Polémiques entre intellectuels : pratiques et fonctions
p. 11-64
Texte intégral
I. Définitions et approches
1Avant même de pouvoir se pencher sur les différents aspects des polémiques entre intellectuels – aspects dont D. Raynaud a dressé pour l’analyse des controverses scientifiques la liste suivante : objet, polarité, extension, intensité, durée, type de forum, type de reconnaissance, type de règlement1 – , il fallait, afin que les différentes contributions puissent étudier un objet similaire, définir au préalable les notions clés de polémique et d’intellectuels.
1. Qu’est-ce qu’une polémique?
2Définir ce que nous entendions par polémique a soulevé deux problèmes : d’une part les limites floues entre les notions de débat, discussion, controverse, polémique, conflit, et d’autre part les différents sens de polémique. Nous pouvions choisir entre deux approches, l’approche top-down, qui consiste à décider de manière normative de ce qu’est et de ce que devrait être une polémique, et l’approche bottom-up, descriptive, qui consiste à déduire de l’usage du terme les traits caractéristiques de ce qui est appelé polémique. Nous avons choisi ici cette deuxième approche, avec toutefois une part d’arbitraire inévitable lorsque l’on veut circonscrire le champ des recherches.
Un objet discursif public
3Il n’est pas inutile de le préciser : si la polémique a combat, lutte, affrontement pour hyperonymes, elle a pour spécificité d’être un phénomène discursif public ; cette publicité peut être plus ou moins étendue, mais il faut le regard, simultané ou postérieur, d’un tiers pour que la polémique existe en tant que telle. On ne considérera donc les luttes entre intellectuels que sous l’angle de leur verbalisation, réduisant le champ de la polémologie aux phénomènes discursifs, même si ceux-ci peuvent s’accompagner de stratégies autres, par exemple institutionnelles ou encore pugilistiques.
Un ensemble de textes
4On rencontre en allemand – comme en français, mais de manière moins prononcée – une première difficulté pour définir ce qu’est une polémique, dans la mesure où Polemik peut signifier:
sens (1) : une dispute,
sens (2) : une attaque.
5Le terme oscille donc entre
sens (2) : un texte (l’attaque, un synonyme étant alors Streitschrift), et par conséquent un acteur, individuel ou collectif – et ce même si le terme peut avoir un complément en mit (préposition qui semble alors être synonyme de über ou gegen) ;
sens (1) : plusieurs textes (qui se répondent dans le cadre d’un conflit, et dans ce cas le terme est quasiment synonyme de Kontroverse), et donc plusieurs acteurs.
6Ces deux sens ne sont pas répartis de manière nette selon des locuteurs, des types de textes ou des niveaux de langue différents. Nous avons pour le vérifier analysé sous cet angle un petit corpus de textes extraits de Die Zeit, Die Welt et de la Süddeutsche Zeitung, ainsi que les contributions en allemand de ce volume, et les résultats ont été clairement similaires : on peut trouver dans le même texte les deux sens de Polemik.
7Il a donc fallu sélectionner un de ces sens : il s’agira ici de la polémique « à deux ou plus », c’est-à-dire « un ensemble de deux textes au moins qui se confrontent et s’affrontent »2, une « séquence d’unités textuelles qui se répondent en se soumettant plus ou moins à des normes d’échange différé »3. Dans cette optique, le phénomène de Polemik au sens (2) est compris comme une des étapes de cet « objet de type dialogique »4, et peut y remplir la fonction de déclencheur, comme c’est le cas par exemple de la critique (compte rendu scientifique ou critique littéraire5) ; s’il existe seul, sans réponse, alors c’est que nous avons peut-être affaire à une polémique tronquée, incomplète (cf. parcours A2). Il ne s’agit en aucun cas de nier ce qui est une réalité en langue, ni de décider arbitrairement que le véritable sens de Polemik serait le sens (1), mais de concentrer l’étude sur les modalités de l’échange conflictuel.
Polémique, controverse, discussion, débat, conflit, dispute : quelques considérations de lexique
8La deuxième difficulté est une question de délimitation : les termes ci-dessus sont-ils synonymes ? Et si ce n’est pas le cas, alors sur lequel de ces phénomènes faut-il se pencher ? Le dictionnaire n’est pas d’une grande aide, ni en français, ni en allemand ; ainsi, pour le dictionnaire Duden, Kontroverse et Polemik semblent ne pas être synonymes, mais ont tout de même Auseinandersetzung comme synonyme commun. Nous avons choisi d’examiner quel est l’usage courant, suivant en cela l’exemple de Christian Plantin, qui a examiné sur un corpus français extrait du Monde les usages du terme polémique, afin de constituer « l’habitus discursif » du mot et de distinguer entre les opinions générales et intuitives sur ce que doit être une polémique et l’usage courant actuel du terme. Il arrive au résultat suivant : le discours journalistique ne distingue pas forcément entre débat, controverse et polémique, ce qui s’explique par les nombreuses reformulations typiques de ces genres textuels très ramassés6. Il faut tenir compte de ce flou dans la désignation comme d’un élément pertinent, puisqu’il conditionne l’usage courant de ces termes. Reproduisant l’expérience sur le corpus allemand précédemment évoqué, nous sommes arrivée à des résultats en partie similaires.
9Les termes Debatte, Kontroverse, Diskussion et Streit sont la plupart du temps utilisés comme synonymes, Kontroverse pouvant parfois en outre connoter l’énervement et les passions, au sens de erregte Debatte, et Debatte étant très souvent associé à demokratisch. Il peut y avoir parfois des nuances de degré, Streit étant présenté alors comme l’étape d’après la Diskussion. Par contre, Polemik utilisé au sens (1) est en général entouré de termes péjoratifs par rapport au présupposé d’un débat idéal mené dans le calme et par la raison ; ainsi la polémique est-elle qualifiée de aufgeregt schrill (« stridente et excitée »), de wüst, billig, plump (« grossière », « facile », « maladroite ») et associée à Demagogie et à populistisch7. Elle peut elle aussi représenter une escalade par rapport aux autres termes, mais il arrive également qu’elle soit tout simplement un synonyme de Konfrontation. On peut retenir provisoirement que, dans le discours journalistique, Polemik représente une sorte de dégénérescence condamnable du désaccord verbalisé. Qu’en est-il dans le discours scientifique, celui des contributeurs germanophones du présent volume ? Là, cette connotation péjorative est le plus souvent absente, et l’usage est beaucoup plus neutre : Polemik soit est synonyme de Streit, Kontroverse, Konfrontation, Debatte, Diskussion, soit désigne explicitement la partie discursive et publique du Streit, qui a un sens plus général (cf. A. Schirrmeister).
10Nous retiendrons donc deux choses :
si le terme Polemik/polémique peut être employé de manière générale – sens (1a) –, il n’est pas toujours neutre et peut avoir une nuance péjorative – sens (1b). On peut donc l’utiliser de manière générique dans la description, mais il faut être attentif à son utilisation tant au cours de l’affrontement, où il est possible que la désignation Polemik – sens (1b) – soit un moyen de disqualifier l’adversaire, que dans le discours sur l’affrontement, l’apparition de Polemik avec une connotation péjorative informant sur la valeur accordée au conflit et à la dispute dans une société donnée (cf. parcours C2).
il est possible d’utiliser de manière synonyme les termes de polémique, controverse, confrontation, débat, dispute, querelle, qui relèvent tous du phénomène du conflit. Vu leur usage fluctuant, nous avons choisi de ne pas distinguer arbitrairement entre ces différents termes et donc de ne pas suivre l’exemple de Marcelo Dascal8, ou encore de Frédéric Cossutta qui, s’inspirant de ce dernier, va plus loin et établit une « typologie générico-pragmatique » visant à différencier « les modes d’investissement discursifs accomplissant la polémisation »9. Certes, nous ne pouvons que saluer une démarche dans laquelle il s’agit moins « de créer des catégories distinctives a priori que de trouver des critères de classification qui, sans trop contredire l’usage de la langue française, reposent sur des caractéristiques linguistiques »10; mais utiliser pour désigner ces types idéaux les termes courants de polémique, controverse etc. relève en partie d’une démarche arbitraire à tendance normative, et ne contribue guère à éclaircir les choses. Nous en resterons donc à une approche plus empirique : est polémique, controverse, débat, querelle, discussion ou dispute toute expression discursive d’un désaccord désignée et perçue comme telle, et nous utiliserons ces termes la plupart du temps sous l’angle de leur dénominateur commun, l’expression d’un conflit, d’un antagonisme.
