Chapitre 4 : Déchirures : du symbole au symptôme
p. 261-343
Texte intégral
1Ces derniers vers de la Deuxième Élégie terminent l’évocation d’un âge révolu de l’art, celui des « stèles d’Attique »,817 où l’intériorité du cœur et l’extériorité du corps sont encore en unité, où le visible et l’invisible se correspondent, où les images parviennent encore à contenir, dans tous les sens du terme, l’intensité du cœur. à cet ordre du symbole s’est substitué chez Rilke une discontinuité qui relève d’une logique du symptôme. Cette notion est déjà apparue au cours des chapitres précédents : elle désigne la crise d’un ordre de signification et de lisibilité, mais aussi le passage à un autre ordre – ainsi dans les Carnets, lorsque le « grand abcès » du mourant est aussi le « nouveau soleil » qui annonce les « temps de la signification nouvelle ». Il reste à montrer que ce terme de symptôme n’est pas une simple métaphore. Les derniers vers de la Deuxième Élégie, qui assimilent « images » et « corps », sont très significatifs à cet égard : ils invitent à reconsidérer la question de l’image sous l’aspect du symptôme au sens propre, somatique.
2Dans son ouvrage consacré à Rilke, Lou Andreas-Salomé dit du poète que
« au-dehors, il est exposé. Plus exactement, il l’est en fin de compte dans son existence physique [Körperlichkeit] – dans ces phénomènes qui s’inscrivent et se fixent en lui comme un ultime extérieur [letztes Außen] sans qu’il puisse les arracher, sans qu’il puisse en aucune façon les abolir sans reste dans l’expérience intérieure, intime. »818
3Selon Lou Andreas-Salomé, Rilke aurait été
« inquiet face à son propre corps, ce théâtre où l’extérieur et l’intérieur viennent à se rencontrer et sont obligés de s’entendre pour apparaître comme une seule et même chose. »819
4Philippe Jaccottet, à propos de la maladie à laquelle Rilke succombera, insiste lui aussi sur la menace particulière que représente la perte de l’unité entre le corps et l’esprit :
« ce qui l’effrayait le plus dans son état, c’était la menace d’une rupture entre son corps et son esprit. »820
5Il cite à ce propos une lettre écrite en 1924 à Gertrud Ouckama-Knoop :
« Ce serait pour moi une chose nouvelle et d’une certaine manière douloureuse, de me voir obligé de sauter en quelque sorte par-dessus un corps défaillant avec un esprit encore intact. Jamais je n’avais envisagé là d’antagonisme, au contraire, j’étais convaincu que tous les éléments de ma nature collaboraient à une pure entente aux points culminants de laquelle se produisait la création, produit de ce surcroît de joie commune (corporelle et spirituelle). Mon corps, en tant qu’initié à tout, a toujours eu procuration pour signer, comme ses co-responsables, au nom de toute la „firme“. Un bouleversement de cette organisation serait un désastre pour moi. »821
6Jaccottet voit dans cette rupture violente entre le corps et l’esprit l’expérience la plus radicale de l’indicible, du dehors du langage : toute sa vie, écrit-il, Rilke avait
« maintenu avec une ténacité implacable le noyau très dur de son être : l’expérience de l’échange avec le dehors dans la poésie, de la poésie comme respiration et preuve de l’Ouvert, preuve contre toute rupture et contre la mort. Il avait agrandi son cœur aux dimensions du monde, exploré cette étendue magique où l’éphémère partout descend dans la profondeur de l’Etre,822 jusqu’aux limites du dicible. L’indicible à présent entrait en lui ; le vrai indicible, celui qui arrache à la fois la parole et la vie ; l’indicible, ou mieux l’innommable : la très amère mort non diluée dont il disait en 1915 qu’elle avait rendu Tolstoï lui-même hagard. »823
7à propos du dernier poème de Rilke (Viens, toi dernière, que je reconnais), dans lequel Paul de Man voit « la virtuosité d’un concetto parfaitement préparé et exécuté » et, toujours, « l’écran d’une diction jouant de sa propre maîtrise, »824 Jaccottet écrit au contraire qu’il est « comme envahi par l’obscurité de ce qui reste irrémédiablement hors du langage ».825
8Ultime extérieur, dehors radical, Autre, part maudite : en quoi cette perception du corps intéresse-t-elle la question de l’image ? Si l’image et le corps sont associés dans l’ordre du symbole, ils le sont aussi dans l’ordre du symptôme ; l’image apparaît elle aussi comme ce « théâtre où l’extérieur et l’intérieur viennent à se rencontrer » : le lieu, en somme, de tous les dangers. Thierry Lenain, dans l’introduction à un ouvrage collectif consacré à l’image chez Deleuze, Foucault et Lyotard, considère la question de l’image comme « une occasion d’articuler au plus près le dedans et le dehors de la philosophie », et il conclut que « Penser la question de l’image en philosophie, c’est donc l’une des voies ouvertes à celle-ci pour se penser elle-même. »826 Or l’image a selon toute apparence une fonction semblable dans la poésie de Rilke. Et l’autoréflexion n’est pas synonyme de pure autoréférentialité, elle ne se confond pas avec un formalisme et une abstraction absolus, indifférents à tout référent extérieur. Au contraire, l’autoréflexion est indissociable de la réflexion sur le « dehors », ou sur ce que Lenain appelle le « hors-champ ». Plus encore qu’en philosophie, l’image est en poésie ce dehors inévitable, car si la philosophie ne peut se passer tout à fait d’images, la poésie en est traversée de part en part, elle en est faite. Et pourtant, elle reste dans une certaine mesure un « dehors » de la poésie, un dehors irréductible. Le rôle de la peinture et des arts visuels dans l’œuvre de Rilke est là pour le rappeler, et la fascination de Rilke pour ces images sensibles et muettes qui à la fois s’ouvrent et se ferment au langage, le provoquent et le rejettent, suggèrent que ces images sont les modèles inaccessibles des images poétiques qui jamais ne pourront les dire, mais qui toujours en auront le désir.
9Le pan, écrit Georges Didi-Huberman, l’« accident de la représentation », c’est « le symptôme de la peinture dans le tableau ».827 Que serait alors le symptôme de la poésie dans le poème ? Yves Bonnefoy définissait, on l’a vu, l’« interruption » comme « la véritable origine du poétique dans l’œuvre ». Cette interruption (équivalent de l’« accident de la représentation ») témoignait selon lui de « l’élan dans les mots vers plus que les mots », dans lequel enfin il découvrait « un des passages secrets entre poésie et peinture », l’inaccessible limite des mots étant dans le « surcroît sur ceux-ci de la qualité sensible » que seule l’image visuelle peut donner.828 De ce point de vue, c’est l’image, dans sa qualité sensible et visuelle, qui ne cesse de faire symptôme dans le poème. Toute la « spécificité sémiotique du concept de symptôme », écrit encore Georges Didi-Huberman, consiste en ceci que
« le symptôme est un événement critique, une singularité, une intrusion, mais il est en même temps la mise en œuvre d’une structure signifiante, un système que l’événement a pour charge de faire surgir, mais partiellement, contradictoirement, de façon que le sens n’advienne que comme énigme ou phénomène-indice, non comme ensemble stable de significations. »829
10La figure chez Rilke est elle aussi un « événement critique » qui dément tout « ensemble stable de significations ». La première des Élégies de Duino le constate :
« nous ne sommes pas si confiants que cela sous nos toits
dans l’univers expliqué […]
Il est, à dire vrai, étrange […]
de ne plus donner aux roses, non plus qu’à d’autres choses prometteuses
la signification d’un avenir humain : […
de voir ainsi que tout ce qui se rattachait, librement vole
de-ci de-là, dans l’espace sans lien. »830
11Et le cycle des Élégies s’achève bien sur l’idée d’un sens toujours vivace, mais obscur (dunkeles Sinngrün). Or ce sont précisément les « souffrances » (et le mot Schmerzen évoque en particulier la douleur physique, ce symptôme des symptômes) qui donnent un lieu et un sens à notre existence :
« Mais elles, ne sont-elles pas
notre feuillage hiémal, notre sombre sempervirens [Sinngrün],
l’une des saisons de l’année secrète – pas seulement
saison, – mais emplacement, site, gîte, sol, domicile. »831
12On est bien loin ici du temps révolu des stèles antiques où les corps, comme les images, permettaient, en l’« apaisant », de « suivre notre cœur du regard ». Dans la Cinquième Élégie, qui constitue le pivot de ce cycle poétique, le regard sur le cœur est, au contraire, troublé par les larmes d’une douleur physique aveuglante :
« avant qu’une douleur jamais ne soit parue plus nette du côté
du cœur toujours au trot, la brûlure au-dessous des pieds vient précéder
celui qui est son origine avec deux ou trois larmes
pesantes de ton corps rapidement jaillies dans tes yeux. »832
13Le corps, bien loin de contenir la douleur, la fait jaillir au-dehors jusqu’à rendre méconnaissable sa véritable origine, le cœur. On est ici à l’opposé de la conception de Winckelmann, qui écrit à propos du groupe de Laocoon :
« La douleur du corps et la grandeur de l’âme sont réparties avec la même vigueur dans toute la structure de la statue, et se font en quelque sorte équilibre. »833
14Le corps de l’esthétique classique n’est jamais défiguré, blessé, troublé par l’irruption d’un symptôme. La douleur, si immense soit-elle, reste mesurée, contenue par une âme à son image. Chez Rilke, les images et les corps ne sont pas synonymes de mesure, de clôture, de totalité du sens. Celui-ci se révèle au contraire dans la déchirure de l’image et du corps dans la douleur : le symptôme a pris la place du symbole.834
15Si la figure rilkéenne quitte indéniablement le terrain du symbole classique, elle ne construit pas pour autant, encore une fois, un « univers poétique total » (selon l’expression de Paul de Man), un pur texte, tissu de signifiants sans faille parce que sans souci du réel ni du sens. L’idée que le sens puisse précisément advenir dans la crise d’un certain ordre du lisible, dans un symptôme entendu comme « événement critique », permet en effet de donner la mesure du « travail de la figurabilité » qui s’accomplit dans son œuvre. C’est pourquoi il faut, comme l’indique Georges Didi-Huberman,
« penser le tissu (le tissu de la représentation) avec sa déchirure, penser la fonction (la fonction symbolique) avec son interruption ou son dysfonctionnement constitutionnels. »835
16L’examen de telles déchirures permet de lire – et de voir – la figure rilkéenne sous un jour différent. Parmi les nombreuses formes que peut prendre le motif structural de la déchirure dans l’œuvre de Rilke, on en a ici relevé quatre, dont on tentera de mettre en évidence l’enjeu poétique et esthétique. La déchirure proprement dite d’abord, telle qu’elle survient dans la continuité d’une surface – tissu, toile ou peau ; la déchirure de la voix, de la continuité du discours parlé, telle qu’elle se manifeste dans le cri ; puis la déchirure de la continuité du visible, telle qu’elle survient dans l’éblouissement ; la rupture d’équilibre, enfin, telle qu’elle se produit au cœur de la figure acrobatique parfaitement maîtrisée du saltimbanque.
1. Riß et Umriß.
Le dessin, le contour, la déchirure
17Dans la « pensée des yeux » rilkéenne, la déchirure apparaît d’abord sous la forme visuelle de la ligne, du trait, du tracé. De même que la forme s’élabore dans le perpétuel retournement du vide et du plein, du concave et du convexe, toute l’ambiguïté de la ligne rilkéenne est d’être à la fois ce qui ouvre et ce qui ferme, ce qui délimite et ce qui illimite, ce qui détruit et ce qui construit, ce qu’on élabore et ce qui survient. Rilke ne se situe plus à l’âge du disegno humaniste ou du contour classique. Le dessin cesse d’être l’exécution maîtrisée d’un dessein, et le contour cesse de contenir l’intensité de ce qui, selon la formulation du poème Torse archaïque d’Apollon, « [éclate] hors de tous ses contours ».836 Mais les fissures, fêlures, failles, blessures et autres « traces déchirantes » qui traversent l’œuvre de Rilke dessinent aussi les contours d’une plénitude future. Le terme allemand de Riß, qui désigne à la fois la déchirure et le dessin, l’esquisse, le tracé, voire le contour (Umriß), porte cette réflexion dès le Livre d’heures.
18Pour prendre la mesure de l’écart qui sépare Rilke du discours de l’histoire de l’art traditionnelle, il faut en effet revenir un instant sur la perception qu’a le jeune Rilke des modèles artistiques qui s’offrent à lui. Dans le Livre d’heures, Rilke oppose deux mondes culturels, artistiques et religieux, l’Italie et la Russie. La nette préférence pour la Russie, incarnée par le moine-peintre, est caractéristique du point de vue de la réflexion esthétique de Rilke, et aussi, comme l’a montré Peter Por à propos des motifs russes en général, du point de vue de sa réflexion sémiotique. C’est même à cette inspiration russe que serait due selon lui la dimension critique du Livre d’heures, qui relèverait par ailleurs – au même titre que la monographie Worpswede – d’un schéma traditionnel où « se correspondent encore le physique et le métaphysique, le signe et le signifié », en vertu d’un « principe universel de transcendance prédéterminée. »837 Robert Musil, qui situe la poésie de Rilke aux antipodes de « l’expression d’un savoir et d’un vouloir fixés a priori » et qui en même temps voit dans Rilke « le poète en un certain sens le plus religieux que nous ayons eu depuis Novalis », résume ainsi le phénomène :
« Il voyait autrement. D’une manière nouvelle, intérieure. Et il aura été un jour, sur le chemin qui conduit de la religiosité du Moyen Âge, par-delà l’idéal humaniste, vers une image nouvelle du monde, non seulement un grand poète, mais un guide considérable. »838
19Le lien qu’établit Musil entre ce « voir autrement » rilkéen et la « religiosité du Moyen-Âge » ouvre une perspective fondamentale à toute réflexion sur l’esthétique de Rilke, et le retour par-delà ou en-deçà de l’idéal humaniste donne une clé essentielle pour mieux comprendre la fascination de Rilke pour l’art des icônes et le malaise certain qu’il éprouve devant l’art de la Renaissance italienne – un malaise dont témoigne le Journal florentin de 1898. Mais à y regarder de plus près, c’est peut-être moins devant cet art lui-même que devant le discours qui l’enveloppe que Rilke reste démuni :
« En prenant des notes quotidiennes devant les peintures du Quattrocento, je n’aurais rien apporté de plus que les guides. Car la mesure de beauté abstraite que contiennent ces choses, ils l’ont parfaitement reconnue et définie. À telle enseigne qu’une réflexion superficielle vous fait recourir, machinalement, à ces misérables termes semi-scientifiques, naguère précis et adéquats, qu’un vil abus a rendus plats et insignifiants.
Un guide de l’Italie qui voudrait instruire à la délectation ne devrait comporter qu’un seul mot, un seul conseil : regarde ! Quiconque a un minimum de culture doit s’en tirer avec cette instruction. Sans doute n’acquerra-t-il pas un certain nombre de connaissances et saura-t-il à peine distinguer si telle œuvre appartient à la période tardive d’un artiste ou si c’est la „grande manière“ du maître qui s’y manifeste. Mais il découvrira une richesse de volonté et de puissance née du désir et de l’inquiétude ; et cette révélation le rendra meilleur, plus mûr et plus reconnaissant. »839
20Rilke souffre de cette manière qu’ont les voyageurs, en Italie, de
« courir à ces merveilles officielles qui ne font pourtant, le plus souvent, que les décevoir ; c’est qu’ils remarquent seulement, faute de pouvoir établir aucune relation avec elles, l’écart entre leur hâte dépitée et le jugement cérémonieux de l’historien d’art que le Baedeker respectueusement prescrit. »840
21Cette « beauté abstraite » que prétend mesurer le « jugement cérémonieux de l’historien d’art » est évidemment très éloignée de la « religiosité du Moyen-Age » qui, « par-delà l’idéal humaniste », pourrait inviter à « voir autrement », selon les termes de Musil. Quelques années plus tard, en 1902, Rilke écrira un compte rendu enthousiaste d’un « nouveau livre sur la Renaissance », celui de Walter Pater.841 Rilke y fait l’éloge du retour de l’auteur en-deçà des « inventions de Vasari » :
« Nous savons si peu de la Renaissance ; la recherche, infatigable, nous a certes ouvert quelques voies, elle en a surtout terminé avec les erreurs colportées par la tradition et nous a fait apercevoir, derrière les inventions merveilleuses de Vasari et des autres, une réalité qui était encore bien plus merveilleuse. »842
22Rilke ne vise pas évidemment une critique théorique de la discipline ni une archéologie du savoir de l’histoire de l’art. Mais intuitivement, dans son désir d’« apprendre à voir », il ressent le besoin de remonter en-deçà des « inventions de Vasari », dans lesquelles il identifie la source de tout un discours qui permet certes de savoir « si c’est la „grande manière“ du maître qui s’y manifeste », mais qui n’apprend pas à « regarder ». Apprendre à voir, ou à regarder, en revenant en-deçà du discours inauguré par Vasari, fondateur de l’histoire de l’art comme discipline humaniste, c’est précisément l’objet du livre de Georges Didi-Huberman Devant l’image. Il y montre comment le discours humaniste refoule et dénie la « théologie de l’image » élaborée par cette religiosité médiévale dans laquelle Robert Musil voit la source du « voir autrement » de Rilke. À l’élaboration humaniste d’un discours du visible et du lisible, du maîtrisable et du connaissable, Georges Didi-Huberman oppose le « travail de la figurabilité » déployé par la tradition exégétique, et dont le principe central n’est pas l’imitation, mais l’incarnation.843 C’est cette conception tout autre de l’image qui permet aussi, on l’a vu, de repenser la défiguration à l’œuvre dans toute figuration, la dissemblance à l’œuvre dans toute ressemblance.
23Un des maîtres-mots du discours vasarien est le disegno, qui signifie à la fois le « dessin » (disegno esterno) et le « dessein » (disegno interno), qui à son tour recoupe l’« Idée » (Idea), considérée comme première : dans ces conditions, l’image a tendance à être réduite à une simple réalisation technique de l’idée, de l’intention, de la conception, du plan.844 Or voici ce qui advient du disegno chez le moine-peintre russe du Livre d’heures :
« J’ai dessiné nombre d’épures [Risse] délicates,
à l’affût de tous les obstacles –
puis tous mes projets se sont brouillés [dann wurden mir die Pläne krank] :
comme le buisson de ronces se sont entremêlés
les lignes et les ovales,
jusqu’à ce que soudain des profondeurs de moi
un geste aventuré dans l’incertain
ne fasse surgir la plus pieuse des formes. »845
24Quelque chose fait irruption dans le dessin comme dans le dessein. Le « plan » (ailleurs, le même terme de Plan est employé encore à propos des moines-peintres italiens),846 le « projet » artistique maîtrisé, contrôlé, « tombe malade » : dann wurden mir die Pläne krank. En somme, on assiste à l’irruption d’un symptôme dans le disegno. L’ordre conscient de ces lignes est perturbé, est c’est une perturbation douloureuse et comme sacrificielle, puisque les traits blessent littéralement le dessin comme un enchevêtrement d’épines, évoquant la passion du Christ, jusqu’à ce que « surgisse » – d’elle-même, comme par accident – la forme superlative qu’est « la plus pieuse des formes ». Cette apparition est aussi soudaine qu’immaîtrisée ; elle ne relève pas d’une logique du disegno, mais d’une logique du symptôme, et cet « incertain » (Ungewisse) d’où elle surgit est peut-être déjà une de ces figures de l’inconscient qui traversent l’œuvre de Rilke. La représentation visible est traversée par un symptôme défigurant qui seul fait se révéler la forme vraie, la vraie figure.
25Le refus d’une conception de la peinture – et de l’image en général – fondée sur la ressemblance et l’imitation de l’aspect change nécessairement aussi toute la conception de l’évolution, voire du « progrès », dans l’art et dans son histoire. Rilke considère comme une impasse cet art dans lequel les figures – en particulier dans l’histoire qu’en donne Vasari –, s’accomplissent (ou s’épuisent), oubliant qu’elles ne sont que préfigurations. Dans l’art des icônes, Dieu est toujours en devenir parce qu’on n’y cherche pas la perfection et la beauté de l’aspect, mais plutôt l’éternel recommencement d’une apparition, un procès toujours à venir et impossible à fixer une fois pour toutes dans une représentation :
« Mon regard ne peut embrasser mon œuvre,
et pourtant je le sens : elle est achevée.
Mais, détournant d’elle les yeux,
je veux sans cesse l’édifier. »847
26Dans le manuscrit, ce poème est suivi de la remarque suivante :
« Car c’est ainsi qu’est la piété du moine : Dieu lui devient étranger chacun des jours où il ne fut pas reconquis par elle de haute lutte (Le 1er octobre). »848
27L’efficacité et la réussite de la peinture n’est pas mesurée à son résultat (l’aspect final de tel tableau comparé à tel autre), mais à l’acte rituel de peindre, à l’exercice spirituel éternellement recommencé.
28La présence, là encore, n’est pas l’éternité de l’apparence, mais l’imminence de l’apparition, et l’œuvre est le lieu de l’attente :
« Marie a quitté ses images, pense le moine, et elle est en route sur son long chemin. Voici des siècles qu’elle a abandonné les icônes d’argent et qu’elle chemine à travers le monde dans les êtres et dans les œuvres. Et quand elle sera lasse, elle reviendra dans l’icône, et elle couchera à nouveau son enfant dans les berceaux d’argent, et elle s’assiéra auprès de lui et chantera... Car le(s) temps sont comme un cercle, et c’est un jour de fête que celui où, parvenue à maturité, une chose choit dans son origine qui l’attendait. »849
29Dans un poème retranché de l’édition de 1905, écrit en septembre 1899, Rilke imagine comment la vierge « se glissait hors du large cadre fastueux »850, et dans la « lettre » déjà citée du jeune moine russe à son supérieur, le propos est encore plus radical :
« Dieu s’enfuit loin de toute forme [von allem Dargestelltem]
qui trouva dans le temps ses couleurs,
dans chaque image ne subsiste que l’habit
avec lequel les impatients Le drapaient de clarté ;
mais Dieu s’obscurcit derrière ses mondes
et, solitaire, la main du peintre s’égare. »851
30L’image a la tâche paradoxale non pas de montrer Dieu, mais de le cacher852 ou plutôt de le contenir, c’est-à-dire de ne pas le trahir :
« le sens de Dieu est dans tout
ce qui passe entre nos mains sans qu’elles le trahissent. »853
31Bien plus tard, Rilke formulera l’idéal du « mystère ouvert », de la « réalité phallique » comme
« mise à nu d’un mystère qui est si totalement mystère, partout, que le dissimuler est inutile ».854
32La présence-absence des icônes, leur manière de faire voir en cachant, leur manière de susciter le désir de voir et de provoquer l’apparition en négligeant le riche déploiement des apparences,855 préfigure déjà, paradoxalement, cet idéal plus tardif. Dans les deux cas, l’idéal est celui d’un dieu (Dieu chrétien ou divinité phallique) « contenu » dans l’image ou dans les corps, comme les stèles antiques de la fin de la Deuxième Élégie contenaient le cœur qui « nous surmonte ». Mais le dieu ne se laisse pas (ou plus, ou pas encore) contenir : entre Dieu caché et mystère ouvert, c’est dans la déchirure d’une image ou d’un corps qui ne peut plus contenir l’intensité du cœur que peut se produire la révélation :
« Dieu qui, lié à nulle image,
se tient auprès des générations à venir, [...]
sang de centaines de milliers de plaies
ne le prend pas mal si la bouche
du moine qui t’a trouvé
déborde les lèvres pleines. »856
33Lorsque l’unité s’est perdue, c’est dans le débordement ou dans l’éruption que se révèle ce que Rilke, dans une lettre de juin 1914 à Lou, appelle le « feu merveilleux ». Il s’y plaint en effet de ce que son corps est devenu
« une surface faite de trappes dans lesquelles des impressions torturées dépérissent [...] ; et très très loin, comme au centre d’un astre en train de refroidir, le feu merveilleux qui ne peut plus que provoquer une éruption ici ou là, sous des formes troublantes et redoutables comme un cataclysme pour la croûte indifférente. »
34Ce qu’il appelle lui-même le « tableau d’une véritable maladie » se poursuit par l’évocation d’une sorte d’âge mythique de sa vie et de sa création qui correspond sans doute davantage à un idéal présent qu’à un moment réel du passé : « Ah comme j’étais un dans ma jeunesse, [...] pris à cœur, accueilli. »857 Cette unité perdue du corps et du cœur, c’est aussi, d’un point de vue esthétique et poétologique, l’unité du signe et de la chose, garante d’un sens substantiel et non accidentel – en somme, un système authentiquement symbolique, au sens du symbole classique, supposant une adéquation parfaite de l’intérieur et de l’extérieur, de la surface et de la profondeur. Ainsi Winckelmann définissait-il son idéal esthétique, celui des sculptures grecques, en ces termes :
« La peau que nous montrent ces chefs-d’œuvre n’est pas tendue, mais doucement tirée sur une chair saine qui la remplit sans enflure ; elle accompagne les muscles et s’unit à eux dans tous leurs mouvements, dont elle suit la direction. Jamais la peau ne dessine, comme sur les corps de nos artistes modernes, des petits plis particuliers et séparés de la chair. »858
35On peut ajouter que les remarques sur la draperie relèvent du même idéal :
« La draperie des Grecs est travaillée le plus souvent d’après des vêtements minces et humides qui, par suite, comme le savent les artistes, adhèrent étroitement à la peau et au corps, dont elles laisssent voir le nu. »859
36Chez Rilke, on est bien loin de cette adéquation idéale : dans la Cinquième Élégie, le vieux saltimbanque est
« rapetissé dans l’ample peau superbe comme si elle avait jadis
couvert deux hommes »,860
il survit dans une « peau en veuvage » (in der verwitweten Haut). Le jeune homme, lui, présente le symptôme contraire – ce que Winckelmann appellerait peut-être, par opposition à la peau « doucement tirée », la peau « tendue » : son corps est « saillant de muscle plein et tendu » (prall und strammig erfüllt), de même que la petite fille avec ses « seins rebondis » (pralle Brüste) que couvrent, non pas une douce draperie adaptée comme une seconde peau, mais « la soie verte aux lueurs de métal » (die grüne metallene Seide) qui peut-être est « heureuse à sa place ». à l’adéquation parfaite entre la peau et la chair, qui est, chez Winckelmann, de nature symbolique, correspond chez Rilke une inadéquation, une discontinuité qui relève pour sa part du symptôme. Dans la lettre sur le Pierrot mourant, il est frappé par l’extrême fragilité de cette couleur qui partout semble s’ouvrir sur le carton nu. Dans la Cinquième Élégie, on trouve l’étrange idée d’une terre blessée sur laquelle le tapis des saltimbanques est
« Apposé tel un pansement, comme si le ciel
de banlieue avait à cet endroit fait mal à la terre. »861
37Mais Rilke ne glorifie pas l’écorché en tant que tel. Dans un passage déjà cité des Carnets de Malte Laurids Brigge, Malte est terrifié par l’idée de voir une tête sans visage, et l’épisode de ce visage resté entre les mains d’une femme est aussi significatif que traumatique. L’horreur qu’éprouve Rilke devant la mise à nu d’une chair ou d’un squelette sous la surface de la peau se retrouve dans une lettre de 1916, en termes picturaux cette fois, dans son étrange concept de « peinture sous-cutanée » dévoilant le « squelette de l’apparence »862 qui vise en particulier la peinture cubiste. Dans une autre lettre, écrite en 1917, il reproche aux cubistes de n’être pas « les inventeurs d’une nouvelle surface picturale », mais de se contenter de « mettre à nu la structure du tableau [...] sous la peau du tableau. »863 Rilke dénonce en somme la naïveté qu’il y a à donner la valeur d’une révélation à la simple destruction ou négation de la surface ; derrière l’apparence, ou sous l’apparence, il n’y a pas sa vérité, mais son « squelette » ;864 le mettre à nu n’est pas saisir son sens, qui ne peut advenir que dans un affleurement, analogue à celui par lequel Georges Didi-Huberman définit le « pan » :
« l’affleurement accidentel et souverain d’un gisement, d’une veine colorés [qui] fait sens, avec violence et équivoque, comme la blessure sur une peau blanche donne sens – donne surgissement – au sang qui bat dessous. »865
38Rilke refuse donc de feindre une surface intacte (dont on attendrait désormais en vain un authentique fonctionnement symbolique) comme d’y renoncer d’emblée en se contentant de mettre au jour une structure sous-jacente. Il refuse le tableau cubiste comme il avait refusé, bien plus tôt, le poème en prose,866 les deux auraient dû rester selon lui une « affaire d’atelier »867, en attendant l’invention d’une « nouvelle surface » picturale ou poétique. Car la déchirure ne saurait être une fin en soi, elle est symptôme constructif, seuil d’une « signification nouvelle » ; elle est suposée ouvrir (la clôture de « l’univers expliqué ») et non fermer (mettre fin à l’effort de figuration). C’est dans ces termes que Rilke condamne le suicide du jeune poète dans le Requiem pour Wolf, comte de Kalckreuth :
« O ce coup, comme il traverse l’univers
quand, quelque part, le courant d’air dur et coupant
de l’impatience ferme brutalement un Ouvert.
