Le parti social‑démocrate allemand entre 1949 et 1965
De l’opposition à l’« adaptation » et à la formation du gouvernement
p. 66-83
Texte intégral
Traditions
1De tous les partis allemands, le SPD est celui qui possède la tradition la plus riche : c’est le seul dont l’histoire se déroule sans interruption sur plus de cent ans. Il a indéniablement joué un rôle très important en tant que force démocratique parlementaire depuis l’Empire jusqu’à la République fédérale en passant par la République de Weimar, même s’il n’a pu exercer réellement une influence déterminante sur la politique allemande au xxe siècle que relativement tard, pendant la crise de l’État en 1918‑1920 et surtout en tant que parti de gouvernement dans la République fédérale d’Allemagne. Il est particulièrement intéressant d’étudier ce parti, parce que son évolution constante reflète également les transformations qui se sont produites dans la vie politique de l’Allemagne.
2Le Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein (ADAV) fondé par Lassalle en 1863 et le Sozialdemokratische Arbeiterpartei (SDAP) conduit depuis 1869 par Bebel et Liebknecht, fusionnèrent en 1875 à Gotha pour former le Sozialistische Arbeiterpartei Deutschland, qui prit en 1891 le nom de Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD) qu’il porte depuis.
3Malgré son interdiction sous Bismarck (Sozialistengesetze), qui eut pour conséquence le démantèlement de l’organisation du parti (1878‑1890), malgré la répression dont il fut l’objet de la part de l’État, le SPD finit par devenir le plus fort parti du Reich. En 1912, il obtint 34,8% des voix aux élections au Reichstag, où il formait avec 110 députés le groupe parlementaire le plus nombreux.
4Les contradictions du programme d’Erfurt de 1891, qui se référait d’une part au marxisme orthodoxe dans son analyse de la société bourgeoise, mais qui d’autre part réclamait, en vue d’une amélioration de la situation des travailleurs, des mesures pratiques de réforme sociale dans le cadre du système existant (cours réformiste ou révisionnisme) sont restées un trait caractéristique du parti. Également depuis 1890, il a accepté le « principe parlementaire » comme alternative sérieuse à la révolution. À cause de cette position fondamentale du SPD, acceptant le parlementarisme, reconnaissant l’État national allemand et se plaçant dans le cadre de la constitution, les tendances révolutionnaires antiparlementaires se trouvèrent reléguées dans la minorité ou même exclues du parti.
5C’est ainsi que s’est produite pendant la première guerre mondiale la scission du parti, parce que son aile radicale (USPD), d’où sortira le parti communiste allemand, a refusé, contrairement à la majorité du parti social-démocrate, de voter au Parlement les crédits de guerre. Pour les majoritaires du SPD en revanche, la fidélité envers la nation était plus forte que la solidarité internationale. Malgré une unité d’action éphémère avec l’USPD au sein de l’exécutif provisoire mis en place après la défaite et l’effondrement du Reich en 1918, le SPD a « géré » la crise de l’État en se démarquant nettement des forces de la gauche radicale et en les combattant. Il a pris une part importante à l’instauration de la démocratie parlementaire de type occidental (alors que les communistes réclamaient une « République des Conseils »). Dans cette circonstance, les événements historiques ont certainement dépassé les prévisions du parti qui n’avait voulu ni la révolution, ni la fin de la monarchie, mais plutôt une démocratie sociale, nationale, avec une constitution monarchique.
6Mais cette République de Weimar qu’il avait fallu créer, avait‑elle vraiment des chances de survivre, dès lors que le SPD contractait un mariage de raison avec les fonctionnaires et les militaires du Reich, dès lors qu’il renonçait à nationaliser les industries‑clés et les banques, ce qui signifiait qu’il laissait aux anciennes classes dirigeantes politiques et économiques du Reich la totalité des pouvoirs dont elles disposaient jusque‑là ? Question purement rhétorique si l’on considère les conditions dans lesquelles Hitler a pris le pouvoir.
7Le SPD a fourni à la République de Weimar son premier Président (Ebert) ainsi que ses chanceliers jusqu’en 1920, puis de nouveau entre 1928 et 1930. Après la prise du pouvoir par Hitler, il a été le seul, parmi les partis encore présents au Reichstag (le parti communiste ayant déjà été interdit), à voter le 24 mars 1933 contre la loi par laquelle le Reichstag s’est dessaisi lui‑même de ses pouvoirs et s’est suicidé, en remettant à Hitler, avec les « pleins pouvoirs », les compétences parlementaires, ce qui signifiait, après l’abandon du principe de l’État de droit, la disparition du principe démocratique fondamental de la séparation des pouvoirs. Interdits et soumis aux mesures de terreur les plus brutales sous le IIIe Reich, les cadres inférieurs et moyens du parti restèrent en Allemagne et continuèrent parfois leur activité dans la clandestinité, tandis que les dirigeants du parti, ou bien reconstituaient de nouvelles directions en exil (Prague, Paris, Londres, mais aussi Moscou), ou bien étaient assassinés ou internés dans des camps de concentration. Le légalisme du parti représentait un handicap sérieux pour une action efficace dans la clandestinité et constitue certainement une des raisons de l’échec relatif de la résistance social‑démocrate, qui a dû payer un très lourd tribut en vies humaines1.
La réactivation du SPD au lendemain de la guerre comme parti ouvrier socialiste
8C’est peu de temps après la capitulation, en mai 1945 et la catastrophe du Reich national‑socialiste, donc avant même que ne commence la période qui est l’objet de la présente étude (1949‑1965), que furent prises au sein du SPD les décisions les plus importantes qui détermineront le caractère et la politique du parti, ainsi que son influence dans l’Allemagne d’après‑guerre.
9Comme les Alliés occidentaux interdisaient tout d’abord aux Allemands toute activité politique, la reconstitution du SPD a commencé dans les zones occidentales illégalement, sur le plan local et intermédiaire, tandis que dans la zone d’occupation soviétique les partis « antifascistes et démocratiques » ont été autorisés par l’Administration militaire soviétique dès le mois de juin 1945.
