Conclusion
p. 345-349
Texte intégral
1La poétique rilkéenne de la « figure » ne se conçoit pas dans les termes d’une opposition entre la représentation du monde visible et l’« analogie substantielle » (Paul de Man) qui lui donne sens d’une part, et l’autoréférentialité formaliste d’un langage qui se réduit au simple jeu du signifiant d’autre part. Aussi la référence aux arts visuels dans l’élaboration du concept rilkéen de « figure » ne met-elle en jeu ni le principe de simple imitation des aspects visibles suggéré par le terme de « figuratif », ni l’idée du simple abandon de toute référence au visible suggéré par le terme de « non-figuratif » ou d’« abstrait ». De quoi parle la poésie de Rilke ? Donne-t-elle une représentation et une interprétation de ce monde, a-t-elle, donc, ce qu’on appelle un « sens », ou ne parle-t-elle que d’elle-même, se contentant de mettre en scène la maîtrise de ses propres moyens ? On est tenté de dire que son sens réside justement dans la critique de cette opposition même, puisque l’image, aussi éloignée de proposer une lecture de ce monde que d’en faire abstraction, advient précisément dans la crise de la lisibilité, dont elle dévoile du même coup le caractère autoréférentiel. C’est en réalité l’idée trop naïve de la représentation, de l’analogie substantielle, du signe motivé, qui relève de l’abstraction – mais d’une abstraction qui s’ignore. Rilke nous sait « enfermés dans le jour limpide » (Valéry) des mots et des nombres par lesquels nous nous représentons le monde afin de le rendre lisible ; la poétique de la figure cherche à ouvrir ce jour trop limpide sur l’immédiateté de la présence sensible. Le « point d’inflexion » de la figure (wendender Punkt), l’instant – éphémère – de son accomplissement, est alors celui où « le calcul à plusieurs chiffres / se dissout sans faire de nombre », lorsque une ombre passe sur le cadran solaire, que les dentelles s’arrêtent brusquement quand la virtuosité décorative de leurs figures a fini de se dérouler sous les yeux de Malte enfant. L’image n’est pas une forme particulièrement décorative du discours, n’est pas l’illustration d’un texte : elle est ce qui résiste à la lecture, comme les deux pages jamais lues du petit livre vert de Malte.
2« Parvenir, d’un seul trait, à laver un contour de toute la buée des notions ». C’est par ce « désir d’immédiat »1102 qu’Yves Bonnefoy explique la fascination des poètes pour la peinture. Il faut savoir en effet que ce sont les « notions » – ou, dans les termes de Nietzsche, les « abstractions » – qui sont vagues, qui sont buée, et que seule l’immédiateté sensible est précise. Le « contour » rilkéen, ce Umriß qui, le plus souvent, est Riß, déchirure de la continuité trompeuse de l’« univers expliqué », vise lui aussi le lieu et l’instant (Stelle et Augenblick) précis, voire chirurgical, où s’ouvrent des « failles dans le réseau de nos représentations, des trouées par où l’on aperçoit l’origine », comme l’écrit encore Yves Bonnefoy.1103 C’est pourquoi les notions d’illisible, d’indicible, d’anonyme (das Namenlose) ne s’opposent pas à la visée du « dire objectif » (sachliches Sagen) des Lettres sur Cézanne ni à la célèbre formule des Carnets : « Il était poète et détestait l’à-peu-près », que l’on a pu interpréter comme la formulation d’un principe du détail descriptif.
3La figure chez Rilke ne vise pas le type de ressemblance que suggère une telle conception de la représentation. La « figure de proue » telle qu’il la conçoit est à cet égard une figure paradigmatique. À la fin d’une copie manuscrite des Propos sur le poète de 1912, Rilke écrit entre parenthèses :
« ce sont des figures de proue [Gallionsfiguren] qui me viennent à l’esprit : quelle mélancolie il y a à placer une figure aux formes humaines [Gebild mit menschlichen Formen] à l’endroit le plus exposé à la sensation, et d’avoir toujours son silence [Stummheit] devant soi. »1104
4La figure n’est pas en premier lieu ce qui imite une forme visible, mais ce qui expose cette forme (et expose le langage) à l’intensité muette du sensible, ce qui l’ouvre (et ouvre le langage) à son dehors, à l’Ouvert – comme la figure sur le couvercle des sarcophages étrusques évoqués dans la Huitième Élégie. La ressemblance n’est qu’une conséquence possible de cette exposition, de cette ouverture. Dans un des poèmes du cycle à la nuit, en 1914, Rilke précise encore cette idée particulière de la ressemblance :
« Si les figures de proue
dans le bois étonné de leurs sculptures immobiles
reçurent quelques traits de l’espace marin qu’en silence elles pénètrent :
ô comment donc l’être sensible qui veut, qui s’ouvre
violemment, ne finirait-il pas,
inexorable nuit, par te ressembler plus encore ? » 1105
5Ressembler à la mer à force de s’y exposer, de s’y ouvrir « en silence » : c’est là une idée qui assurément ne doit rien à la notion « figurative » de l’imitation ressemblante d’un aspect ou d’une forme visible, la mer étant chez Rilke, on l’a vu, la matière informe – et originelle – par excellence. Bien plus tôt déjà, dans La Cage aux lions, poème en prose de 1902, Rilke nous convie dans l’« univers sous-marin »1106 de la figurabilité. Les images n’y sont pas ressemblantes comme celles que renvoient les miroirs. Au fond de la mer, enfouies dans le sang et la mémoire d’une lionne en cage, les images parfaitement mimétiques se sont brisées, et les débris de miroirs ne représentent rien, ne « contiennent » rien – ils donnent simplement lieu au surgissement de l’image et « suscitent », l’espace d’un instant, des ressemblances dissemblantes :