Qui peut jurer que dans la terre, une fissure
ne se propage pas à travers le bon grain ».868
39Cette déchirure négative affecte tout le réel et y propage son œuvre de mort – une mort précipitée, non mûrie, à l’opposé de la mort qui vient d’elle-même parachever la vie, comme c’est le cas dans Expérience de la mort, un poème de 1907 dédié à la mémoire de la comtesse Louise von Schwerin. Ici, la « faille » ouvre la représentation sur l’intensité du réel :
« Le monde est encor plein de rôles que l’on joue [...]
Mais lorsque tu t’en fus, perça sur cette scène
un rayon de réel à travers cette faille
par où tu disparus : un vert de vraie verdure [Grün wirklicher Grüne],
un soleil véritable et une vraie forêt. »869
40La figure baroque du theatrum mundi apparaît ici comme le paradigme de la représentation entendue comme ce qui nous enferme dans l’univers clos des signes, dans ces « labyrinthes du signifiant » dont le signifié ultime, « dépendant d’aucun et de tous » serait, selon Yves Bonnefoy, « l’intensité comme telle »870. Le « vert de vraie verdure »871 est cette intensité qui se dévoile lorsque se déchire le tissu de la représentation – lorsque la mort interrompt le divertissement qui dissimulait le réel, comme dans la « Ville-Douleur » de la Dixième élégie :
« … Oh mais sitôt au-delà de cela,
derrière la dernière planche, couverte d’affiches de „Sans la Mort“,
[...] tout de suite après la planche, juste derrière, tout est réel. »872
41Le réel commence juste derrière la représentation divertissante qui refoule la mort. Paradoxalement, c’est la représentation même – théâtrale ou picturale, ou encore poétique – qui permet de dépasser la part de représentation qu’il y a dans toute perception de la réalité : c’est la représentation, dans la mesure où elle met en scène sa propre déchirure, qui permet d’accéder au réel.
42On retrouve une structure semblable dans un poème de 1901, Le liseur. Par un après-midi pluvieux, un personnage est plongé dans la lecture, oubliant le monde du dehors. C’est alors que la nuit tombe, rendant le texte illisible :
« Je ne regarde pas encore au-dehors, et pourtant
les longues lignes se déchirent, les mots se dégagent
de leurs liens pour vaguer à leur gré. […]
Et si maintenant je lève les yeux du livre,
rien ne me surprendra, tout sera grand.
Car le dehors n’est que ce que je vis ici,
dedans comme dehors, il n’y a que l’infini
avec lequel pourtant je me fonds [verwebe] davantage... »873
43C’est, pourrait-on dire, la déchirure de la chaîne des signifiants qui donne accès au véritable texte, où est tissé ensemble le dehors et le dedans (nur daß ich mich noch mehr damit verwebe). « Le dehors n’est que ce que je vis ici [hier drinnen] »: c’est là la définition même du signe « substantiel », du fonctionnement symbolique intact. Paradoxalement, on n’y accède que par la déchirure d’un système de signes « accidentels », que dans l’instant (car il s’agit là encore d’un instant précis, d’un événement) où le « texte » se déchire. Les mots ne garantissent pas en eux-même la conservation de l’« analogie substantielle » dont parle Paul de Man ; ils se savent arbitraires, non absolus. Et pourtant, ils ont le pouvoir de témoigner, en négatif, par leur détour, de l’« élan dans les mots vers plus que les mots » dont parle Yves Bonnefoy.
44Le poème intitulé La nuit d’équinoxe printanier (Capri, 1907) évoque lui aussi une révélation sous la forme d’un accident : le passage de l’hiver au printemps est comparé à la déchirure soudaine d’un filet qui aurait, jusqu’à ce moment, contenu l’explosion de la nouvelle saison :
« Un filet de rapides mailles d’ombres
traîne sur les allées du jardin tracées par la lune,
comme si quelque chose de captif s’y réveillait
qu’un exilé largement embrasserait [...]
Mais soudain, comme si une vague déchirait
le filet à un endroit clair, l’événement se produit,
et tout s’échappe, coule et fuit ».874
45À cette libération du mouvement jusqu’alors contenu, à cette déchirure du filet correspond l’ouverture de ces espaces intersticiels ou « intervalles » (Zwischenräume) dans lesquels s’inscrit la « constellation » :
« dans de profonds intervalles solennels,
les grandes constellations d’une nuit vernale. »875
46Si l’on pense à l’un des Sonnets à Orphée (I, xxi) qui traite du même thème, où la terre printanière est comparée à un enfant qui se met à chanter des poèmes appris durant l’hiver et imprimés dans les racines et les troncs des arbres, on peut supposer une image semblable dans ce poème-ci : le filet d’ombres et l’endroit clair suggèrent un quadrillage noir et blanc semblable à une page d’écriture, de même que les branchages encore nus des arbres se détachant dans le clair de lune – une hypothèse confirmée par l’image du vent qui « feuillette » (blättert) dans les arbres comme dans un livre. C’est alors la déchirure du texte qui apporte la révélation, et le lieu de cette révélation est l’intervalle, ouvert par la déchirure, dans lequel se déploierait la constellation de la figure poétique.
47Il serait sans doute abusif de trop fixer l’image et d’affirmer que Rilke a réellement et précisément conçu le filet comme une métaphore du texte. Néanmoins, l’événement sur lequel porte ce poème s’inscrit indéniablement dans la réflexion plus générale de Rilke sur la manière dont advient la « constellation » poétique. à l’âge qui n’est plus celui des « stèles d’Attique », à l’âge où les images et les corps ne « contiennent » plus ce qui « nous surmonte », selon les termes de la Deuxième Élégie, le sens, la figure, la constellation, ne peut plus se produire que dans la déchirure des mailles du filet par lequel l’homme tente de contenir les choses.
48Cette réflexion sur l’impuissance de la représentation à contenir le réel est à l’œuvre aussi dans La montagne, un poème écrit en 1907 qui évoque à la fois les deux cycles de Hokusai représentant le Fuji-Yama et le travail de Cézanne devant la Montagne Sainte-Victoire. La montagne semble se dérober à « l’écriture » du peintre876 :
« Trente-six fois et cent fois encore
le peintre a écrit cette montagne ».877
49Si le volcan est « insaisissable » (v. 5), c’est qu’il ne cesse de croître par-delà tout contour :
« […] le paré de contours
déployait ses fastes sans bornes […]
consumant chaque image dans l’instant,
croissant de forme en forme ».878
50Si la montagne ne se donne pas à voir dans une image qui la contient, c’est dans une faille de la représentation qu’elle apparaît :
« pour, sachant soudain, telle une apparition,
se dresser derrière chaque faille ».
51C’est parce que le contour est toujours limite, clôture, ligne de partage, que Rilke, dans sa quête de l’Ouvert, imagine la possibilité d’un être sans contour : ainsi dans le poème La coupe de roses (1907), dont Hofmannsthal disait qu’il rendait « possible l’impossible »879 :
« Silencieuse vie, ouverture [Aufgehn] sans fin,
quête d’espace, sans rien prendre à cet espace
qui est autour de nous grignoté par les choses,
être presque sans contour, comme laissé en blanc
et tout intérieur »880
52Dès lors que le contour n’est plus ce qui contient dans le sens d’une clôture, Rilke imagine une autre modalité de ce que signifie « contenir » : les roses, demande-t-il,
« ne sont-elles pas toutes ainsi, à ne contenir qu’elles-mêmes,
si „se contenir“ signifie
de transformer le monde du dehors […
en un monde intérieur qui tient dans une main.
Il loge maintenant, serein, au cœur des roses ouvertes ».881
53Bien sûr, une telle métamorphose, qui dépasse le partage entre dedans et dehors et qui fait de l’espace intérieur l’Ouvert même, ne peut que faire l’objet d’une quête infinie et rester en dernier lieu inaccessible : être « presque » sans contour (fast nicht Umrissen-sein), être « comme » laissé en blanc (wie Ausgespartes). La dialectique du Zeichnen et du Aussparen, qui recouvre celle du Riß / Umriß et de l’unité intacte, est insoluble. Ainsi dans un poème écrit en 1906 à l’occasion de la mort de la comtesse Louise Schwerin, le poète promet à la défunte de
« te détourer [auszusparen] dans toutes choses,
comme, dans tes années d’enfance,
on dessinait [zeichnete] la blancheur d’une cascade. »882
54Dans un poème de novembre 1925, on lit que les
« oiseaux sont maintenant architectes, les esquisses [Risse]
de leurs vols dessinent une place. »883
55Ici donc, la trajectoire de l’oiseau se « dessine » dans le ciel ; ce dessin à la fois déchire (Risse - déchirures) l’unité de l’espace intact et crée un espace nouveau (Risse - esquisses). Le trait est double, puisqu’il représente à la fois la déchirure d’un espace et son instauration.
56L’enjeu poétologique de ces images visuelles du contour et de la déchirure est indirectement confirmé par ce passage de la Huitième Élégie qui formule lui aussi l’idée de la déchirure entre un espace intérieur et un espace extérieur :
« Et quel accablement que celui de ce qui doit voler
et qui provient d’un ventre [Schooß]. Comme effrayé par lui-même
il traverse les airs brusquement, comme lorsqu’une fêlure
parcourt une tasse. Ainsi passe la trace déchirante
de la chauve-souris dans la porcelaine du soir. »884
57La chauve-souris doit quitter l’intériorité de son origine (le Schooß), et toute sa trajectoire portera la trace de cette déchirure originelle. On se souvient du texte écrit sur l’aquarelle de Baladine Klossowska, qui faisait rimer Schooß et namenlos (sans nom, anonyme) et qui concluait : « C’est dehors que les choses ont nom ». La nomination, c’est le dehors, c’est l’inscription, dans le monde intact, des traces de l’étrangeté. La dialectique du contour (Umriß) et de la déchirure (Riß) est intimement liée à celle des « noms » et du « bonheur entre les noms ». La trace déchirante de l’oiseau qui traverse le regard, dans la Dixième Élégie, est une de ces « images écrites » (das schriftliche Bild), une de ces figures, qui peuvent dessiner le contour d’une plénitude à venir :
« et parfois
un oiseau s’effraie et trace, volant au ras de l’horizon de leur regard,
jusque très loin le graphe [das schriftliche Bild] de son cri esseulé. »885
58Le contour n’est pas chez Rilke la ligne qui délimite et stabilise une forme visible, le contour n’est pas clôture, mais passage, traversée, mouvement éphémère ; le dessin n’est pas disegno, idée fidèlement exécutée, mais « trace déchirante ». La Dixième Élégie reprend encore le motif d’un contour qui se dérobe précisément à la saisie du regard (« Son regard ne le saisit pas »),886 et ne se révèle que dans le dessin tracé dans l’ouïe du jeune mort par le vol d’une chouette qui,
« frôlant la joue [du sphinx] à lents et longs effleurements,
celle à la plus mûre rondeur,
dessine doucement dans la nouvelle
ouïe du mort, sur une feuille deux fois
ouverte, l’indescriptible contour. »887
59Une lettre écrite le 1er février 1914 à Magda von Hattingberg rapporte cette même expérience égyptienne, celle d’un regard qui échoue à saisir, même et justement lorsqu’il s’attache aux détails, la forme visible du visage du sphinx. L’impression (au sens fort de ce qui s’imprime dans la perception) ne se produit que dans l’événement inopiné du passage d’une chouette qui inscrit le contour dans l’ouïe, comme dans un espace intérieur qui, à ce titre, est aussi un espace visuel :
« Que de fois déjà mon regard avait essayé cette joue en détail [...] Comme je la contemplais de nouveau, je me trouvai soudain, inopinément, introduit dans sa confiance, je pus la saisir, l’éprouver dans la plénitude de sa rondeur. Je ne compris qu’un instant après ce qui s’était passé. Ceci : de sous le bord de la coiffe royale, une chouette s’était envolée et lentement, ineffablement sensible à l’ouïe dans la pure profondeur de la nuit, avait effleuré de son tendre vol le visage ; et maintenant, sur mon ouïe que des heures de silence nocturne avaient rendue parfaitement limpide, le contour de cette joue, comme par un miracle, était inscrit. »888
60Le contour que rend sensible le vol de la chouette prend la place de la description, qui serait impuissante à représenter le Sphinx, ainsi transposé par un autre type de figurabilité, à la fois visuelle et auditive :
« sur une feuille deux fois
ouverte, l’indescriptible contour ».
61Ce procédé étrange qui consiste à évoquer l’accès à l’ouïe par une métaphore d’inscription visuelle (écriture, dessin), rappelle un texte que Rilke a écrit en 1919 : Bruit premier (Ur-geräusch). Il s’agit d’une méditation dont le point de départ est le souvenir de la fabrication d’un phonographe en cours de sciences physiques au lycée. Le souvenir de la trace graphique par laquelle le son s’inscrit dans la cire molle (on repense au zeichnet weich de la Dixième Élégie, v. 85), permettant ainsi sa reproduction, est réveillé par la contemplation de la ligne de suture d’un crâne (Kronen-Naht) et donne lieu à une rêverie sur la musique originelle inscrite dans cette ligne et sur la tentation qu’il y aurait à l’interpréter, au sens musical de ce terme :
« quelles lignes, où qu’elles soient, n’aimerait-on pas glisser sous la pointe [du phonographe] et soumettre à cette épreuve ? Quel contour n’aimerait-on pas en quelque sorte mener de cette manière jusqu’à son terme, pour ressentir ensuite comment il s’introduit, ainsi transformé, dans un autre domaine sensoriel ? »889
62On imagine aisément à quels autres contours Rilke peut penser, et à quelles autres lignes : le vol de l’oiseau ou la trajectoire de la chauve-souris par exemple.
63Rilke insiste avec force sur ce fait étrange qu’il est moins fasciné, dans l’expérience du phonographe, par le résultat de l’opération en lui-même – le son reproduit –, que par la trace graphique qui le permet :
« Je pensai alors, et des années durant, que ce son autonome, extrait de nous-mêmes et conservé au-dehors, allait rester pour moi inoubliable. Il en fut autrement, et c’est l’origine de ces remarques. Ce n’est pas lui, ce n’est pas le son sorti de l’entonnoir, qui allait prévaloir dans mon souvenir : les signes gravés dans le cylindre me paraissaient beaucoup plus singuliers. »890
64Ces « signes gravés » sont comme la trace de l’origine. Le poète est celui qui interprète ces signes, cette interprétation consistant moins à les rendre lisibles qu’à les rendre sensibles.
65Cette poétique du déchiffrement ou plutôt du déchiffrage (au sens où l’on déchiffre une partition) de l’inscription, est formulée en négatif à propos de Wolf, comte de Kalckreuth :
« si en ton regard plein
il y avait eu assez d’espace pour accueillir
l’image d’un scarabée qui peine : alors
tu aurais brusquement, en un éclair lucide [bei einem hellen Einsehn],
déchiffré l’écriture dont depuis ton enfance
tu enfouissais en toi les lignes lentement,
cherchant de temps à autre à former une phrase :
elle te paraissait, hélas, dénuée de sens.
Je sais ; je sais : couché devant, tu palpais
les rainures comme sur une tombe on lit
du doigt l’épitaphe [Inschrift] [...]
Tu ne l’as jamais lue. »891
66Ces passages sur l’inscription intéressent directement le débat sur l’autoréférentialité de la poésie de Rilke, sur le caractère motivé ou arbitraire de ses signes poétiques. Le volet superficiel de l’expérience de Bruit premier confirmerait le soupçon de phonocentrisme dans la fascination qu’exerce « ce son autonome, extrait de nous-mêmes et conservé au dehors ». Or ce n’est justement pas cela qui intéresse Rilke, mais l’inscription en tant que telle, qui obéit à une logique toute différente. Il apparaît là encore que la figure poétique selon Rilke ne s’inscrit ni dans une logique de « libération du signifiant » et d’« abstraction », ni dans une logique « figurative » de description mimétique de l’objet, où le signe serait fondé sur un rapport de ressemblance au référent. La figure saisit, dans une illumination momentanée (helles Einsehn), l’image écrite (schriftliches Bild) de « traces déchirantes » qui sont en même temps les « indescriptibles contours » d’une plénitude à venir. Et ces signes-là sont tout sauf abstraits ou désincarnés : ils n’impressionnent si fortement les sens que parce qu’ils sont déjà inscrits dans le corps, comme la ligne de suture du crâne.
2. Le cri, la dissonance
67à propos d’un « Christ-tache » du XIVe siècle, où la « figure » n’est plus qu’effusion du sang, tache de couleur rouge qui envahit le tableau, Georges Didi-Huberman écrit :
« L’image, dès lors, ne nous „parle“ plus dans l’élément convenu d’un code iconographique, elle fait symptôme, c’est-à-dire cri ou bien mutisme dans l’image supposée parlante » –
de même que le symptôme en psychanalyse, ajoute-t-il, est défini par Lacan comme cri ou « mutisme dans le sujet supposé parlant ».892 Le cri est un motif récurrent dans l’œuvre de Rilke. Il est une des modalités de ce symptôme de déchirure qui vient interrompre la continuité de la représentation ou du discours, la continuité du visible, du lisible, du dicible.
68Dans l’un des Sonnets à Orphée (II, xvi), Rilke développe une image étrangement « physique » de la violence de la signification : la volonté de savoir, de connaître le dieu nous apparenterait à des lames aiguisées qui ne cesseraient de l’ouvrir en le déchirant (aufreißen) – alors que ce secret, ce sens dernier, est insaisissable parce que épars (verteilt). Les blessures que nous ouvrons, ces signes violents par lesquels nous voulons accéder à la signification, par lesquels nous croyons saisir et savoir, se referment toujours, laissant le secret intact :
« Par nous encore et toujours déchiré,
c’est l’endroit qui guérit, c’est lui, le dieu.
Nous, les incisifs, nous voulons savoir,
lui est sérénité, lui est partage [verteilt] ».893
69On retrouve une figure semblable de déchirure dans un autre poème du même recueil (II, xxvi), cette fois sous la forme du cri, qui présente en lui-même la dualité de la déchirure et de l’« intact » qui caractérisait le poème précédent. Rilke distingue en effet ici le cri de l’oiseau, qui s’inscrit, « intact, sauf » (heil), dans l’espace du monde (Weltraum), des cris des enfants, assimilés à des lames taillées dans les interstices de cet espace unifié :
« Dans les interstices
de l’espace du monde (où pénètre sauf
le cri de l’oiseau comme un homme en rêve –),
ils enfoncent leurs coins, brailleurs, piailleurs. »894
70Ces cris-là détruisent, bien sûr, l’ordre et l’harmonie, d’où l’appel à Orphée :
« Ordonne les crieurs,
dieu chanteur ! »895
71Le sonnet qui clôt la première partie des Sonnets à Orphée offre quant à lui une sorte de synthèse. Les cris (des ménades) sont assimilés à la destruction, destruction toutefois dépassée par l’ordre constructif du « divin » Orphée :
« tu dominais leurs cris de tout ton ordre, être si beau,
et de leur destruction s’élevait ton jeu constructeur. »896
72Dans le deuxième quatrain, on passe insensiblement – par association évidente – des cris aux blessures plus physiques :
« les cailloux coupants
qu’elles lançaient sur toi et droit au cœur ».897
73Et c’est ainsi qu’Orphée, déchiré par les ménades coupantes et criantes, s’éparpille et devient – par là-même, paradoxalement – « trace infinie »,898 hors d’atteinte de toute blessure et de tout cri.
74« Nous, les incisifs, nous voulons savoir » : la violence de la signification, face à laquelle l’Orphée de Rilke demeure finalement intact, se révèle presque insupportable à son Christ. Celui-ci se laisse en effet contraindre à accomplir, au prix d’une souffrance qui lui fait jaillir les larmes des yeux, un de ces « signes qui crient » (« car ils avaient besoin de signes tonitruants » – weil sie Zeichen brauchten, welche schrieen).899 La Résurrection de Lazare met en scène l’aporie du signe, qui déchire cette unité même qu’il veut signifier. Le miracle est un sacrilège :
« il se mit en marche pour faire subir
à la nature paisible l’interdit [...]
cela lui semblait encore monstrueux. »900
75C’est précisément parce que le Christ refuse « toutes leurs différences » (ici en particulier « être mort, être vivant » – ihr Gestorben-, ihr Lebendigsein), qu’il préférerait se passer de ces signes qui, en voulant prouver l’unité (la réversibilité de la mort, la vie éternelle), ne font que confirmer la différence, souligner la démarcation, instaurer à nouveau la dualité. Et c’est en effet la contradiction inhérente à tout signe qui se révèle dans cette théorie rilkéenne du Signe-miracle : la structure double du signe, qui relie deux pôles opposés (le domaine des morts et celui des vivants, l’espace intérieur et l’espace extérieur, le cœur et le corps) mais qui, pour les unir, est obligé, en transgressant leur frontière, de reconfirmer celle-ci.901 En cela, tous les signes déchirent, tous les signes crient.
76Seul le cri de l’oiseau semble à première vue échapper à ce schéma. Dans une lettre écrite en 1919, Rilke perçoit en effet ce cri comme étant tout à la fois intérieur et extérieur, ignorant la délimitation du corps, ignorant le corps comme obstacle et comme frontière entre l’espace intérieur et l’espace extérieur :
« à la fin du poème la Mort est évoqué le moment où (je me trouvais, la nuit, sur le prodigieux pont de Tolède) une étoile tombant à travers l’espace du monde [Weltenraum] selon une lente trajectoire, tomba en même temps (comment dire cela ?) à travers mon espace intérieur [Innen-Raum] : le contour isolant du corps, aboli. Et, comme cette fois-là par la vue, cette unité m’avait été annoncée une autre fois déjà par l’ouïe : à Capri, une nuit que j’étais dans le jardin, sous les oliviers, et que le cri d’un oiseau, en me fermant les yeux, fut à la fois en moi et hors de moi comme dans un seul espace indistinct d’une extension et d’une limpidité absolues. »902
77Le cri de l’oiseau, au seuil des deux règnes, apparaît comme un signe du Weltinnenraum, mais un signe qui échapperait à l’aporie du signe. Cette étrange identité du dehors et du dedans, cette abolition du « contour qui sépare » (der trennende Kontur) du corps, c’est en effet l’abolition de la structure double du signe – ici, à travers l’identification du corps et de l’espace. L’oiseau, cette figure qui est d’unité sans être de médiation (comme l’est le Christ, médiateur malheureux et contradictoire), cette figure qui est précisément d’immédiateté, s’explique mieux si l’on considère les conceptions de Rilke sur l’origine de l’oiseau et son rapport charnel au monde.
78L’oiseau est prédestiné en effet dans l’esprit de Rilke à cette identification : selon lui, l’homme est l’être le plus séparé de l’espace du monde, dans lequel il est jeté à sa naissance après avoir vécu neuf mois dans l’espace intérieur maternel. L’insecte, lui, ne quitte jamais l’espace unique dans lequel il a toujours vécu : déposé avant sa naissance au cœur de l’espace extérieur, celui-ci se confond pour lui avec à l’espace intérieur. L’oiseau, enfin, occupe une position intermédiaire : l’œuf, le nid, sont comme des espaces intérieurs extériorisés :
« De là la situation fascinante de l’oiseau sur ce chemin vers le dedans ; son nid est presque un corps maternel extérieur, à lui consenti par la nature [...] C’est pourquoi il chante au sein du monde comme s’il chantait au-dedans de lui-même, c’est pourquoi nous accueillons si aisément en nous son chant, il nous semble le traduire dans notre sensibilité sans aucune perte, il peut même transformer pour nous, un instant, le monde tout entier en espace intérieur, parce que nous sentons que l’oiseau ne fait pas de différence entre son cœur et celui du monde. »903
79Cette idée sera reprise dans une lettre à Lou du 20 février 1918 :
« Qu’un grand nombre d’êtres qui naissent d’une semence déposée au-dehors aient pour sein maternel cela, ce vaste espace émotif – comme ils doivent s’y sentir chez eux toute leur vie, [...] car c’est le même espace qui les a reçus et portés, et jamais ils ne sortent de sa sécurité. »904
80Ces conceptions sont formulées aussi dans la Huitième Élégie et sont dues essentiellement aux Trois lettres à un jeune garçon de Lou Andreas-Salomé.905
81Ces signes idéaux, cri d’oiseau ou chute d’étoile, qui ne représentent rien, mais qui, l’espace d’un instant, rendent sensible la présence, l’unité, sont inséparables de l’idéal d’unité de la vie et de la mort. Le cri apparaît alors comme une figure du seuil ou du passage – passage à la vie ou passage à la mort. Dans Alceste, le cri devant la mort apparaît comme un écho du cri de la naissance :
« Mais le dieu refusa, et son cri s’éleva,
il cria, ne pouvant se contenir, cria
comme criait sa mère en le mettant au monde. »906
82Et dans La princesse blanche déjà, le cri de la mort et celui de la naissance se confondaient en un, le cri de la peur. Et dès cette pièce lyrique précoce, le cri est perçu comme une déchirure, dans le récit du messager à la princesse blanche :
« Ce qui est là, c’est la mort, illustre dame, la mort.
J’ai vu une maison, sur la porte une femme enceinte
hurlait en s’arrachant les cheveux [...]
J’ai entendu crier beaucoup d’hommes, et moi,
c’est arrivé que moi-même je crie ; mais jamais
je n’ai entendu quelqu’un crier comme lui criait.