10Trois groupes de dirigeants cherchèrent à coordonner et à centraliser les organisations social‑démocrates en train de renaître. Le Dr. Kurt Schumacher (qui sortait d’un camp de concentration) déployait ses efforts à partir de Hanovre, grâce à son organisation camouflée sous le nom de « Bureau Schumacher ». à Berlin, Otto Grotewohl (qui avait passé les années d’exil à Moscou) dirigeait un « comité central du SPD » et à Londres existait encore le dernier comité directeur du SPD, élu en 1933 (avec, en particulier, Ollenhauer et Heine). Dans ces cercles dirigeants du SPD existait un large consensus sur un certain nombre de questions : sur la lutte contre les séquelles du fascisme, sur l’amélioration des conditions matérielles, surtout l’approvisionnement en produits alimentaires et la situation de l’emploi, ainsi que sur la reconstruction d’une économie non capitaliste, organisée selon les critères de l’économie planifiée. C’est le problème de la collaboration avec le parti communiste allemand (KPD) qui entraîna la division de la social‑démocratie allemande. Tandis que Grotewohl se prononçait en faveur de cette collaboration, Schumacher la rejetait dès le début de la manière la plus nette, prenant ainsi une des décisions les plus lourdes de conséquences pour l’évolution ultérieure de l’Allemagne, pour sa division croissante. Dans la zone d’occupation soviétique, le SPD fusionna en avril 1946 avec le KPD et forma le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands), mettant ainsi fin à son existence en tant que parti autonome. Dans les zones d’occupation occidentales, en revanche, Schumacher fit prévaloir son point de vue consistant à prendre ses distances avec les communistes. Lors du premier congrès d’après‑guerre du SPD, en mai 1946 à Hanovre, il fut élu président du parti pour les trois zones occidentales, avec l’appui du groupe de Londres2, Erich Ollenhauer devenant premier vice‑président.
11Le refus de constituer un parti ouvrier unique regroupant sociaux‑démocrates et communistes avait été dicté par des raisons à la fois idéologiques et pragmatiques (principalement par des considérations de politique extérieure). Schumacher considérait que le KPD avait été, dans le passé, en partie responsable de l’échec de la République de Weimar3 et que, dans le présent, il obéissait aux directives des Russes et constituait un instrument de la politique d’occupation soviétique. Selon lui, un parti unifié serait sous la dépendance des Soviétiques et ne pourrait défendre efficacement les intérêts spécifiques des Allemands :
« Nous autres, sociaux‑démocrates allemands, ne sommes ni Britanniques, ni Russes, nous nous efforçons de coopérer avec tous les facteurs internationaux. Mais nous ne voulons pas nous laisser exploiter par un des facteurs. Dans la perspective de la politique allemande, le parti communiste est inutile. Son édifice doctrinal est détruit, l’histoire a prouvé que la ligne qu’il suivait était fausse »4.
12Par conséquent, puisque le KPD, tout comme la droite bourgeoise, se trouvait discrédité sur le plan historique et sur le plan moral pour avoir favorisé Hitler, il ne restait au peuple allemand qu’un seul représentant légitime, le seul qui n’ait pas contribué à la victoire des nazis, le SPD. Celui‑ci se sentait donc appelé à prendre la direction de la politique allemande. Le refus de Schumacher de coopérer avec le KPD reposait en outre sur la crainte qu’un parti ouvrier unifié, influencé par l’Union Soviétique, aiderait la Russie à conquérir une position d’hégémonie en Europe, d’autant plus qu’il considérait comme douteux que l’élément social‑démocrate puisse survivre dans le parti unifié.
13Le maintien de l’indépendance du SPD fut une décision d’importance historique5. C’était la première décision en matière de politique extérieure prise depuis la guerre par une instance politique allemande et cette décision marquait nettement « l’orientation vers l’ouest » et la démarcation politique par rapport à l’est. Ainsi cette orientation, qui fut par la suite la constante la plus importante de la politique d’Adenauer, a‑t‑elle été définie et pratiquée dès 1945 par le SPD.
14Le refus de cette fusion signifiait en dernière analyse un choix clairement affirmé en faveur du « socialisme démocratique » dans une république démocratique de type occidental. Cet objectif, le parti pensait l’atteindre par son nouveau programme, adopté en mai 1946 au congrès de Hanovre.
15On peut résumer ainsi les principaux points de ce programme
Exigence d’une démocratie forte, prête à combattre, capable de se défendre contre les tendances nationalistes d’extrême‑droite.
Accent mis fortement sur les intérêts spécifiques allemands. Rejet absolu de toute revendication territoriale quelle qu’elle soit.
Maintien de la ligne idéologique traditionnelle d’un marxisme « moderne ». Le SPD est le parti des travailleurs, la conscience de classe est très développée. Démarcation par rapport aux communistes, caractérisés comme des « falsificateurs de Marx ».
Abandon de l’anticléricalisme.
En politique extérieure, exigence d’une « politique de neutralité, de balance et d’équilibre ; intégration de l’Allemagne à égalité de droits, dans une communauté européenne autant que possible socialiste ».
Exigence d’une économie planifiée, de la nationalisation des ressources du sous‑sol, des industries‑clés, des grandes entreprises, ainsi que d’une réforme agraire et foncière prévoyant l’expropriation des grands propriétaires terriens.
16Avec ce programme économique qui, aujourd’hui peut paraître radical, le SPD n’était nullement isolé (il suffit de se rappeler que la CDU, dans son programme d’Ahlen, réclamait aussi l’abolition du système économique capitaliste). En revanche, avec sa conception d’une politique neutraliste, le SPD était le seul à mettre l’accent aussi nettement sur les intérêts nationaux de l’Allemagne. Mais compte tenu des rapports de force réels en Allemagne de la résistance des Alliés, les objectifs sociaux‑démocrates avaient peu de chance d’être atteints.
17Le SPD se concevait comme un parti ouvrier socialiste et constituait une alternative politique réelle par rapport aux partis bourgeois et en particulier par rapport à ses principaux concurrents dans la lutte pour le pouvoir, la CDU et la CSU. C’est pourquoi, il ne faisait aucun effort sérieux pour toucher de nouvelles couches de l’électorat, afin d’atteindre cette majorité nécessaire pour pouvoir réaliser le programme social‑démocrate. Les cadres du parti attachés à la tradition et prisonniers, dans une large mesure, des catégories de pensée héritées de la période weimarienne, paralysaient de surcroît toute tentative de réforme du parti.
Le SPD dans l’opposition au sein du Conseil économique
18En 1947, les antagonismes entre les puissances occidentales d’une part et l’Union Soviétique de l’autre devinrent de plus en plus évidents. Après que les États‑Unis eurent changé leur politique à l’égard de l’Allemagne en renonçant à démanteler la puissance économique de l’Allemagne et en aidant à la reconstruction de l’économie allemande et européenne par le moyen du plan Marshall (sans doute pour soulager des misères, mais aussi pour empêcher une éventuelle expansion soviétique qui aurait pu trouver dans une population affamée un terrain favorable), les zones britanniques et américaines se constituèrent en un « territoire économique unifié ».
19Les instances dirigeantes se composaient d’un « Conseil économique » (Parlement), d’un « Conseil des Länder » (deuxième chambre) et d’un « Directoire » (exécutif). Les lois adoptées par le Conseil économique devaient bien entendu recevoir l’approbation des Alliés. Néanmoins, la création de ces organes signifiait que des compétences politiques réelles étaient transférées à des instances allemandes6. En tant que parti le plus fort et formant le plus grand nombre de gouvernements des Länder, le SPD réclamait pour Viktor Agartz, son spécialiste des questions économiques, le poste de « Directeur de l’économie » au sein du Directoire.