« De même qu’il doit y avoir, quelque part au fond de la mer des miroirs, des miroirs venus des cabines de navires engloutis, des débris de miroirs, qui naturellement ne contiennent plus rien : ni les visages des passagers, ni aucun de leurs gestes [...]. Mais, de même qu’une algue peut-être, un poulpe qui se laisse tomber en s’ouvrant, la figure soudaine d’un poisson ou tout simplement l’eau elle-même, l’eau qui passe, se partage, se réunit à nouveau, suscite des ressemblances dans ces miroirs, des ressemblances lointaines, déformées, fausses, aussitôt abandonnées avec ce qui fut un jour ; de même des souvenirs, des lambeaux de souvenirs gisent, éparpillés, dans l’obscurité au fond de son sang. »1107
6Bien loin d’ôter à l’image sa qualité sensible pour en faire un concept abstrait, la figure rilkéenne est ce qui la met en scène, ce qui donne lieu à son surgissement. Hachures grises dans le Christ de Fritz von Uhde, surface laissée en blanc dans le Magicien de Georg Reinhart, « quadruple endroit » de taches colorées dans le Pierrot mourant de Picasso, l’image n’advient qu’au lieu plus intense (gesteigerte Stelle) où la représentation s’ouvre sur l’événement visuel de l’apparition. Si la poétique de la figure relève d’une structure, c’est, comme l’écrit Georges Didi-Huberman, une structure « ouverte, [...] au sens où la structure serait déchirée, atteinte, ruinée en son milieu comme au point le plus essentiel de son déploiement. »1108 Cette déchirure n’est pas, comme le dit Paul de Man, « l’échec de la figure », mais son fondement le plus essentiel. Le « reste insoluble » (Ulrich Fülleborn) de la figure rilkéenne, ce qui en elle résiste à la lecture symbolique et la rend si difficile à classer entre l’image et le concept, le concret et l’abstrait, est à la poésie ce que le « pan » est à la peinture : surgissement de sa matière. Lorsque dans le pan « s’avance la matière de la représentation, tout le représenté est en risque d’écroulement » (Georges Didi-Huberman).1109
7La « matière peinture » met en crise la transparence et la lisibilité descriptive et symbolique de la représentation. Mais qu’en est-il de la matière poétique ? Qu’est-ce que la « matière colorée » de la parole poétique ? Rilke ne la cherche pas en tout cas dans la matérialité du signifiant, rien ne rappelle chez lui les tentatives du lettrisme ou de la poésie dite concrète, dans lesquelles le langage, en se désarticulant de manière aussi massive, s’ôte du même coup les moyens d’articuler avec précision le dedans et le dehors du langage, de témoigner de l’« élan dans les mots vers plus que les mots » (Yves Bonnefoy). Le voile ne peut se déchirer avant d’avoir été tissé, et lorsque les saltimbanques du fragment de 1924 « touchent l’âme », c’est dans l’instant précis d’une « imperceptible maladresse », au cœur de la figure la plus parfaitement maîtrisée. La matière du poème, c’est cet « immédiat », ce « surcroît de la qualité sensible » dont parle encore Yves Bonnefoy, et qui fait irruption dans le poème, dans la figure, sous la forme de l’image – l’image dans son irréductible qualité sensible et visuelle :
« ô je veux m’exercer à être comme les pierres
serti dans la figure pure »,
écrit Rilke dans les poèmes à la nuit.1110 L’image est à la figure ce que la pierre est au chaton, pour reprendre un motif récurrent chez Rilke. Jamais travail d’orfèvre ne pourra « contenir » la pierre comme on parle du « contenu » (de sens) d’un concept, jamais ce travail ne pourra abolir l’irréductible et muette altérité de la pierre. Le travail de l’orfèvre consiste bien plus à la faire voir, à la rendre sensible, à la faire ressortir – « ainsi la nuit fait-elle ressortir l’étoile pure », écrit Rilke à propos de l’« ombre pressée par le dessinateur » qui donne à voir le visage de John Keats mourant. La figure poétique est ce qui donne lieu à l’image intense et muette qui la dépasse et qu’elle ne peut contenir, comme le cœur de Marie ne peut plus contenir la douleur, dans la Pietà :
« tu as grandi
jusqu’à, douleur trop grande,
faire éclater
la sertissure de mon cœur. »1111
8L’horizon désiré de l’œuvre de Rilke reste, certes, l’âge mythique de l’art où les figures, du moins dans son imaginaire, parvenaient malgré tout à contenir l’intensité de ce qui nous dépasse. Relisons encore une fois la fin de la Deuxième Élégie :
« Car notre propre cœur nous surmonte
toujours comme eux. Et nous ne pouvons plus le suivre du regard
jusque dans les images qui l’apaisent, ni jusqu’en
les corps divins où, plus grand, il se tempère. »1112
9Mais qu’en est-il de cet âge de l’art où les images et les corps ne contiennent plus ce qui nous dépasse, où le contour se fait déchirure, dissonance, éblouissement, chute mortelle ? Cet âge que Rilke considère comme le sien, celui des « déshérités » de la Septième Élégie, « auxquels l’ancien n’appartient pas et le prochain pas encore »,1113 cet âge ne signifie pas pour lui la fin, l’abolition de tout sens, ni même de tout absolu, que cet absolu soit appelé Dieu, beauté, ange. La fin de l’âge symbolique n’est pas la fin du sens, n’est pas le triomphe de l’abstraction ou de l’autoréférentialité tranquille de l’art pour l’art. On ne peut en effet échapper à ce qui, dès lors, se manifeste autrement, et de manière autrement plus effrayante.