Oui, il y a des choses que l’on n’oublie pas : –
c’était la peur, celle qui est dans les bêtes, la peur
des femmes en travail qui poussent des cris fous, la peur
des jeunes enfants, c’était cela en lui qu’il y avait, –
et cela l’empoignait, et cela le renversait, et c’était
comme si cela devait le déchirer. »907
83Le cri est lié chez Rilke à la naissance et à la mort. Un poème particulièrement intéressant de ce point de vue est La Naissance de Vénus, inspiré du tableau du même nom de Botticelli, et qui relève de la conjonction rilkéenne entre la réflexion sur le corps et la réflexion sur l’image. Le poème est tout autre chose qu’une « description », qu’une énumération des éléments « figuratifs » du tableau dans l’idéalité de leurs aspects. Il met en scène ce que Georges Didi-Huberman appelle le mouvement « anadyomène », qui veut que la beauté naisse
« d’une informe matière, celle-là même qui bouillonne en remous de mer, de sang, de sperme et d’écume ».908
84C’est sur ce remous que s’ouvre le poème de Rilke, plus exactement sur l’instant précis où la déesse en émerge :
« Ce matin-là, après une nuit dans la peur
pleine d’appels, d’agitation et de tumulte,
une dernière fois toutes les mers [alles Meer] s’ouvrirent
avec un cri, qui lentement se referma
et qui, du ciel naissant en sa pâle clarté,
retomba dans l’abîme où les poissons se taisent.
C’est alors que la mer enfanta. »909
85C’est ce cri, cette ouverture qui donne lieu à la naissance du beau corps de Vénus, dont le déploiement, dans la suite de ce long poème, ne cesse de rappeler la matière dont il est fait :
« Dans le premier soleil étincelait l’écume,
et sur cette toison du grand sexe des vagues,
la vierge se dressait, blanche, émue et humide. »910
86On ne peut être plus éloigné ici d’un regard humaniste et vasarien qui voudrait, comme l’écrit Georges Didi-Huberman,
« séparer forme et désir [...], garder le jugement et oublier le désir, garder le concept et oublier le phénomène, garder le symbole et oublier l’image, garder le dessin et oublier la chair. »911
87La manière dont le poème détaille le corps de Vénus – genoux, cuisses, mollets, pieds, bassin, nombril, hanches, sexe, épaules, bras, cheveux, visage, cou et seins –, s’il ne cesse de souligner le procès de son émergence, de son apparition, de sa formation, pourrait cependant, un instant, donner l’impression qu’il s’agit là d’une simple description de l’aspect extérieur, de la forme visible, d’un corps idéal.
88À y regarder de plus près, il y a pourtant déjà, dans la blancheur lumineuse de ce corps divin, les indices de quelque chose de plus obscur :
« Dans la coupelle du nombril était logée
toute l’obscurité de cette vie si claire. »912
89Sous la blanche surface de la peau, l’intérieur du corps se manifeste, et la Vénus n’est pas une statue de marbre :
« Dans le lacis subtil des ramures des veines,
un murmure naquit, le sang se mit à bruire
en recouvrant du corps les demeures profondes. »913
90Mais surtout, le vers central du poème – si l’on ne compte pas les quatre derniers sur lesquels on reviendra – concerne le sexe :
« chaud, vide et découvert le sexe reposait. »914
91Dans le tableau de Botticelli, le sexe n’est pas « découvert », mais pudiquement caché par les cheveux de Vénus. Mais pudor et horror sont liés dans le travail figural de Botticelli lui-même, comme l’écrit Didi-Huberman :
« Travail de dissimulation, puisque Botticelli, dans son tableau, semble ne garder que la pudor, et occulter toute l’horror du récit d’origine, dont il connaissait pourtant, via Politien, le système complet de polarités mythiques. Travail de déplacement, puisque seuls les „éléments“ secondaires recueillent le pathos de la scène. »915
92Didi-Huberman montre ici comment Aby Warburg, lecteur de Nietzsche et donc « prévenu des mêlées ou démêlés d’Apollon avec Dionysos », met en évidence la contradiction à l’œuvre notamment dans La Naissance de Vénus (à laquelle il a consacré sa thèse en 1893) :
« les sujets – les corps, les visages, les regards – y demeurent intérieurement impassibles, tandis que toute la passion afférente aux scènes représentées se déplace à l’extérieur, le plus souvent tout près, en bordure des corps916 [en l’occurrence, les cheveux de la déesse] ».
93Ainsi, les images, en particulier celles de Botticelli, procèdent d’une dialectique entre
« beauté apollinienne et violence dionysiaque, toucher d’Éros et toucher de Thanatos. »917
94Rilke, lui aussi lecteur de Nietzsche, contemporain de Warburg et sensible aux
« mystères cachés qui constituent les véritables sujets des peintures de Botticelli »,
comme il le dit dans le Journal florentin,918 Rilke procède également, dans sa Naissance de Vénus, à un tel déplacement, à une telle irruption du dionysiaque et du thanatique, dans les quatre derniers vers du poème :
« Mais quand midi survint, à l’heure la plus lourde,
la mer, une fois encore, se souleva
et rejeta sur le rivage, au même endroit,
un dauphin mort, rouge et ouvert. »919
95Gerald Stieg indique que Rilke joue ici avec les mots grecs delphis (dauphin) et delphys (matrice).920 La Naissance de Vénus de Rilke est bien une image dialectique, une image apollinienne-dionysiaque, un corps ou une « figure » qui s’« élève »921 de la matière informe d’une mer criante, qui rejette, « au même endroit » (an jene selbe Stelle), là même où s’est formée la Gestalt, la matrice qui en rappelle l’origine. Le « dauphin mort, rouge et ouvert » inscrit, en somme, la mort dans la naissance, la matière dans la forme, la chair dans le dessin, le symptôme dans le symbole. De même, la parole poétique s’inscrit entre le « cri, qui lentement se referma », et l’« abîme où les poissons se taisent ». Le cri et le silence désignent les limites de la parole poétique, et c’est dans cet entre-deux que l’image apparaît et disparaît, se déploie et s’évanouit.
96Que l’image soit chez Rilke traversée de mouvements contradictoires, que l’image soit dialectique, qu’elle soit fondamentalement menacée dans sa stabilité par l’irruption d’un symptôme, est une caractéristique qui n’apparaît pas toujours de manière aussi spectaculaire, mais qui est néanmoins toujours présente. Là encore, le corps apparaît comme un modèle de l’image. En-deçà de la naissance et de la mort même, il y a le désir et la douleur, qui menacent l’intégrité tranquille du corps intact. Une esquisse de l’orbitaire de la correspondance poétique (et érotique) avec Erika Mitterer (esquisse du 18 septembre 1924) dit :
« Le désir que sans nom tu as subi
éclate [bricht aus] maintenant dans mes veines et crie. »922
97Ce terme de ausbrechen, appliqué ici au désir, se retrouve à propos de la douleur dans une lettre à Lou :
« Certains jours, je ne peux regarder aucune créature sans redouter qu’éclate en elle une souffrance capable de lui arracher des cris, si grande est mon appréhension devant l’abus que le corps fait si souvent de cette âme qui trouve son repos dans les bêtes, mais dans les anges seulement sa sécurité. »923
98Le cri figure dans ces deux cas le point de rupture du corps, le point où est menacée sa totalité autonome et insulaire, le point où il menace de s’ouvrir comme le corps du dauphin, comme une plaie béante et mortelle. L’image idéale, comme le corps idéal (tels que Rilke les imagine à la fin de la Deuxième Élégie), « contiennent » l’intensité du désir et de la douleur ; l’image serait donc ce qui peut – ne serait-ce qu’un instant – contenir le cri.
99Le passage des Carnets de Malte Laurids Brigge consacré aux tapisseries de la Dame à la Licorne se prête particulièrement à une telle interprétation. Le commentaire du narrateur à propos des deux tapisseries identifiées ultérieurement comme représentant « l’ouïe » et « la vue »924 est en effet caractéristique de la réflexion de Rilke sur l’image. À propos de la tapisserie montrant la Dame jouant de l’orgue, il écrit :
« Ne fallait-il pas introduire de la musique dans ce silence ? N’y était-elle pas déjà secrètement présente [war sie nicht schon verhalten da] ? »925
100Les images silencieuses « contenaient » la musique, au sens rilkéen de ce mot : comme les images et les corps antiques contenaient le cœur ; la musique apparaît alors comme une irruption, peut-être comme le résultat d’un excès, d’un « surplus », comme la mélodie du chanteur du Nil dans les Propos sur le poète, ou comme celle de la jeune danoise qui soudain se met à chanter, à Venise, dans les Carnets.
101On ne peut pas dire en tout cas que Rilke se révèle ici être un « artisan de l’euphonie » (Paul de Man). L’interprétation de Rilke est au contraire étonnante d’insistance quant à la dissonance qu’éprouverait le lion – idée qui ne s’impose pas à la vue du tableau, et qui semble donc spécifiquement rilkéenne :
102« Le lion supporte malaisément la musique, il en a de l’humeur et s’efforce de ne pas rugir. »926
103Au « désaccord » (verstimmt) du lion, qui contient de justesse son cri de douleur, correspond symétriquement la beauté de la licorne, portée par le désir : « la licorne est belle, comme portée par des vagues. »927 Dans l’équilibre de l’image visuelle, l’irruption de la musique et la menace du cri du lion provoque un mouvement, une inquiétude, un déséquilibre. La symbolique contradictoire traditionnelle du lion et de la licorne (soleil et lune, été et hiver, jour et nuit, etc.)928 s’étend à une alternative entre l’harmonie et la dissonance, le désir et la douleur – une dualité qui toutefois est encore « contenue » dans l’image, et qui verra, à la fin du parcours rilkéen sur les tapisseries de la Dame à la licorne, triompher le visuel : l’union de la Dame et de la licorne à travers le miroir, dans lequel la Dame « fait voir à la licorne son image ».929
104Toute l’interprétation de Rilke est concentrée sur le processus d’élimination du lion au profit de la licorne. Seule la première tapisserie voit encore les deux animaux ensemble, puis c’est leur différenciation, leur opposition systématique :
« Le lion a cessé de prendre part ; mais, à droite, la licorne comprend. »930
105Suit le passage déjà cité, puis :
« Le lion n’a rien à faire [pendant que la Dame] a saisi de son autre main la corne de la licorne ».931
106Enfin, dans la dernière tapisserie (la vue), le lion, exclu du jeu de regards qui unit la Dame et la licorne, en est réduit à tenir la bannière :
« Le lion se retourne, presque menaçant : personne n’a le droit de venir ».932
107C’est parce que le lion retient son cri et parce que sa part est de plus en plus réduite que l’image peut triompher, l’image dans laquelle Rilke voit l’accomplissement du cycle. C’est une image de beauté, d’harmonie, d’unité – une image insulaire, comme l’île elle-même sur laquelle ont lieu toutes ces scènes – qui parvient encore à contenir toutes les contradictions (douleur du lion, désir de la licorne).
108Mais cette tension qui met en danger la beauté de l’image est aussi ce qui la fonde. La musique est en elle-même, on l’a vu, une puissance dionysiaque qui, potentiellement, déborde la stabilité apollinienne du visible. Tandis que Nietzsche y voyait un principe strictement opposé aux arts visuels (de la belle apparence, de la belle forme), Rilke faisait au contraire de la musique une puissance génératrice d’images, une origine toujours présente, et constitutive de toute image. La figure du lion dans les tapisseries du Musée de Cluny, en rendant sensible, aux yeux de Rilke, le caractère potentiellement dissonant, déchirant, criant de la musique, touche un autre point essentiel de sa réflexion esthétique et poétologique : la question de la beauté.
109Dans ses notes sur La naissance de la tragédie, Rilke cite un passage dans lequel Nietzsche, à propos de l’art apollinien du plasticien, affirme que
« la beauté triomphe de la souffrance inhérente à la vie, et la douleur est en un certain sens mensongèrement effacée des traits de la nature. »933
110La beauté telle que Nietzsche la définit dans La naissance de la tragédie, ce serait « le plaisir que l’on prend aux belles formes », une catégorie à laquelle la musique serait totalement étrangère.934 Cette notion de la beauté – forme intacte, négation de la douleur et de la souffrance – semble au fond étonnamment proche, malgré un jugement de valeur opposé, de l’idéal classiciste formulé par Winckelmann.935 La beauté des œuvres de la Grèce antique y est la beauté des corps qui, écrit Winckelmann, ne connaissent pas la maladie936 et savent éviter la moindre perturbation de la belle forme. Ainsi Winckelmann rapporte-t-il avec admiration l’anecdote selon laquelle les jeunes Athéniens suivirent l’exemple d’Alcibiade, qui refusa d’apprendre à jouer de la flûte parce que cela déformait le visage.937
111Dans la description du groupe de Laocoon, la douleur reste contenue. En particulier, insiste Winckelmann, Laocoon ne crie pas. Ce cri retenu est interprété ici comme le témoignage de la grandeur de son âme, qui tient en équilibre la souffrance de son corps. Cette question du cri et du cri retenu constitue précisément le point de départ du Laocoon de Lessing, qui voit dans l’interprétation de Winckelmann la conjonction désolante d’une conception barbare et nordique de l’héroïsme et d’une notion étriquée de la politesse et de la convenance, qui interdit de crier dans la plus insoutenable douleur physique et morale.938 Si Laocoon ne crie pas, ce n’est donc pas parce que le cri trahirait une âme vulgaire, mais parce que, dit Lessing, il irait contre le seul principe qui intéresse l’artiste, et qui est la beauté :
« L’artiste voulait représenter la beauté la plus grande compatible avec la douleur physique. Celle-ci, dans toute sa violence déformatrice, ne pouvait s’allier avec celle-là. L’artiste était donc obligé de l’amoindrir, de modérer le cri en gémissement, non pas parce que le cri indique une âme basse, mais parce qu’il donne au visage un aspect repoussant. Imaginez Laocoon la bouche béante et jugez. Faites-le crier et vous verrez. [...] Une bouche béante est, en peinture, une tache, en sculpture un creux, qui produisent l’effet le plus choquant du monde, sans parler de l’aspect repoussant qu’elle donne au reste du visage tordu et grimaçant. »939
112Si Lessing s’oppose à l’interprétation morale que fait Winckelmann du cri contenu de Laocoon, il ne remet pas en cause sa notion de la beauté, et il en exclut toute dissonance visuelle – défiguration, déformation, « tache » – que pourrait provoquer la représentation du cri. Rilke avait lu très tôt le Laocoon de Lessing,940 dans lequel se trouve aussi cette remarque peu rilkéenne :
« Homère a mis en œuvre deux sortes d’êtres et d’actions : les visibles et les invisibles. La peinture ne peut rendre cette différence ; chez elle, tout est visible, et visible d’une seule et même façon. »941
113Quelques années plus tard, Rilke aura pu trouver dans la Naissance de la tragédie un passage sur la dissonance qui, bien que Nietzsche ne l’applique pas à la peinture, touche de très près les préoccupations ultérieures de Rilke sur l’image :
« cet appui que nous venons de prendre sur le rapport de la musique à la dissonance, ne faciliterait-il pas de manière décisive l’accès à ce difficile problème de l’effet tragique ? Ne comprenons-nous pas désormais ce que cela veut dire, dans la tragédie, que de vouloir regarder tout en désirant outrepasser le visible ? Dans l’usage musical de la dissonance, n’éprouve-t-on pas cette même volonté d’entendre et ce même désir, simultanément, d’outrepasser l’audible ? » 942
114La dissonance, c’est donc ce qui donne, au cœur de l’audible, le désir d’« outrepasser l’audible », et au cœur du visible, le désir d’« outrepasser le visible ». La peinture n’est pas, comme le suggère Lessing, l’art d’un visible unique, uniforme, continu. Le cri en peinture, la tache, la défiguration, en un mot le symptôme, est ce qui donne sens à l’image en suscitant le désir de voir au-delà de l’image.
115Le Beau, chez Rilke, est précisément cette ouverture, qui déchire la continuité du visible, du lisible, du dicible, et qui, loin d’effacer « mensongèrement » la douleur, est ce qui s’en approche le plus :
« Car le Beau n’est rien d’autre que
ce début de l’horrible qu’à peine nous pouvons encore supporter » ,
dit la Première Élégie, qui s’ouvre justement sur un cri à peine contenu :
« Et qui, si je criais, m’entendrait donc depuis les ordres des anges ? »943
116Le cri à peine contenu, la douleur presque insoutenable, font « symptôme dans l’image supposée parlante », et ce symptôme, cette dissonance constitutive de l’image, désigne aussi le seuil et le passage entre l’ordre de l’« univers expliqué » et un autre ordre possible, celui de la « signification nouvelle » des Carnets, celui des anges peut-être, où la distinction entre visible et invisible, lisible et illisible, dicible et indicible, consonance et dissonance n’ont plus lieu d’être. La lettre du 10 septembre 1921 sur le peintre schizophrène Adolf Wölfli parlait bien du symptôme en termes d’accès à « de nouvelles consonances » (neuer Einklang).
117C’est un ordre semblablement utopique qu’imagine le compositeur Ferruccio Busoni dans son Esquisse d’une nouvelle esthétique de la musique (1907), dédiée à Rilke. Il y qualifie d’« absurdes » les concepts de consonance et de dissonance, issus d’un système harmonique extrêmement restreint qui nous a rendus incapables d’entendre tout ce qui se situe entre nos douze demi-tons autrement que comme des sons impurs, alors que « la nature a créé des nuances infinies – infinies ! »944 Busoni, lecteur de Nietzsche, conçoit sa musique aux 113 tonalités, à produire par l’« instrument transcendantal » qu’est le dynamophone, comme une musique située « par-delà le Bien et le Mal ».945 Si la dissonance, le symptôme, « ouvre » l’ordre de l’« univers expliqué » ou du système tonal, l’utopie rilkéenne de l’Ouvert est bien celle d’une unité qui abolit toute notion de consonance ou de dissonance. Philippe Fénelon, qui a mis en musique des fragments des Élégies de Duino dans ses Dix-huit madrigaux (1995-1996), définit sa traduction musicale du concept d’Ouvert dans la Huitième Élégie dans les termes complexes d’un jeu de consonance et de dissonance.946
118La dialectique de la consonance et de la dissonance relève de la même logique que la dialectique du son et du silence. Philippe Fénelon dit encore que « toute l’œuvre est écrite afin d’amener une écoute du silence à la fin », ou encore que ce vers quoi il fait tendre la musique est « cette suspension du son ».947 Nous ne pouvons avoir l’intuition de l’Ouvert, l’intuition de la complétude et de l’unité, que dans l’instant d’un passage, d’un seuil, d’une suspension du son, des mots, des significations, qui donne un instant l’intuition de ce qui les dépasse. Mais il faut les noms pour pressentir le « bonheur entre les noms », l’image pour entrevoir « l’Autre du visible », le cri pour donner à entendre l’infini du silence.948 De même, donc, que la dissonance, tout en déchirant l’harmonie, permet seule de la rendre sensible ou d’en éveiller le désir ou l’intuition, de même le cri permet seul de rendre sensible le silence dont il déchire l’unité. C’est, là encore, tout le paradoxe du signe, particulièrement explicite dans le cri de cet animal à l’origine double qu’est l’oiseau. Dans un poème de 1926, le cri de l’oiseau apparaît comme une blessure dont la guérison fait seule entendre le silence :
« Et entre-temps, dans notre écoute, guérit
le beau silence qu’ils brisent. »949
119Le silence n’est pas une simple négation, un non-bruit ; le cri, qui l’ouvre et le déchire l’espace d’un instant, nous rend sensible la force avec laquelle le silence se referme et se reforme. C’est là aussi sans doute le sens de l’image du copeau, de l’esquille, de l’éclat de silence (Splitter der Stille) du poème Mausolée :
« où l’écho se détache
comme une esquille de silence. »950
120Le bruit est alors comme du silence rendu audible par cet accident qui fait qu’un fragment se détache du tout.951 Dans les Improvisations sur l’hiver à Capri, le simple cri de l’animal réalise l’unité que la multitude des mots n’atteindra jamais :
« et j’aurais souhaité que surgisse en moi,
comme chez une bête, une voix, un unique cri
pour toute chose –. Que signifie, en effet,
le nombre des mots, qui vont et viennent,
quand un cri d’oiseau, mille et mille fois poussé,
sans cesse répété,
donne tant d’ampleur à un cœur minuscule,
et le fait un avec le cœur de l’air, avec le cœur des bosquets,
et si limpide, si audible pour Lui.... »952
121Mais l’animal, lui, est dans l’Ouvert (Huitième Élégie), il est, comme les oiseaux migrateurs de la Quatrième, « en unité », tandis que nous,
« pour le dessin d’un seul instant, c’est un fond
de contraire qui nous est préparé, péniblement
pour qu’on le voie. »953
122Pour qui n’est pas « un avec le cœur de l’air », le silence n’est audible que dans l’éclat qui s’en détache. Le « dessin d’un seul instant » est la forme visuelle de cet éclat. Ce qui fait image, c’est le surgissement d’un cri qui retombe au silence. C’était le cas dans La Naissance de Vénus, et c’est aussi le cas dans cet autre « tableau » rilkéen qu’est le poème Portrait, consacré à la comédienne Eleonora Duse :
« Elle dit ce qui fut écrit
où balance un destin, décidé, quel qu’il soit,
elle lui donne le sens de son âme
afin qu’il jaillisse [ausbricht] peu commun
comme le cri d’une pierre –
puis, le menton haut, elle laisse retomber,
sans parole, toutes ces paroles imaginées » 954.
3. L’éblouissement
123Mais l’équivalent visuel le plus exact du cri est sans doute l’éblouissement, qui est à la fois le paroxysme et la fin du voir, la déchirure du visible dans l’instant de la plus grande intensité visuelle. La Cinquième Élégie offre une fois de plus un exemple caractéristique de cette figure centrale chez Rilke. Au début de l’Élégie, il est question du sourire « apparent » des saltimbanques (scheinlächelnd) qui exécutent mécaniquement leurs vaines figures acrobatiques. À la fin est évoqué le « couple souriant enfin en vérité » (wahrhaft lächelnd) des amants qui « montreraient [...] les grandes figures audacieuses du salto de leur cœur ». Le seuil, l’instant-limite qui laisse entrevoir le passage vers cet accomplissement est désigné, à l’exact milieu du poème, par les vers suivants :
« Et pourtant à l’aveugle [blindlings]
Le sourire….. »955
124Ce sourire aveugle marque l’avènement de la présence au cœur de la représentation. Il est caractéristique de la réflexion de Rilke qui, à travers les motifs de la cécité et de l’éblouissement, ne cesse de penser l’image à partir de ses limites.
3. 1. Figures d’aveugles et éblouissements
125L’aveugle, un poème du Livre des Images écrit en 1900, est le récit que fait une jeune femme devenue aveugle de l’histoire de sa cécité. Ce qui est vécu d’abord comme une terrible « perte » – la perte du rapport au monde visible – est finalement accepté, et l’aveugle y acquiesce comme à un « gain » : cet étrange retournement se prête particulièrement bien à une lecture poétologique. La perte de la vue est donc, dans un premier temps, un passage douloureux, violent :
« Mon corps entier était meurtri. Le monde
qui s’épanouit et mûrit dans les choses
était comme déraciné de moi,
et avec lui mon cœur (me semblait-il), et je restais
couchée béante, comme une terre retournée ».956
126Ce sont donc les « choses » (Dinge) qui représentent, de la manière la plus primitive et la plus intense, le « monde », un monde qui a pris racine dans notre cœur. Ce rapport intime entre le sujet et le monde semble passer exclusivement par la vue : ne plus voir, c’est alors perdre le monde jusque dans les racines qu’il a plongées en nous, et perdre aussi ce cœur qu’elles contribuaient à former. Mais l’image est ambiguë : si les racines du monde sont dans notre cœur, ne plus voir son feuillage épanoui dans le dehors visible ne semble plus aussi fondamental. Les racines peuvent donner un autre monde – un monde qui, certes, échappe au dehors, au visible. Et en effet, si la perte de la vue est décrite, par l’aveugle, comme la mort de cette « autre » (v. 3) qu’elle fut –
« Celle qui jadis voyait, vivait de bruits, de regards,
celle-là est morte »957 –,
cela signifie aussi qu’une autre vie a suivi, et un autre monde. Cet autre monde est d’abord un monde de l’ouïe :
« Et mon ouïe était vaste et ouverte à tout.
J’entendais des choses qui ne s’entendent pas :
le temps qui ruisselait sur mes cheveux ».958
127Voilà qui semble aller dans le sens de Paul de Man, pour qui la « perte du référent » (ici, le monde des choses visibles) serait le corrélat de la « libération du signifiant », c’est-à-dire de l’objectif suprême du « phonocentrisme » de Rilke.959 Tout ce poème – que Paul de Man ne commente pas – se prête effectivement à une telle lecture ; ainsi, la phrase « Je suis une île » se lit surtout comme la proclamation d’un langage insulaire, autonome, radicalement déconnecté du monde visible (et donc étranger à toute description et à toute représentation). Cette autonomie, acquise au prix de la mortification du référent, aurait permis le jeu illimité des signifiants, un jeu sans risque et gratuit. C’est ce que l’on pourrait déduire des vers qui suivent :
« Tout en moi maintenant va et vient
d’un pas sûr, insouciant. »960
128Le manque est plus que compensé, le sacrifice a valu la peine, le visible s’est aboli dans une euphonie qui se suffit à elle-même :
« Je ne manque plus de rien maintenant,
toutes les couleurs se traduisent
en bruits et senteurs.
Et de quelle infinie beauté est leur musique
quand elles se font notes ! » 961
129On pourrait voir enfin ici une illustration de l’ambition suprême que Paul de Man prête à Rilke à propos du Livre d’heures : « vaincre la mort elle-même par l’euphonie ».962 Dans L’Aveugle, le fait est que la mortification de la vue et du rapport au monde visible fait accéder l’aveugle à une paradoxale immortalité :
« Et la mort qui brise les yeux comme des fleurs,
la mort ne trouvera pas mes yeux... »963
130Quelques années plus tard, le poème Hortensia Bleu mettra en scène lui aussi la constitution d’une sorte d’au-delà du monde visible, une forme de résurrection au-delà de la mort et de la perte ; en revanche, contrairement à ce poème plus précoce, la résurrection dans l’Hortensia bleu est elle-même visuelle, même si les couleurs, ayant perdu tout rapport aux choses (toute référentialité), ne se définissent plus que par un système différentiel des couleurs entre elles.
131Le lien entre cécité et insularité tel qu’il apparaissait dans L’Aveugle est repris, dans une perspective cette fois-ci indéniablement négative, dans L’île (Mer du Nord) de 1906-1907. Si « au large la petite île a les yeux clos » (v. 4), ce n’est pas pour ses habitants la garantie d’un langage heureux dans son autonomie immortelle. Au contraire, l’isolement est synonyme du manque de « rapport » (au sens fort, rilkéen, de Bezug) et donc du manque de « sens » : le réel reste en dehors de leur langage. Les noms qui sont donnés aux choses, bien loin de leur correspondre en aucune façon, ne peuvent que les pétrifier dans leur étrangeté :
« et chaque phrase est – dirait-on – une épitaphe
pour une chose née du flot et inconnue
venue vers eux inexpliquée, et le restant. »964
132L’insularité est ici la métaphore de l’impossibilité même du langage : si les choses ne s’adressent pas aux hommes, qu’elles ne font qu’« exagérer sa solitude », qu’elles sont illisibles, incompréhensibles, comment en faire les mots d’un langage ? C’est l’impossibilité d’une « analogie substantielle » (selon l’expression de Paul de Man) entre les mots et les choses qui est formulée ici.