11Enfin, il s’agit moins ici d’étudier la mise en discours et les marqueurs textuels de la polémicité – et c’est dans ce cadre qu’a été élaborée la typologie évoquée ci-dessus – que de s’interroger sur la fonction de la polémique dans le champ intellectuel.
Configuration et fonctions
12Dans la situation polémique se dégagent les trois rôles actanciels de Proposant, d’Opposant et de Tiers11 ; Stenzel parle pour sa part d’un « triangle polémique » qui comprend les trois positions suivantes12 : le sujet polémique (le « polémiste »13), l’objet polémique (celui qui est visé), et l’instance polémique (le destinataire direct ou indirect du discours polémique), avec au centre de ce triangle le thème polémique. Les rôles de Proposant et d’Opposant, ou de sujet et objet polémiques peuvent être échangés, voire, au cours de la polémique, occupés par d’autres (cf. parcours A1, B1, B2). L’instance tierce est à la fois témoin, arbitre et destinataire, et la fonction de la polémique est tout autant d’affirmer la position d’un protagoniste A que de dénigrer un protagoniste B vis-à-vis de ce public – Catherine Kerbrat-Orecchioni parle de « discours disqualifiant », qui « attaque une cible et met au service de cette idée pragmatique dominante tout l’arsenal de ses procédés rhétoriques et argumentatifs »14. Le rôle de spectateur est particulièrement important, et Stenzel souligne à juste titre la valeur de la polémique en termes de distraction : « Wenn zwei sich streiten, freut sich der Dritte » (« Quand deux personnes se querellent, cela fait la joie d’une troisième »)15 – il ne faut pas perdre de vue la théâtralité potentielle de la polémique.
2. Les intellectuels : définition
13La notion d’intellectuel, qui se caractérise par sa polysémie, nécessite elle aussi d’être explicitée16. De même que nous avons opté en ce qui concerne la polémique pour une définition ni restrictive ni normative, nous avons choisi pour les intellectuels une définition a minima, celle de « professionnels de la manipulation de biens symboliques »17, et non une définition restrictive de l’intellectuel qui fait intervenir le critère de l’engagement politique, et pour laquelle « un savant, par exemple, devient un intellectuel dès lors qu’il quitte sa sphère de compétence propre pour s’engager dans un débat civique »18. Si cette sous-catégorie d’intellectuels est évidemment d’une importance primordiale, nous préférons toutefois partir d’une définition descriptive « socioculturelle, englobant les créateurs et les médiateurs culturels »19. Ceci nous permet d’une part d’inclure les théologiens dans le champ intellectuel, un enrichissement non négligeable dans la mesure où le débat théologique semble fournir la matrice d’un grand nombre de polémiques entre intellectuels (cf. parcours E1). D’autre part, les modalités de l’articulation entre champ politique et champ intellectuel pourront être d’autant mieux décrites qu’elles le seront en parallèle avec ce qui se produit « en interne » dans le champ intellectuel proprement dit. Ainsi, on parlera, pour les intellectuels qui interviennent en tant que tels dans le champ politique, d’intellectuels « intellectuels », suivant en cela Christophe Charle qui distingue par les guillemets « l’emploi du mot au sens nouveau de la fin du 19e siècle, tandis que leur absence indiquera qu’il est pris au sens sociologique courant »20 – Martin Walser utilise d’ailleurs lui aussi cette expression, sans les guillemets (cf. M. Tambarin). Il est toutefois indéniable que la relation au politique sera centrale (cf. parcours F1, F2).
14Il s’agira donc, dans et par l’étude des polémiques entre intellectuels, de poser les trois questions que C. Charle considère comme majeures : repérer le degré d’autonomie du champ intellectuel ; analyser la nature des rapports entre le champ intellectuel et celui du pouvoir ; analyser à l’intérieur même des activités intellectuelles les divers rapports de domination, « questions très générales qui peuvent être considérées comme les conditions a priori du débat et des luttes qui se déroulent dans chaque champ intellectuel«21.
II. Parcours et pistes de réflexion
Parcours A : Dramaturgie des polémiques
A1 – Trajectoire et déformations
15Suivre le déroulement d’un événement aussi complexe qu’une polémique en tentant d’en dégager le début, le cours et la fin se révèle extrêmement difficile ; si on la définit comme un « moment circonscrit du discours »22, il faut justement se pencher sur ce qui peut permettre de l’isoler comme événement discursif.
Le début d’une polémique : préhistoire et déclenchement
16Nous situant entre les deux extrêmes que représentent une conception animiste, selon laquelle une polémique pourrait naître spontanément, et une conception plus proche de la manipulation, dans laquelle les polémiques sont voulues et délibérées, on préférera examiner l’événement sous l’angle de l’analyse conversationnelle23.
17Jean-Michel Adam décrit de la manière suivante24 la structure de l’unité la plus élémentaire d’un dialogue, l’échange, qui peut être binaire :
intervention initiative [A1] / intervention réactive [B1],
ou ternaire :
intervention initiative [A1] / intervention réactive [B1] /
intervention « évaluative » [A2].
18Ce qui fait une polémique c’est justement le fait que différents éléments, qui pourraient rester isolés puisqu’ils ne relèvent la plupart du temps pas du dialogue en face à face, soient mis en relation les uns avec les autres, par les acteurs ou par les observateurs, pour être constitués en éléments d’une telle structure ; le dialogue conflictuel qu’est la polémique existe dans la perception collective à partir du moment où il a été désigné comme tel et que ont été attribuées à ses différentes étapes les fonctions [A1] et [B1].
19Considérée sous cet angle, la polémique ne serait effective qu’à partir de l’intervention réactive [B1], puisque ce n’est qu’à ce moment que l’on peut parler de dialogue. Cette configuration soulève toutefois les questions suivantes :
20• Où commence le décompte et où se situe précisément le début ? N’y a-t-il pas un « avant-A1 », une sorte d’« avant-première position » ? Et qu’est-ce qui alors relève de cet « avant-polémique » suffisamment proche pour pouvoir être considéré comme sa préparation ? P. Seguin a montré comment se mettent en place des oppositions qui vont, à un moment précis, s’exprimer dans une controverse publique. La controverse entre Kraus et Werfel et celle entre Freud et Fließ s’expliquent entre autres par des motifs privés, qui leur préexistent et ne relèvent pas nécessairement du discursif. De plus, chaque polémique peut avoir une préhistoire qui n’est pas nécessairement toujours perçue comme telle : ainsi, la polémique autour de Walser est en fait une sorte de méga-polémique « de longue haleine », pour laquelle il faut « mobiliser la mémoire polémique au lieu de considérer chacun de ces éclats séparément » (M. Tambarin). Le scénario selon lequel
« la “[naissance]” de “la polémique” rompt avec un passé “[discret]” sans “bruit” »25
et qui correspond à l’usage courant pour lequel
« la polémique introduit un élément hétérogène, perturbateur du déroulement normal des actes de la vie normale »26,
comprend la polémique comme une discontinuité, ce qui appelle deux remarques.