20Mais le SPD ne put obtenir satisfaction face à la coalition bourgeoise qui se dessinait dès ce moment entre CDU, CSU, FDP et DP et qui élut Ludwig Erhard à ce poste. Du coup, le SPD renonça également à tous les autres postes de « directeurs » qui auraient pu lui assurer une possibilité d’influence et choisit de jouer dans tous les domaines un rôle d’opposant. Cette décision devait déterminer en grande partie l’histoire ultérieure de la RFA. Erhard restaura en Allemagne un ordre économique capitaliste, une économie de marché, à l’opposé des conceptions du SPD et de certains autres partis, même d’une partie de la CDU/CSU.
21Ainsi, l’influence déterminante dans les zones occidentales a été celle des Américains et non celle des Britanniques (qui avaient alors un gouvernement travailliste). Une coalition traditionnelle de partis bourgeois avait retrouvé vie et façonnait la réalité politique. Le SPD, quant à lui, a choisi – de sa propre initiative, mais déterminée, il est vrai, par l’attitude des Américains – le rôle ingrat de parti d’opposition qu’il devait garder jusqu’en 1966. La conséquence en a été que le parti dut s’adapter aux réalités créées par ses adversaires, ce qui lui a fait subir un processus de profonde transformation. Schumacher avait cru qu’il pourrait imposer une économie planifiée socialiste avec l’aide du pouvoir britannique. Il s’est révélé que c’était une illusion. De même il est apparu que c’était une illusion d’espérer un échec de la politique économique libérale d’Erhard et de penser qu’à la suite de cet échec on pourrait conquérir les classes moyennes déçues7. La tactique du SPD, consistant à concentrer son activité politique sur les Länder et non sur les administrations centrales, ne tenait pas compte du fait qu’elle favorisait ainsi la renaissance d’un État bourgeois capitaliste. Le SPD attendait la création d’un gouvernement central pour toute l’Allemagne, laissant ainsi à ses adversaires le temps de restaurer un système social capitaliste.
22Le succès d’Erhard eut pour conséquence le renforcement durable des partis bourgeois et fut à la base de la stabilité d’Adenauer comme chancelier et de sa politique de restauration ; ce fut également une des raisons de l’impuissance du SPD pendant les débuts de la RFA.
23Dans le cadre de la présente étude nous ne pouvons pas suivre en détail l’évolution qui a conduit du « territoire économique unifié » à la fondation de la République fédérale. À mesure que progressait la stabilisation économique de la « Bizone », le fossé qui coupait l’Allemagne en deux s’approfondissait. C’est surtout après le blocus de Berlin que les Américains et les Britanniques intensifièrent leurs efforts pour fonder un État allemand, limité aux trois zones occidentales.
24Un « Conseil parlementaire » fut chargé d’élaborer la constitution du nouvel État. Bien que le principe de « l’orientation vers l’ouest » eût été soutenu non seulement par la CDU mais aussi par le SPD, on hésitait à créer réellement cet État occidental. La naissance d’un État séparé ne scellerait-elle pas définitivement la division ? Pouvait‑on vraiment croire que le pouvoir d’attraction de l’Occident provoquerait le rattachement de la zone orientale8 ?
25Non, le SPD avait lui aussi fait ce qu’il reprocha plus tard à Adenauer : il avait sacrifié l’unité de l’Allemagne à la démocratie9. Au sein du Conseil Parlementaire, le SPD n’a pas pratiqué une opposition systématique et il n’était pas complètement isolé, comme il l’avait été au Conseil économique. Prêt à accepter lui‑même des compromis, il a également amené les autres partis (à l’exception du KPD) à faire des concessions ; c’est ainsi que le SPD a pu faire accepter quelques‑unes de ses exigences et a donc contribué activement à façonner les structures du futur État allemand10.
26Les principaux succès qu’il a pu inscrire à son actif furent les points suivants :
sur la question controversée de la structure fédérale de la RFA, il a réussi à faire donner une certaine prééminence aux organes fédéraux en ce qui concerne les compétences en matière juridique et économique ,
la très forte position du Chancelier fédéral ;
le SPD a imposé, contre l’avis de la CDU et des Alliés, la souveraineté financière du pouvoir fédéral.
27Il a dû renoncer en revanche à l’intégration de Berlin‑Ouest dans la République fédérale (veto allié), au choix de Francfort comme capitale fédérale au lieu de Bonn et surtout à une définition matérielle du système économique et social11. Il s’est contenté d’un article autorisant les nationalisations et d’une formule beaucoup trop vague au sujet de « l’État social ». L’espoir qu’après une réunification de l’Allemagne, le SPD serait le parti dominant et pourrait alors influencer de façon décisive la constitution de l’État réunifié, a certainement contribué à le rendre enclin à accepter des compromis
28Mais pour le moment la création de la RFA signifiait pour le parti social-démocrate, la perte de ses citadelles traditionnelles situées dans la zone d’occupation soviétique et donc un affaiblissement sensible.
De l’opposition et de l’antagonisme vis‑à‑vis de la CDU à « l’adaptation »
29Les élections pour le premier Bundestag en 1949 étaient placées très nettement sous le signe de l’affrontement entre la CDU et le SPD. Tandis que le SPD restait fidèle à son programme de Hanovre (1946), la CDU, dans son « Programme de Düsseldorf », avait abandonné le « socialisme chrétien » et les projets de nationalisation qu’elle avait encore proclamés en 1947 en zone britannique (programme d’Ahlen). L’accent était mis à présent sur cette notion d’« économie sociale de marché » qui venait d’enregistrer ses premiers succès. Le résultat des élections fut une déception pour le SPD. Il n’obtint que 29,2% des voix, la CDU/CSU 31%, le FDP 11,9%.
30Très logiquement Adenauer se chargea de constituer le gouvernement et devint, le 15 septembre 1949, avec une voix de majorité, le premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne à la tête d’un gouvernement de coalition composé de la CDU, CSU, du FDP et du DP.
31Les négociations entre SPD et CDU au sujet d’une éventuelle coalition avaient achoppé sur les désaccords concernant la conception du système économique. Le SPD se trouvait à nouveau dans l’opposition. Schumacher pratiquait une opposition inflexible, estimant, à tort, qu’à cause de l’étroitesse de sa majorité au Parlement, le gouvernement n’était en mesure que de « gérer » non de « gouverner », c’est‑à‑dire qu’il ne pourrait pas prendre de décision importante sans le SPD12.