« Et tel est le spectacle offert depuis l’enfance
à leur regard : rien qui vraiment ne soit à leur aune,
mais un monde trop grand, étranger, intraitable,
qui rend plus vaste encor toute leur solitude. »965
133Cette discontinuité radicale, Rilke la formule à la fin du poème dans ces termes qui préfigurent déjà l’œuvre tardive :
« L’île est pareille à une étoile trop petite [...],
[qui], obscure sur la voie qu’elle-même a choisie [selbsterfunden],
se trace son chemin à tâtons [blindlings], hors du plan
des planètes, des soleils et de leur système. »966
134Pourtant, en disant que l’île en est exclue, le poème confirme bien, dans ses derniers vers, l’existence d’un tel « système ». Rilke ne se situe donc en aucun cas dans une conception, si l’on peut dire, « pré-postmoderne », où il n’y aurait que des petites îles comme celle-ci. Tout au contraire, ces ruptures invitent à rechercher la continuité, ces hors-cadres sont des prises de conscience du cadre, du système, de la loi. Et dans l’œuvre tardive, par la poétique de la « figure », du Bezug, de la « constellation », Rilke tentera précisément de réconcilier le langage poétique avec ce « plan des planètes, des soleils et de leur système ».
135D’autres figures d’aveugles témoignent clairement, non pas de la clôture, de la constitution d’un système autonome, mais au contraire de son ouverture, de sa déchirure. Ces poèmes constituent précisément une critique de la tendance structurelle du langage à l’insularité, ils font apparaître les symptômes qui ouvrent à la fois le visible et le lisible, l’apparence et les significations convenues. Dans Pont du Carrousel, de 1902-1903, la figure de l’aveugle marque un point au croisement de deux axes : il est comme une trouée, une percée (verticale) dans la surface (horizontale) :
« l’accès ténébreux aux enfers (Unterwelt)
aux yeux d’une superficielle engeance. »967
136La caractérisation de l’aveugle comme « borne d’empires innommés » (Markstein namenloser Reiche), comme cette « chose » (Ding) qui est peut-être « l’immobile moyeu des constellations » (der Gestirne stiller Mittelpunkt), autorise à identifier le pont, la surface, les « chemins qui divaguent » (wirre Wege) comme le niveau autonome des signifiants – des mots et des noms –, tandis que l’aveugle, cet « inébranlable » (der unbewegliche), ouvrirait une brèche dans ce jeu vertigineux, ouvrirait une brèche dans la surface des noms pour retrouver les « choses », le réel sans nom, ce centre silencieux (stiller Mittelpunkt) de tout langage, de toute constellation poétique, au-delà ou en-deçà (Unterwelt) du langage. Ce poème témoigne déjà du passage à l’esthétique du Ding-Gedicht et au regard « objectif » des Nouveaux poèmes, et ce tournant esthétique, formulé ailleurs comme « le nouveau voir » (das neue Sehen), est paradoxalement développé à partir du motif de l’aveugle. Cela montre bien que « le nouveau voir » ne saurait se réduire à un culte naïf du visible, mais qu’il procède au contraire d’une critique du visible.
137Une troisième figure d’aveugle est imaginée par Rilke dans un poème de 1907 intitulé L’Aveugle. On y retrouve la même idée que dans Pont du Carrousel : l’aveugle y désigne le point de rupture de la continuité du visible – ou du nommable –, précisé ici dans le sens d’une « interruption » dans l’apparence visible et dicible des choses :
« Regarde, il marche et interrompt la ville
qui n’est pas dans l’obscur endroit qu’il connaît [auf seiner dunklen Stelle]
comme une cassure obscure [dunkler Sprung] traversant
une tasse claire. Et le reflet des choses
est peint sur lui comme sur une feuille
de papier ; il ne le prend pas en lui. »968
138L’aveugle est comme la déchirure (Sprung) d’une feuille de papier (ou d’une toile) sur laquelle serait peinte (aufgemalt) le reflet des choses, c’est-à-dire leur pure apparence visible. Ce ne sont donc pas les choses elles-mêmes que l’on voit lorsqu’on est voyant, mais leur reflet, leur apparence superficielle ; la vraie vision à laquelle on est invité – sieh –, c’est la vision qui accède à son propre au-delà, qui entrevoit son propre dehors, l’« Autre du visible ». De même, peut-on déduire, la poésie est ce qui intègre le dehors du langage, le silence, l’« Autre du dicible ». L’aveugle révèle quelque chose de l’essence des choses en déchirant leur représentation superficielle.
139L’aveugle de Rilke, crise ou symptôme dans la continuité d’un système représentatif fondé sur la description du visible, ne marque pas seulement les réflexions esthétiques de Rilke sur la peinture – bien que celle-ci soit très clairement évoquée par l’idée du reflet « peint comme sur une feuille » –, mais aussi et surtout sa réflexion poétologique. Le reflet peint des choses est en effet assimilé au langage, au niveau des signifiants, la représentation visible correspond à la représentation verbale, elle ne touche les choses que de l’extérieur, tandis que le symptôme, interruption (v. 1) ou silence (v. 9) dans la continuité du système représentatif des mots, fait affleurer ce que le poème Pont du Carrousel appelait « l’innommé ». La perception authentique du monde passe par une sensation tactile –
« seul frémit son toucher comme s’il attrapait
le monde en lui par ondes minuscules » –
qui seule annonce l’imminence d’une union :
« on dirait qu’il choisit, en attente, quelqu’un :
s’abandonne et lève la main, presque comme
en fête d’un mariage qui serait le sien. »969
140Les deux aveugles de 1902-1903 et de 1907 manifestent le contraire de ce que signifiait la cécité dans L’Aveugle de 1900 : non pas une clôture à l’intérieur d’un système autonome libéré de toute attache au réel, coupé de toute racine référentielle, mais au contraire une percée, une trouée, une déchirure de la surface des mots, une ouverture verticale vers les choses, vers le dehors silencieux du langage, comme vers le dehors de l’image visible des choses. L’idée du « toucher », si elle s’oppose à une conception du voir comme maîtrise du visible, correspond parfaitement en revanche au nouveau regard rilkéen, qui veut que le sujet soit, presque littéralement, « touché » par ce qu’il voit (ou ce qui le regarde).970
141D’autres poèmes encore, dans lesquels la cécité n’est pas le thème central, manifestent la même tension entre une structure apparemment totale, fermée, et un événement qui vient l’ouvrir sur son propre dehors. Ainsi en est-il à la fin du poème Le manège, où çà et là, le regard ou le sourire d’un enfant s’échappe du mouvement circulaire et clos du manège :
« Et parfois, se tournant vers nous, un beau sourire
éblouissant, heureux et tout abandonné
à ce jeu qui s’essouffle en son aveuglement... »971
142Ce sourire éblouissant qui brise l’apparente autonomie d’une structure esthétique fermée sur elle-même rappelle de son côté le poème Torse archaïque d’Apollon. Ici, c’est le corps tout entier qui se fait regard éblouissant, éclatant « hors de tous ses contours ».972
143Ce poème de 1908 marque précisément le seuil entre la clôture et l’ouverture, c’est-à-dire aussi, selon Beda Allemann, le seuil entre la poétique médiane (celle des Nouveaux poèmes) et la poétique tardive. La première serait en effet fondée sur le Kunst-Ding isolé, autonome et absolu (insulaire) – et atemporel. L’essai sur Rodin introduirait le mouvement comme élément constitutif du Kunst-Ding, mais un mouvement circulaire, qui se retourne sur lui-même et s’inscrit dans l’exigence maintenue de « clôture » (Geschlossenheit) de l’œuvre d’art, même lorsque son mouvement est très vaste et préfigure déjà l’Ouvert ultérieur. À l’issue de sa grande crise (de 1910 à 1921 à peu près), Rilke abandonnerait selon Allemann le Kunst-Ding au profit de la « figure », qui n’est plus isolée, mais « ouverte », pleine de Bezug, et surtout, inscrite dans une dimension temporelle.973
144C’est ici encore le traitement du regard qui donne la mesure de la clôture et de l’ouverture relatives de l’œuvre, et en particulier le rapport entre vision et éblouissement. L’idée paradoxale du poème est que le torse tire sa puissance aveuglante du retournement du regard vers l’intérieur :
« son torse luit encore ainsi qu’un candélabre,
c’est son regard, simplement dévrillé en lui,
qui s’y tient rayonnant. L’orbe de la poitrine
ne pourrait sinon t’éblouir ».974
145Étrangement, c’est ce corps en quelque sorte aveugle –
« Nous n’avons pas connu sa tête prodigieuse
où les yeux mûrissaient leurs prunelles »975 –
ce regard littéralement contenu à l’intérieur du corps qui éblouit et « éclate hors de tous ses contours ». Le corps entier se fait regard :
« il n’existe point là
d’endroit qui ne te voie. Il faut changer ta vie. »976
146L’œuvre sort ici, et avec quelle violence, de son autonomie insulaire pour agir sur celui qui la contemple, pour le toucher littéralement de son regard.
147Il est remarquable que Rilke, qui avait envisagé d’intituler les deux volumes des Nouveaux poèmes Hortensia bleu et Hortensia rose,977 ait finalement ouvert chacune de ces parties par un éblouissement devant un Apollon de pierre. Dans le premier, Apollon ancien, l’éblouissement – explicitement appliqué à la poésie – est presque mortel :
« Il est des matins clairs qui traversent les branches
nues encore, d’une splendeur qui est déjà
de vrai printemps. De même il n’est rien dans cette tête
qui pourrait empêcher que les feux conjugués
des poèmes ne nous frappent, presque mortels »978,
préfigurant en cela l’ouverture déjà citée des Élégies de Duino sur le Beau qui n’est « rien d’autre que ce début de l’horrible qu’à peine nous pouvons encore supporter ». La lumière absolue est mortelle, nous ne pouvons vivre que dans l’espace intermédiaire entre le noir et le blanc : dans le monde des couleurs et de leurs nuances. Mais la tâche de la poésie est d’explorer les limites de son espace et de maintenir, selon l’expression de Philippe Jaccottet, « l’expérience de l’échange avec le dehors dans la poésie, de la poésie comme respiration et preuve de l’Ouvert ». Mieux que ces Hortensias qui déploient la richesse autonome de leurs couleurs, l’expérience de l’éblouissement, l’expérience visuelle de la limite du visible est propre à introduire un recueil de poèmes dont le propos n’est pas de décrire des objets, mais de « dire » (jusqu’à la limite du dicible) des événements visuels (à la limite du visible).
148Les images en effet recherchent toujours le seuil de cette intensité « presque » mortelle, le seuil de l’éblouissement. Dans La Coupe de roses, qui clôt la première partie des Nouveaux poèmes ouverte par l’Apollon ancien, les pétales de roses sont comparés à des paupières, destinées à contenir la puissance d’un regard éblouissant :
« Et ceci : qu’un pétale ainsi qu’une paupière
s’ouvre, et qu’il n’y ait dessous que des paupières
fermées, comme cherchant par un sommeil multiple,
à voiler l’acuité d’un regard intérieur. »979
149Ailleurs, les paupières sont comparées à des mots.980 Les mots et les images, les images poétiques et les images picturales, sont destinées à donner à voir jusqu’à la limite du voir, en atténuant comme des paupières fermées « l’acuité d’un regard intérieur » tout en faisant sentir l’imminence de l’éblouissement si cette paupière, si ce pétale de rose venait à s’ouvrir.
3. 2. Noir et blanc : les limites du visible
150Le renversement final du Torse archaïque d’Apollon se retrouve dans un autre poème de la même année (1908), Chat noir, qui présente une variante de l’éblouissement. Comme dans le Torse archaïque d’Apollon, le spectateur, qui croyait être le sujet du regard, en devient soudain l’objet. Mais ce qui, dans le Torse, était un éblouissement « positif », celui d’une révélation esthétique, d’une révélation de l’absolu,981 est dans le Chat noir une mortification, un anéantissement du regard. La métaphore de la « peau d’un fauve », qui dans le Torse figurait l’intensité de la lumière, se retrouve ici dans un sens contraire : le pelage noir du chat, négation absolue de la lumière, engloutit et dissout littéralement le regard :
« là sur ce pelage noir
ton regard le plus fort se dissout ». 982
151Sur le corps du chat (puisque nous n’avons pas encore rencontré son regard), aucun regard n’a prise, tout regard est nié :
« Tous les regards qui jamais l’atteignirent
il semble donc en soi les receler,
pour en faire frémir, menaçant, hérissé,
sa paupière qu’il ferme, et dormir avec eux. » 983
152C’est alors qu’intervient le retournement, littéral et figuré :
« Puis cependant, soudain, comme éveillé, il tourne
la tête et plonge son visage dans le tien :
et tu retrouves là, imprévu, ton regard
dans l’ambre jaune des cailloux
ronds de ses yeux : prisonnier,
comme un insecte mort depuis la nuit des temps. »984
153L’effet de miroir, loin de correspondre à la clôture circulaire narcissique heureuse qu’il suggère parfois chez Rilke, est la vision même de la mort : il n’est plus temps ici de « changer ta vie ». Les yeux du chat eux-mêmes, ces yeux qui pétrifient et provoquent la stupeur, sont d’ailleurs appelés « cailloux » : on mesure tout ce qui les sépare des « prunelles » mûrissantes d’Apollon (le mot allemand, Augenäpfel, évoquant lui aussi un fruit, en l’occurrence la pomme). Le torse de pierre était tout pénétré de lumière et de vie ; le chat, pourtant vivant, est obscurité, néant, pierre, mort jusque dans la prunelle de ses yeux. Le chat noir opère la dissolution, puis la mortification de notre regard. Ce chat-là, qui se dérobe à toute saisie visible, en nous niant en tant que sujet du voir, en engloutissant notre regard, nie notre existence.
154On retrouve cette idée dans la préface que Rilke a écrite en 1921 pour Mitsou, cette série de quarante dessins à l’encre de Chine de Balthazar Klossowski, futur Balthus, qui avait onze ans à l’époque et que Rilke considérait déjà comme un grand artiste.985
« Les chats sont des chats, tout court, et leur monde est le monde des chats d’un bout à l’autre. Ils nous regardent, direz-vous ? Mais a-t-on jamais su, si vraiment ils daignent loger un instant au fond de leur rétine notre futile image ? »986
155Ainsi, un jour, le chat que Balthus avait trouvé et chéri, disparaît, et c’est l’origine des « images » :
« la perte, toute cruelle qu’elle soit [...] n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement plus intense.
Vous l’avez senti d’ailleurs, Baltusz ; ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage. »987
156La disparition est la condition de l’apparition, l’absence est la condition de cette « érotisation de l’imminence qui est l’essence même de l’irruption comme de la disparition », comme l’écrit Marc de Launay dans sa préface :
« Le chat noir – Mitsou à l’encre de Chine – [...] est la tache aveugle de la représentation, le point de vue, à strictement parler, de l’imagination créatrice [...]. »988
157Présence-absence, apparition-disparition, « tache aveugle de la représentation » : à l’autre extrémité du visible, il y a la licorne, cet animal « qui n’existe pas », ou qui n’existe que dans l’imagination et dans les images – où il est, et ce n’est pas un hasard, l’animal « blanc » par excellence. Le premier poème consacré à cette créature,989 La Licorne, insiste particulièrement sur sa blancheur. Elle y est d’emblée associée à l’inexistence supposée de cet animal auquel on n’avait pas « cru » :
« sans bruit s’approchait ce qu’on n’a jamais cru
l’animal blanc »990
158On note aussi l’association du blanc et du silence : cet animal à la limite du visible s’approche « sans bruit », à la limite de l’audible. La licorne évolue sur le seuil de notre perception. La suite du poème rappelle également, par symétrie, le chat noir : « un éclat blanc glissait allègre sur son poil »,991 semble préfigurer (le Chat noir étant de 1908 tandis que La licorne est de l’hiver 1905-1906) ce « pelage noir » qui « dissout ton regard le plus fort ». Ici, c’est le blanc qui est superlatif :
« un peu de blanc,
un blanc plus blanc que tout, dans l’éclat de ses dents992 » –
et on trouve deux fois, associé à la blancheur, le terme d’« éclat » (Glanz / glänzen, v. 8 et 14) qui apparaîtra dans l’Apollon ancien (juin 1906) à propos de la poésie (Glanz aller Gedichte). Il y a donc là tout un réseau de signes renvoyant à l’éblouissement, à l’intensité, à une sorte de manifestation visuelle de l’absolu sous la forme de ce qui n’est déjà presque plus visible : la pure lumière blanche ou sa négation dans le noir.
159Six mois plus tard, le 9 juin 1906, Rilke, dans La dame à la licorne, un poème-dédicace dont le sous-titre fait explicitement référence aux « tapisseries de l’Hôtel de Cluny », présente la licorne comme l’incarnation de ce qui, dans la femme, fuit l’homme :
« Vous nous considérez comme pas encore mûrs
pour votre vie qui, si nous l’effleurons,
devient licorne, farouche bête blanche
qui s’enfuit... »993
160Cet animal, blanc comme l’absolu jamais atteint, blanc comme l’attente intransitive que jamais homme ne pourra combler, blanc comme le centre éternellement vide, est tellement farouche que la femme elle-même peine à le faire revenir. Elle n’a désormais plus qu’un seul désir, retrouver son unité, faire concorder de nouveau son âme avec son état originel, incarné dans la licorne :
« mais vous ne voulez voir qu’un seul vœu exaucé :
que la licorne un jour découvre son image
apaisée dans le miroir de votre âme ». 994
161Ce désir formule bien un idéal poétique et esthétique : celui de « l’image apaisée » qui accueillerait la licorne, c’est-à-dire l’absolu ; l’image, ici encore, n’obéit pas à une logique d’imitation, mais à une logique d’incarnation.
162À propos de celui des Sonnets à Orphée (II, iv) qui traite de la licorne, Rilke insiste certes, dans une lettre du 1er juin 1923 à la comtesse Sizzo, sur le fait que
« dans la Licorne, il n’y a pas de parallèle avec le Christ ; le poème se borne à célébrer tout amour pour ce qu’on ne peut ni prouver, ni saisir, toute foi en la valeur et en la réalité de ce que notre cœur, au long des siècles, a tiré de lui-même pour l’exhausser. »995
163Mais les Annotations du poète aux „Sonnets à Orphée“ reprennent bien la structure sémiologique de la tradition chrétienne que Rilke refuse :
« la valeur anciennement dont la licorne est l’emblème, valeur constamment célébrée au cours du Moyen Age, est celle de la virginité : d’où cette affirmation que ce qui n’existe pas pour le profane existe, à peine là, et en ce „miroir d’argent“ que lui tend la vierge (voir les tapisseries du XVème siècle) et „en elle“, comme en un second miroir tout aussi pur, tout aussi intime. »996
164La créature invisible prend chair, prend corps, dans la vierge, en même temps qu’elle prend image dans le miroir, et en même temps qu’elle prend nom.
165Dans un premier temps en effet, l’animal n’est pas nommé, mais « montré » dans une formulation des plus inextricablement paradoxales : « O c’est lui, l’animal qui n’existe pas. »997 Cette phrase constitue en réalité une impossibilité absolue, puisque le déictique suppose en principe la présence physique, réelle, de ce qui est désigné ; on pourrait à la rigueur imaginer que la désignation porte non pas sur une présence physique, sur un référent, mais sur une représentation picturale ou imaginaire, sur un signifiant /licorne/ ou un signifié « licorne ».998 Ce qui reste étrange, c’est l’article défini : « l’animal qui n’existe pas » (das Tier, das es nicht gibt), comme s’il n’y avait qu’un seul animal qui n’existait pas, comme si l’inexistence était une qualité particulière et unique, en quelque sorte substantielle, de cet animal-là ; comme si la licorne était la paradoxale incarnation de l’inexistence, de l’irréalité même.999 Dès lors, le « blanc », l’espace laissé en blanc (ausgespart, v. 7) apparaît non plus seulement comme la suspension de la continuité visible, qui ouvre l’espace (virtuel) de l’événement (visuel) de l’apparition, mais comme une modalité de l’apparaître, une qualité d’intensité de l’être apparaissant, comme en témoignent ces vers où le blanc est employé comme adverbe :
« D’une jeune vierge il s’approcha, tout blanc [kam es weiß herbei] –
et fut en son miroir d’argent et en elle. »1000
166La licorne n’est pas le Christ, mais, comme dans l’Assomption1001 où le lieu du visible déserté par la Vierge était désigné par la blancheur de l’intensité visuelle, il est significatif que ces événements visuels soient la plupart du temps figurés dans des termes à première vue chrétiens ; on a vu la fascination qu’exerçait sur Rilke, nonobstant son refus du contenu et du message, la structure sémiologique de l’incarnation, de l’annonciation, de la résurrection, de l’assomption, de la transfiguration. Ce qui se dessine à travers toutes ces figures du blanc, c’est une sorte de théologie négative de l’image, une théorie (et surtout une pratique) spécifiquement visuelle du « centre vide » entendu comme intensité absolue. C’est cela, sans doute, que Rilke entend par le divin. Un mois après Assomption, en février 1913, Rilke retrouve une figure semblable dans un autre poème qui abandonne d’ailleurs le cadre monothéiste sans rien changer à la structure fondamentale :
« car les dieux ne nous désirent pas. Ils ont l’existence
et rien que l’existence, un trop-plein d’existence,
mais point d’odeur, ni n’appellent [nicht Wink]. Rien de plus muet
que la bouche d’un dieu. Beau comme un cygne
sur le miroir sans fond de son éternité :
ainsi passe le dieu, plonge et ménage sa blancheur. »1002
167Le blanc est bien ici une figure de l’absolu – et cet absolu n’a que des définitions négatives : il est silencieux, il est inodore, il est une « surface sans fond » (grundlose Fläche), et surtout, il ne fait pas signe (nicht Wink). Ce blanc par lequel le dieu se dérobe à la saisie visible – passe et plonge – est en même temps la manifestation visuelle de l’intensité de sa présence, d’un « trop-plein d’existence ».
168C’est que, comme l’écrit Louis Marin à propos de la peinture du xviie siècle,
« le blanc est d’abord [...] la couleur universelle, car c’est la couleur „complexe“ de la lumière, que le prisme va diviser en multiples couleurs particulières [...] Le blanc est [...] une couleur transcendantale puisqu’elle qualifie la condition de possibilité de toute représentation, la lumière. [...] le blanc, qui est la couleur de la lumière, est l’invisible condition de possibilité du visible, antérieur logiquement à „tout ce qui est vu sous le soleil“ qui est, selon la fameuse définition poussinienne de la peinture, l’objet de la représentation de peinture [„tout ce qui se voit dessous le soleil“], couleur du soleil si le soleil pouvait se peindre directement comme une chose ou un objet du monde. „Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement“, écrivait La Rochefoucauld au même moment. »1003
169Il y a donc un lien intrinsèque entre l’expérience visuelle du blanc, l’éblouissement, et l’expérience qui consiste à regarder ou à être regardé « en face, fixement », comme c’est le cas dans le Torse archaïque d’Apollon ou, en « négatif », dans le Chat noir (qui est aussi une expérience de mort).
170Le blanc, couleur « universelle », couleur « transcendantale » ? Dans la septième réponse à Erika Mitterer (1924), Rilke reprend l’autodéfinition de la jeune fille comme « blancheur unique » (littéralement : une, unie, einig Weiß) :
« „Blancheur unique“, je ne veux te scinder
en ceci qui repousse et cela qui appelle ;
que chaque couleur soit, nuancée selon
sa nature, claire en toi contenue.
Somme de tes sept couleurs,
sens ce que te promet cette diversité,
mais si elle t’égare, surpasse-
la sans cesse de ta lumière blanche. »1004
171Cette petite Farbenlehre rilkéenne rappelle un poème beaucoup plus précoce (1900) et symétrique à celui-ci ; dans la Prière, le poète s’en remet à l’obscurité de la nuit :
« Nuit, douce nuit, entrelacs
de choses blanches, rouges, bigarrées,
de couleurs dispersées, rehaussées
jusqu’à l’uni de cette obscurité, de ce silence ».1005
172Ce poème de 1900 condamne, sur un plan quasi moral, les effets de lumière et les jeux de l’apparence : « Mes sens / jouent-ils encore trop avec la lumière ? »1006 L’idée de cette « prière » esthétique est en somme le renoncement, et on pourrait alors lui appliquer les développements de Paul de Man sur le renoncement au référent, présenté de manière mensongère comme une plus grande rigueur. Mais cette interprétation ne saurait s’appliquer qu’à quelques poèmes du jeune Rilke. En effet, là où l’abolition des couleurs dans l’obscurité unie formule dans le poème de 1900 un vœu de renoncement, de dépouillement, de négation des couleurs, la pure lumière blanche du poème à Erika évoque plutôt l’idée d’un dépassement dans lequel les couleurs seraient tout de même conservées, d’un blanc qui contiendrait la totalité des couleurs (« chaque couleur soit [...] claire en toi contenue »), et qui serait la couleur même de la transfiguration, selon le paradigme biblique.1007
173Si la Prière semble concevoir les couleurs comme de simples attributs accidentels dont il faudrait se dépouiller, le poème de 1924 invite à célébrer la blancheur consubstantielle à toutes les couleurs. Le blanc apparaît en effet ici comme une couleur immanente que l’on ne saurait abstraire ni des autres couleurs, ni des objets dont elle est l’attribut. C’est ce que dit le dernier tercet d’un sonnet de l’orbitaire des Sonnets à Orphée :
« Etre ici et là-bas, que te saisissent
l’un et l’autre indifféremment. Sinon
blancheur tu disjoins du blanc de la robe ».1008
174Rilke refuse le dualisme de l’ici et du là-bas, de la substance et de l’accident, de l’apparence et de la vérité, du sensible et de l’intelligible, du concret et de l’abstrait. La discontinuité se situe à un autre niveau que nous lisons, par exemple, dans un poème français de février 1926, Hiver. L’opposition entre noir et blanc d’un côté et couleurs de l’autre fait apparaître une discontinuité temporelle (entre présent et passé) et spatiale (entre dehors et dedans) à partir de laquelle se déploie le travail de l’écriture (noire et blanche) et de l’imagination (colorée).
« Ils venaient si près [les souvenirs], on les voyait mieux
qu’en été..., on leur proposait des couleurs.
Tout était peinture à l’intérieur,
tandis que dehors tout se faisait estampe.
Et les arbres, qui travaillaient chez eux, à la lampe… ».1009
175On ne peut guère parler ici de ce renoncement à la présence qui caractériserait selon Paul de Man la figure rilkéenne par opposition à la métaphore classique. Le poème peut se lire comme une méditation sur l’écriture et son rapport au visuel ; l’hiver constitue une réduction de l’apparence visible et notamment de l’intensité des couleurs (« tout se faisait estampe »), mais non pas dans le sens d’une mortification. L’évocation du « feu fort et vivant », du « vrai feu » suggère que toute cette richesse de l’apparence et des couleurs est « consumée », transfigurée, métamorphosée, et les termes qui qualifient le sujet rentrant de la promenade hivernale suggèrent plutôt une étrange intensité visuelle et virtuelle : « blanc, étincelant, roi-mage. »1010 Le blanc de l’hiver n’est pas renoncement aux richesses de l’apparence, mais intensification visuelle et virtualisation de celle-ci. Le travail d’écriture auquel il invite, et qui est un travail de « mémoire », est aussi un travail de l’image (« on leur proposait des couleurs »), dans lequel la présence sensible n’est certes pas décrite dans une représentation mimétique de l’aspect, mais recréée dans la matière colorée bien plus intense de la mémoire, de la réapparition, du surgissement du passé dans le présent.