21D’une part, cette discontinuité peut en réalité signaler un changement de degré et d’ordre dans la continuité d’une opposition qui s’envenime et passe du non-dit au dit27. D’autre part, dans le cas de polémiques qui durent, la discontinuité peut finir par représenter une sorte d’état normal du discours. Le terme est-il alors encore adapté ? Il faut donc distinguer, en ce qui concerne les polémiques, entre la réalité d’une opposition, et les traces de celle-ci dans la perception collective. Enfin, il est apparu nettement que nombre de polémiques étaient situées par leurs acteurs dans une généalogie: les protagonistes semblent souvent se référer à une « mémoire polémique » nourrie de l’affrontement éternel entre grands camps réduits à des archétypes28, réquisitionnant pour leur camp de grands « ancêtres » (Thomasius procède ainsi avec Aristote, cf. A. Schirrmeister), à la fois modèles de parole et d’action, qui s’opposent à des « contre-ancêtres » (ainsi les Dunkelmänner pour Thomasius). Ce qui s’affronte, ce ne sont pas uniquement les camps « contemporains » d’une polémique précise, mais également des camps appartenant au passé qui sont ainsi réactivés, dans une polémique qui s’inscrit dans la continuité des controverses par lesquelles ces camps se sont définis. Randall Collins parle de « conflits verticaux, qui traversent les époques » et qui préparent le terrain aux « conflits horizontaux »29 ; diachronie et synchronie sont complémentaires, et « le discours se trouve ainsi pris entre deux traditions : celle qui le fonde et celle qu’il fonde lui-même peu à peu »30, et donc aussi entre tout ce qui constitue la « pré-polémique » et la polémique proprement dite. Vue sous cet angle, il est fréquent que la polémique ne soit pas un phénomène nouveau mais un recommencement, et les couples antithétiques qui y jouent un grand rôle (Zivilisation/Kultur, Dichter/Literat31) sont régulièrement réactivés et réquisitionnés, même si c’est pour être retournés. Ainsi, la contribution de L. Krenzlin montre comment les membres de l’« émigration intérieure » établissent après-guerre une opposition entre deux camps, les « véritables » Allemands, ceux qui sont restés en Allemagne, et les autres, retournant la classification qui avait été établie par les exilés entre « vrais » intellectuels et renégats restés en Allemagne nazie32.
22• L’intervention [A1] vise-t-elle intentionnellement et/ou explicitement à provoquer un dialogue voire une controverse ? Est-elle programmée pour fonctionner comme « intervention initiative » ? Dans certains cas, un agent d’un champ précis provoque délibérément un scandale, dont il escompte des bénéfices. Qu’en est-il dans la configuration où un des premiers textes est un compte rendu ? Partant de l’analyse de M. Dalmas, que l’on peut étendre hors du champ scientifique pour y faire entrer également toute sorte de critique (littéraire, artistique etc.), on peut se demander si ce qui fait fonction de [A1] est plutôt le compte rendu ou l’ouvrage qui en est l’objet et qui le précède. Celui-ci relève-t-il de la polémique elle-même ou de la « pré-polémique » ? Dans ce dernier cas, pourquoi y a-t-il polémique ? Est-ce lié à une certaine agressivité dans l’évaluation qui a lieu dans le compte rendu ? Celui-ci est-il délibérément provocateur ? Cela se manifeste-t-il dans des traits qui éloignent ce compte rendu précis du modèle textuel très codifié auquel il se réfère pourtant ?
23• Qu’est-ce qui, dans l’intervention [A1], va susciter une réponse [B1] ? De même qu’une « guerre n’éclate que quand la cible en perçoit la déclaration et décide de répondre à l’agression verbale »33, il faut, pour qu’il y ait polémique, qu’un interlocuteur décide de relever le gant. Faut-il pour cela qu’il soit explicitement visé ? On voit pourtant que nombre d’attaques visent des adversaires non nommés mais qui se reconnaissent. Ou suffit-il, comme dans le cas de Max Weber, que le texte contienne une mise en question d’un certain nombre de principes ? Et inversement, qu’est-ce qui fait qu’un texte ne devrait pas déclencher de polémique ? R. Wintermeyer montre que la philosophie de Wittgenstein se place délibérément sur un plan « hors opinion », refusant ainsi de servir de texte [A1] dans une polémique. Cependant,
« une chose est une lecture qui s’en tient au strict relevé des procédés argumentatifs et rhétoriques, autre chose la façon dont les protagonistes ont vécu ou perçu dans la vivacité de leur échange la charge polémique virtuelle de tel ou tel propos »34.
24Autrement dit : si polémique il y a, c’est qu’il y avait quelque part, dans ce qui s’avère a posteriori avoir joué le rôle d’intervention initiative [A1], une « charge polémique ». Que cela relève de l’exagération, d’un excès de susceptibilité ou simplement d’une mauvaise foi de la part de l’interlocuteur nous importe peu, puisqu’il y a bien eu étincelle mettant le feu aux poudres. Il n’y a donc pas à porter un jugement sur le caractère réel ou imaginaire de cette étincelle : si elle perçue comme telle, c’est qu’elle existe. Et comme toute étincelle, elle résulte d’un frottement, ici celui de deux discours qui se rencontrent et dont la rencontre produit un désaccord exprimé discursivement. On peut par contre se pencher sur la question de la pré-existence de ce frottement, et sur les raisons pour lesquelles cette étincelle se produit à un moment précis. Pour rester dans la métaphore (confortée par l’usage courant qui associe à la polémique, tant en français qu’en allemand, le champ sémantique du feu, cf. sich entzünden, entflammen, brennen) : le feu ne couvait-il pas auparavant, et quelqu’un (et qui ?) a-t-il soufflé sur les braises ?
La fin d’une polémique
25Christian Plantin, dans son analyse d’un certain nombre d’occurrences du terme, souligne que
« le procès polémique n’emporte avec lui aucun terme interne, aucun principe de clôture, ce qui contribue à […] différencier [la polémique] du litige : le juge et le tribunal sont bien externes au développement spontané de la polémique »35.
26Autrement dit, si le juge et le tribunal internes à la polémique sont représentés par le tiers spectateur, qui peut arbitrer qui « gagne » la polémique, celui-ci ne peut décider de son terme. Mettre fin à la polémique est la plupart du temps l’apanage d’autorités extérieures au champ intellectuel (cf. M. Friedrich, A. Schirrmeister, P. Commun ; cf. aussi parcours C2).
27La métaphore de la bataille incite à penser que les polémiques peuvent être gagnées ou perdues (cf. J. Bouveresse) ; et, comme le souligne J.‑F. Laplénie, tout participant à une polémique souhaite « avoir le dernier mot », ce qui est à prendre non seulement au sens figuré d’être le meilleur, mais également au sens premier de clouer le bec à son adversaire et d’être le dernier à parler – ce qui peut mener à mettre en scène ce « dernier mot » (cf. L. Krenzlin au sujet de la « manœuvre radiophonique » de Frank Thieß).
28Le terme d’une polémique serait donc le moment où l’un des participants se tait ; mais ceci ne peut valoir que pour une polémique bipolaire, que ces pôles soient constitués par des individus ou par des groupes. Or si un échange entre x et y s’arrête, cela ne signifie pas pour autant que la polémique en fasse autant : ce qui a cessé en apparence, ce qui paraît « résorbé »36 – et le terme même indique qu’il peut y avoir récidive et rechute –, c’est précisément l’ensemble désigné comme « polémique entre x et y ». Mais il se peut très bien que cette désignation ne recouvre plus rien, tout simplement parce que le phénomène polémique s’est entre temps déplacé et continue donc à exister, mais sous un autre nom et une autre forme37 (cf. parcours B1, B2). D’une manière générale, il semble qu’une polémique s’essouffle (E. Brender parle de « déliquescence ») plus qu’elle ne se clôt ; le mode de résolution par la découverte d’une solution rationnelle semble concerner plutôt le domaine des controverses scientifiques au sens propre38.