32Celui‑ci attribuait sa défaite électorale au fait que le socialisme se trouvait discrédité par l’Union Soviétique et ses « satellites allemands », à la propagande anticommuniste, pour qui le SPD n’était que le fourrier du communisme, aux interventions du clergé dans le domaine politique, à la crise économique anglaise13. Comme l’écrit Pirker, c’étaient « toujours les circonstances seules qui furent tenues pour responsables de la défaite du parti – en aucun cas le parti lui‑même, sa politique, sa direction »14.
33Dans ce qu’on a appelé la « résolution de Dürkheim », le SPD esquissa, en août 1949, son programme d’opposition avec l’espoir que finalement le SPD accéderait quand même au pouvoir, après l’échec prévisible d’Adenauer15. C’était un programme intransigeant et irréaliste d’opposition de principe contre le gouvernement de 1’« État occidental provisoire de la bourgeoisie et de la droite »16.
34Pourtant le SPD prenait une part active au travail parlementaire. Comment l’électeur pouvait‑il comprendre cette attitude contradictoire ? Le programme exigeait un blocage des prix en même temps qu’une augmentation des salaires réels, un allègement de la pression fiscale pour les petits revenus, l’amélioration des prestations sociales, la planification et le dirigisme dans le domaine du crédit et des matières premières, la nationalisation des industries‑clés et des industries des produits de base, la cogestion, la limitation des immixtions alliées, l’arrêt des démontages, l’intégration de Berlin comme douzième Land de la République fédérale, la non-reconnaissance de la ligne Oder‑Neisse, la lutte contre le démembrement du pays, la restitution de la Sarre à l’Allemagne, le retour des prisonniers de guerre, la lutte contre les camps de concentration en zone d’occupation soviétique, la liberté de conscience, d’opinion et de confession, mais également la lutte contre l’utilisation abusive des institutions des Églises comme instruments de la lutte politique pour le pouvoir, enfin la réunification sur la base des libertés individuelles et civiques en zone soviétique.
35Brauns estime que
« le radicalisme verbal de ce programme d’un socialisme antimonopoliste avait effrayé et détourné du SPD les classes moyennes ; le radicalisme verbal du programme socialiste (que n’accompagnait aucune politique cohérente en vue de sa réalisation) avait, en revanche, désorienté et dépolitisé les travailleurs politiquement engagés »17.
36Si le SPD avait cru après la guerre pouvoir obtenir une majorité parlementaire sans modifier les structures du parti, sans renouveler ses fondements théoriques, sans faire une analyse réaliste des intérêts de la population et de la mentalité de l’« ouvrier d’après‑guerre » et sans avoir une conception à long terme, cette illusion s’est envolée18.
37Le processus de transformation intérieure que le SPD n’avait toujours pas entamé sérieusement, était devenu une nécessité absolue. Mais la seule voie consistait‑elle vraiment à s’adapter à la CDU, comme cela a finalement été le cas dans le programme de Godesberg ?
38Au départ, les problèmes qui divisaient le gouvernement et l’opposition étaient vraiment fondamentaux ; les possibilités de compromis étaient limitées au minimum et les fronts politiques figés dans l’immobilité. Les objectifs de politique intérieure et ceux de politique extérieure se conditionnaient réciproquement.
39Dans la question sarroise, le SPD s’opposait à l’entrée de la Sarre comme membre à part dans l’assemblée consultative du Conseil de l’Europe. Pour le SPD, cela aurait signifié reconnaître de facto que le territoire sarrois ne faisait pas partie de l’Allemagne19.
40Le SPD était contre l’adhésion de l’Allemagne à l’Autorité Internationale de la Ruhr : ses arguments étaient que l’Allemagne devait régler elle‑même le problème des droits de propriété dans la Ruhr, qu’il faudrait étendre le contrôle sur tous les centres économiques européens, que l’adhésion de l’Allemagne consoliderait unilatéralement la prépondérance du capital français, qu’elle était contraire aux aspirations des travailleurs et empêcherait les nationalisations20.
41La guerre de Corée et les premiers pas en direction de l’intégration européenne ont incité la CDU à abandonner au sujet du réarmement allemand l’hostilité qu’elle manifestait encore en 1948. Le SPD en revanche, grâce à la minorité de blocage dont il disposait au Bundestag put, tout d’abord, empêcher les modifications constitutionnelles nécessaires pour une remilitarisation. En l’occurrence, cette politique n’était pas déterminée par un pacifisme idéaliste. Au contraire, le SPD était favorable en principe à la création d’une armée allemande, mais sous certaines conditions :
Le réarmement ne devait pas nuire aux efforts en vue de la réunification.
Tous les participants devaient jouir de droits égaux.
Un système de sécurité européenne devait être créé dans le cadre de l’ONU.
Le contrôle des forces armées par le pouvoir parlementaire devait être garanti.
La République fédérale ne devait pas devenir le champ de bataille de la défense de l’Europe occidentale.
42Le SPD s’opposait aussi au Conseil de l’Europe et la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. L’Europe des Six était qualifiée de « conservatrice, cléricale, capitaliste, cartelliste ».
43Une autre cible permanente des attaques des sociaux‑démocrates était la politique de réunification du gouvernement fédéral. Ces controverses atteignirent leur apogée après la note soviétique du 10 mars 1952. Bien que jusqu’à présent la question de savoir si 1952 représentait une chance réelle pour une réunification n’ait toujours pas été nettement éclaircie, nous pensons que les sociaux‑démocrates avaient raison de critiquer la politique d’Adenauer et son refus de principe d’entamer des négociations au sujet de l’offre soviétique.
44L’opposition inflexible pratiquée par Schumacher jusqu’à sa mort en 1952, et poursuivie par son successeur Ollenhauer, renvoyait à un avenir de plus en plus lointain la perspective d’accéder au pouvoir, ne serait‑ce qu’en entrant dans un gouvernement de coalition. Le SPD stagnait, ne pouvait réussir la percée qui lui aurait permis de dépasser le seuil de 30% des voix environ où il piétinait (70% des électeurs votaient pour les partis bourgeois). C’est pourquoi les échecs aux élections de 1949 et de 1953 ont intensifié au sein du parti les discussions sur le programme, en particulier à propos des conceptions des sociaux‑démocrates en matière d’économie. Le parti commençait sa marche en direction de Godesberg.
45Le parti ne pouvait évidemment pas être coulé dans un nouveau moule du jour au lendemain. Ce fut un long processus d’évolution, s’étendant sur plus de sept ans21. Si, au cours des années 50, le SPD portait les étiquettes « neutralité, économie socialiste planifiée et parti ouvrier » (la CDU étant étiquetée « intégration à l’ouest » et « économie de marché libérale »), il lui fallait donc, pour gagner de nouvelles couches de l’électorat, se libérer de toute apparence de « tare marxiste ». Comme le demandait Carlo Schmid, il fallait jeter par‑dessus bord du « ballast idéologique ». En s’ouvrant idéologiquement pour devenir un parti populaire, le SPD devait permettre également à des catholiques de voter sans mauvaise conscience pour un parti naguère anticlérical.