176Ce travail prépare aussi le déploiement futur des couleurs du printemps : « Et les arbres, qui travaillaient chez eux, à la lampe ».1011 De même, dans un des Sonnets à Orphée (I, xxi), le printemps est décrit comme l’épanouissement de ces couleurs dont le blanc (de la neige) était la matrice :
« Voici le printemps revenu. La terre
semble une enfant qui sait des poésies [...]
Comment se dit vert, bleu [das Grüne, das Blaue], demandons-le [...]
elle le sait, elle le sait ! »1012
177Les arbres et les fleurs sont présentés comme les noms de couleurs en soi (das Grüne, das Blaue) ; on voit là croître et fleurir un langage qui n’est pas détaché de son sol d’origine (libération du signifiant, élimination du référent), mais qui a ses racines « imprimées » dans la profondeur de la terre :
« Ce qu’enseignait son maître, ô tant de choses,
ce qui, long, compliqué, dans les racines
s’imprime [gedruckt steht] : elle le chante, elle le chante ! »1013
178L’écriture imprimée dans les racines noires et les troncs des arbres devient chant dans les couleurs. Ce passage de l’écriture au chant pourrait sembler faire triompher la thèse du phonocentrisme : mais il ne faut pas oublier que ce chant n’est qu’une métaphore de l’harmonie des couleurs. Si phonocentrisme il y a, c’est un phonocentrisme visuel : phénomène paradoxal qui pourtant trouve sa formule dans un autre des Sonnets à Orphée (II, v), la formule de la « lumière polyphonique » (das polyphone Licht).1014
4. Ruptures d’équilibre
179Jean Starobinski écrit à propos de Théophile Gautier et de Théodore de Banville que l’exploit du clown acrobate est « l’équivalent allégorique de l’acte poétique » – et il précise :
« selon une conception de la poésie qui fait de la maîtrise technique et de l’adresse une vertu essentielle ».1015
180Cette conception, c’est bien celle dont Paul de Man taxe Rilke, puisque même les « sinistres saltimbanques de la Cinquième Élégie » sont, selon lui, tenus à distance du lecteur par « l’écran d’une diction jouant de sa propre maîtrise ».1016 Pourtant, la Cinquième Élégie est justement une réflexion dialectique sur la maîtrise et la maladresse, l’équilibre et la chute. Cette sorte de poétique de la maladresse, qui semble littéralement inverser le topos poétologique traditionnel, se retrouve ailleurs chez Rilke, ainsi – de manière on ne peut plus explicite – dans le quatrième fragment « Saltimbanques » de 1924 :
« Quelle perfection. Si c’était dans l’âme, quels saints vous feriez ! – C’est dans l’âme, mais ils ne la touchent que par hasard, dans les rares moments d’une imperceptible maladresse. »1017
181La Cinquième Élégie regrettait cet en deçà de la perfection technique et évoquait le seuil entre le « pur Trop Peu » et le « Trop vide » comme l’« indicible endroit » (unsägliche Stelle) de l’accomplissement.
182L’enjeu poétologique de tout ceci est en dernier ressort la question du sens dans l’œuvre, figuré par l’accès à l’âme dans l’art acrobatique. Et le sens s’avère « accidentel » dans les deux sens du terme : il se révèle, d’une part, à la faveur d’un accident, c’est-à-dire d’une rupture, d’une perte d’équilibre. Et d’autre part, il est aléatoire : l’artiste, saltimbanque ou poète, est tributaire du hasard d’une maladresse au lieu d’être maître du rapport à l’âme, ou au sens garanti par la nécessité objective qui caractérise l’ordre symbolique classique. À défaut de signifier l’« unité » de l’âme et du corps, de l’intérieur et de l’extérieur, du sens et de l’image, du visible et de l’invisible, de la vie et de la mort, cette unité que seuls les anges peuvent incarner, les saltimbanques assurent le « passage » ; en d’autres termes, à défaut de la plénitude du sens qu’offrirait la maîtrise absolue d’un équilibre substantiel, ils peuvent produire des révélations éphémères dans les failles de ces équilibres factices.
183L’équilibre, la légèreté, la pesanteur, sont en effet toujours liés à des questions de sens et de signification au sein de l’œuvre et de sa forme. Et si le thème des saltimbanques n’est que l’un des avatars de cette réflexion, il mérite d’en être le point de départ : parce qu’il est lié chez Rilke à des considérations esthétiques sur une peinture du seuil entre deux modes de représentation, et parce que Starobinski en a parfaitement analysé les enjeux poétologiques :
« il faut leur accorder [aux saltimbanques] la licence de n’être rien de plus qu’un jeu insensé. La gratuité, l’absence de signification est, si je puis dire, leur air natal. C’est seulement au prix de cette vacance, de ce vide premier qu’ils peuvent passer à la signification que nous leur avons découverte. Ils ont besoin d’une immense réserve de non-sens pour pouvoir passer au sens. »1018
184Un paradoxe apparent veut que ce passage à la signification se situe précisément dans la « déchirure » de la signification habituelle (celle de la représentation), donc dans le prétendu « non-sens ». On peut tout à fait appliquer au refus rilkéen de l’« univers expliqué » de la Première Élégie cette réflexion de Starobinski :
« Dans un monde utilitaire, parcouru par le réseau serré des relations signifiantes, dans un univers pratique où tout s’est vu assigner une fonction, une valeur d’usage ou d’échange, l’entrée du clown fait craquer quelques mailles du réseau, et, dans la plénitude étouffante des significations acceptées, il ouvre une brèche par où pourra courir un vent d’inquiétude et de vie. »1019
185Cette déchirure est toujours liée au danger, au risque suprême (« tombes et t’écrases sur la tombe »).1020 Lou Andreas-Salomé souligne particulièrement cet aspect dans sa réaction à la Cinquième Élégie :
« Mais le sûr, c’est qu’il n’est donné de sentir vraiment ces heures solaires qu’aux êtres tels que toi : à ceux qui risquent, qui ne cessent de s’exposer et pour qui chaque saison, à tout instant, peut basculer dans l’absolue cécité de l’hiver à la lumière. »1021
186C’est ce qui rapproche les saltimbanques – et surtout le poète – du héros tel que le définit la Sixième Élégie :
« constamment
il s’enlève et s’engage dans la constellation changée
du danger incessant qu’il connaît. »1022
187C’est à ce prix que se révèle, au-delà de la faille, de la brèche ouverte, de la plaie, la réalité intacte. Le deuxième fragment « Saltimbanques » de 1924 le formule ainsi :
« Faisons comme eux : ne tombons jamais sans mourir. Quel attroupement autour de notre chute. Mais un enfant, un peu à l’écart, regarde la corde vide avec, derrière, la nuit intacte. »1023
4. 1. Légèreté et pesanteur
« Tout se veut nature aérienne. Et nous sur tout
de nous poser, pesants et ravis de peser ;
quels maîtres dévorants nous sommes pour les choses [...]
Qui les prendrait dans son sommeil et dormirait
profondément : de cette profondeur commune,
dans l’aube neuve, ô qu’il serait neuf et léger. »1024
188Ce passage d’un des Sonnets à Orphée (II, xiv) est représentatif d’une certaine idée rilkéenne de la pesanteur des hommes et de la légèreté des choses. C’est la subjectivité des hommes qui alourdit les choses en leur prêtant un sens, en les interprétant d’une manière qui ne correspond pas à leur simple être-là, à leur simple présence « pure » – puisque c’est là un mot qui revient souvent dans ce contexte. Cette pesanteur-là est une forme de signification, mais une signification négative, par laquelle les hommes cherchent à s’emparer des choses, à les posséder. C’est de cette activité symbolique anthropocentriste que Rilke cherche à débarrasser les choses. Dans le poème intitulé Veille de Noël 1914, il dit des choses :
« Jamais ne les reprend
le pur espace. Le poids de nos membres,
ce qui en nous est adieu, s’étend sur elles. »1025
189La légèreté, en revanche, c’est la pureté, la simple présence, comme en témoigne également ce passage du même poème :
« O comme tout, avant que je ne le touche,
était si pur et si léger dans mon regard. »1026
190Les choses sont pures et légères tant qu’elles ne sont que contemplées, tant qu’elles ne sont pas souillées par le contact de l’homme qui se les approprie indûment. Et il en est des choses comme des êtres : la théorie rilkéenne de l’amour intransitif est fondée sur le même idéal de non-possession, toujours menacé par le poids trop humain. En avril 1914, Rilke écrit ainsi, s’adressant à « Benvenuta » (Magda von Hattingberg) :
« Pour la sensation de toi, je me suis élevé
à partir des cercles les plus légers de mes sentiments,
et, maintenant, chaque jour me dépasse [überwiegen]
dans ce que j’ai acquis, le deuil d’une proximité
plus grande ; cette pesanteur irrémédiablement humaine. »1027
191La condition humaine porte visiblement la marque de la pesanteur, quelle que soit son aspiration à la dépasser : c’est ce qui apparaît clairement dans cette étrange interprétation des cathédrales que fait Rilke dans Dieu au Moyen-Age :
« ils pendirent à lui, comme on ferait d’un poids, […]
finalement la lourde masse de leurs grandes cathédrales. »1028
192Ici, la cathédrale, loin d’être un édifice lumineux, vertical et léger, est assimilée à un poids : il ne s’agit pas de s’alléger pour s’élever vers Dieu, mais au contraire d’alourdir Dieu pour le retenir ici-bas. Et pourtant, l’art est aussi ce par quoi l’homme va au-delà de cette pesanteur et rend, dans les deux sens du terme, les choses intactes. C’est que, comme dans Torse archaïque d’Apollon, comme dans Chat noir ou L’orfèvre, il arrive que l’objet devienne sujet. Dans Dieu au Moyen-Age, le procédé est particulièrement frappant, puisque Dieu est d’abord présenté, dans la ligne du Livre d’heures, comme un produit de l’homme (« Ils l’avaient amassé en eux comme un trésor »),1029 puis – « soudain » – comme un sujet devant lequel les hommes, effrayés, n’ont plus qu’à fuir :
« Mais soudain il se mit en marche sans retour,
et la population de la ville effarée [...]
eut peur de cette voix et le laissa partir [...]
et devant son cadran ils prenaient tous la fuite. »1030
193Ce Dieu-cathédrale, ce dieu-œuvre d’art, fait dans un monde de pesanteur par des hommes soumis à la pesanteur, développe une dynamique propre qui est capable de la dépasser.
194Un poème beaucoup plus tardif, écrit en 1924, formule précisément l’ascension permanente des « dieux plus légers » sous la forme d’un éternel auto-dépassement par lequel ils se traversent eux-mêmes pour accéder à toujours plus de clarté :
« Tandis qu’avec angoisse nous portons notre cœur,
les dieux plus légers sont portés
par un élan constant.
Toujours, du fond du cœur,
ils s’élèvent au travers d’eux-mêmes vers l’aperçu plus pur
au-dessus de la nuée sourde. »1031
195Il y a là une définition à peine voilée de l’artiste, dont toute l’œuvre est en somme la tentative d’accéder à cet « aperçu plus pur » (reinere Aussicht) des choses. Les comparatifs (« plus léger », « plus pur ») sont caractéristiques : il s’agit bien d’un mouvement jamais achevé, d’un mouvement perpétuel, et toute œuvre, en marquant l’accès à une nouvelle étape, désigne par là-même son propre au-delà et appelle son propre dépassement.
196L’œuvre est travaillée dans cette matière pesante que sont les mots, les noms, les corps. Le langage même, les noms – matière de la poésie – semblent en effet pour Rilke participer de cette pesanteur inhérente à l’homme ; symétriquement, le concept central d’« anonyme » (Namenlosigkeit) est une figure de la légèreté, de la pureté à laquelle il aspire au travers même de la pesanteur : l’anonyme au creux de la nomination, comme l’élévation au creux de la pesanteur. À la fin du Livre d’heures, Saint François d’Assise mourant est qualifié de « léger, presque anonyme » (so leicht wie ohne Namen).1032
197Nombreux sont les textes qui assimilent la pesanteur au corps et la légèreté à l’âme. On trouve ainsi, outre le « poids de nos membres » déjà cité, la comparaison « légère comme une âme ».1033 à propos du Balzac de Rodin, Rilke retrouve le motif de la légèreté de l’âme compensant la pesanteur du corps dans la description de Balzac par Lamartine :
« Il y avait en lui tant d’âme qu’elle portait comme rien le poids de son corps ».
198Et Rilke poursuit :
« Et enfin il le vit. Il vit une large silhouette en train de faire un grand pas, et de perdre tout ce qu’elle avait de lourd par la façon dont tombait son manteau [...] Cette tête rejetée en arrière vivait, à la cime de cette silhouette, comme ces boules qui dansent au sommet des jets d’eau. Toute pesanteur était devenue légère et ne faisait que monter et descendre. »1034
199C’est l’âme qui porte le corps, mais surtout, c’est l’œuvre de Rodin qui porte le corps et l’âme, qui donne à voir et à ressentir cette pesanteur légère, cette âme portant ce corps.
200Notons que cette « pesanteur devenue légère » n’entame pas une irrésistible ascension, mais qu’elle « s’élève et retombe », dans un mouvement circulaire qui est un équivalent d’équilibre. L’idéal de Rilke n’est pas en effet la légèreté absolue ou une quelconque apesanteur, mais bien l’équilibre, qui suppose précisément cette pesanteur qu’il cherche à compenser. On a deviné que les dieux, pour s’élever, ont besoin d’un contrepoids. Un poème de 1913 évoque les « morts du mois d’avril » et la « noirceur des charretées qui les emmènent » comme un rééquilibrage destiné à empêcher une excessive légèreté des choses :
« comme si la pesanteur, grincheuse, s’insurgeait
une fois de plus contre trop de légèreté
dans les choses.... »1035
201Tout se passe ici comme s’il y allait de la réalité, de l’existence des choses – comme dans le poème Saint-Marc, où l’intérieur de la basilique Saint-Marc de Venise est présentée comme une concentration d’obscurité destinée à contrebalancer l’excès de lumière qui fait presque disparaître les autres choses :
« Cet espace intérieur [...]
renferme la part obscure de cet État,
amassée en secret pour compenser [als Gleichgewicht]
la lumière à ce point concentrée
en toutes choses qu’elles se consument [presque : fast vergingen] ».1036
202Pourquoi résister à cette légèreté excessive ou à ce trop de lumière ? Là encore, la Cinquième Élégie aide à comprendre les enjeux de la question de la pesanteur et de la légèreté dans le champ de la peinture. La pesanteur n’y est pas conçue simplement comme un défaut de l’homme, comme une regrettable incapacité à s’élever, à accéder à l’âme et au divin à cause de la pesanteur du corps. Lorsqu’il est question, dans la Cinquième Élégie, de ce lieu « où les poids pèsent encore » (wo die Gewichte noch schwer sind), il s’agit certes d’un lieu de manque, de défaut de savoir-faire artistique et acrobatique, de ce qu’il appellera un peu plus loin le « pur Trop peu » – mais c’est un manque « pur », opposé à l’excès du « Trop vide ». Ce savoir-faire acrobatique absolu, où les poids ne pèsent plus, a en même temps perdu son sens, il n’est plus qu’un exercice formel gratuit, où le corps semble aboli. Or si c’est le corps qui fait la pesanteur de l’homme, c’est le corps aussi qui le relie à la terre, au centre de la terre, l’inscrivant ainsi dans la loi physique du monde. Du point de vue poétique, la gravité est une image saisissante (par son évidence physique) du sens, si l’on entend par là le rapport à la réalité, à un sol, à un référent – qui, en se manifestant, empêche le jeu gratuit des signifiants entre eux, l’autoréférentialité absolue.1037
203Le jeune Rilke faisait déjà le lien, dans son introduction à la monographie Worpswede, entre l’autoréférentialité du langage, les mots qui n’ont plus rien en commun avec les choses, et les corps (des citadins) qui n’ont plus rien en commun avec la terre, le sol (une figure d’apesanteur) : face au flottement qui est le leur, les paysans de Millet incarnent pour Rilke l’enracinement référentiel et la gravité des gestes, des signes, du sens :
« Ce travail [...] le lie comme une puissante racine à ce sol [...] De même que la langue n’a plus rien de commun avec les choses qu’elle dénomme, de même les gestes de la plupart des hommes qui vivent dans les villes ont perdu leur relation avec la terre, ils sont comme suspendus en l’air, oscillent de-ci de-là et ne trouvent aucun lieu où ils pourraient se poser. Les paysans que peint Millet ont encore ces quelques grands mouvements qui sont silencieux et simples et qui toujours, par le chemin le plus court, aboutissent à la terre. »1038
204Plus loin dans le même texte, Rilke, sans la nommer, évoque presque explicitement la loi de la pesanteur qui régit le paysage :
« Le paysage est déterminé, sans hasard, et chaque feuille qui tombe satisfait en tombant à l’une des plus grandes lois de l’univers. »1039
205D’un côté donc, la pesanteur, le sens, le référent, la loi, la nécessité – de l’autre, la légèreté (ou plutôt : l’apesanteur), la gratuité, le jeu, le hasard, et la facilité. Ce que recherche Rilke, au-delà de la légèreté-facilité,1040 c’est donc la loi, la nécessité au sein même de la chute et du déséquilibre, et c’est la loi de la gravité qu’il oppose à la légèreté du jeu gratuit. Dans le poème Pesanteur (Schwerkraft) du 5 octobre 1924 (deux mois après les fragments « Saltimbanques »), Rilke invoque cette force, ce principe de concentration qui s’oppose à l’éparpillement :
« Centre, comme de toute chose
tu te retires, et même de ceux qui volent
te regagnes, centre, toi le plus fort. »1041
206Le poème Le groupe de 1908, qui évoque une troupe de saltimbanques, préfigure déjà ce passage d’un agencement aléatoire à un ordre nouveau. Une sorte de Hasard personnifié (qui tire les ficelles comme Madame Lamort dans la Cinquième Élégie) cède finalement la place à un haltérophile :
« Comme on ramasserait pour un bouquet en hâte
des fleurs : le hasard prestement dispose les visages,
[…] n’a plus que le temps de revenir d’un bond
pour le coup d’œil au beau milieu du tapis
sur lequel, aussitôt, le glabre souleveur
de fontes vient gonfler sa massive lourdeur. »1042
207Rilke recherche le lieu du passage : dans un poème essentiel écrit beaucoup plus tôt, le 31 juillet 1907 (c’est-à-dire peu de temps après le texte en prose sur la troupe du Père Rollin, Saltimbanques (Paris, Quatorze Juillet 1907),1043 on retrouve la même constellation entre l’idée de seuil, d’espace-temps du passage (appelé Stelle comme dans les deux textes sur Picasso, la Cinquième Élégie et la lettre sur le Pierrot mourant) et l’idée de poids. Manfred Engel voit dans ce poème le passage du symbolisme anthropomorphique à « une abstraction quasi géométrique – la „figure”. »1044 Ce poème, c’est La Balle, et Lou est la première à se souvenir de ce texte lorsqu’elle écrit à Rilke le 6 mars 1922, après avoir reçu la l’Élégie dite « des saltimbanques » :
« Comment aurait-il pu en être autrement, comment les S. ne t’auraient-ils pas hanté depuis longtemps (la Balle ne les avait-elle pas prévenus de son vol ?) »1045
208En effet, la balle est au seuil de la pesanteur et de l’apesanteur :
« toi, qui es mi-chute mi-vol,
encore indécise, »1046
et c’est du haut de cette indécision qu’elle devient le principe d’une constellation nouvelle :
« restes en suspens et, de là-haut, montres
soudain aux joueurs un lieu nouveau [neue Stelle]
les disposant comme en une figure de ballet. »1047
209On remarquera que le jeu (lié par essence au hasard) se transforme en figure ordonnée, comme si le seuil, l’instant d’indécision avant la chute (soumission à la loi de la gravité) était porteuse d’une vérité nouvelle, d’un nouvel ordre, d’une nouvelle constellation.
210L’abolition totale de toute pesanteur, l’abolition de la gravité, ce serait l’unité et l’indivisibilité de l’espace, terre et ciel, haut et bas – un idéal que Rilke a déjà formulé dans une ébauche de 1913 :
« Étonne-toi, vois comme nulle chose
ne désire le sol, et de fiable appui.
Dans l’Ouvert se jette le monde.
.................
Vois, rayonnant, vois
un vol de colombes faire
demi-tour après avoir éprouvé leur espace. »1048
211Cette absence de « sol » et d’« appui » reviendra également dans la Cinquième Élégie, où Rilke évoque cette « place que nous ne connaissons pas », cet « indicible tapis » où les amants, comme des saltimbanques transfigurés, montreraient
« leurs échelles depuis longtemps appuyées simplement l’une à l’autre, là où jamais il n’y eut de sol »1049 –
une absence de sol, d’appui réel qui suggère, en termes poétologiques, le simple jeu des signifiants entre eux et l’abandon de tout référent – et en termes picturaux, l’abstraction la plus totale.
212Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’une sorte d’utopie (« il y aurait une place »), et que la seule plénitude qui nous soit accordée est l’évocation de l’unité par le retour d’un vol de colombes, lancées en somme, puis retombées. L’apesanteur totale n’existe pas, l’unité véritable est une utopie, mais son intuition nous est donnée, au creux d’un monde régi par la pesanteur, dans les rares et éphémères instants d’équilibre qu’il est possible d’atteindre, et où légèreté et pesanteur, élévation et chute se neutralisent : dans une image dialectique, dans une image entendue, selon la définition de Walter Benjamin, comme « dialectique à l’arrêt ».
213L’équilibre chez Rilke est fondamentalement instable et précaire, soumis à un perpétuel mouvement, à un perpétuel déplacement, indissociable du déséquilibre dont il procède et auquel il ne cesse de retourner, et cela à travers l’ensemble de l’œuvre. Peut-être faut-il relativiser là encore la coupure entre la période médiane et la période tardive. Les Nouveaux poèmes ou les Lettres sur Cézanne formulent certes l’idéal de l’équilibre, souvent directement (par le terme même de Gleichgewicht), et on peut y voir confirmée l’esthétique du Dinggedicht, auquel on attribue facilement une certaine clôture sur soi, un équilibre interne du Kunstding, une sorte d’autonomie statique, par opposition à la « figure » plus dynamique de la période tardive (c’est notamment la thèse de Beda Allemann). Et pourtant, ces figures d’équilibre que mettent en scène les Nouveaux poèmes et qui se trouvent déjà dans le Livre d’heures sont loin d’évoquer une stabilité totale, une immobilité figée, un équilibre hors d’atteinte des menaces extérieures et détaché du monde. L’équilibre n’y est qu’un état de grâce momentané, un instant fragile – dont l’œuvre d’art, il est vrai, peut incarner la recherche et, par instants, l’accomplissement.