29Enfin, puisque l’on a parlé de l’« avant-polémique », peut-on parler aussi d’un « après-polémique » ? Difficile à délimiter dans le temps, cet « après » peut se distinguer par son caractère non plus discursif mais concret, englobant les conséquences par exemple matérielles de la polémique, conséquences qui peuvent être pensées en termes de capital symbolique (cf. parcours D1) mais aussi en termes de situation concrète – ainsi Thomasius voit-il sa position à Leipzig ruinée ; quant aux mathématiciens de l’Institut de Göttingen, la fin de leur carrière en Allemagne semble découler aussi de la controverse théorique entre intuitionnisme et formalisme.
Le déroulement d’une polémique : déplacement et déformation
30Que se passe-t-il entre les deux bornes plutôt imprécises que sont le « début » et la « fin » d’une polémique ? Nombre de contributions insistent sur l’aspect ramifié et non-linéaire des controverses, parlant de « réseau d’attaques et de contre-attaques » (J.-F. Laplénie), d’« embranchements et de ramifications » du débat (C. Stange-Fayos), même si l’on peut tout de même dégager des phases (E. Brender ou encore J.-F. Laplénie opèrent une périodisation très pertinente de « leurs » conflits). C. Plantin a montré que, dans son usage courant, le terme polémique recoupe « les catégories des choses en expansion, celle des tempêtes ; des inondations, des torrents, des épidémies »39, tous phénomènes à la modélisation complexe.
31On ne peut partir du principe que, parmi les différents traits distinctifs d’une polémique, la plupart resteraient inchangés au cours de son déroulement, bien au contraire ; la caractéristique principale d’une polémique, c’est qu’elle se déplace et se déforme en même temps qu’elle se déroule, le déplacement dans le temps occasionnant pour ainsi dire des frottements qui changent également sa forme, si bien que l’on peut légitimement se demander si la polémique dont on parle à la « fin » est encore la même qu’au « début ». Autrement dit : pendant que l’on suit la trajectoire d’une polémique précise, comme celle d’un avion sur un écran de contrôle, il n’est pas du tout impossible qu’elle apparaisse – soit en même temps, soit plus tard – sur un autre écran surveillant tout à fait autre chose, et où elle aura encore une autre forme – ainsi la polémique autour du discours de réception du Prix de la Paix de Walser s’est-elle mêlée à la discussion autour du mémorial de Berlin. Mais est-ce encore la même ? Certainement, si l’on est nominaliste : « polémique autour de Walser » elle était, « polémique autour de Walser » elle restera ; mais ce terme générique désigne une réalité mouvante. Autrement dit : l’avion dont on suit la trajectoire n’est plus le même à son « arrivée », alors même qu’il porte le même numéro de vol, numéro qui lui est donné par ses observateurs. Bref, ce que nous appelons « polémique entre x et y » ou « polémique autour de z » est avant tout une construction de l’analyste, ou des participants, ou – le plus souvent – des médias : rappelons qu’une polémique n’est « enregistrée » dans la conscience collective qu’à partir du moment où elle est désignée comme telle.
32La polémique n’est donc pas un phénomène statique, mais un phénomène dans lequel le déplacement dans le temps entraîne un déplacement dans la nature, une déformation, un changement – et n’est-ce pas finalement ce que l’on veut dire, de manière normative, lorsque l’on constate qu’une polémique « dégénère » ? Cet objet discursif acquiert une existence autonome, indépendante de ses « créateurs », et peut errer de sphère en sphère, de champ en champ – mais ces pérégrinations la marquent, puisqu’elle se transforme systématiquement, même si elle continue à être, soit désignée, soit perçue (par ses acteurs ou par les spectateurs du moment) comme étant la même.
33Dans une polémique, les éléments suivants peuvent évoluer, simultanément ou successivement, le changement de l’un pouvant impliquer le changement d’un autre :
34• les acteurs : on peut partir du principe que les acteurs d’une polémique changent et changent de position au cours de celle-ci, soit parce qu’ils modifieraient leur manière de penser, soit parce que le processus discursif de la polémique amène une explicitation et un durcissement des positions respectives ainsi que des techniques de lutte qui y sont associées (cf. en particulier B. Poloni). En outre, la polémique peut se propager (critère de l’extension), impliquer de nouveaux acteurs, et ce faisant perdre aussi ses acteurs d’origine ; ceux-ci peuvent aussi ne jamais s’adresser l’un à l’autre et pourtant en être considérés comme les acteurs principaux (cf. parcours B1). C. Plantin a décrit comment, dans l’usage courant du français, « les polémiques ont un centre, un cœur ; il faut donc penser l’expansion de la polémique sur le mode concentrique »40 ; il nous semble toutefois le modèle concentrique ne peut être opératoire qu’en trois dimensions, dans la figure de la spirale ou de l’hélicoïde. Enfin, il faut prendre en compte la manière dont des individus isolés finissent, dans un processus de collectivisation, par former ou intégrer des camps, des fronts (cf. parcours B1). S’ajoute à cela la question de la polarité des polémiques : il est fréquent qu’elles tendent vers une forme bipolaire à mesure qu’elles s’intensifient, les conflits avec des groupes extérieurs renforçant la cohésion interne des groupes41, et les fronts se dessinant de plus en plus nettement au fil des affrontements. Il faut distinguer également entre acteurs conscients et acteurs involontaires, c’est-à-dire qui ne reconnaissent pas l’existence du conflit. D. Raynaud parle pour les controverses scientifiques de controverses « unilatérales » si la reconnaissance de la division procède d’un seul camp42 : ainsi, la situation de Thomas Mann dans les premiers temps de la Große Kontroverse semble relever justement de ce modèle.
35• l’objet : K. von Oppen décrit comment le débat « autour de » Handke ne porte pas bien longtemps sur le livre de celui-ci ; J. Ritte montre également que la « critique littéraire » peut perdre son objet de vue, et M. Tambarin souligne que « quand on répond à Walser, c’est en substituant à son discours un autre discours », de même que Erich von Kahler projette sur le texte de Max Weber « tout ce dont il récuse la validité » (F. Vatan). Ce changement d’objet, ce « débordement », peut relever autant d’un malentendu que d’une stratégie, celle qui consiste, pour pouvoir dire ce que l’on veut dire, à voir dans ce que dit l’Autre ce que l’on veut bien y voir et donc à dévier la trajectoire originelle de la polémique. Ce déplacement de l’objet a des conséquences pour la perception de la durée d’une polémique : « si le conflit perdure, c’est d’abord en vertu d’un déplacement d’objet »43.
« Hormis quelques cas d’une extrême simplicité, la durée dépend souvent du point de vue que l’on adopte dans la définition du problème. Il arrive en effet que, d’une génération à l’autre, le problème soit plus ou moins profondément remanié »44.
Par ailleurs, on peut se demander si cette manière qu’a la polémique de se déplacer d’un thème à l’autre n’indique pas l’existence, au sein d’un champ ou d’une société entière, d’une unique Polémique latente qui ne demanderait qu’à se réaliser concrètement, saisissant la moindre occasion pour resurgir. C’est le point de vue de Michael Rutschky, qui y voit la manifestation à la fois du principe même de Feindschaft (« animosité ») et d’un Triebaufschub, un processus qui civilise celle-ci en différant la réalisation de la pulsion qui voudrait que l’on fasse disparaître l’ennemi45.
