcés de rendre la distinction entre « Gesellschaftspolitik » et « Sozialpolitik » essentielle dans la démonstration de Klaus Wenger, même au prix de périphrases ou de tournures inhabituelles en français.
2 R. Wenzel. « Wirtschaft‑ und Sozialordnung », (p. 309) (in : Vorgeschichte der Bundesrepublik Deutschland, hrsg. V. Becker/Stammen, Munich 1979).
3 op. cit., p. 310.
4 op. cit. p. 312.
5 Hartwich (op. cit., p. 78) remarque, au sujet des conceptions différentes des deux puissances d’occupation : « Durant cette période, la question des nationalisations n’était pas fonction du débat entre le SPD et les fractions favorables aux nationalisations, au sein des partis bourgeois, d’un côté, et les partis politiques conservateurs et les intérêts industriels, de l’autre, mais elle faisait l’objet d’un débat fondamental entre la puissance occupante américaine et l’actuelle ».
6 Hartwich, op. cit., p. 17.
7 W. Sörgel. Konsensus und Interessen ; eine Studie zur Entstehung des Grundgesetzes, Stuttgart 1969, p. 59.
8 Wenzel, op. cit., p. 58.
9 Principes directeurs en matière économique, dans le programme du DGB, Munich 1949.
10 Hartwich, op. cit., p. 58.
11 Cité d’après : Die CDU, Geschichte, Programm, Statut, Bonn 1961, 2e édition, p. 22 sqq.
12 Hartwich, op. cit., p. 58.
* * NdT : Dans l’usage allemand, la notion de « subsidiarité » revêt une signification plus large que dans notre Droit constitutionnel : elle s’applique également aux rapports entre le social et l’économique. Le « principe de subsidiarité » (Subsidiaritätsprinzip) prévoit que le système de protections sociales complète le fonctionnement « naturel » de l’économie capitaliste et en corrige les effets négatifs, mais sans les modifier.
13 Message impérial du 17 novembre 1881
14 H. Grebing. Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, Munich 1979, p. 156. Il faut entendre par « mouvement conseilliste » (Rätebewegung) la multiplication spontanée de conseils de soldats et d’ouvriers, analogues aux Soviets de Russie, dans la situation révolutionnaire de 1918‑1919, en Allemagne. N.D.T.
15 Loi de février 1920 sur les Conseils d’entreprise, citée d’après Grebing, op. cit., p. 156.
16 Hartwich, op. cit., p. 269.
17 Cf. Klaus Wenger. « Une histoire refoulée ; les deux États allemands face au passé national-socialiste », dans : Civilisation des pays de langue allemande 1, publication hors série des Langues Modernes, p. 319.
18 Déclaration gouvernementale du 29 novembre 1961.
19 H. Matthöfer. « Sozialstaat », in : Kampf um Wörter ? Politische Begriffe im Meinungsstreit, hrsg. v. M. Greiffenhagen, Munich 1980, p. 440.
20 op. cit., p. 445.
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