214On constate tout d’abord dans les poèmes qu’il est moins question d’« équilibre » proprement dit que d’« être » en équilibre (im Gleichgewicht sein ou stehen). Ainsi dans la Naissance de Vénus, où il est question de l’équilibre mouvant des épaules de la déesse :
« Maintenant la balance agile des épaules
s’équilibrait déjà sur la ligne du corps ».1050
215Un autre corps idéal, celui de la licorne, se meut légèrement, semble-t-il, d’équilibre en équilibre (le pluriel est très significatif) :
« Sur le support tout en ivoire de ses pattes
elle se déplaçait, équilibre léger [in leichten Gleichgewichten] ».1051
216Cet « équilibre léger » fait écho aux « discrets changements » de l’essai sur Rodin et préfigure ce « petit surcroît de lourd et de léger » qui, dans une dédicace de 1924 à Marga Wertheimer, « remue des univers et déplace une étoile » – autrement dit fait advenir les univers esthétiques et les constellations poétiques.1052 Un équilibre précaire qui ne se maintient qu’au prix d’un perpétuel déplacement : ce rapport apparemment paradoxal entre l’équilibre (compris comme un état statique) et le mouvement est précisément le thème du poème III du cycle Le Portail :
« Elles sont en équilibre sur les consoles,
qui abritent un monde invisible pour elles,
un monde de chaos, qu’elles n’ont pas foulé,
figure [Figur] et animal, pareils à des menaces [wie um sie zu gefährden] –,
qui se tord et s’agite et pourtant les soutient :
car ces figures [Gestalten], qu’on dirait des acrobates,
ne s’agitent si fort, en gestes si violents,
que pour que le bâton sur leur front reste stable. »1053
217C’est de l’irréductible dialectique de l’immobilité et du mouvement, de l’équilibre et de la rupture d’équilibre, de l’ordre et du chaos, que procèdent ces figures qui ne sont pas nommées, le terme de « figure » (Figur, Gestalt) étant réservé aux créatures du « monde de chaos », qui sont en effet à l’origine de la « figurabilité » à l’œuvre ici. Ce poème formule très explicitement l’idée que c’est le « danger » qui fonde et instaure la figure. Ce n’est que de ce monde de chaos que peut émerger la figure comme « ce qui est debout » (Gestalt-gestallt), et ces figures, toutes hiératiques qu’elles soient, en surgissent néanmoins sous la forme d’un « geste » :
« parfois seulement, de la chute des plis
surgit un geste raide et droit, à leur image. »1054
218L’autre versant de l’œuvre médiane qui semble à première vue manifester une esthétique de l’équilibre est donné dans les Lettres sur Cézanne, dont il faut peut-être relire quelques passages très connus et souvent cités par la critique. Rilke insiste sur trois modalités de l’équilibre : celui qui règne entre la réalité du dehors et le tableau, celui qui, à l’intérieur du tableau, régit le rapport entre les choses représentées et les moyens picturaux de la représentation (ici, la couleur), et enfin, celui qui caractérise l’interaction des couleurs entre elles. Relisons :
« Mlle V. [Mathilde Vollmoeller] a eu ces mots très significatifs : “C’est comme posé sur une balance : la chose d’un côté, la couleur de l’autre ; jamais ni plus ni moins que n’en exige l’équilibre. Il peut y en avoir peu ou prou, selon les cas, mais c’est toujours la quantité voulue” ».1055
219La très célèbre description du Portrait de Mme Cézanne au fauteuil rouge de 1877 fait jouer les trois niveaux en même temps :
« C’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres. Tant chacun participe, tant s’y combinent adaptation et refus ; tant chacun veille à sa façon à l’équilibre, et l’assure ; de même que le tableau entier, en fin de compte, fait contrepoids à la réalité. [...] néanmoins, la couleur ne prévaut pas sur l’objet, lequel apparaît si parfaitement traduit en son équivalent pictural que, si bien rendu soit-il, sa réalité bourgeoise perd toute lourdeur en acquérant son existence définitive d’image. »1056
220Cet équilibre-là ne correspond pas à l’idéal d’une harmonie stable et immobile, il relève d’un mouvement perpétuel qui ne cesse de produire de l’équilibre : l’équilibre, en somme, est un événement et non un état. Rilke termine sa méditation sur l’interaction des couleurs par la constatation suivante :
« Dans ce va-et-vient de mille influences réciproques, l’intérieur du tableau vibre, flotte en lui-même, sans un seul point immobile. »1057
221Cette phrase est essentielle, qui insiste sur l’aspect non statique (très littéralement : qui n’a pas de stehende Stelle) de l’équilibre cézannien. Même ici, au plus fort de l’esthétique du Kunst-Ding et du Ding-gedicht, censée si éloignée de la dynamique de la « figure » tardive, l’équilibre idéal n’est donc pas statique, il relève plutôt d’un mouvement circulaire, d’un « courant », au sens électrique du terme. Rilke emploie en effet un peu plus loin cette métaphore significative à propos de l’utilisation du noir et du blanc, qui chez Cézanne seraient des couleurs à part entière, tandis que le noir chez Manet ferait l’effet « d’une coupure de courant ».1058
222La Dédicace à M*** (Merline, Baladine Klossowska), écrite le 6 et 8 novembre 1923, est une sorte d’étude détaillée du mouvement potentiellement circulaire de la balançoire. En-dehors des connotations érotiques évidentes de cette « balançoire du cœur », connotations qui pourraient aussi être entendues comme le propos central du poème, Rilke dessine ici un cercle aussi idéal que virtuel qui récapitule toute la réflexion sur la pesanteur et l’équilibre tout en ouvrant un autre débat, qui nous occupera plus loin, sur la figure (Gestalt) et la chute (Sturz). Le texte est un véritable schéma géométrique de la figure rilkéenne dans l’espace. C’est en dernier ressort la pesanteur – la force centrifuge et la gravité – qui trace le cercle virtuel autour d’un axe invisible, qui constitue d’ailleurs une variante du leitmotiv rilkéen du centre vide :
« O sûre, à quelle invisible
branche suspendue ? » 1059
223C’est la pesanteur qui instaure la forme et lui donne son assise en en déterminant les axes : l’axe « vertical » désigné par
« la contrainte terrestre, le passage
par le vouloir de la pesanteur – »1060
(la version définitive parlera de Wende der Schwere, le point d’inflexion de la pesanteur – un terme central dans la poétique de Rilke, qui apparaît ici dans le contexte défini par l’équilibre et la pesanteur), et l’axe « horizontal » évoqué par ces « quarts » du plaisir qui s’envient, et qui se heurtent à ce
« demi-cercle d’en haut, celui des cieux
intact, incommencé – ».1061
224Dans la version définitive, ce demi-cercle est défini comme celui « qui repousse la balançoire » [der die Schaukel verstößt] :1062 ce n’est pas la gravité qui retient la balançoire dans le demi-cercle inférieur, mais une force divine qui la repousse, une force qui est une forme d’élan inversé (comme en témoigne la symétrie des termes Stoß (v. 2) et verstößt (v. 20). Cette figure est très proche du paradoxal « appel qui repousse » adressé à l’ange de la Septième Élégie.1063
225Ce poème, de manière un peu indirecte, est très caractéristique de la réflexion esthétique et picturale de Rilke. Il rappelle bien sûr les saltimbanques de la Cinquième Élégie, inspirés de Picasso, où la distinction est clairement faite aussi entre les acrobaties du demi-cercle inférieur (ailleurs, Rilke parlerait de sphère) et celles qu’abriterait le lieu utopique, et qui seraient de véritables « tours de plaisir », des « grandes figures du salto de leur cœur » dignes de la « balançoire du cœur » lançée irrésistiblement sur le « chemin interdit » (v. 22).1064 Les deux textes se rejoignent aussi dans l’idée d’un mouvement perpétuel : « Mais ne pas demeurer, c’est le sens du balancement » (ou de l’élan, Schwung)1065 rappelle « ces gens un peu / plus fugitifs encore que nous-mêmes ».1066 Mais surtout, l’idée d’un seuil dont on ne pourrait que s’approcher –
« Etre proche, rien que cela,
de ce toujours trop de hauteur, soudain pouvoir
être proche » –1067
reprend le « pur Trop Peu » (reines Zuwenig) : un seuil qui semble dépassé avant même d’être atteint, et qui pourtant serait le lieu du voir, le lieu de la figure accomplie :
« Voisinage, et alors, du lieu vers lequel, sans répit, on s’élance,
derechef déjà perdu, le nouveau, l’aperçu [der Ausblick]. »1068
226La suite de la Dédicace à M***, où ébauche et version définitive divergent le plus dans la formulation, s’intéresse particulièrement à l’achèvement (ou à l’inachèvement) du cercle, autrement dit au demi-cercle supérieur (« celui des cieux », comme le dit l’ébauche). L’idée principale dans les deux versions est que le demi-cercle supérieur n’est pas un reflet, une image illusoire du demi-cercle inférieur : « je ne le rêve pas comme un miroir de mes élans d’ici-bas »,1069 mais, littéralement, une projection, un excès de désir, une tension. C’est l’intensité de l’élan qui pourrait nous projeter « en un cercle complet » : et l’étrange formule de
227« cette autre impulsion, plus grande, qui nous lance en un cercle complet (ins Runde) »1070
228dépasse encore la figure particulière du cercle pour évoquer comme un autre élément, une autre dimension : das Runde, comme la perfection, l’achèvement, l’accomplissement en soi.
229L’image renvoyée par le miroir, le simple reflet, se briserait, s’interromprait brutalement au point culminant – faisant apparaître dans cette faille entre le reflet et le reflété le caractère illusoire de cette plénitude :
« ce qui vient de loin à notre rencontre n’est pas
(qui se briserait à son point culminant)
un reflet seulement de ces élans d’ici-bas. »1071
230La véritable plénitude, le principe par lequel « nous allons nous accomplir », c’est au contraire « cette tension dans l’espace » (v. 28).1072 Nous nous accomplissons en tendant l’espace. Dans la version finale, cette idée est reprise, mais la formulation est un peu différente :
« Mais d’une extrémité à l’autre
de mon élan le plus audacieux je le possède déjà
[le demi-cercle supérieur, le cercle complet] :
les excès qui jaillissent de moi s’y précipitent [stürzen dorthin] et le remplissent,
le tendent presque. Et mon propre adieu,
lorsque la puissance qui l’élance se brise en lui,
me le rend familier. »1073
231Cette image, en-dehors de son caractère sexuel, est intéressante surtout pour sa conception du Sturz, qui, ici, qualifie non pas une chute, mais un mouvement ascendant, qui est en même temps plénitude et rupture : erfülln ihn et abbricht. Possession et adieu (Besitz et Abschied, emphatiquement placés en fin de vers) de la plénitude formelle (du cercle complet) sont simultanés, instauration et destruction de la forme ne sont que les deux faces d’un même mouvement : le Sturz, qui est élan, précipitation, et chute à la fois.
232On comprend dès lors l’intérêt de l’expérimentation formelle qu’est la Dédicace à M*** pour la théorie esthétique de Rilke. Elle met en lumière l’enjeu de la question de l’équilibre et de la pesanteur dans la constitution de la forme aussi bien que dans sa destruction. Le cercle, figure classique de la perfection, est atteint par une sorte d’identité paradoxale de mouvements contradictoires, fondus dans un seul Sturz ascendant. La plénitude formelle du cercle témoigne de l’unité des contraires chère à Rilke, qui témoigne de son côté de l’unité de la terre et du ciel, de la vie et de la mort, de l’ici-bas et de l’au-delà, déjà rencontrée en d’autres occasions et qui constitue l’horizon de toute véritable « figure » rilkéenne.
233La poétique et l’esthétique de Rilke s’inscrivent en effet dans une recherche de la loi unique qui régit les mouvements contradictoires et les règnes séparés. Un poème de 1924 reprend la figure de la balle lancée et retombée dans la méditation sur la tombe d’un enfant, pour faire la constatation apaisée que
« sa trajectoire et maintenant son repos
suivent la même loi ».1074
234Dans un autre poème du même cycle, cette loi est formulée de manière plus explicite comme la réconciliation du lancer (Wurf) et de la chute (Sturz) habituellement antagonistes :
« Nous jetons cette chose qui nous appartient
dans la loi, depuis notre vie compacte
où toujours de nouveau, lancer et chute se troublent.
Là-haut elle plane et trace jusqu’au bout,
d’un trait pur, la nostalgie dont nous l’avons dotée –,
nous voit restés en retrait, se retourne et voudrait
dans sa chute qui s’accélère, nous élever. »1075
235On devine aisément que cette loi dans laquelle il convient de lancer l’« objet » pour que ses contradictions se résolvent dans un « trait pur », c’est la loi de l’art – de l’art plastique, pictural, ou poétique. Que l’on pense par exemple à l’Élégie (à Marina Tsvétaïeva-Efron) (juin 1926), où la chute, l’abandon à la pesanteur, bien loin de détruire, laisse intact et s’identifie même à un élan, une « force inversée », selon les termes de la Dédicace à M*** :
« Chaque chute renonçante choit dans l’origine et guérit. [...]
Nous l’entonnons [le chant qui éclate, das ausbrechende Lied] comme
jubilation, déjà il nous dépasse entièrement ;
et soudain notre poids le retourne et il se fait plainte.
Mais même ainsi : la plainte ? Ne serait-elle pas : jeunesse d’une jubilation
descendante ? »1076
236Ce qui est formulé explicitement ici, c’est cette conversion de l’élégie en hymne qui est le mouvement général des Élégies de Duino. La Dixième Élégie ne s’achève-t-elle pas sur l’idée du bonheur de ce qui tombe, de ce qui s’abandonne à la loi de la pesanteur et abandonne le désir fou d’y échapper en s’élevant ?
« Et nous qui pensons à un bonheur
en montée, nous ressentirions l’émoi
qui presque nous atterre,
quand un être heureux tombe. »1077
4. 2. L’image et la chute
237Dans la Cinquième Élégie, Rilke insiste particulièrement sur l’équilibre, le déséquilibre, la chute. Ainsi, il évoque à propos de la petite fille un équilibre extrêmement précaire, toujours menacé, jamais acquis :
« Toi,
fruit primeur de l’humeur égale
sur tous les plateaux branlants de l’équilibre toujours posé différemment ».1078
238L’équilibre est une autre figure de cette perfection qui ne peut être qu’un passage, qu’un instant éphémère entre deux chutes : celle, autre exemple, du petit garçon qui ne maîtrise pas encore les figures acrobatiques,
« Toi qui, avec ce choc
comme seuls le connaissent les fruits, cent fois sans être mûr chaque jour
tombes de l’arbre du mouvement construit
en commun »,1079
et plus généralement celles dont on cherche à se souvenir une fois atteint l’équilibre tout relatif des équilibristes :
« Où donc, où est le lieu – je le porte en mon cœur –
où ils ne pouvaient pas, loin s’en faut, tombaient encore les uns des autres ».1080
239La question de l’équilibre et de la chute est également un élément essentiel de la description du Pierrot mourant de Picasso, puisque Rilke y dit des « formes et des figures » (Gestalten) qu’elles
« ne font que se précipiter [hinstürzen] les unes parmi les autres, les unes contre les autres, et que le spectateur le plus attentif en est réduit, lui aussi, à être toujours entraîné dans la même course à l’abîme [als ein immer Gestürzter ins Stürzende sieht]. De sorte que le calme n’est que dans la pente [im Gefäll], dans ce lit du courant où s’étagent côte à côte les degrés qui provoquent la chute [Sturz], les hauts et les bas, les transitions et les césures... Cette plage de couleurs sur la manche de Pierrot donne à réfléchir : ce n’est plus la souffrance et la joie, le désir et le renoncement, – Pierrot meurt, tout cela est fini, mais on pourrait croire que tout cela est né parce que la vie est exactement passée et tombée [fiel] sur ces touches de couleur, de l’une à l’autre ... et il ne reste alors plus rien à faire, une fois Pierrot trépassé, qu’à peindre le lit du courant de la vie, les hauts et les bas, ses inclinations et ses refus... »1081
240On peut s’étonner, en voyant les tableaux, de ces méditations sur l’équilibre et la chute ; aucune des figures peintes dont parle Rilke n’est en effet montrée dans un mouvement quel qu’il soit. Les saltimbanques du grand tableau de Picasso sont debout, et le Pierrot du Pierrot mourant est, évidemment, couché. D’où viennent alors ces considérations sur la chute des Gestalten et la recherche du lieu (Stelle) du seuil entre le déséquilibre et l’équilibre, entre le « pur Trop peu » et le « Trop vide » ? Ce n’est bien sûr pas un hasard si cette réflexion est déclenchée dans les deux cas par la peinture de Picasso. Le commentaire de Rilke ne porte pas en effet sur le « contenu » du tableau, sur ce qui est représenté, « littéralement » : il n’a pas le regard d’un Pierrot naïf, dont c’est le caractère de « prendre les formes et les figures au pied de la lettre ».1082 Rilke s’intéresse bien plutôt au mode de représentation à l’œuvre dans cette peinture, ou plutôt, pour reprendre les termes employés déjà à propos de Cézanne, au passage, au tournant qui s’y fait jour :
« Je n’étudie nullement l’œuvre (die Malerei) [...] C’est le tournant que constitue cette œuvre que j’ai reconnu, parce que je venais de l’atteindre dans mon travail ».1083
241Dans le carton de Picasso, ce tournant est désigné comme le passage d’une compréhension littérale, « figurative », de la figure, à une compréhension de la figure comme « transfiguration ». La part même de représentation mimétique dans le Pierrot mourant est pour Rilke représentation de la mort de la représentation, dans la personne de Pierrot.
242Que les Gestalten soient vouées à la chute ou au déséquilibre perpétuel signifie qu’il est serait naïf de vouloir représenter leur apparence, leur forme extérieure, ou encore leurs sentiments, c’est-à-dire des contenus : « la souffrance et la joie, le désir et le renoncement ». La simple représentation mimétique des choses échoue en ce qu’elle prétend à tort fixer les choses et les êtres dont l’essence est d’être éphémère. La vérité en peinture exige au contraire de figurer la trace du mouvement, la loi de la chute. Car Rilke entend bien la chute comme un passage à un ordre nouveau, comme le témoignage d’une loi et d’un sens. Il rejette la peinture qu’il soupçonne de s’abandonner à la chute et à la rupture des formes sans aller au-delà. C’est bien le sens de sa critique violente de l’expressionnisme.1084 Rilke trouve dans la peinture de Picasso le seuil de l’équilibre, l’instant où l’équilibre illusoire de la représentation mimétique se rompt pour s’ouvrir sur un autre type de figurabilité.
243Reste à comprendre pourquoi la chute et la rupture d’équilibre (le Sturz) se prêtent si parfaitement à la méditation sur le passage d’un mode de représentation mimétique, attaché à la Gestalt, à une figurabilité autre, qui n’est pas pour autant « abstraite » ou « autoréférentielle » : peindre le « lit du courant de la vie » n’est pas un enjeu formaliste. L’équilibre et la rupture d’équilibre est-elle une simple métaphore du travail de la figure ? Il semble qu’il y ait plus. On a déjà évoqué le lien étymologique qui existe entre Gestalt et Stelle ; il faut y revenir un instant dans la perspective particulière du lien entre Gestalt et Stehen, être debout. C’est en effet ce lien qui explique pourquoi l’idée de « chute » (Sturz) est si fondamentale pour la question de l’image et de la figure rilkéenne. Rappelons que le lien entre Stelle et Gestalt intéresse directement la réflexion sur la Figur rilkéenne, ce que confirme, on l’a vu, le motif de la défiguration, dont le terme allemand, Entstellung, est lui aussi lié au mot Stelle. Scott Abbott met au jour tout le champ qui se déploie à partir de la racine indogermanique *sta-, qui a donné aussi bien le verbe stehen, être debout, que Stelle et Gestalt, dont le dictionnaire des Grimm précise en effet qu’il est un participe passé de stellen (ce qui explique qu’il ait parfois pu s’écrire gestallt).1085 Abbott insiste surtout sur ce sens de Gestalt comme « ce qui a été mis debout, érigé » (gestallt), et en effet, de nombreuses citations tirées des Élégies confirment l’idée que leur mouvement fondamental est de « mettre debout », d’ériger la Gestalt. Citons à titre d’exemple les vers célèbres de la Septième Élégie :
« qu’en nous cela conforte la conservation
de la figure (Gestalt) encore connue. Cela jadis se tenait là [stand, en italiques, encore répété par la suite] parmi des hommes ».1086
244Il faut se souvenir ici que c’est la menace de « l’invisible » qui est à l’origine de cet appel à la conservation de la Gestalt (cf. v. 59). C’est pourquoi, sans remettre en cause l’interprétation de Scott Abbott, il convient sans doute d’en relever aussi les enjeux visuels. Le participe passé gestallt ne vaut pas que pour l’acception de stellen comme « mettre debout » : le dictionnaire des Grimm, à propos de l’adjectif gestalt, dit en effet : « participe du vieux haut allemand stellan, ériger, constater, placer devant les yeux, diriger vers. »1087 La Gestalt n’est donc pas seulement ce qui est mis debout, mais aussi ce qui est « mis devant les yeux ». Les deux acceptions se rejoignent peut-être chez Rilke dans l’idée déjà évoquée d’une esthétique « phallique ». Scott Abbott ne mentionne pas la dimension phallique de tous ces standing things qu’il relève dans les Élégies ;1088 pourtant, la mythologie « phallique » de Rilke est une mythologie fondamentalement visuelle, où « mettre debout » et « mettre devant les yeux » sont indissociables. On se souvient de la lettre du 20 février 1914, dans laquelle Rilke formule l’idéal d’un art dans lequel le mystère de l’être ne serait pas dissimulé, ne serait pas à chercher « derrière » quoi que ce soit, mais serait, en somme, « mis devant les yeux » :
« peut-être toute réalité phallique (comme je l’ai pressenti dans le temple de Karnak, ne pouvant le penser encore) n’est-elle qu’une interprétation du mystère caché de l’humain dans le sens du mystère ouvert de la nature. »1089
245Ce mystère ouvert, « mis devant les yeux », est au « mystère caché » ce que le visuel est au visible censé dissimuler ou signifier un invisible.
246Si la Gestalt est par définition ce qui est « mis debout », la dialectique rilkéenne de l’image implique que soit pensé en même temps l’écroulement, la chute de la figure. C’est bien dans ce « lit du courant où s’étagent côte à côte les degrés qui provoquent la chute » que Rilke voit la Stelle paradoxale de la « transfiguration » de Pierrot.1090 Cette figure de la chute (Sturz) comme ce qui s’oppose à la figure (Gestalt) se retrouve de manière récurrente dans l’œuvre poétique. Dans Le fruit, un poème écrit en janvier 1924, le fruit arrivé à maturité, qui « fructifie » et dont « l’ovale s’arrondit », le fruit qui a trouvé la plénitude de sa forme, y « renonce » à ce moment même pour retourner en son « centre » :
« Et si maintenant, dans l’ovale arrondi
de son repos plénier [mit seiner vollgewordnen Ruhe], cela triomphe,
à l’intérieur, sous l’écorce, renonçant,
plongeant en soi, cela retourne [stürzt es] au centre. »1091
247La plénitude de la forme du fruit, forme organique par excellence, mûrie de l’intérieur, correspond à un idéal formel de Rilke, comme le montre ce passage du Requiem pour Paula Modersohn-Becker, où le fruit constitue le modèle formel des figures humaines :
« Car ceci, tu le comprenais : la plénitude
des fruits [...] Et c’est comme des fruits que tu voyais aussi
les femmes, les enfants, moulés de l’intérieur
dans les matrices de leur existence [Formen ihres Daseins]. »1092
248L’idée du poème Le fruit est en tout cas que cette plénitude de la forme ne peut être que passagère et que l’instant de l’accomplissement est en même temps celui du renoncement et de la chute, de l’écroulement.
249Le fruit pourtant contient aussi, dans ce renoncement même à la plénitude de sa propre forme, la promesse d’un fruit à venir : car ce centre au cœur du fruit donnera naissance à d’autres arbres fruitiers. En termes esthétiques, cela signifierait que toute œuvre contient, au creux de sa magnificence de surface, la promesse d’une œuvre future. Le début du poème À Hölderlin (1914) formule la même idée, mais appliquée aux images : ce qui vaut pour les images peintes, comme le Pierrot mourant, vaut aussi pour les images poétiques :
« Ne pas rester un peu, pas même auprès du mieux connu,
voici notre partage ; des images remplies
l’esprit se jette [stürzt] en d’autres qu’il faut emplir soudain ; les lacs
ne sont qu’en l’éternel. Ici la chute
est la plus valeureuse conduite. Du sentiment qu’on sut
avoir, tomber, tomber encore, dans celui qu’on devine. »1093
250On ne peut s’attarder dans la plénitude de l’image, comme on ne peut s’attarder dans l’instant d’équilibre d’une figure acrobatique, et comme on ne peut (ni le fruit, ni l’œuvre) maintenir la plénitude de la forme, de la Gestalt : la rupture de ces équilibres précaires, leur « chute » est inéluctable, et même nécessaire, car de la chute naît un équilibre nouveau, une figure, une forme, une image nouvelles. Toujours dans le poème à Hölderlin, Rilke décrit l’œuvre du poète comme une construction qui « tient debout » (le propre de la Gestalt), puis qui tombe sans que cela puisse réellement affecter l’artiste :
« Ah, ce que les suprêmes désirent, tu l’as sans rien vouloir
posé pierre sur pierre : colonne qui tenait [stand]. Mais dont même la chute [Umsturz]
ne te fit pas errer. »1094
251La chute (Sturz), si elle s’oppose à la figure (Gestalt), la fait tomber, rompt son équilibre, est pourtant en même temps ce qui l’instaure. Certains poèmes de Rilke emploient le terme de stürzen dans un sens un peu différent, comme mouvement vers une sorte de concrétion de la forme – comme cristallisation ou précipitation, et toujours en relation quasi-explicite avec des considérations esthétiques. Ainsi dans ce poème écrit le 12 août 1924 pour le sculpteur suisse Hermann Haller (1880-1950) dans un exemplaire des Élégies :
« Il est nôtre, le miracle de l’eau sphérique
que le magicien accomplit.
Quelle joie et quel pouvoir
que d’arrêter la vie dans sa chute
[Leben, das dahinstürzt, aufzuhalten] !
Certes, en laborieux praticiens,
nous ne maîtrisons point les puissances
qui à présent au-delà nous entraînent,
et nous chutons dans les figures en silence
[und wir stürzen still in die Gestalten]. »1095
252Le miracle évoqué par Rilke est celui de l’informe qui prend forme, de l’instant d’arrêt du mouvement perpétuel. Cette vie élémentaire dont l’essence est de tomber, de chuter, est arrêtée, suspendue, différée – mais pour un instant seulement, puisque le deuxième quatrain dévoile le caractère éphémère et finalement illusoire de la maîtrise de ces éléments qui en réalité nous emportent dans leur « course à l’abîme » (pour reprendre les termes de la lettre sur le Pierrot mourant). Etrangement, en nous entraînant dans leur chute, ils nous font justement accéder à cette Gestalt que nous croyions leur donner, ce sont eux qui nous la donnent : « et nous chutons dans les figures en silence ». Ici, c’est la chute qui fait la figure :
« Touchez le monde : qu’il se précipite dans la profondeur
d’une image qui le contienne ; et que votre cœur dessine par-dessus une
voûte apaisante. »1096
253L’image (Bild) est ici ce en quoi se cristallise le monde ; l’œuvre d’art – tableau, poème, image poétique ou picturale – est en quelque sorte le précipité du monde, ce qui reste de la chute des figures « figurées », comme la cristallisation de leur substance. On retrouve là une métaphorique chimique déjà rencontrée dans les Carnets de Malte Laurids Brigge à propos d’Ibsen :
« Mais là où tu es resté, penché à regarder, c’est là où notre destin mûrit et se dépose [kocht und sich niederschlägt] et change de couleur : à l’intérieur. »1097
254Ce motif chimique de la précipitation fait apparaître la question de la forme sous un jour inhabituel. En allemand, le verbe stürzen signifie lui aussi une chute, un renversement : le Duden rappelle que ce verbe signifie à l’origine « renverser, retourner » (auf den Kopf stellen),1098 et donne aussi l’acception de « démouler », le moule étant en allemand appelé Form. Le Duden définit le terme de Stürzen notamment comme « le fait de renverser, de retourner (un récipient) de façon à ce que le contenu s’en détache ou en tombe (...) b) détacher d’une forme (moule) ».1099 Cela suggèrerait, dans notre perspective, que le tableau serait comme un moule dans lequel l’artiste ferait se « précipiter » le monde ; la qualification de l’image par les adjectifs tief et fassend confirmeraient une telle hypothèse.
255Les deux acceptions quasi-opposées, en allemand comme en français, du terme de « forme » – selon le Duden, la « forme (Gestalt) plastique extérieure, silhouette sous laquelle une chose apparaît » d’un côté, et de l’autre l’« objet à l’aide duquel on donne une certaine forme à une matière, une masse » –1100 intéressent directement la question esthétique de l’idéal formel de Rilke. Tantôt, comme dans l’image du fruit, la forme est définie par un principe de formation intérieur, organique, qui atteint à un certain moment la plénitude de sa forme ; tantôt elle est l’objet qui donne forme à une matière informe. Il ne fait pas de doute que cette modalité-là de la « forme » est considérée par Rilke comme un passage, comme une négativité qui appelle une nouvelle positivité – comme un « lit du courant de la vie » destiné à acueillir un courant nouveau. On se souvient de ce regret formulé dans la Quatrième Élégie :
« Nous ne connaissons pas le contour
du sentir, mais seulement ce qui le forme du dehors. »1101
Notes de bas de page
817 Rilke évoque ces stèles antiques vues à Naples dans sa lettre du 10. 1. 1912 à Lou Andreas-Salomé.
818 Lou Andreas-Salomé, Rainer Maria Rilke, éd. par Ernst Pfeiffer, Francfort-sur-le-Main, Insel, 1988, 15 (première édition Leipzig, Insel, 1928). Je traduis.
819 Ibid., 16.
820 Philippe Jaccottet, Rilke, Paris, Seuil, 1970, 179.
821 Lettre du 13. 11. 1924 à Gertrud Ouckama-Knoop.
822 Lettre du 3. 11. 1925 à Witold Hulewicz.
823 Philippe Jaccottet, Rilke, op. cit., 180. Cf. la lettre du 8. 11. 1915 à Lotte Hepner.
824 Paul de Man, Introduction, op. cit., 10.
825 Philippe Jaccottet, Rilke, op. cit., 180.
826 Thierry Lenain (éd.), L‘image. Deleuze, Foucault, Lyotard, Paris, Vrin, 1997, 7 et 8.
827 Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, op. cit., 306 et 308.
828 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, op. cit., 230, 233 et 238. Cf. le chapitre 1.
829 Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, op. cit., 307-308.
830 Œuvres poétiques et théâtrales, 527 et 529 ; « daß wir nicht sehr verläßlich zu Haus sind / in der gedeuteten Welt [...] Freilich ist es seltsam, [...] den Rosen, und andern eigens versprechenden Dingen / nicht die Bedeutung menschlicher Zukunft zu geben [...] alles, was sich bezog, so lose im Raume flattern zu sehen » (I, 685, 687 et 688).
831 Ibid., 553. « Sie aber sind ja / unser winterwähriges Laub, unser dunkeles Sinngrün, /eine der Zeiten des heimlichen Jahres –, nicht nur / Zeit –, sind Stelle, Siedelung, Lager, Boden, Wohnort » (I, 721).
832 Ibid., 540 « eh dir / jemals ein Schmerz deutlicher wird in der Nähe des immer / trabenden Herzens, kommt das Brennen der Fußsohln / ihm, seinem Ursprung, zuvor mit ein paar dir / rasch in die Augen gejagten leiblichen Tränen. » (I, 703).
833 Johann Joachim Winckelmann, Réflexions sur l‘imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, trad. par Léon Mis, Paris, Aubier-Montaigne, 1954, 143-144.