46Dans le domaine de la politique économique, le dogme des nationalisations devait céder le pas au principe de l’économie de marché ; la politique extérieure devait comporter un rejet sans ambiguïté du bloc communiste et enfin l’approbation de l’intégration à l’ouest.
47Le changement de cap du SPD dans le domaine économique a déjà été entamé dans le programme d’action de Dortmund en 1952 avec le slogan « concurrence autant que possible, planification autant que nécessaire » et cette phrase décisive « réorganisation de l’économie par une combinaison entre la planification de l’économie nationale et la concurrence au niveau des différents agents économiques ». L’ouverture idéologique s’est concrétisée deux ans après, dans le préambule du programme de Berlin :
« les tâches que se fixe le mouvement socialiste ne sont pas celles d’une communauté religieuse. En Europe, le christianisme, l’humanisme et la philosophie classique sont les racines spirituelles et morales de la pensée socialiste. La social‑démocratie, jusqu’à présent parti de la classe ouvrière est devenu le parti du peuple »22.
48Mais en politique extérieure la réorientation décisive n’est intervenue qu’en 1960, après le programme de Godesberg, avec le mot d’ordre de la « politique extérieure commune », qui abandonnait les objectifs du « Plan pour l’Allemagne », proclamé en mars 1959.
49Après une nouvelle défaite électorale en 1957, Erich Ollenhauer a énergiquement accéléré l’élaboration d’un nouveau « programme fondamental ». Un projet de programme fut présenté en 1958 à Stuttgart. Sous une forme modifiée, il fut adopté par les délégués du Congrès extraordinaire réuni (du 13 au 15 novembre 1959) à Bad Godesberg, seulement 16 voix se prononçant contre le texte.
Le programme de Godesberg : « constitution » du « socialisme démocratique »
50Le programme signifiait le passage d’une opposition systématique à une opposition ponctuelle sur la base d’une large concordance avec la CDU. Cela concerne aussi bien les structures de la République fédérale que sa politique.
51Quelles raisons peut‑on énumérer en résumé pour expliquer, ce changement, qui marque pour le parti la fin d’une époque ?
52Les défaites électorales ont certainement donné l’impulsion déterminante pour la nouvelle stratégie ; car « pour créer un meilleur État allemand, il fallait conquérir le pouvoir politique »23. Le SPD avait reconnu que la percée ne serait rendue possible que par un programme vraiment nouveau, ainsi que par de profonds changements en ce qui concerne les personnes, afin de démontrer de façon convaincante le changement d’esprit24.
53Malgré cela, le programme n’est pas seulement le résultat de considérations opportunistes, relevant de la tactique électorale. Il est dû tout autant aux changements intervenus chez de nombreux membres qui demandaient à leur parti de modifier sa conception de la social‑démocratie. Ils réclamaient avec insistance que l’on surmonte le dilemme traditionnel et qu’on mette fin aux contradictions évidentes entre la théorie, la situation politique et le comportement du parti. En effet, l’analyse de la réalité de la République fédérale avait amené le SPD à tirer les conclusions suivantes :
54L’ouvrier a perdu sa conscience de classe, s’est « embourgeoisé » ; dans la société on constate un accroissement constant du nombre des employés et des agents du service public. L’ouverture idéologique, pensait‑on, est par conséquent la réponse adéquate à la nouvelle situation caractérisée par la « société nivelée des classes moyennes »25. Les divergences politiques et sociales « classiques », estimait‑on, avaient perdu dans une large mesure leur acuité, si bien que la conception du « parti populaire » correspondait mieux au caractère nouveau pris par la lutte politique26. C’est ainsi que le SPD s’est à son tour rallié au mouvement général de la « désidéologisation ».
55à cause de l’ouverture idéologique confirmée par le programme de Godesberg, qui citait l’éthique chrétienne comme un des fondements du « socialisme démocratique », la CDU a perdu son monopole de représentation des principes chrétiens. Libéré de sa mauvaise réputation d’athéisme, le SPD était devenu un parti pour lequel en principe les catholiques pouvaient voter eux aussi. Pourtant l’Église catholique a tardé pour prendre acte de ce changement d’attitude.
56Le programme évitait de lier le parti unilatéralement à une classe donnée. En se déclarant en faveur de l’État de droit et de liberté, et en faveur de « l’économie sociale de marché », le SPD semblait renoncer définitivement au radicalisme révolutionnaire visant à « changer le système ».
57Mais a‑t‑on vraiment, comme beaucoup l’ont écrit, remplacé toutes les « anciennes revendications marxistes par des revendications démocratiques »27 ? Non, la réforme ne signifie pas une rupture franche avec la tradition. D’autres passages du programme, souvent contradictoires dans leur formulation, attestent de la manière la plus nette que dans son programme le SPD ne s’est pas adapté à 100% à la CDU.
58La renonciation à la nationalisation des moyens de production est contrebalancée par l’exigence de la « démocratisation de la vie économique ». Cela signifiait le contrôle du pouvoir économique par la puissance publique, le contrôle des investissements, la transparence de la gestion. Nous citons : « maîtriser le pouvoir des grandes sociétés est par conséquent la tâche centrale d’une politique économique fondée sur la liberté. L’État et la société ne doivent pas continuer à être la proie de puissants groupes d’intérêts »28. En outre, la cogestion devrait être la base d’une « constitution démocratique de l’entreprise dans les grandes sociétés ».
59Sans doute les concessions spectaculaires faites par le SPD au système de la République fédérale étaient‑elles au centre des commentaires faits à l’époque dans le parti et en dehors de lui. Pourtant Rovan a raison de souligner que « Godesberg n’était certes plus le programme d’un parti révolutionnaire », mais que « dans les premières années qui suivirent son adoption, l’aspect ‘rupture’ du texte fut sans doute surévalué par rapport à son aspect ‘continuité’ »29. Si l’on maintenait l’hypothèse simplificatrice que le SPD s’est unilatéralement rapproché des positions de la CDU, on négligerait en outre le fait que la politique de la CDU s’est également modifiée : par exemple, en même temps que le SPD a accepté l’économie de marché, la CDU a admis la nécessité de la planification. D’autres points importants du programme concernaient le développement du système social, du système éducatif. Comme nous l’avons indiqué ci‑dessus, le changement décisif dans la politique de réunification et la politique extérieure se situe seulement en 1960, car le « Plan du SPD pour l’Allemagne », proposé en 1959, reposait encore sur des conceptions qui étaient celles du parti en 1954/1955. À présent l’intégration de la RFA dans le système d’alliance occidental devient la base de la politique extérieure du SPD, en même temps qu’il se prononce clairement en faveur de la défense nationale. Il s’est résigné à admettre que la « réunification dans la paix et la liberté » réclamée jadis avec tant de véhémence était un objectif impossible à atteindre à court terme.