36• le champ, la polémique se déplaçant par exemple du champ littéraire ou scientifique au champ politique – ce phénomène se révèle à l’observation, et n’est pas nécessairement désigné comme tel par les acteurs, qui préfèrent parfois camoufler ce déplacement. On peut aussi envisager les choses sous un autre angle et considérer que, plus que la polémique elle-même, ce sont les frontières entre les champs qui se déplacent, ce que le déroulement de la polémique ne fait que révéler (cf. parcours B2, E2, E3, F2) ;
37• le genre de discours : J. Ritte décrit par exemple comment la polémique peut se déplacer du mode de l’essai au mode de la fiction, ce qui implique aussi un déplacement dans son sens ;
38• la constitution : la polémique peut se « diffracter »46 en différents sous-débats ou être « parasitée » par un débat second qui se greffe sur le premier et finit par le remplacer ;
39• le degré, l’intensité et le registre : si on constate souvent une escalade, l’échange s’envenimant, le mouvement peut aussi s’inverser à partir d’un certain moment ; ainsi, la « querelle de méthode » que décrit J. Nautz change de registre en changeant de génération, passant de l’invective à la discussion fructueuse.
40D’une manière générale, la structure de dialogue imprime à la polémique un mouvement de va-et-vient qui s’accompagne souvent d’un changement d’un ou de plusieurs éléments, d’où l’image de l’hélicoïde, qui nous semble être la modélisation la plus adaptée. Il y a va-et-vient entre les différents acteurs, pas seulement dans le jeu d’attaques et de contre-attaques, mais également dans la manière dont l’attaque de l’un va modifier la position de l’autre, celui-ci retournant alors les armes de son contradicteur contre ce dernier (cf. B. Poloni). Ce va-et-vient peut changer de niveau puisque les acteurs peuvent être remplacés par d’autres et que l’objet même de la polémique peut changer. Ce va-et-vient est également chronologique : il se peut que la polémique opère un retour sur elle-même, à contre-courant, au sens où l’on tente parfois, au cours même de la polémique, de remonter à sa source ou au moins à l’étape précédente, par exemple par la technique du recadrage (cf. M. Kauffmann).
A2 – La polémique absente
41La polémique découle donc d’une intervention initiative [A1] (celle-ci pouvant constituer l’affleurement à la surface du discours d’une opposition jusque là latente ou non-dite), qui suscite une intervention [B1]. Qu’en est-il quand aucune réponse n’a lieu ? Bien sûr, il se peut que le texte [A1] soit tout simplement passé inaperçu de ceux qu’il visait ; on se trouve alors, si [A1] avait pour fonction explicite de déclencher une polémique, dans la situation d’unilatéralité décrite plus haut. La polémique ne « prend » pas parce que personne ne se sent concerné – et la position de l’auteur de [A1] dans le champ intellectuel joue là un grand rôle : pour déclencher une polémique, encore faut-il en avoir le pouvoir, posséder un capital symbolique suffisant pour qu’une prise de position soit prise au sérieux par le reste du champ, et pour que l’auteur de la réponse [B1], entrant dans une polémique avec l’auteur de [A1], en retire quelque chose. Inversement, il faut également un certain pouvoir pour refuser la polémique, et refuser de polémiquer avec quelqu’un qui vous attaque est également une forme de lutte, dont l’enjeu est le droit à la parole et le régime de celle-ci. On pourrait ainsi, comme il l’a été suggéré lors de la discussion, établir une typologie du silence, et considérer le schéma :
intervention initiative [A1] – [intervention réactive [B1] = Ø]
42comme le degré zéro de la polémique, c’est-à-dire comme une polémique avortée, sous-saturée (pour utiliser un terme emprunté à la théorie de la valence), une de ses cases n’étant pas remplie alors même qu’elle semblait devoir exister. En effet, le silence comme refus de répondre à une attaque est bien du ressort de la lutte, et il a en commun avec la polémique non-muette sa fonction destructrice : la violence symbolique du silence s’exprime bien dans le terme allemand de totschweigen (« passer sous silence » – la structure résultative signifiant littéralement « faire en sorte, en taisant quelque chose ou quelqu’un, qu’il n’existe plus »). Entrer dans une polémique implique, comme l’a souligné F. Vatan, une reconnaissance de l’altérité ; le silence signifierait alors soit une altérité telle qu’elle est de l’ordre de l’incommensurable et du « non-dialogable » et ne saurait même être verbalisée, soit un refus de reconnaître, une négation de cette altérité : la passer sous silence, c’est faire comme si elle n’existait pas. Ainsi, Perelman, dans ses travaux sur la rhétorique,
« a insisté à juste titre sur le fait que la décision de chercher à persuader un public, d’argumenter plutôt que d’user de violence ou de ne rien dire constitue déjà un acte tout à fait significatif, qui suppose la reconnaissance de l’autre comme alter ego et l’existence d’un terrain d’entente. Il n’en va pas différemment pour la polémique »47.
43Un exemple révélateur est celui de Walter Benjamin et de ses attaques iconoclastes contre les exilés « humanistes », auxquelles ceux-ci ne répondent que par le silence. Là aussi, il s’agit d’un signe de pouvoir, celui de n’accorder à l’importun aucun débat puisque cela reviendrait à lui reconnaître, ainsi qu’aux idées qu’il professe, une existence. On parle souvent de l’exil comme d’une période de polémiques : pourtant, l’exemple de Benjamin met en lumière au contraire le consensus sur lequel se fonde l’exil, consensus fédérateur et identitaire qui est plus entretenu que mis en question par la plupart des disputes qui émaillent l’exil, dont on peut se demander si elles sont réellement l’expression d’un conflit. En effet, elles suivent des « rails » tracés d’avance, qui ont pour vertu de ne pas remettre en question le consensus esthétique sur lequel se fonde dès 1934 la « communauté » des exilés, qui entre autres mesure la valeur d’une œuvre littéraire à son degré d’engagement. Dans ce contexte, une polémique qui remettrait en question ces « rails » et donc l’identité du groupe est littéralement insupportable.
44Le rapport entre polémique et discours dominant est donc complexe : si la polémique peut servir à dénoncer celui-ci, elle peut aussi être instrumentalisée pour donner l’apparence d’une pensée non-unique ; J. Bouveresse parle pour sa part de « critique simulée ».
A3 – Avec qui polémique-t-on ?
45Lorsque la polémique n’a pas lieu, c’est le plus souvent parce qu’il manque un terrain commun à ceux que l’on s’attendrait pourtant à voir s’affronter. J.F. Laplénie cite Freud pour expliquer pourquoi des polémiques opposent celui-ci à ses disciples et pas à ses contradicteurs externes à la psychanalyse : « L’ours polaire et la baleine ne peuvent pas, dit-on, se faire la guerre ». C. Hähnel-Mesnard montre qu’il manquait, pour qu’ait lieu une polémique entre Volker Braun et la nouvelle génération, un système de valeurs partagé, et souligne que ne pas rentrer dans le « jeu » polémique des écrivains plus âgés était une manière pour les jeunes écrivains de créer leur propre espace discursif. Quant à Martin Walser, son exclusion des controverses – qui sont menées en grande partie non pas avec lui mais à son sujet – s’explique par le fait qu’il refuse de respecter les règles en vigueur et donc de se rendre sur un terrain discursif commun (parcours D2).