10Un fragment d’une élégie écrit à Duino à la fin de janvier 1912, entre la Première et la Deuxième Élégie, parle de das Große comme de ce qui « met l’âme en frayeur » et à quoi nul n’échappe ; la « grandeur », si elle a perdu sa puissance dans le symbole (« la richesse retenue / dans les images »), surprend ailleurs, dans un imprévisible déplacement, dans une défiguration peut-être, dans un accident, bref : dans un symptôme. On se souvient en effet que das Große, dans les Carnets, désignait la « grande chose » informe, innommable et menaçante, le symptôme par excellence. Si la « grandeur » contenue dans le symbole ne met plus « l’âme en frayeur », c’est dans le symptôme qu’elle nous guette. « Grandeur » symbolique ou « grande chose » symptomatique, das Große nous bouleverse et nous atterre toujours :
« Que ceux dont l’âme par les palais ou par l’audace
des jardins, par la montée puis par la chute
des anciennes fontaines, par la richesse retenue
dans les images ou par l’éternelle présence dressée des statues
n’est plus mise en frayeur et transformée, qu’ils s’en aillent
loin de cela faire leur ouvrage quotidien ; quelque part, ailleurs,
la grandeur [das Große] les guette encore, et ailleurs
les surprendra et contraindra à se défendre. »1114
Notes de bas de page
1102 Yves Bonnefoy, « Peinture, poésie : vertige, paix » (1975), in : Le nuage rouge. Dessin, couleur et lumière, Paris, Mercure de France, 1999, 117-125, cit. 120 et 122.
1103 Ibid., 118.
1104 VI, 1474. Je traduis.
1105 Œuvres poétiques et théâtrales, 673-674. « Wenn die Galionen / in dem staunenden Holz des stillhaltenden Schnitzwerks / Züge empfangen des Meerraums, in den sie stumm drängend hinausstehn : / o, wie sollte ein Fühlender nicht, der will, der sich aufreißt, / unnachgiebige Nacht, endlich dir ähnlicher sein » (II, 75). Traduction légèrement modifiée.
1106 Unterwasserwelt, selon l‘expression de Rilke dans sa lettre du 8 juin 1914 à Lou Andreas-Salomé.
1107 Œuvres en prose, 427 (VI, 1135).
1108 Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, op. cit., 174.
1109 Ibid., 300, 318.
1110 Œuvres poétiques et théâtrales, 672 ; « o so will ich mich üben, gefaßt wie die Steine / zu sein in der reinen Figur » (II, 66).
1111 Ibid., 511 ; « und wurdest groß, / um als zu großer Schmerz / ganz über meines Herzens Fassung / hinauszustehn » (I, 677).
1112 Œuvres poétiques et théâtrales, 533. « Denn das eigene Herz übersteigt uns / noch immer wie jene. Und wir können ihm nicht mehr / nachschaun in Bilder, die es besänftigen, noch in / göttliche Körper, in denen es größer sich mäßigt » (I, 692).
1113 Ibid., 546. On a vu que Paul Klee était, dans l‘esprit de Rilke, l’un de ces déshérités.
1114 Ibid., 578. « Wem die Paläste oder der Gärten / Kühnheit nicht mehr, wem Aufstieg und Rückfall / alter Fontänen nicht mehr, wem das Verhaltene / in den Bildern oder der Statuen ewiges Dastehn / nicht mehr die Seele erschreckt und verwandelt, der gehe / diesem hinaus und tue sein Tagwerk ; wo anders / lauert das Große auf ihn und wird ihn wo anders / anfalln, daß er sich wehrt. » (II, 386).
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