60Selon Herbert Wehner, un des représentants les plus influents de la « nouvelle ligne », les principales différences entre le programme de Godesberg et les textes programmatiques antérieurs du parti sont les suivants : le SPD reconnaît maintenant que d’autres partis sont également démocratiques, que l’état démocratique n’est pas seulement une étape vers le socialisme ; le SPD ne considère plus sa politique comme l’expression d’une évolution historique et il a renoncé dans une large mesure à considérer les nationalisations comme un moyen et un but de la politique économique sociale-démocrate30. Dans cette optique, le socialisme est considéré comme la tâche permanente de la politique, dans laquelle « les principes libéraux d’une société libre doivent être combinés avec les exigences de la justice sociale »31.
61La mutation du parti, son « chemin de Damas », devait être soulignée par des changements à la tête du parti. C’est ainsi que Brandt a remplacé Ollenhauer comme candidat à la Chancellerie, avec une équipe qui soulignait l’ouverture du parti dans le sens d’un « parti populaire ». Le personnage typique du « permanent » cède la place à des hommes politiques ayant une expérience gouvernementale, à des experts progressistes, à des présidents32 d’importants syndicats, et à quelques « représentants du SPD bourgeois ». Parallèlement, le parti prend ses distances par rapport aux adversaires de la ligne réformiste, ceux qu’on appelait les « déviationnistes de gauche ». Viktor Agartz, les membres du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) et des professeurs soutenant les étudiants (comme Wolfgang Abendroth) furent exclus du parti.
62En effet, aux yeux des critiques de gauche, le programme de Godesberg représentait une trahison à l’égard des « anciens objectifs socialistes » et une renonciation à la « méthode du développement systématique de la conscience de classe des salariés contre le capital oligopoliste ». Selon eux, le SPD a cessé de déterminer le processus de décision politique, il se conforme aux « mentalités créées dans les masses par le miracle économique »33. Mais l’aile gauche était isolée au sein du parti, incapable de toute action déterminée et elle ne devint active qu’à partir de 1965, sur fond de guerre du Vietnam34.
63L’évolution après 1959 a apporté au parti la preuve de la justesse de la nouvelle ligne. L’atmosphère s’est détendue, la RFA était délivrée des tensions provoquées par un climat de combats permanents35. De ce fait, à mesure que le SPD abandonnait sa politique d’opposition systématique en « s’adaptant », il devenait pour les électeurs de la RFA une alternative réelle par rapport à la CDU. L’objectif principal, la participation au gouvernement, se rapprochait et fut finalement atteint.
Vers la participation au gouvernement
64La nouvelle ligne du parti eut à subir l’épreuve du feu lors des élections au Bundestag en 1961. L’électorat avait‑il pris conscience de la mutation du SPD ? Celle‑ci pouvait‑elle être expliquée de façon crédible ? Quelle sera, face au vieillard Adenauer, le succès du candidat‑chancelier Willy Brandt, qui faisait figure de « jeune homme » ? L’issue des élections ne pouvait être que décevante, compte tenu des trop grands espoirs qui avaient été nourris. Sans doute la CDU/CSU n’avait‑elle plus la majorité absolue et le SPD augmentait‑il son score de 4,4%, atteignant un pourcentage de voix de 36,2%, mais l’objectif électoral, c’est‑à‑dire la participation au gouvernement ne fut pas atteint. Pourtant la direction du parti vit dans ce résultat électoral la confirmation du bien‑fondé des changements intervenus dans le programme comme parmi les hommes.
65Pendant la législature suivante (1961‑1965), le SPD ne prit que peu d’initiatives. Il est intéressant de constater que c’est durant ce temps que fut préparé l’abandon de la « politique de la force » à l’égard de l’Est, préconisée jusque‑là par le SPD comme par Adenauer. Deux ans après la construction du mur de Berlin (et en même temps que Kennedy inaugurait une politique plus souple), Brandt, en tant que chef du gouvernement berlinois, conclut un accord sur les laissez‑passer, donnant ainsi le coup d’envoi pour l’Ostpolitik que mènera plus tard la coalition socio‑libérale (SPD‑FDP) et pour la politique de normalisation des relations entre les deux États allemands. Egon Bahr, proche collaborateur de Brandt, déclarait en 1963 que la politique du « tout ou rien » devait céder le pas à une politique du « changement par le rapprochement »36.
66Contrairement à ce qui s’est passé au SPD, il s’est produit dans le principal parti au gouvernement une crise de succession pour le remplacement de son leader Adenauer. C’est une des raisons qui conduira, en 1966, à la formation d’un gouvernement où se retrouvent à la fois la CDU/CSU et le SPD.
67Les élections au Bundestag en 1965 (beaucoup plus ouvertes que les précédentes) donnèrent elles aussi un résultat décevant, bien que pour la première fois il eût été statistiquement possible de faire jeu égal avec la CDU.
68Le SPD escomptait un bon résultat. Il pouvait mettre en avant les succès de sa politique au plan des Länder et des communes37 et il possédait un programme social très populaire. De surcroît, l’élection eut lieu pendant une période de détente internationale qui pouvait éventuellement favoriser les sociaux‑démocrates38. Enfin, on ne pouvait prévoir quel serait l’accueil fait à la candidature de Ludwig Erhard, qui avait succédé en 1963 à Adenauer comme chancelier. Mais le résultat constituait une nette victoire pour Erhard, auquel il ne manquait que 2,4% des voix, quatre mandats seulement, pour atteindre la majorité absolue. Le SPD dut se contenter de 39,3% des voix et de 202 députés sur 496. Une nouvelle fois ce n’était pas assez pour former seul le gouvernement. La CDU/CSU gardait sa position prépondérante.
69Naturellement ce résultat n’avait pas que des aspects négatifs. Le SPD avait de nouveau élargi son électorat et avait quitté définitivement le « ghetto des 30% ». Il avait effectivement conquis de nouvelles couches de l’électorat.
70Si l’année 1966 a finalement apporté au SPD cette satisfaction attendue depuis longtemps d’entrer au gouvernement, ce ne fut pas grâce à la force du parti, mais plutôt grâce à la faiblesse du gouvernement. Pour protester contre des augmentations d’impôts prévues dans le budget fédéral, le FDP, qui voyait dans cette question « la pierre de touche de la coalition gouvernementale », avait quitté le gouvernement à la fin du mois d’octobre.
71Entre‑temps, l’opposition contre Erhard était devenue si forte, même au sein de la CDU, que le chancelier en exercice ne put imposer ses propres conceptions quant à la manière de mettre fin à la crise gouvernementale, et empêcher ainsi la naissance d’une coalition entre CDU, CSU et SPD. Les pertes de voix enregistrées par la CDU aux élections pour le Landtag de Rhénanie‑du‑Nord Westphalie, la récession économique accompagnée d’une montée considérable du chômage, les succès spectaculaires du NDP aux élections pour le Landtag de Hesse et enfin ses maladresses en politique extérieure avaient porté un coup sévère au prestige de la « locomotive électorale », du « père du miracle économique », Erhard.