834 Gert Mattenklott, à propos de la Cinquième Élégie, parle de « devenir-abstrait du langage lui-même, qui accomplit sur lui-même de façon mimétique ce dont il parle : la disparition de la logique organique ». « Rainer Maria Rilke : Die Fünfte Duineser Elegie. Hinweise zum Verständnis », Rilke heute. Der Ort des Dichters in der Moderne, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1997, 201-213 (212-213). Il faut sans doute introduire ici un troisième terme, car si le langage poétique de Rilke ne relève pas d‘un fonctionnement organique-symbolique, il ne relève pas non plus d‘un fonctionnement mécanique-allégorique. La Cinquième Élégie constitue précisément une critique de l‘œuvre mécanique des saltimbanques, une critique qui se manifeste par des symptômes physiques : douleurs, chutes, larmes.
835 Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, op. cit., 175.
836 Ibid., 419 ; « und bräche nicht aus allen seinen Rändern / aus wie ein Stern » (I, 557).
837 Peter Por, Die orphische Figur, op. cit., 219-220.
838 Cité par Gerald Stieg dans l‘introduction aux Œuvres poétiques et théâtrales, XXIII et XXI ; Robert Musil, Essais, conférences, critique, aphorismes, réflexions. Textes choisis, traduits et présentés par Philippe Jaccottet, Seuil, 1984, 271.
839 Journaux de jeunesse, op. cit., 19-20. (Das Florenzer Tagebuch, op. cit., 25).
840 Ibid., 20 (Ibid., 25).
841 Walter Pater, Die Renaissance. Studien in Kunst und Poesie, Leipzig, Eugen Diederichs, 1902 (édition originale : Studies in the history of the Renaissance, 1873).
842 (V, 600-601). Je traduis.
843 Rilke trouve dans les icônes russes le modèle d‘une peinture qui n‘est pas soumise à l‘idéal de l‘imitation et de la ressemblance, qui croit saisir son objet dans son aspect visible. Erika Greber a récemment tenté de définir le modèle sémiotique général que Rilke trouve dans les icônes, celui de signes désiconisés (l‘icône entendue cette fois dans le sens des catégories de Peirce), c’est-à-dire non motivés par une quelconque ressemblance. Elle conclut que la conception rilkéenne de l‘imagination est fondamentalement non-mimétique. « Ikonen, entikonisierte Zeichen. Zur Semiotik der Einbildung bei Rilke », Poetica. Zeitschrift für Sprach- und Literaturwissenschaft, 29, 1997, 158-197.
844 Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, op. cit., 94-103.
845 Œuvres poétiques et théâtrales, 296. « Ich zeichnete viel ziere Risse, / behorchte alle Hindernisse, – / dann wurden mir die Pläne krank : / es wirrten sich wie Dorngerank / die Linien und die Ovale, / bis tief in mir mit einem Male / aus einem Griff ins Ungewisse / die frommste aller Formen sprang. » (I, 284).
846 « J‘ai dans le Sud de nombreux frères de bure, / là où dans les couvents se dresse le laurier. / Je sais quels traits humains ont leurs esquisses de Madones ». Ibid., 272. « Ich weiß, wie menschlich sie Madonnen planen » (I, 254).
847 Ibid., 297. « Ich kann mein Werk nicht überschaun / und fühle doch : es steht vollendet. / Aber, die Augen abgewendet, / will ich es immer wieder baun » (I, 284).
848 Ibid., Notes, 1450.
849 Ibid., Notes, 1447.
850 Ibid., Notes, 1428.
851 Ibid., Notes, 1433. « Gott flüchtet sich von allem Dargestellten, / das in der Zeit sich seine Farben fand, / in allen Bildern bleibt nur das Gewand, / mit dem die Ungeduldigen ihn umhellten ; / Gott dunkelt hinter seinen Welten, / und einsam irrt des Malers Hand » (III, 363).
852 Ibid., Notes, 1433. Daria A. Reshetylo-Rothe insiste elle aussi sur le sens qu‘a pour Rilke la peinture des icônes, qui est de « cacher plutôt que de trahir la présence de Dieu ». Rilke and Russia. A Re-evaluation, New York, Berne, Francfort-sur-le-Main, Paris, Lang, 1990, 125. August Stahl souligne de son côté le principe de l‘icône comme présentification de l‘absent, comme « présence absente ». « ... und es war die Znamenskaja. Rilke und die Kunst der Ikonenmaler », Blätter der Rilke-Gesellschaft, 7-8, 1980/1981, 84-91, 89.
853 Ibid., Notes, 1433. « Sie haben Gott vergeudet, und wir sparen / mit unserm Gotte (...) Wir wollen Gott im Bild und im Gebet / nicht so verbrauchen als der Seele Speise, / wir wollen ja nur wissen, daß er leise / sich rührt in allem, was wir würdig halten » (III, 363-364).
854 Lettre du 20. 2. 1914 à Lou Andreas-Salomé. Cf. le chapitre 1.
855 On pourrait ainsi proposer une interprétation visuelle et esthétique du thème de la pauvreté dans le Livre d‘heures. à la richesse des apparences, Rilke opposerait l‘ascèse de l‘apparition.
856 Ibid., Notes, 1438. « Du Gott, der, an kein Bild gebunden, bei künftigen Geschlechtern steht, (...) du Blut aus hunderttausend Wunden, / nimm es nicht übel, wenn den Munden / der Mönche, welche dich gefunden, / die volle Lippe übergeht » (III, 754).
857 Lettre du 26. 6. 1914 à Lou Andreas-Salomé.
858 Johann Joachim Winckelmann, Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture, op.cit., 119.
859 Ibid., 141.
860 Œuvres poétiques et théâtrales, 539 ; « eingegangen in seiner gewaltigen Haut, als hätte sie früher / zwei Männer enthalten » (I, 702).
861 Ibid., 539. « Aufgelegt wie ein Pflaster, als hätte der Vorstadt- / Himmel der Erde dort weh getan » (I, 701).
862 Lettre écrite peu après le 12. 12. 1916 au Dr. H. Tietze. Cette lettre, conservé aux archives Rilke, est citée par Herman Meyer, « Die Verwandlung des Sichtbaren », art. cit., 483.
863 Lettre du 8. 8. 1917 à Elisabeth Taubmann, publiée d‘abord par Herman Meyer, puis récemment par Martina Kriessbach-Thomasberger (éd.), dans Rainer Maria Rilke, Über die moderne Malerei, op. cit. 86.
864 Dans la Montagne magique de Thomas Mann, les patients du sanatorium, avec un narcissisme morbide, ne cessent de se montrer leurs radiographies des poumons, comme si cette image, en effaçant leur peau et leur chair pour mettre à jour le squelette, révélait leur structure intime, l‘essentiel de leur être et de leur identité. Le seul homme sain du sanatorium, le docteur Behrens, s‘adonne à la peinture parce qu‘il s‘intéresse de près à la texture de la peau de Madame Chauchat. Là aussi, le tableau, la surface picturale, l‘image, c‘est la peau et c‘est la chair, tandis que l‘image sous-cutanée, littéralement le squelette de l‘apparence, tel que l‘offre la radiographie, ne donne à voir que la mort. Il serait intéressant d‘approfondir la question de la modification du regard par les moyens techniques, ici la radiographie, chez Rilke le microscope et la photographie.
865 Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, op. cit., 313.
866 Cf. la lettre du 31. 1. 1898 à Wilhelm von Scholz (VI, 1156).
867 Lettre du 8. 8. 1917 à Elisabeth Taubmann.
868 Ibid., 495. « O dieser Schlag, wie geht er durch das Weltall, / wenn irgendwo vom harten scharfen Zugwind / der Ungeduld ein Offenes ins Schloß fällt. / Wer kann beschwören, daß nicht in der Erde / ein Sprung sich hinzieht durch gesunde Samen » (I, 660).
869 Ibid., 389. « Noch ist die Welt voll Rollen [...] Doch als du gingst, da brach in diese Bühne / ein Streifen Wirklichkeit durch jenen Spalt / durch den du hingingst : Grün wirklicher Grüne, / wirklicher Sonnenschein, wirklicher Wald » (I, 518). Traduction légèrement modifiée.
870 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, op. cit., 188.
871 Käte Hamburger démontre l‘affinité entre l‘idée rilkéenne de l‘essence de la couleur du procédé de réduction phénoménologique développé par Husserl pour accéder à l‘eidos d‘une couleur – eidos qui ne se confond en aucun cas avec l‘Idée platonicienne, qui suppose une opération de pensée inverse. Hamburger souligne le fait que la réduction phénoménologique prend sa source dans le voir, dans la perception, non dans une quelconque théorisation abstraite – ce en quoi on est en effet très proche de Rilke. „Die phänomenologische Struktur der Dichtung Rilkes“ (Philosophie der Dichter, Stuttgart, Kohlhammer, 1966), repris in : Rilke in neuer Sicht, éd. par Käte Hamburger, Stuttgart, Berlin, Cologne, Mayence, Kohlhammer, 1971, 83-158, 95 sq.
872 Œuvres poétiques et théâtrales, 554. « Oh aber gleich darüber hinaus, / hinter der letzten Planke, beklebt mit Plakaten des „Todlos“, […] gleich im Rücken der Planke, gleich dahinter, ists wirklich » (I, 722).
873 Ibid., 254. « Ich schau noch nicht hinaus, und doch zerreißen / die langen Zeilen, und die Worte rollen / von ihren Fäden fort, wohin sie wollen […] Und wenn ich jetzt vom Buch die Augen hebe, / wird nichts befremdlich sein und alles groß. / Dort draußen ist, was ich hier drinnen lebe, / und hier und dort ist alles grenzenlos ; nur daß ich mich noch mehr damit verwebe » (I, 458).
874 Ibid., 824. « Ein Netz von raschen Schattenmaschen schleift / über aus Mond gemachte Gartenwege, / als ob Gefangenes sich drinnen rege, / das ein Entfernter groß zusammengreift. […] Doch plötzlich ists, als risse eine Welle / das Netz entzwei an einer hellen Stelle, / und alles fließt dahin und flieht und treibt » (II, 26).
875 Ibid., 824. « in tiefen feierlichen Zwischenräumen, / die großen Sterne einer Frühlingsnacht » (II, 26).
876 Cf. Ibid., Notes, 1534.
877 Ibid., 482. « Sechsunddreissig Mal und hundert Mal / hat der Maler jenen Berg geschrieben » (I, 638). Traduction légèrement modifiée.
878 Ibid., 482 ; « während der mit Umriß Angetane / seiner Herrlichkeit nicht Einhalt tat […] / jedes Bild im Augenblick verbrauchend, / von Gestalt gesteigert zu Gestalt, / […] um auf einmal wissend, wie Erscheinung, / sich zu heben hinter jedem Spalt » (I, 639).
879 Ibid., Notes, 1505.
880 Ibid., 414. « Lautloses Leben, Aufgehn ohne Ende, / Raum-brauchen ohne Raum von jenem Raum / zu nehmen, den die Dinge rings verringern, / fast nicht Umrissen-sein wie Ausgespartes / und lauter Inneres » (I, 552-553). Traduction modifiée.
881 Ibid., 416. « Und sind nicht alle so, nur sich enthaltend, / wenn Sich-enthalten heißt : die Welt da draußen [...] in eine Hand voll Inneres zu verwandeln. // Nun liegt es sorglos in den offnen Rosen » (I, 554). Traduction modifiée.
882 Ibid., 807. « dich aus allen Dingen auszusparen, / so wie man in deinen Mädchenjahren / zeichnete das Weiß des Wasserfalls » (II, 9).
883 Ibid., 936 ; « Vögel sind jetzt Architekten, ihrer / Flüge Risse zeichnen einen Platz » (II, 507).
884 Ibid., 549. « Und wie bestürzt ist eins, das fliegen muß / und stammt aus einem Schooß. Wie vor sich selbst / erschreckt, durchzuckts die Luft, wie wenn ein Sprung / durch eine Tasse geht. So reißt die Spur / der Fledermaus durchs Porzellan des Abends » (I, 716).
885 Ibid., 555. « ... manchmal / schreckt ein Vogel und zieht, flach ihnen fliegend durchs Aufschaun, / weithin das schriftliche Bild seines vereinsamten Schreis » (I, 724).
886 Ibid., 555. « Nicht erfaßt es sein Blick » (I, 724).
887 Ibid., 555-556. « Und sie (die Eule), / streifend im langsamen Abstrich die Wange entlang, / jene der reifesten Rundung, / zeichnet weich in das neue / Totengehör, über ein doppelt / aufgeschlagenes Blatt, den unbeschreiblichen Umriß. » (I, 724-725).
888 Lettre du 1. 2. 1914 à Magda von Hattingberg.
889 Œuvres en prose, 638 (VI, 1090).
890 Ibid., 636 (VI, 1087).
891 Œuvres poétiques et théâtrales, 496 (I, 661-662).
892 Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, op. cit., 248. Cf. Jacques Lacan, Le Séminaire, XI – Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, 16.
893 Œuvres poétiques et théâtrales, 608. « Immer wieder von uns aufgerissen, / ist der Gott die Stelle, welche heilt. / Wir sind Scharfe, denn wir wollen wissen, / aber er ist heiter und verteilt. » (I, 761).
894 Ibid., 614. « In Zwischenräume / dieses, des Weltraums, (in welchen der heile / Vogelschrei eingeht, wie Menschen in Träume –) / treiben sie ihre, des Kreischens, Keile » (I, 768). Traduction légèrement modifiée.
895 Ibid., 614. « Ordne die Schreier, / singender Gott ! » (I, 769).
896 Ibid., 599. « hast ihr Geschrei übertönt mit Ordnung, du Schöner, / aus den Zerstörenden stieg dein erbauendes Spiel » (I, 747).
897 Ibid., 599 ; « und alle die scharfen / Steine, die sie nach deinem Herzen warfen » (I, 748).
898 Ibid., 599 ; « unendliche Spur » (I, 748).
899 Ibid., 861 (II, 49).
900 Ibid., 861. « Und da ging er hin, das Unerlaubte / an der ruhigen Natur zu tun (...) noch im Gehen wars ihm ungeheuer » (II, 49).
901 On retrouve là la dialectique à l’œuvre dans les Carnets de Malte Laurids Brigge entre le principe Brigge et le principe Brahe, développé par Winfried Eckel, Wendung, op. cit.
902 Lettre du 14 janvier 1919 à Adélaïde von der Marwitz.
903 Lettre du 20. 2. 1914 à Lou Andreas-Salomé.
904 Lettre du 20. 2. 1918 à Lou Andreas-Salomé.
905 Cf. Gerald Stieg, « Rivalité entre mère et monde... : Les Trois lettres à un jeune garçon de Lou Andreas-Salomé et les Élégies de Duino de Rilke », Rilke et son amie Lou Andreas-Salomé à Paris, Bibliothèque nationale de France, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, 111-126.
906 Œuvres poétiques et théâtrales, 410. « Der Gott verneinte, und da schrie er auf / und schrie‘s hinaus und hielt es nicht und schrie / wie seine Mutter aufschrie beim Gebären. » (I, 547).
907 Ibid., 140. « Da ist der Tod, erlauchte Frau, der Tod. / Ich sah ein Haus, in seiner Türe schrie / ein schwangres Weib und riß sich an den Haaren [...] Ich habe viele Männer schreien hören, / und es kam vor, ich habe selbst geschrien ; / doch niemals hört ich einen schrein wie ihn. / Ja, es gibt Dinge, die man nicht vergißt : – / da war die Angst, die in den Tieren ist, / die Angst von Weibern, wenn sie irre kreißen, / die Angst von kleinen Kindern war darin, – / und das ergriff ihn, und das warf ihn hin, / und das war so, als müßt es ihn zerreißen. » (I, 215) Traduction légèrement modifiée.
908 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999, 44.
909 Œuvres poétiques et théâtrales, 412. « An diesem Morgen nach der Nacht, die bang / vergangen war mit Rufen, Unruh, Aufruhr, – / brach alles Meer noch einmal auf und schrie. / Und als der Schrei sich langsam wieder schloß / und von der Himmel blassem Tag und Anfang / herabfiel in der stummen Fische Abgrund – : / gebar das Meer » (I, 549). Plutôt qu‘un pluriel évoquant plusieurs mers (toutes les mers), l‘étrange expression alles Meer semble suggérer toute la masse (indénombrable) de la mer, et souligner ainsi son caractère de matière.
910 Ibid., 412. « Von erster Sonne schimmerte der Haarschaum / der weiten Wogenscham, an deren Rand / das Mädchen aufstand, weiß, verwirrt und feucht. »
911 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, op. cit., 16.
912 Œuvres poétiques et théâtrales, 413. « In seines Nabels engem Becher war / das ganze Dunkel dieses hellen Lebens » (I, 550).
913 Ibid., 413. « Im zartesten Geäst der Aderbäume / entstand ein Flüstern, und das Blut begann / zu rauschen über seinen tiefen Stellen » (I, 551).
914 Ibid., 413 ; « warm, leer und unverborgen, lag die Scham » (I, 413).
915 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, op. cit., 36.
916 Ibid., 27 et 28.
917 Ibid., 30.
918 Journaux de jeunesse, op. cit., 57. (Das Florenzer Tagebuch, op. cit., 80).
919 Œuvres poétiques et théâtrales, 414. « Am Mittag aber, in der schwersten Stunde / hob sich das Meer noch einmal auf und warf / einen Delphin an jene selbe Stelle. / Tot, rot und offen » (I, 552).
920 Ibid., 1505. « Le dauphin, absent du tableau de Botticelli, est l‘attribut habituel d‘Aphrodite. Mais delphys signifie aussi l‘utérus, et Aphrodite est la déesse de la fécondité : elle-même est directement issue des testicules d‘Ouranos, tombées dans la mer – à Cythère – après la castration du Titanide. Naissance et mort se rejoignent sous le signe de Pan, du „Tout“ ».
921 On se souvient du lien essentiel entre Gestalt et stehen, dont on trouve ici de nombreuses variantes : aufstand, aufschlägt, enfaltet, stiegen... auf, stand, aufstieg, streckten (vers 10, 12, 13, 15, 31, 33 et 42).
922 Œuvres poétiques et théâtrales, 924. « Die Sehnsucht, die du namenlos erlitten, / bricht nun aus meinen Adern aus und schreit. » (II, 499). Traduction modifiée.
923 Lettre du 1. 3. 1912 à Lou Andreas-Salomé.
924 L‘idée selon laquelle les tapisseries en question seraient des représentations allégoriques des cinq sens n‘aurait été formulée qu‘en 1921 par A. F. Kendrick, conservateur au Musée Victoria and Albert à Londres. Cf. la postface d‘Egon Olessak dans son édition de Rainer Maria Rilke, Die Dame mit dem Einhorn, Francfort-sur-le-Main, Insel, 1978, rééd. 1993, 53.
925 Œuvres en prose, 518 (VI, 828).
926 Ibid., 518 (VI, 828).
927 Ibid., 518 (VI, 828).
928 Egon Olessak, Die Dame mit dem Einhorn, op. cit., 44.
929 Œuvres en prose, 519 (VI, 829).
930 Ibid., 518 (VI, 828).
931 Ibid., 519 (VI, 828).
932 Ibid., 519 (VI, 829).
933 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, op. cit., 101, (cité par Rilke dans VI, 1169).
934 Ibid., 97.
935 Peter Sloterdijk va même jusqu‘à affirmer que « le 19ème siècle connaît peu de livres aussi apolliniens que la Naissance de la tragédie » (postface à Die Geburt der Tragödie, op. cit., 208). Theo Meyer en revanche rejette cette idée ; Nietzsche voudrait au contraire, « par son esthétique du dionysiaque, abolir la vision harmonieuse de la Grèce et le concept idéal de beauté de la tradition classiciste. » Nietzsche und die Kunst, op. cit., 31. Sur Rilke et Winckelmann, voir Wolfgang Schadewaldt, Winckelmann und Rilke. Zwei Beschreibungen des Apollon, Pfullingen, Neske, 1968, une interprétation très apollinienne qui place Rilke dans la continuité de Winckelmann (29).
936 Johann Joachim Winckelmann, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, op. cit., 107.
937 Ibid., 103.
938 Gotthold Ephraim Lessing, Laokoon oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, Stuttgart, Reclam, 1964, 9. Laocoon, trad. par Courtin (1866), avant-propos par Hubert Damisch, introduction par Jolanta Bialostocka, Paris, Hermann, 1990, 45.
939 Ibid., 51.
940 Il le cite à la fin des Flâneries en bohème (I), parues en 1895. Œuvres en prose, 11 (V, 292).
941 Lessing. Laocoon, op. cit., 109.
942 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, op. cit., 139-140.
943 Œuvres poétiques et théâtrales, 527. « Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel / Ordnungen ? [...] Denn das Schöne ist nichts / als des Schrecklichen Anfang, den wir noch grade ertragen, / und wir bewundern es so, weil es gelassen verschmäht, / uns zu zerstören. Ein jeder Engel ist schrecklich » (I, 685).
944 Ferruccio Busoni, Entwurf einer neuen Ästhetik der Tonkunst, annoté par Arnold Schönberg, postface de H. H. Stuckenschmidt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974, 47.
945 Ibid., 56 et 60.
946 « Les phrases musicales [...] sont d‘abord sous forme de dialogue, puis superposées, et ce contrepoint exprime la complétude de l‘ouvert : espace des timbres déterminés qui s‘attirent ou se rejettent pour, finalement, aboutir à une quinte, expression parfaite de la consonance. » Après quoi Philippe Fénelon explique que la dissonance chez Monteverdi devient consonance, tandis que, dit-il, « ma consonance est devenue dissonance ». Dialectique complexe qui montre que l‘Ouvert rêvé de Rilke et de Busoni ne peut s‘entrevoir que dans le court instant d‘un passage. Laurent Feneyrou, Entretien avec Philippe Fénelon, Rilke et son amie Lou Andreas-Salomé à Paris, op. cit., 180.
947 Ibid., 170 et 174.
948 C‘est pourquoi le projet de Busoni, l‘abolition de toute notion de dissonance et de consonance, c‘est-à-dire le refus de cette irréductible dialectique, reste une utopie ; la musique imaginée par Busoni n‘est pas de ce monde, comme le montre notamment sa remarque selon laquelle « ce sont nos instruments qui empêchent l‘épanouissement de la musique ». Il rêve d‘un « son abstrait, d‘une technique sans obstacles, d‘une illimitation sonore ». Schönberg note ici son désaccord, et on imagine difficilement Rilke se reconnaître dans l‘idéal désincarné et immatériel du dynamophone « transcendantal ». Ferruccio Busoni, Entwurf einer neuen Ästhetik der Tonkunst, op. cit., 44-45.
949 Œuvres poétiques et théâtrales, 937. « Und zwischendurch in unserm Horchen heilt / das schöne Schweigen, das sie brechen » (II, 509).
950 Ibid., 925 ; « wo der Widerhall abspringt, wie ein Splitter der Stille » (II, 500). On peut ajouter ce fragment de 1914 : « Seul le bruit, quand il détache de la montagne muette / le plus proche morceau de silence » (Ibid., 889). « Nur das Geräusch, indem er das nächste Stück Stummsein / abbricht vom Schweigengebirg » (II, 432).
951 Cette image serait à mettre en relation avec les dialectiques rilkéennes de la figure et du fond (Hintergrund), du concave et du convexe, de la forme « positive » et « négative » (double sens du mot Form), etc.
952 Œuvres poétiques et théâtrales, 814 ; « und ich wollte, mir wüchse, wie einem Tier, / eine Stimme, ein einziger Schrei / für alles –. Denn was soll mir die Zahl / der Worte, die kommen und fliehn, / wenn ein Vogellaut, vieltausendmal, / geschrien und wieder geschrien, / ein winziges Herz so weit macht und eins / mit dem Herzen der Luft, mit dem Herzen des Hains / und so hell und so hörbar für Ihn... ». (II, 13).
953 Ibid.,537. « Da wird für eines Augenblickes Zeichnung / ein Grund von Gegenteil bereitet, mühsam, / daß wir sie sähen » (I, 697).
954 Ibid., 458 ; « und sie sagt Erdichtetes, darin / Schicksal schwankt, gewolltes, irgendeines, / und sie giebt ihm ihrer Seele Sinn, / daß es ausbricht wie ein Ungemeines : / wie das Schreien eines Steines – // « und sie läßt, mit hochgehobnem Kinn, / alle diese Worte wieder fallen, / ohne bleibend » (I, 608).
955 Ibid., 540. « Und dennoch, blindlings, / das Lächeln... » (I, 703).
956 Ibid., 259. « Am ganzen Leibe war ich wund. Die Welt, / die in den Dingen blüht und reift, / war mit den Wurzeln aus mir ausgerissen, / mit meinem Herzen (schien mir), und ich lag / wie aufgewühlte Erde da » (I, 465).
957 Ibid., 258. « Die damals sah, die laut und schauend lebte, / die starb » (I, 465).
958 Ibid., 259. « Und mein Gehör war groß und allem offen. Ich hörte Dinge, die nicht hörbar sind : / die Zeit, die über meine Haare floß » (I, 465-466). Traduction légèrement modifiée.
959 à titre de rappel : « Cela [l‘ascèse d‘un langage qui ne veut avoir d‘autre référent que lui-même] ne lui laisse que la sonorité comme seule ressource, car elle est la seule propriété du langage qui lui soit réellement immanente et ne se rapporte à rien qui soit situé en dehors de lui » (Paul de Man, Introduction, op. cit., 19).
960 Œuvres poétiques et théâtrales, 261. « Jetzt geht alles in mir umher, / sicher und sorglos » (I, 468).
961 Ibid., 261. « Ich muß nichts mehr entbehren jetzt, / alle Farben sind übersetzt / in Geräusch und Geruch. / Und sie klingen unendlich schön / als Töne » (I, 469).
962 Paul de Man, Introduction, op. cit., 63.
963 Œuvres poétiques et théâtrales, 262. « Und der Tod, der Augen wie Blumen bricht, / findet meine Augen nicht… » (I, 469).
964 Ibid., 404 ; « und jeder Satz ist wie ein Epitaph // für etwas Angeschwemmtes, Unbekanntes, / das unerklärt zu ihnen kommt und bleibt » (I, 538).
965 Ibid., 404-405. « Und so ist alles was ihr Blick beschreibt // von Kindheit an : nicht auf sie Angewandtes, / zu Großes, Rücksichtsloses, Hergesandtes, / das ihre Einsamkeit noch übertreibt » (I, 538-539).
966 Ibid., 405. « Die Insel ist wie ein zu kleiner Stern [...], [der] dunkel auf seiner selbsterfundnen Bahn / versucht zu gehen, blindlings, nicht im Plan / der Wandelsterne, Sonnen und Systeme » (I, 539-540).
967 Ibid., 210 ; « der dunkle Eingang in die Unterwelt / bei einem oberflächlichen Geschlechte » (I, 393).
968 Ibid., 445. « Sieh, er geht und unterbricht die Stadt, / die nicht ist auf seiner dunkeln Stelle, / wie ein dunkler Sprung durch eine helle / Tasse geht. Und wie auf einem Blatt // ist auf ihm der Widerschein der Dinge / aufgemalt ; er nimmt ihn nicht hinein » (I, 590).
969 Ibid., 445. « Nur sein Fühlen rührt sich, so als finge / er die Welt in kleinen Wellen ein [...] und dann scheint er wartend wen zu wählen : / hingegeben hebt er seine Hand, / festlich fast, wie um sich zu vermählen » (I, 590-591).