46D’une manière générale, les études de cas réunies ici ont démontré de manière éclatante la justesse du constat de C. Kerbrat-Orecchioni, qui définit la polémique comme un
« dialogue de sourds mais dialogue tout de même ; entre frères ennemis, mais entre frères ; qui s’accordent sur certains postulats idéologiques et sur certaines règles du jeu dialogique, y compris le droit d’y tricher, mais discordent sur d’autres – le problème essentiel étant sans doute celui-ci, sur lequel on peut à l’infini polémiquer : dans l’échange polémique [...], les lieux de désaccord sont-ils plus ou moins décisifs que les principes d’accord, et l’essentiel est-il que la communication existe, ou qu’elle n’existe qu’en apparence ? »48
47On trouve nombre d’exemples de ce principe selon lequel
« entre protagonistes du débat, les similitudes l’emportent largement sur les dissemblances. L’exercice de la polémique suppose que l’on partage le même champ discursif et les lois qui lui sont attachées. C’est justement parce que l’adversaire est du Même que soi déformé, inversé, donc insupportable, qu’il faut le disqualifier coûte que coûte »49,
48ce que confirment également les analyses de C. Stange-Fayos, qui souligne que tous ceux qui débattaient des « édits de religion » venaient du même milieu, et de M. Friedrich, qui décrit les conflits violents à l’intérieur même du camp luthérien. Pour sa part, A. Stuhlmann souligne que « l’espace polémique » réunit les adversaires, ce qui illustre le constat de Pierre Bourdieu :
« Les chercheurs, comme les artistes ou les écrivains, sont unis par les luttes qui les opposent, et les alliances mêmes qui peuvent les unir ont toujours quelque chose à voir avec les positions qu’ils occupent dans ces luttes »50.
49Toutefois, il faut nuancer selon que les luttes sont explicites ou souterraines et unilatérales. La polémique (une lutte explicite et – au moins – bilatérale) est une manière de reconnaître que l’Autre appartient lui aussi au même champ ; l’absence de polémique signale l’exclusion de l’Autre du champ des partenaires possibles de discussion51. C’est donc entre acteurs du même champ qu’ont lieu les polémiques, d’où aussi, pour Randall Collins, le degré d’acrimonie de celles-ci : il cite en particulier l’exemple de Marx
« qui, durant ses années dans l’ombre, a réservé ses attaques les plus virulentes à Bakounine, Weitling et autres personnalités de premier plan qui, dans l’espace d’attention disponible, occupaient précisément le créneau que Marx ambitionnait de remplir lui-même »52.
A4 – Moyens et méthodes
50D’une manière générale, les méthodes de la polémique n’ont constitué que dans quelques cas l’objet de l’étude : citons B. Poloni, qui décrit tout particulièrement l’utilisation de l’image dans la polémique ; M. Dalmas, qui livre une microanalyse de ce qui peut être le déclencheur d’une polémique, le compte rendu d’ouvrage scientifique : N. Fernandez Bravo, qui s’intéresse aux mécanismes à l’œuvre dans la polémique Walser-Bubis ; M. Kauffmann, qui porte son attention tout particulièrement sur les conditions de l’interlocution. Toutefois, les moyens sont également décrits au détour de bien d’autres contributions ; sans entrer dans le détail, on se contentera ici de quelques remarques à ce sujet.
51Selon Michel Murat, « il n’y a pas d’invariants de l’écriture polémique en tant que telle […] »53, ce qui signifie que la polémique ne correspond pas à un genre (littéraire) fixe ; toutefois, il s’avère que certains genres textuels (Textsorten), très ritualisés, s’y prêtent tout particulièrement, et que certains d’entre eux semblent utilisés dans des phases bien précises de l’échange polémique. Ainsi, la critique (compte rendu scientifique et critique littéraire) relève plutôt du début de la polémique, et C. Fabre-Renault montre que dans le débat autour de Christa Wolf, cette critique n’est qu’un prétexte. M. Kauffmann décrit pour sa part la manière dont la polémique entre Sloterdijk et Habermas passe entre autres par des lettres ouvertes puis des lettres de lecteur54. Il serait intéressant de poursuivre un questionnement sur l’investissement générique, par exemple en partant de la remarque de Dominique Maingueneau, qui est d’avis que
« les controverses religieuses qui ne se limitent pas à un cercle de théologiens professionnels et ont des enjeux politiques au sens large peuvent investir une grande diversité de genres et mobiliser des formes agoniques diversifiées ; en revanche, les controverses scientifiques ou philosophiques ont tendance à mobiliser des dispositifs de communication plus pauvres et plus ritualisés »55.
52La question du mode d’expression, explicite ou implicite, de l’antagonisme, est abordée par exemple par F. Vatan, qui décrit la manière dont le texte de Erich von Kahler, contrairement à celui de Max Weber auquel il s’oppose, montre et signale son antagonisme. On renverra à ce sujet aux analyses très fines et détaillées de la manière dont la polémicité est montrée ou non publiées dans La polémique en philosophie. La polémicité philosophique et ses mises en discours56 ; il serait par ailleurs intéressant de poursuivre cette démarche en étudiant l’évolution des marqueurs de polémicité selon la place de chaque texte dans la chronologie de l’échange.
53Parmi les moyens utilisés, il faut examiner également toutes les stratégies qui relèvent de la
« pragmatique de l’échange controversial », « où les interactants sont à la recherche du coup gagnant, de l’argument décisif, de la bonne procédure de disqualification de l’adversaire, du support, du mode de diffusion les plus appropriés »57.
54Dans ce domaine, chacune des études de cas fournit des indices précieux quant à ces stratégies ; relevons entre autres celle de l’argument ad hominem, qui semble faire partie intégrante de l’arsenal des polémiqueurs :
« Le discours polémique tente souvent de dévaloriser une opinion ou un point de vue en s’attaquant à l’éthos du locuteur qui s’en fait le porte-parole »58.
55Discuter l’adversaire plus que la discussion (C. Stange-Fayos) semble être de mise, une manière de déplacer le débat en en changeant l’objet qui relève des déplacements et déformations énumérés plus haut ; on comptera également parmi ces stratégies la technique du « démasquage », qui consiste à dévoiler la logique immanente du texte de l’adversaire (cf. M. Kauffmann, M. Tambarin), c’est-à-dire à remplacer ce qu’il a dit par ce qu’on pense qu’il a dit ou voulu dire et que l’on peut ainsi lui reprocher (cf. parcours H2).
Parcours B : Emboîtement et camouflage
B1 – Du « cas » au « camp »
56Les acteurs peuvent changer d’identité et de nature au cours de la polémique (cf. parcours A1), ce qui se fait souvent sous la forme d’une collectivisation opérée soit par les observateurs et commentateurs (public, médias), soit par l’un ou l’autre des protagonistes. Il est fréquemment procédé à un amalgame entre plusieurs individus pour les constituer en un camp (ainsi Sloterdijk, Walser et Botho Strauß se voient-ils souvent associés), ou pour faire de l’un le porte-parole d’un groupe, le symptôme d’une tendance. Ainsi, Kraus passe du « cas » Werfel à « les Werfel » (cf. E. Brender), un procédé qui sera constamment utilisé par les intellectuels allemands exilés dans leurs règlements de comptes avec les intellectuels en Allemagne nazie59. Passant de l’individu au camp dans un mouvement généralisant, la polémique fonctionne en termes d’alliés et d’adversaires, d’amis et d’ennemis, entre lesquels passe la ligne de séparation qu’elle établit. Il se peut bien sûr que la polémique ne se produise qu’entre « individus-personnes », mais très souvent chacun (pour donner de l’importance à son combat ?) considère l’Autre comme le représentant d’un groupe, d’un « macro-individu »60 dont il serait le chef de file. Cela implique soit qu’il est lui-même un individu seul face à une conspiration (posture de David contre Goliath, comme Walser qui, tout en ne désignant pas précisément ses opposants, les présente comme un camp uni), soit qu’il vise à rassembler autour de lui ceux qui justement, comme lui, s’opposent à ce groupe (posture du chef de file de l’opposition). La synecdoque est l’opération reine de la polémique, qui consiste à donner à une position théorique, à une position discursive ou plus généralement à un groupe, « pour l’épingler plus commodément, le visage d’un bouc émissaire »61, et inversement à considérer l’Autre comme la pointe d’un iceberg dont la taille fait la dangerosité, ce qu’il s’impose justement de dévoiler. Les acteurs de la polémique peuvent donc être alternativement des individus et des groupes, et la collectivisation de chaque acteur peut autant être liée à un procédé rhétorique qu’être une réalité – sachant que si une querelle peut par exemple confronter deux écoles, elle se déroulera tout de même par le biais d’affrontements entre individus représentatifs. Lorsque l’on examine la quantité d’acteurs d’une polémique, il faut donc tenir compte également des camps qu’ils représentent ; de plus, ces camps se cristallisent et se solidifient au cours du conflit et par celui-ci. La tendance des affrontements est à une bipolarité croissante, c’est-à-dire à une simplification finissant par impliquer un choix qui relève du « oui ou non », du « pour ou contre ». D’ailleurs, si la classification en « camps » s’avère caractéristique de la polémique, alors toutes les polémiques sont en cela voisines, apparentées par ce trait distinctif qui relève d’une sorte de modèle ou de matrice abstraits, d’une « arché-polémique » dans laquelle il semble qu’il n’y ait qu’une petite quantité de rôles pré-établis, de positions pré-déterminées, associées à des formules rituelles elles aussi peu nombreuses et pour cette raison toujours répétées. Tout ceci laisse à penser que la polémique est, en ce qui concerne son déroulement concret, moins un espace de liberté qu’une dramaturgie ritualisée.