72Le SPD en revanche, depuis 1961, avait orienté toute son action dans la perspective d’un gouvernement de coalition avec la CDU. En ne déviant pas d’un pouce de la ligne réformiste définie à Godesberg, et en mettant l’accent sur les points de convergence entre les deux partis, le SPD avait prouvé sa « crédibilité ». Même aux yeux des cercles dirigeants de la CDU/CSU il apparaissait maintenant comme un partenaire possible pour une coalition. Ainsi rien ne s’opposait, après l’échec des négociations des grands partis avec le FDP, à la formation de la « grande coalition ». Elle eut lieu le 1er décembre 1966 avec l’élection de Kiesinger comme chancelier fédéral avec 356 voix sur 496, Willy Brandt devenant vice‑chancelier et ministre des Affaires étrangères. Il y eut huit autres ministres sociaux‑démocrates. Il nous semble nécessaire de résumer ici les raisons qui ont poussé le SPD à entrer dans la « grande coalition »39.
Après 17 années passées dans l’opposition, l’accession au pouvoir était aussi devenue pour le parti une question de vie ou de mort. Comme l’obtention de la majorité absolue apparaissait hautement improbable, il ne restait que la solution d’une participation à une coalition.
Pour convaincre les électeurs potentiels du SPD et élargir ainsi son électorat, il fallait bénéficier du prestige que confère la participation au gouvernement fédéral. Manifestement les succès au plan des Länder et des communes ne suffisaient pas.
Pour venir à bout de la crise politique et économique que connaissait la RFA, le SPD ne pouvait se dérober à la responsabilité gouvernementale.
73La décision concrète en faveur d’une alliance avec la CDU et non avec le FDP a déclenché de violentes polémiques dans les cercles dirigeants du parti. Aux niveaux intermédiaires et à la base, elle fut même rejetée. Comment pouvait‑on la justifier ? Comme le SPD avait besoin que sa première participation au gouvernement fût couronnée de succès, la base parlementaire d’une « petite coalition » lui semblait trop mince et trop risquée. Les problèmes politiques (loi sur l’état d’urgence, réforme du droit pénal, réorganisation des finances entre l’État fédéral, les Länder et les communes) exigeaient certaines modifications de la Constitution qui ne pouvaient être votées qu’avec une majorité des deux tiers. Il y avait certes le risque d’aboutir à une « démocratie à la proportionnelle » sur le modèle autrichien, qui aurait vidé de leur sens des principes démocratiques essentiels. On pensait écarter ce risque en limitant la « grande coalition » dans le temps et en introduisant le système électoral majoritaire. Ayant reçu ainsi des « garanties » à la fois politiques et morales, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1966, 126 députés du SPD ont voté pour l’alliance avec la CDU/CSU ; 53 toutefois ont voté contre.
74La constitution du gouvernement Kiesinger‑Brandt marquait dans l’histoire du SPD après la guerre la fin de sa deuxième période. Elle ouvrait la période actuelle de l’histoire de la République fédérale, qui a vu le SPD d’abord participer au gouvernement et ensuite le diriger. La « grande coalition » a provoqué une transformation du système politique de la RFA. Alors qu’elle était devenue possible grâce à un processus général de « désidéologisation » des partis, elle déclencha un processus inverse de « re‑idéologisation ». Au sein du SPD, l’aile gauche gagna en importance et, d’une façon générale, le mouvement estudiantin de contestation, l’APO (opposition extraparlementaire), les Jusos (Jungsozialisten), le renforcement des groupes radicaux de gauche et de droite ont marqué le paysage politique de la RFA au cours des années suivantes.
Bilan
75Quel rôle le SPD a‑t‑il joué immédiatement après la guerre et dans l’histoire de la RFA jusqu’en 1965 ; sa politique a‑t‑elle été couronnée de succès ; pouvait‑il choisir une autre voie que la ligne réformiste définie à Godesberg ? Ces questions centrales restent très controversées parmi les spécialistes. L’éventail des réponses va de la justification jusqu’à la condamnation véhémente du parti. Parmi ceux qui expriment une opinion positive, nous citerons Joseph Rovan qui, dans la conclusion de son livre, ne laisse aucun doute sur l’importance du SPD :
« à travers mille erreurs et fourvoiements, il se dégage de cette histoire [de la social‑démocratie] la certitude que le progrès est possible, que la réforme est possible et que les totalitaires ont tort. La social‑démocratie, cheminant de concert […] avec le libéralisme et la démocratie chrétienne, ouvre aux citoyens adultes de tout pays […] la possibilité d’une vie commune, digne du nom de l’homme »40.
76Une des critiques les plus intéressantes de la politique des sociaux-démocrates pendant la période que nous avons étudiée ici est due à la plume du politologue, membre du SPD, Wolfgang Narr. Selon lui le SPD est toujours arrivé trop tard, alors que les positions étaient déjà occupées, d’abord par les puissances d’occupation, ensuite par la CDU/CSU. Avec sa politique du « tout ou rien », le SPD a non seulement abandonné à d’autres groupes politiques les contacts avec les Alliés, il avait de surcroît au sujet du processus de récupération des responsabilités politiques des instances allemandes des conceptions qui ne tenaient pas compte des données historiques et il a de ce fait négligé non seulement les intérêts réels des groupes représentés par lui, mais aussi ceux de groupes qu’il aurait éventuellement pu gagner... Sur la scène de l’après‑guerre le « grand acteur » SPD a ainsi attendu éternellement son entrée en scène, mais la scène où il devait jouer son rôle n’a pas été construite, le SPD a même négligé de préparer les planches pour sa construction. Au lieu de cela, il a continué à faire dans une large mesure une « politique en trompe l’œil »41.
77Nous croyons nous aussi que le SPD a commis des erreurs après 1945 en faisant une analyse erronée de la société d’après‑guerre, en retardant trop longtemps la réforme nécessaire du parti, en adoptant des positions irréalistes qui ne correspondaient nullement aux rapports de forces réels (c’est ainsi qu’une politique de défense inconditionnelle des intérêts nationaux ne pouvait qu’échouer dans une période où l’Allemagne dépendait entièrement des puissances occidentales), en pratiquant une politique du « c’est cela ou rien » (l’Allemagne sera socialiste ou elle ne sera pas du tout) qui signifiait qu’il renonçait à participer de façon active à la création de la nouvelle Allemagne. S’il avait pris activement ses responsabilités politiques entre 1945 et 1949, s’il avait pratiqué une opposition plus souple dans les années de la fondation de la RFA et si, en contre‑partie, il s’était moins adapté à la CDU dans le cadre de la tactique de rapprochement après 1959, le SPD serait apparu plus crédible avant et après Godesberg et aurait pu exercer une plus grande influence sur l’évolution politique. Tout en appréciant les efforts du programme de Godesberg pour arriver à une appréciation plus objective de la situation du parti et pour adapter ses positions politiques à la situation économique et sociale réelle de la RFA, nous croyons que le SPD est allé trop loin dans sa politique de « convergences avec la CDU/CSU ».