970 Peter Por interprète toutes ces figures d‘aveugles, depuis L‘Aveugle de 1900 qu‘il considère comme le passage à l‘esthétique des Nouveaux poèmes, comme des figures de l‘abandon de la vision « visuelle » au profit d‘une vision « cérébrale » qui est selon lui le principe même de la « figure » chez Rilke. Ce qu‘il appelle « visuel » correspond à ce que nous appelons, à la suite de Georges Didi-Huberman, le « visible » ; Por ne fait donc pas de distinction entre « visible » et « visuel », de sorte que tout ce qui ne relève plus de la simple apparence, de la représentation mimétique, tombe chez lui dans la catégorie du « cérébral » et de l‘abstrait, ou encore de l‘« avisuel ». Cf. Peter Por, Die orphische Figur, op. cit., 238-261.
971 Œuvres poétiques et théâtrales, 399. « Und manchesmal ein Lächeln, hergewendet, / ein seliges, das blendet und verschwendet / an dieses atemlose blinde Spiel... » (I, 531).
972 Ibid., 419 ; « und bräche nicht aus allen seinen Rändern / aus wie ein Stern » (I, 557).
973 Beda Allemann, Zeit und Figur, op. cit., notamment 47-61. Allemann relativise toutefois lui-même cette opposition et démontre aussi une certaine continuité de la notion de figure au-delà des distinctions entre figure « plastique » isolée et figure « abstraite » ouverte, notamment en faisant remarquer que cette distinction n‘est pas une affaire de chronologie de l‘œuvre (Ibid., 33). Quant au critère de la qualité temporelle de la « figure », Judith Ryan montre que la dimension temporelle est présente aussi dans des figures de la période médiane qui semblent relever d‘une logique de l‘autonomie, telles que l‘Hortensia bleu (Umschlag und Verwandlung, op. cit., 28).
974 Œuvres poétiques et théâtrales, 419 ; « sein Torso glüht noch wie ein Kandelaber, / in dem sein Schauen, nur zurückgeschraubt, // sich hält und glänzt. Sonst könnte nicht der Bug / der Brust dich blenden ». (I, 557).
975 Ibid., 419. « Wir kannten nicht sein unerhörtes Haupt, / darin die Augenäpfel reiften » (I, 557).
976 Ibid., 419 ; « denn da ist keine Stelle, / die dich nicht sieht. Du mußt dein Leben ändern » (I, 557).
977 Lettre du 18. 8. 1908 à Anton Kippenberg.
978 Œuvres poétiques et théâtrales, 361 ; « Wie manches Mal durch das noch unbelaubte / Gezweig ein Morgen durchsieht, der schon ganz / im Frühling ist : so ist in seinem Haupte / nichts was verhindern könnte, daß der Glanz // aller Gedichte uns fast tödlich träfe » (I, 481) Traduction légèrement modifiée.
979 Ibid., 415. « Und dies : daß eins [ein Blütenblatt] sich aufschlägt wie ein Lid, / und drunter liegen lauter Augenlider, / geschlossene, als ob sie, zehnfach schlafend, / zu dämpfen hätten eines Innern Sehkraft » (I, 553).
980 Dans la Berceuse de 1908 : « tout comme des / paupières des mots ». Ibid., 476 ; « Worte, beinah wie Augenlider » (I, 631).
981 Ulrich Karthaus, « Die Macht des Lichts », Frankfurter Anthologie. Gedichte und Interpretationen, éd. par Marcel Reich-Ranicki, Francfort-sur-le-Main, Insel, t. 15, 1992, 135-138.
982 Œuvres poétiques et théâtrales, 448 ; « an diesem schwarzen Felle / wird dein stärkstes Schauen aufgelöst » (I, 595).
983 Ibid., 449 ; » « Alle Blicke, die sie jemals trafen, / scheint sie also an sich zu verhehlen, / um darüber drohend und verdrossen / zuzuschauern und damit zu schlafen » (I, 595).
984 Ibid., 449. « Doch auf einmal kehrt sie, wie geweckt, / ihr Gesicht und mitten in das deine : und da triffst du deinen Blick im geelen / Amber ihrer runden Augensteine / unerwartet wieder : eingeschlossen wie ein ausgestorbenes Insekt » (I, 595).
985 Rilke-Balthus, Lettres à un jeune peintre, suivi de Mitsou, quarante images par Balthus, préface de Marc de Launay, Paris, Somogy / Archimbaud, 1998 (éd. originale 1921).
986 Ibid., 47.
987 Ibid., 50.
988 Ibid., 15-16.
989 La Licorne est le troisième terme d‘une trinité poétologique commencée par La Panthère et La Gazelle. Cf. notamment David Wellbery, « Zur Poetik der Figuration beim mittleren Rilke : „Die Gazelle“ », Rainer Maria Rilke, éd. par Egon Schwarz, Stuttgart, Klett, 1983, 125-132. Wellbery présente la « figure » rilkéenne en relation avec le processus de « figuration » qu‘il rapproche du « travail du rêve » freudien. De manière générale, les animaux chez Rilke, de par leur lien avec l‘idée de l‘Ouvert, se prêteraient à une analyse systématique. On imagine bien une sorte de bestiaire figural rilkéen qui, outre les chats, licornes, gazelles et panthères, comprendrait chiens, dragons, oiseaux, chauves-souris, moustiques et tant d‘autres. On y trouverait une grande variété de « figures » incarnées, apparentées peut-être à ce que Deleuze appelle des « personnages conceptuels » (Qu‘est-ce que la philosophie, Minuit, 1991).
990 Œuvres poétiques et théâtrales, 380 ; « lautlos nahte sich das niegeglaubte, / das weiße Tier » (I, 506) Traduction modifiée.
991 Ibid., 380 ; « ein weißer Glanz glitt selig durch das Fell » (I, 507).
992 Ibid., 381 ; « so daß ein wenig Weiß / (weißer als alles) von den Zähnen glänzte » (I, 507).
993 Ibid., 986. « Wir sind für euch die Immer-noch-nicht-Reifen / für euer Leben, das, wenn wir es streifen / ein Einhorn wird, ein scheues, weißes Tier, // das flüchtet » (II, 201).
994 Ibid., 986 ; « ihr aber wollt nur diesen Wunsch gestillt : / daß einst das Einhorn sein beruhigtes Bild / in eurer Seele schwerem Spiegel fände. » (II, 201).
995 Ibid., Notes, 1610.
996 Ibid., 617-618.
997 Ibid., 601. « O dieses ist das Tier, das es nicht giebt » (I, 753).
998 La licorne est l‘exemple cité par Umberto Eco pour montrer qu‘il peut y avoir signifiant et signifié sans référent. Le signe, op. cit., 38.
999 L‘incarnation s‘accomplit par la force du désir, l‘ « érotisation de l‘imminence », selon l‘expression de Marc de Launay, et ce désir fait en effet apparaître l‘animal pur qui chez Rilke est surtout une figure phallique : « Ils le nourrissaient non de grain, / mais de la possibilité, d‘elle seule, / qu‘il soit. Et l‘animal en prit tant de force // qu‘une corne à son front jaillit. Unicorne ». Œuvres poétiques et théâtrales, 602. « Und die [die Möglichkeit, es sei] gab solche Stärke an das Tier, // daß es aus sich ein Stirnhorn trieb. Ein Horn » (I, 753). On retrouve ici l‘idéal rilkéen du « dieu visible » conçu comme « divinité phallique » dont il a été déjà été question. C‘est le phallus Ein Horn qui donne son nom à l‘animal (Einhorn, licorne), et le fait « être », lui qui « n‘était pas » (v. 5) puis n‘avait « presque / besoin d‘être » (v. 8/9) – qui le fait être, donc, dans une image (le miroir d‘argent) et dans un corps (la vierge). Le nom, l‘image, le corps, apparaissent ici dans une unité idéale.
1000 Ibid., 602). « Zu einer Jungfrau kam es weiß herbei – / und war im Silber-Spiegel und in ihr » (I, 753).
1001 Ibid., 515 (II, 47).
1002 Ibid., 670 ; « denn Götter locken nicht. Sie haben Dasein / und nichts als Dasein, Überfluß von Dasein, / doch nicht Geruch, nicht Wink. Nichts ist so stumm / wie eines Gottes Mund. Schön wie ein Schwan / auf seiner Ewigkeit grundlosen Fläche : / so zieht der Gott und taucht und schont sein Weiß. (II, 52-53).
1003 Louis Marin, « Ruptures, interruptions, syncopes dans la représentation de peinture », De la représentation, recueil établi par Daniel Arasse, Alain Cantillon, Giovanni Careri et. al., Paris, Gallimard / Seuil, 1994, 364-376, 366.
1004 Œuvres poétiques et théâtrales, 718. « Du „einig Weiß“, ich mag Dich nicht zerspalten / in das, was abwehrt, und in das, was ruft ; / es sei, nach ihrem Wesen abgestuft, / jegliche Farbe klar in dir enthalten. // Du, Deiner sieben Farben Inbegriff, / empfinde, was die Vielfalt Dir verspricht, / doch, wenn sie Dich verwirrt, so übertriff / sie immer neu mit Deinem weißen Licht. » (II, 304).
1005 Ibid., 216. « Nacht, stille Nacht, in die verwoben sind / ganz weiße Dinge, rote, bunte Dinge, verstreute Farben, die erhoben sind / zu Einem Dunkel Einer Stille » (I, 401) Traduction légèrement modifiée.
1006 Ibid., 216. « Spielen / denn meine Sinne noch zu sehr mit Licht ? » (I, 401-402).
1007 Cf. la Transfiguration du Christ (Die Verklärung Jesu) : « Und er wurde vor ihren Augen verwandelt ; sein Gesicht leuchtete wie die Sonne, und seine Kleider wurden blendend weiß wie das Licht. » (Mt. 17, 2). Cf. aussi Luc 9, 29.
1008 Œuvres poétiques et théâtrales, 620. « Hier- und Dortsein, dich ergreife beides / seltsam ohne Unterschied. Du trennst / sonst das Weißsein von dem Weiß des Kleides » (II, 467).
1009 Ibid., 1155.
1010 Ibid., 1155.
1011 Ibid., 1155.
1012 Ibid., 596. « Die Erde / ist wie ein Kind, das Gedichte weiß [...] Nun, wie das Grüne, das Blaue heiße, / dürfen wir fragen : sie kanns, sie kanns ! » (I, 744).
1013 Ibid., 596. « O was der Lehrer sie lehrte, das Viele, / und was gedruckt steht in Wurzeln und langen / schwierigen Stämmen : sie singts, sie singts ! » (I, 744).
1014 À propos de la notion de polyphonie en relation avec le domaine de la vision, voir aussi Jean-Yves Bosseur, « La musique à l‘aube de l‘abstraction picturale », Le commentaire et l‘art abstrait, éd. par Murielle Gagnebin et Christine Savinel, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1999, 97-106, en particulier 103-106.
1015 Jean Starobinski, Portrait de l‘artiste en saltimbanque, Genève, Skira, 1970, 33.
1016 Paul de Man, Introduction, op. cit., 10.
1017 Œuvres poétiques et théâtrales, Notes, 1580 (II, 714).
1018 Jean Starobinski, Portrait de l‘artiste en saltimbanque, op. cit., 141.
1019 Ibid., 141.
1020 Œuvres poétiques et théâtrales, 540 ; « abfällt und anprallt ans Grab » (I, 703).
1021 Lettre du 6. 3. 1922 de Lou Andreas-Salomé.
1022 Œuvres poétiques et théâtrales, 543 ; « beständig / nimmt er sich fort und tritt ins veränderte Sternbild / seiner steten Gefahr » (I, 707).
1023 Ibid., Notes, 1580 (II, 713).
1024 Ibid., 607. « Alles will schweben. Da gehn wir umher wie Beschwerer, / legen auf alles uns selbst, vom Gewichte entzückt ; o was sind wir den Dingen für zehrende Lehrer [...] Nähme sie einer ins innige Schlafen und schliefe / tief mit den Dingen – : o wie käme er leicht, / anders zum anderen Tag, aus der gemeinsamen Tiefe » (I, 760).
1025 Ibid., 888. « Nie nimmt sie wieder / der reine Raum. Die Schwere unserer Glieder, was an uns Abschied ist, kommt über sie » (II, 97).
1026 Ibid., 888. « O wie doch alles, eh ich es berührte, so rein und leicht in meinem Anschaun lag » (II, 97).
1027 Ibid., 1006. « Dich zu fühlen bin ich aus den leichten / Kreisen meiner Fühlungen gestiegen / und jetzt soll mich täglich im Erreichten / Trauer großer Nähe überwiegen, / dieses hülflos menschliche Gewicht » (II, 416).
1028 Ibid., 377 ; « und sie hängten schließlich wie Gewichte / (zu verhindern seine Himmelfahrt) // an ihn ihrer großen Kathedralen / Last und Masse » (I, 502).
1029 Ibid., 377. « Und sie hatten Ihn in sich erspart » (I, 502).
1030 Ibid., 377-378. « Aber plötzlich kam er ganz in Gang / und die Leute der entsetzten Stadt / ließen ihn, vor seiner Stimme bang, / weitergehn [...] und entflohn vor seinem Zifferblatt » (I, 502-503).
1031 Ibid., 912. « Wo wir, bang, tragen am Herzen, / da weilt in den leichteren Göttern / ein ständiger Auftrieb. / Immer, vom Herzen aus, / steigen sie durch sich selbst in die reinere Aussicht / über das dumpfe Gewölk » (II, 487). Traduction modifiée.
1032 Ibid., 357 (I, 366).
1033 Ibid., 366 ; « wie eine Seele leicht » (I, 487).
1034 Œuvres en prose, 889 (V, 197).
1035 Œuvres poétiques et théâtrales, 865 ; « als lehnte sich noch einmal das Gewicht / gegen zuviel Leichtwerden in den Dingen / mürrischer auf » (II, 55).
1036 Ibid., 460. « In diesem Innern [...] ward dieses Staates Dunkelheit gehalten // und heimlich aufgehäuft, als Gleichgewicht / des Lichtes, das in allen seinen Dingen / sich so vermehrte, daß sie fast vergingen » (I, 610).
1037 Paul de Man, aux yeux duquel la poésie rilkéenne n‘est que libération du signifiant par liquidation du référent, identifie ailleurs – à propos des marionnettes de Kleist – la gravité à la référentialité, au-delà de l‘autoréférentialité d‘un système de figures donné. Volker Kaiser résume le « modèle tropologique » comme un modèle qui conçoit le théâtre de marionnettes comme un « système autoréférentiel de figures » qui est est néanmoins soumis, comme les marionnettes, à la loi de la pesanteur, c‘est-à-dire de la référence. « Die Katastrophe der Repräsentation », in : DVjS, 65, 1991, n°4.
1038 Œuvres en prose, 771 (V, 20).
1039 Ibid., 775 (V, 25).
1040 L‘opposition plus générale « leicht / leichtsinnig vs. Schwer » se retrouve souvent chez Rilke, et le sens figuré de « facile / léger vs. Difficile » a presque toujours la connotation de « léger / lourd », par exemple dans la lettre du 14 mai 1904 à Franz Xaver Kappus, à propos à la fois de l‘amour et de la poésie (et, en ce sens, applicable également à la Cinquième Élégie) : « Die Leute haben (mit Hilfe von Konventionen) alles nach dem Leichten hin gelöst und nach des Leichten leichtester Seite ; es ist aber klar, daß wir uns an das Schwere halten müssen, et plus loin : Wenn wir aber doch aushalten und diese Liebe auf uns nehmen als Last und Lehrzeit, statt uns zu verlieren an all das leichte und leichtsinnige Spiel, hinter dem die Menschen sich vor dem ernstesten Ernst ihres Daseins verborgen haben, – so wird ein kleiner Fortschritt und eine Erleichterung [...] vielleicht fühlbar sein. » Je souligne.
1041 Œuvres poétiques et théâtrales, 927. « Mitte, wie du aus allen / dich ziehst, auch noch aus Fliegenden dich / wiedergewinnst, Mitte, du Stärkste » (II, 179).
1042 Ibid., 447. « Als pflückte einer rasch zu einem Strauß : / ordnet der Zufall hastig die Gesichter […] hat nur eben Zeit, zum Augenschein // zurückzuspringen mitten auf die Matte, / auf der im nächsten Augenblick der glatte / Gewichteschwinger seine Schwere schwellt » (I, 593).
1043 Œuvres en prose, 431-432 (VI, 1137-1139).
1044 Manfred Engel, Rainer Maria Rilkes Duineser Elegien und die moderne deutsche Lyrik, op. cit., 116 sq. Cité dans Œuvres poétiques et théâtrales, Notes, 1534.
1045 Lettre du 6. 3. 1922 de Lou Andreas-Salomé.
1046 Œuvres poétiques et théâtrales, 482 ; « du zwischen Fall und Flug / noch Unentschlossener »
1047 Ibid., 483 ; « und den Spielenden von oben / auf einmal eine neue Stelle zeigt, / sie ordnend wie zu einer Tanzfigur » (I, 639-640).
1048 Ibid., 867. « Staune, siehe, wie keines / Boden verlangt und verläßlichen Haltes. // Ins Freie wirft sich die Welt. /............................ // Sieh, strahlender, sieh / schwenkt sich ein Wurf / Tauben zurück aus dem erprobteren Raum » (II, 394).
1049 Ibid., 542 ; « ihre / längst, wo Boden nie war, nur an einander / lehnenden Leitern » (I, 705).
1050 Ibid., 413. « Jetzt stand der Schultern rege Waage schon / im Gleichgewichte auf dem geraden Körper » (I, 550).
1051 Ibid., 380. « Der Beine elfenbeinernes Gestell / bewegte sich in leichten Gleichgewichten » (I, 507).
1052 Ibid., 1064. « Und ists Gefühl : wer weiß, wie weit es reicht / und was es in dem reinen Raum ergiebt, / in dem ein kleines Mehr von schwer und leicht / Welten bewegt und einen Stern verschiebt » (II, 265).
1053 Ibid., 376. « Sie sind im Gleichgewicht auf den Konsolen, / in denen eine Welt, die sie nicht sehn, / die Welt der Wirrnis, die sie nicht zertraten, / Figur und Tier, wie um sie zu gefährden, / sich krümmt und schüttelt und sie dennoch hält : // weil die Gestalten dort wie Akrobaten / sich nur so zuckend und so wild gebärden, / damit der Stab auf ihrer Stirn nicht fällt » (I, 500). Il y aurait certainement un développement à faire sur ce terme étrange de Stab, qui renvoie à la racine étymologique –sta et par conséquent à tout le champ de stehn, Gestalt et en particulier Buchstabe, lettre.
1054 Ibid., 376 ; « nur selten tritt aus dem Gefäll der Falten / eine Gebärde, aufrecht, steil wie sie » (I, 500).
1055 Lettre du 12. 10. 1907 à Clara Rilke.
1056 Lettre du 22. 10. 1907 à Clara Rilke.
1057 Ibid.
1058 Lettre du 24.10.1907 à Clara Rilke.
1059 Œuvres poétiques et théâtrales, 1051. La traduction est celle de l‘ébauche datant du 6. 11. 1923, tandis que la dédicace définitive (II, 254-255) n‘est pas traduite. « O sichere, an welchem unsichtbaren / Aste befestigt » (II, 478).
1060 Ibid., 105 ; « der irdische Zwang, der Durchgang / durch die Wende der Schwere » (II, 478).
1061 Ibid., 1051 ; « der obere Halbkreis, jener der Himmel / unberührt, unbegonnen » (II, 478).
1062 (II, 255).
1063 Ibid., 547 (v. 87) et Ibid., Notes, 1582.
1064 Ibid., 1051 ; « aus verweigertem Weg » (II, 478).
1065 Ibid., 1051 ; « nicht Bleiben / ist im Schwunge der Sinn » (II, 478).
1066 Ibid., 539 ; « die Fahrenden, diese ein wenig Flüchtigern noch als wir selbst » (I, 701).
1067 Ibid., 1051. « Nur das Nahesein, nur / am immer zu hohen plötzlich das mögliche / Nahsein » (II, 478).
1068 Ibid., 1051. « Nachbarschaften und dann / von unaufhaltsam erschwungener Stelle / – wieder verlorener schon – der neue, der Ausblick » (II, 478).
1069 « Nicht ertäusch ich mir ihn, als meiner hiesigen Schwünge / Spiegel » (II, 255). Je traduis.
1070 Ibid., 1051 ; « jenen größeren Stoß, der uns ins Runde hinaufwirft » (II, 479).
1071 Ibid., 1051. « Denn nicht schaukelt von dort, das an unserem Höhepunkt abbräch, / uns ein Spiegelbild nur dieser hiesigen Schwünge entgegen » (II, 479). Traduction modifiée.
1072 Ibid., 1051 ; « nein, wir ergänzen uns einst durch die Spannung im Raum » (II, 479).
1073 « Aber von Endpunkt zu Endpunkt / meines gewagtesten Schwungs nehm ich ihn schon in Besitz : / Überflüsse aus mir stürzen dorthin und erfülln ihn, / spannen ihn fast. Und mein eigener Abschied, / wenn die werfende Kraft an ihm abbricht, / macht ihn mir eigens vertraut. » Je traduis.
1074 Ibid., 918. « Sein Bogen und, nun, seine Ruhe / befolgen dasselbe Gesetz » (II, 172) Traduction modifiée.
1075 Ibid., 918. « Wir werfen dieses Ding, das uns gehört, / in das Gesetz aus unserm dichten Leben, / wo immer wieder Wurf und Sturz sich stört. // Da schwebt es hin und zieht in reinem Strich / die Sehnsucht aus, die wir ihm mitgegeben –, / sieht uns zurückgeblieben, wendet sich / und meint, im Fall, der zunimmt, uns zu heben. » (II, 173).
1076 Ibid., 1069. « Jeder verzichtende Sturz stürzt in den Ursprung und heilt. [...] Wir beginnens als Jubel, schon übertrifft es uns völlig ; / plötzlich, unser Gewicht dreht zu Klage abwärts den Sang. / Aber auch so : Klage ? Wäre sie nicht : jüngerer Jubel nach unten. » (II, 271). Traduction modifiée.
1077 Ibid., 556. « Und wir, die an steigendes Glück / denken, empfänden die Rührung, / die uns beinah bestürzt, / wenn ein Glückliches fällt. » (I, 726).
1078 Ibid., 541. « Du, / immerfort anders auf alle des Gleichgewichts schwankende Waagen / hingelegte Marktfrucht des Gleichmuts » (I, 704).
1079 Ibid., 540. « Du, der mit dem Aufschlag, / wie nur Früchte ihn kennen, unreif, / täglich hundertmal abfällt vom Baum der gemeinsam / erbauten Bewegung » (I, 702).
1080 Ibid., 541. « Wo, o wo ist der Ort – ich trag ihn im Herzen –, / wo sie noch lange nicht konnten, noch von einander / abfieln » (I, 704).
1081 Lettre du 28. 7. 1915 à Marianne von Goldschmidt-Rothschild.
1082 Ibid.
1083 Lettre du 18. 10. 1907 à Clara Rilke.
1084 Lettre à Anni Mewes du 12. 9. 1919 : « L‘expressionniste, cet homme de l‘intériorité devenu explosif qui répand sur toutes choses la lave de son cœur bouillonnant, pour affirmer ensuite que la forme toute fortuite qu‘elle prend en se figeant constitue le nouveau modèle, définitif, de l‘existence, est un désespéré. »
1085 Scott Abbott, « „Des Dastehns großer Anfangsbuchstab“ : Standing and Being in Rilke‘s Fifth Elegy », in : The German Quarterly, Cherry Hill, New York, vol. 60, 1987, n° 3, pp. 432-446, en particulier 437-438). Abbott cite aussi Kenneth Burke, « Paradox of Substance », in : A Grammar of Motives (1945), réimprimé à Berkeley, University of California Press, 1969, qui démontre l‘origine commune, dans la racine *sta-, de termes comme existence, substance, et en allemand, Vorstellung, Darstellung...
1086 Œuvres poétiques et théâtrales, 546. « es stärke in uns die Bewahrung / der noch erkannten Gestalt. Dies stand einmal unter Menschen » (I, 711).
1087 „particip zu ahd. stellan, (...) auf-, fest-, vor augen stellen, wohin richten ; deshalb auch in der schreibung gestallt.“
1088 Arno Schmidt donne, comme Kassner, une lecture « phallique » de la Cinquième Élégie, Œuvres poétiques et théâtrales, Introduction, XVIII et Ibid., 1626.
1089 Lettre du 20. 2. 1914 à Lou Andreas-Salomé.
1090 Lettre du 28. 7. 1915 à Marianne von Goldschmidt-Rothschild.
1091 Œuvres poétiques et théâtrales, 905. « Und wenn es jetzt im rundenden Ovale / mit seiner vollgewordnen Ruhe prunkt, / stürzt es, verzichtend, innen in der Schale / zurück in seinen Mittelpunkt » (II, 149).
1092 Ibid., 489. « Denn Das verstandest du : die vollen Früchte (...) Und so wie Früchte sahst du auch die Fraun / und sahst die Kinder so, von innen her / getrieben in die Formen ihres Daseins » (I, 649).
1093 Ibid., 885. « Verweilung, auch am Vertrautesten nicht, / ist uns gegeben ; aus den erfüllten / Bildern stürzt der Geist zu plötzlich zu füllenden ; Seen / sind erst im Ewigen. Hier ist Fallen / das Tüchtigste. Aus dem gekonnten Gefühl / überfallen hinab ins geahndete, weiter » (II, 93).
1094 Ibid., 885. « Ach, was die Höchsten begehren, du legtest es wunschlos / Baustein auf Baustein : es stand. Doch selber sein Umsturz / irrte dich nicht » (II, 94).
1095 Ibid., 1062. « Unser ist das Wunder vom geballten / Wasser, das der Magier vollbracht. / Welche Freude, welche Macht, / Leben, das dahinstürzt, aufzuhalten ! // Aber freilich : als bemühte Über / sind wir doch nicht Herren der Gewalten ; denn nun reißen sie uns dort hinüber, / und wir stürzen still in die Gestalten. » (II, 263).
1096 Ibid., 1019. « Rühre einer die Welt : daß sie ihm stürze ins tiefe / fassende Bild ; und sein Herz wölbe sich drüber als Ruh. » (II, 230). Gerald Stieg indique que ce « distique élégiaque figure dans le livre d‘or d‘Oskar Reichel, collectionneur d‘art viennois, chez qui Rilke avait vu le tableau de Kokoschka Nature morte avec mouton (écorché). » Ibid., 1747-1748 Traduction modifiée.
1097 Œuvres en prose, 487 (VI, 784).
1098 stürzen (mhd. stürzen, sturzen, ahd. sturzen = umstoßen ; fallen, eigtl. = auf den Kopf stellen od. gestellt werden).
1099 6. a) (ein Gefäß) umkippen, umdrehen (so daß der Inhalt sich herauslöst od. herausfällt) (...) b) durch Stürzen (6a) aus einer Form (3) herauslösen.
1100 « (1. a) äußere plastische Gestalt mit bestimmten Umrissen, in der etw. erscheint. 3. Gegenstand, mit dem man einem bestimmten Stoff, einer Masse eine bestimmte Form (1a) gibt) ».
1101 Œuvres poétiques et théâtrales, 537 ; « wir kennen den Kontur / des Fühlens nicht : nur, was ihn formt von außen » (I, 697).
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