57La fonction fédératrice interne de la polémique coexiste avec sa fonction séparatrice externe ; un groupe se rassemble autour d’une lutte, un processus qui n’est toutefois pas voué à durer éternellement, les vainqueurs – comme les vaincus – étant « condamnés à se diviser, la solidarité qu’entraîne une ligne de bataille commune étant suivie de la résurgence de contentieux »62.
B2 – Une polémique peut en cacher une autre
58Un autre élément distinctif de la polémique est le phénomène de l’emboîtement, dont il faudrait décrire le degré dans chaque polémique précise. En effet, même si une polémique donnée semble se résumer à un schéma assez simple, deux acteurs, un objet, un public, il se peut que chacun de ces éléments en recouvre un autre, selon le principe des poupées russes, et les facteurs de la polémique ne sont pas forcément ceux qui sont présentés comme tels.
59On a déjà dit qu’un individu peut représenter un collectif (que cela soit un fait ou simplement la représentation qui en est donnée) ; mais il se peut aussi qu’un individu en cache un autre, qui est celui qui tire réellement les ficelles de la polémique. C’est le cas pour Freud, qui délègue à divers disciples, qu’il téléguide, la tâche de régler leur compte aux renégats, et ce afin de rester lui-même « au-dessus de la mêlée »63 ; de même, Luther ne répond pratiquement jamais directement à Murner. Autrement dit, il faut distinguer dans une polémique entre « hypo-acteurs », qui peuvent ne pas apparaître nommément, et acteurs concrets ; et l’on pourrait parler pour la polémique impliquant les « hypo-acteurs » - qui, si elle reste en partie invisible, sous-jacente aux polémiques de surface, n’en est pas moins la plus importante – d’une « hypo-polémique » engendrant des petites polémiques dans lesquelles certains facteurs restent non-dits ou non-montrés. C’est précisément ce camouflage, cette technique des « agents emboîtés » que prétend remettre Sloterdijk en question lorsque, dédaignant de répondre à Assheuer, il s’adresse directement à Habermas qu’il accuse de téléguider son disciple. Sloterdijk adopte alors la posture de celui qui déchire le voile, dénonce le camouflage et nomme les choses par leur nom ; il tente, en s’attaquant à celui qu’il désigne comme l’« hypo-acteur », de susciter ou plutôt de ramener à la surface et au grand jour une « hypo-polémique » dans laquelle il s’agirait non plus de problèmes « secondaires » mais de ce qui est pour lui le problème réel, c’est-à-dire la position d’intellectuel dominant qu’occupe Habermas. Il est par ailleurs certain que cette mise au jour, cette « méta-polémique » (cf. M. Kauffmann), servent à Sloterdijk également à mettre en place son éthos polémique propre, celui d’un discutant qui appelle les choses par leur nom, ce qui lui permet de mettre le refus de polémiquer de Habermas sur le compte de l’hypocrisie et de la défense de ses intérêts ; en ce sens, sa tentative de polémique était inévitablement un piège pour Habermas, que celui-ci choisisse de débattre ou au contraire de refuser la controverse.
60L’enjeu du débat peut lui aussi être légèrement différent de celui qui est affiché ou mis en avant. La raison de ce camouflage peut être tout d’abord politique : ainsi, les intellectuels de la Spätaufklärung, dans leur débat sur les « édits de religion », visent officiellement à parvenir à la vérité, alors que, en réalité, l’enjeu est la liberté d’expression. Dans le débat autour de Handke et de sa prise de position sur la guerre en Yougoslavie, il s’agit en fait (encore une fois) des problèmes de l’Allemagne avec son passé, ainsi que de la fonction de l’intellectuel ; de même, la critique de Tod eines Kritikers s’éloigne rapidement de son objet, le roman devenant une pièce à conviction pour autre chose. La polémique avortée entre Volker Braun et la jeune génération d’écrivains de RDA, qui semble relever d’un conflit entre générations, cache une lutte pour la domination dans le champ littéraire et esthétique. La Große Kontroverse, tout comme les attaques dont fait l’objet Ernst Wiechert, est un exemple parfait de la manière dont s’emboîtent l’enjeu de domination du champ littéraire et des motifs politiques, de même que, sur le plan des protagonistes, les acteurs littéraires sont manipulés par des acteurs du champ politique. Enfin, dans la controverse autour de Was bleibt se mêlent un débat autour du système politique de la RDA, des règlements de compte personnels, les intérêts de divers groupes et partis politiques, sans parler des intérêts propres des médias (pour tout cela, cf. également les parcours F1, F2).
B3 – A qui profite la polémique ? – Le rôle des médias
61La plupart du temps, la polémique n’a pas lieu dans un face à face direct, mais de manière différée et médiate. Les médias qui permettent la polémique jouent donc un rôle dans celle-ci et sont à considérer également comme un de ses facteurs. Il s’agit là moins de distinguer entre ce qui serait la polémique « réelle » et ce qu’en font les médias par la représentation qu’ils en donnent – ce qui impliquerait que les médias ne feraient que surajouter leur réalité à une réalité qui leur préexiste et qu’ils reflèteraient, alors qu’ils créent bien plutôt la réalité perçue par une société donnée64 –, que de tenter d’isoler ce qui dans la représentation de la polémique – et une polémique n’est rien d’autre que la mise en scène discursive d’un différend – est lié au média spécifique et à ses intérêts propres. Par exemple, un journal comme Die Zeit, dans son ambition de représenter le monde intellectuel en Allemagne, ne fonctionne pas selon les mêmes mécanismes qu’une revue de vulgarisation scientifique.