78Comme le montre précisément à la même époque l’exemple du Labour-Party anglais (succès électoral de Wilson en 1964) le SPD aurait pu parvenir éventuellement au but qu’il se fixait légitimement, c’est‑à‑dire former le gouvernement, en proposant un programme réaliste qui fût une alternative à la politique d’Adenauer et en exploitant habilement les faiblesses évidentes de la CDU/CSU.
79En RFA aussi il est possible d’agir consciemment sur la volonté de l’électorat au lieu de lui « courir après ». Willy Brandt l’a démontré à partir de 1969 avec sa « Ostpolitik ». Mais ne jugeons pas trop sévèrement le SPD pour avoir choisi le chemin décrit ci‑dessus. « Pour réaliser une Allemagne meilleure » il fallait conquérir le pouvoir. Pour atteindre cet objectif il a fallu sacrifier l’opposition interne du parti et renoncer à d’autres politiques possibles. Le chemin a conduit au succès et a apporté la preuve que la social‑démocratie elle aussi pouvait garantir la sécurité, le bien-être et un progrès relatif.
Notes de bas de page
1 Un rapport de la Gestapo de 1936 mentionne 11.678 arrestations pour « propagande de gauche » et 17.168 cas relevant de la « loi sur les menées perfides » (Heimtückegesetz) Cf. Olzog/Liese, p. 124.
2 Schumacher fut élu sans contre‑candidat et fut de tous les membres du comité directeur celui qui atteignit le plus grand nombre de voix. Cf. à ce propos Kaack, p. 160, note 23. Le SPD de Berlin‑Ouest était présent à Hanovre, ayant refusé la fusion avec le KPD.
3 « ... la défaillance de la bourgeoisie et de cette partie du mouvement ouvrier qui n’avait pas reconnu l’importance de la démocratie dans la perspective d’une politique de classe, représente la part de responsabilité historique qui incombe au peuple allemand ». Principes politiques du SPD de mai 1940, Maier, p. 291.
4 Cité par Maier, p. 291.
5 Voir Rovan, p. 234, « Qu’on imagine un instant de quel merveilleux instrument l’action politique et diplomatique soviétique aurait disposé si la fusion avait réussi dans toute l’Allemagne. Berlin‑Ouest, en tout cas, n’aurait pu être défendue en 1948‑49 sans la volonté populaire galvanisée par la social‑démocratie ».
6 Voir Lampert, p. 82 sq.
7 Abendroth écrit à ce sujet : « Mais l’opposition du SPD reposait toujours sur l’illusion que la restauration des conditions de propriété du capitalisme privé ne pouvait pas conduire au redressement économique et que la politique du Conseil économique, de ce fait, amènerait automatiquement le SPD au pouvoir à la suite d’un désastre économique. Ainsi le parti a une fois de plus remplacé l’action politique et les prévisions exactes... par une attitude passive et en plaçant ses espoirs dans l’avenir. Et c’étaient de plus des rêves tout à fait chimériques qui ne pouvaient se fonder sur aucune réflexion économique sérieuse et certainement pas sur la méthode marxiste. » p. 72 sq.
8 Schwarz, Handbuch, p. 467 sqq.
9 Cf. Rovan, p. 243.
10 Les ministres‑présidents et les chefs de gouvernements sociaux-démocrates (surtout E. Reuter à Berlin) ont insisté pour que la Constitution soit adoptée. Cela a certainement influencé l’attitude du SPD, bien qu’au sein du parti les chefs de gouvernement des Länder fussent placés sous l’autorité de la direction du parti et qu’ils dussent lors des congrès, le plus souvent, se soumettre à la volonté du président. Nous ne pouvons que mentionner ici en passant cette intéressante constellation au sein du SPD et son influence concrète sur la politique du parti.
11 L’opposition des Alliés à l’encontre des conceptions du SPD tendait également à abolir les lois de nationalisation prises par le Landtag de Rhénanie‑du‑Nord Westphalie en 1947 et 1948.
12 Voir à ce sujet Pirker, p. 112 sq.
13 Pirker, p. 115. Tiré d’un discours de Schumacher devant les secrétaires des organisations des Länder.
14 Ibidem.
15 Rovan, p. 249 sq.
16 Rovan, p. 251.
17 Brauns, Jaeggi, Kirker, Zerdick, Zimmermann, p. 107 sq.
18 Cf. à ce sujet Schmidt/Fichter, p. 44 et Narr, p. 165.
19 Cf. Kaack, p. 205.
20 Cf. Maier, p. 280.
21 Pour la constitution interne du SPD dans cette période cf. Schwarz, Die Ära Adenauer, p. 239‑246.
22 Cité d’après Maier, p. 282.
23 Cf. Rovan, p. 281.
24 Voir Schwarz, Die Ära Adenauer, p. 239.
25 Cf. Narr, p. 178.
26 Voir à ce sujet Narr, p. 178 sq.
27 Olzog/Liese, p. 129 sq.
28 Programme fondamental du parti social‑démocrate allemand cité d’après Maier, p. 330.
29 Rovan, p. 285.
30 Cité d’après Koepcke, p. 121. La théorie des étapes fut défendue encore dans le programme de Heidelberg en 1925.
31 Sontheimer, p. 115.
32 Voir à ce sujet, Kaack, p. 252 sq.
33 Voir à ce sujet, Abendroth, p. 74.
34 Sur la politique de l’aile gauche du parti dans cette phase, voir Brauns, p. 185‑192.
35 Koepcke, p. 126 sq
36 Discours de Bahr à l’Académie évangélique de Tutzing, le 17 juillet 1963. Cité d’après Brauns, p. 217.
37 Depuis 1946 le SPD a constitué, avec de courtes interruptions seulement, les gouvernements des Länder Berlin, Brême, Hambourg, Hesse et Basse‑Saxe. En 1967, sur 61 villes de plus de 96.000 habitants, 49 avaient un maire social‑démocrate.
38 Les crises de politique extérieure avaient jusque‑là (à l’exception de la crise de Berlin de 1961) favorisé la CDU, ainsi le blocus de Berlin en 1949, les soulèvements de juin 1953 en RDA et les événements de Hongrie en 1957.
39 Nous nous fondons principalement sur les thèses de Heino Haack, p.316 sqq.
40 Rovan, p. 479.
41 Narr, p. 165 sqq.
Auteur
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