62D’une manière générale, le moment où la polémique fait appel à l’opinion publique est celui où celle-ci se met en place, justement par le biais de ce « forum » que prétendent constituer les médias (cf. C. Stange-Fayos). La situation d’énonciation évolue donc, entre le clerc attaquant dans son prêche une déviance théologique d’un de ses confrères, et l’écrivain publiant une lettre ouverte dans un journal à diffusion suprarégionale. On peut partir du principe que tant le journal que l’écrivain ont à gagner à la publication de cette lettre ouverte – les attaques de Martin Walser visent d’ailleurs les intellectuels en tant collaborateurs des médias –, et donc à ce que se déclenche une polémique, et l’on constate que les médias créent en partie celle-ci par le paratexte dont ils entourent les textes, par exemple en utilisant le terme de polémique – puisque nommer quelque chose présuppose que ce quelque chose existe, sans qu’il soit besoin de démontrer cette existence. Plantin montre, à partir d’un corpus du Monde, que les emplois du terme relèvent d’une « stratégie journalistique justifiant l’étiquette polémique par l’évocation des émotions associées au débat »65. Les médias montent donc en épingle des incidents qui pourraient rester isolés ou ne pas acquérir le statut d’épisodes dans une polémique sans le discours qui se greffe sur eux ; ils créent ou amplifient des antagonismes, comme celui entre Peter Handke et Peter Schneider (cf. K. von Oppen), ou entre Günter Grass et Martin Walser, qui s’avère être un différend qui n’empêche pas une discussion civilisée (cf. S. Parkes). On peut donc considérer la polémique en partie comme une mise en scène visant à sensationnaliser la vie intellectuelle. S’il est certain que la médiatisation de la polémique est la condition même de son existence, il faut toutefois constater que le règne accru des médias va de pair avec une « journalisation », pour employer un terme krausien, de la vie intellectuelle, qui doit de plus en plus se présenter sous l’angle divertissant et sensationnel de l’affrontement, même passager et non-signifiant, entre personnalités. Marcel Tambarin a souligné dans un article sur l’affaire Sloterdijk que celle-ci « pourrait se ramener à un coup monté médiatico-éditorial tant elle remplit les conditions d’un “bon” scandale », rappelant la liste des « sélecteurs » établie par Niklas Luhmann dans Die Realität der Massenmedien :
« une personnalité excentrique, un sujet conflictuel, la transgression d’une norme dominante, un thème propre à déclencher des commentaires eux-mêmes publiables, etc. »66
63Le propre des polémiques contemporaines est la masse de commentaires qui se greffent sur l’affrontement initial, s’attaquent entre eux et finissent par former un débat second, « parasite » du premier. Ainsi, la polémique entre Habermas et Sloterdijk n’est, stricto sensu, constituée que par un très petit nombre de textes, mais recouvre dans son acception médiatique tout le « débat désormais autonymique par éditorialistes interposés » (M. Kauffmann). On peut toutefois discuter du terme « interposés », puisque la situation relèverait alors de l’emboîtement des protagonistes décrit plus haut. Or il semble que s’y mêle, à tout le moins, une situation autre, qui est celle où la polémique entre éditorialistes porte sur la polémique entre Habermas et Sloterdijk, ceux-ci n’étant plus acteurs et protagonistes mais objets de cette polémique seconde, qui s’est « autonomisée ». Ce discours « sur » caractérise également l’affaire Walser autour de Tod eines Kritikers. Le différend qui existe et s’exprime est celui entre les idées des journalistes sur Walser, et il est rarissime que ceux-ci, au cours de « leur » polémique, fassent appel à une contribution ou un point de vue extérieurs. Autrement dit : ils livrent des comptes rendus d’un débat qu’ils créent eux-mêmes et réorientent à leur profit. Lorsque l’on pense à des polémiques entre intellectuels, on pense tout de suite à des « grands noms », qui ne sont pourtant la plupart du temps que le thème des polémiques (Günter Grass, Christa Wolf, Peter Handke) ; en réalité, dans l’Allemagne contemporaine, les polémiqueurs les plus actifs portent plutôt les noms de Gustav Seibt, Thomas Assheuer, Frank Schirrmacher etc. Une explication à ce décalage entre perception et réalité pourrait être que les journalistes culturels ne sont pas considérés, dans l’usage courant, comme des intellectuels. Et en effet, leur position vis-à-vis des intellectuels est parfaitement ambiguë, puisqu’ils proclament eux-mêmes régulièrement le déclin et la fin des intellectuels « intellectuels ». Le discours qui voudrait que les intellectuels « intellectuels » soient en voie de disparition en Allemagne (cf. H. Schulte) est largement forgé par le discours des médias, c’est-à-dire des journalistes culturels, à ce sujet. Ainsi, ceux-ci profitent du débat sur Christa Wolf et de celui sur Handke pour célébrer la fin de l’intellectuel donneur de leçons, et dénier au poète le droit d’intervenir dans la vie politique, faisant, comme Gustav Seibt, « de la fin du rôle des intellectuels la condition d’une normalisation de l’Allemagne ». On peut considérer ce constat du « crépuscule des intellectuels » comme une sorte de self-fulfilling prophecy, visant à accélérer une disparition que l’on souhaite. Mais à qui profite le crime – puisqu’il s’agit bien d’un meurtre symbolique ? Cette attitude est pour le moins ambivalente : ces journalistes ne sont-ils pas eux-mêmes des intellectuels au sens à la fois socio-culturel mais aussi politique du terme ? Doit-on alors en conclure qu’ils s’incluent eux-mêmes dans les intellectuels auxquels ils reprochent de se taire (Schweigen der Intellektuellen) mais dont ils constatent en même temps, sur un ton plutôt réjoui, le « déclin » et le « crépuscule » ? Ils jouent en réalité sur les deux tableaux et, visant à occuper la fonction de l’intellectuel « intellectuel » sans en porter le nom, ils éliminent symboliquement ceux qui remplissaient cette fonction jusqu’alors. Finalement, il s’agit là encore d’une lutte pour la position dominante, qui passe par la disqualification des intellectuels communément considérés comme tels, mais met ceux-ci tout de même à contribution, puisque ce sont eux qui fournissent les sujets et les thèmes grâce auxquels les journalistes culturels peuvent lancer des débats de société dans lesquels il pourront exprimer leur opinion, exerçant ainsi à leur tour ce même magistère moral de l’intellectuel dominant dont ils souhaitent pourtant ouvertement la disparition. On pourrait intituler ce combat celui des « intellectuels secondaires » – ou « méta-intellectuels » puisqu’ils ne vivent que du commentaire, forcément second – contre les intellectuels « primaires », c’est-à-dire ceux qui produisent ce qui sera ensuite commenté. Et dans la révolte contre ces derniers semble s’exprimer un complexe de caste : le journaliste mord la main qui le nourrit (comme Frank Schirrmacher attaquant Walser) et proclame sa disparition, sachant en même temps qu’il lui faudra bien la ressusciter régulièrement pour pouvoir continuer à exister. Mais la lutte n’est pas dirigée uniquement contre les intellectuels « primaires », elle vise aussi les « méta-intellectuels » concurrents, qui se nourrissent eux aussi à la même source ; elle est donc aussi interne au champ second des journalistes culturels, et les polémiques secondes entre ceux-ci révèlent que les journaux sont « en guerre pour obtenir l’hégémonie de leurs pages culturelles respectives sur le champ littéraire allemand » (J. Ritte). Cette lutte se manifeste non seulement à travers ces polémiques, mais également dans un méta-discours sur celles-ci qui apparaît dans les périodes « creuses », et qui permet à son tour de déclencher une polémique. Ainsi, Thomas Assheuer, dans Die Zeit, accuse ses concurrents de créer artificiellement de faux débats ; il parle à cette occasion de feuilletonistische Platzanweiser (« ceux qui dans les pages culturelles décident de la place que doit occuper chacun »), faisant comme s’il n’en faisait pas partie lui-même. Et il est clair que ses attaques contre la Frankfurter Allgemeine Zeitung (« La FAZ a transformé les pages culturelles en jeu de massacre. La première victime fut Grass, suivi par Jens et tous les autres »67) servent à affirmer sa propre position dans une lutte pour la prédominance culturelle.
Parcours C : Polémique et bienséance
C1 – Meurtre symbolique, exclusion, ex-communication
64Il est apparu à maintes reprises que le but d’une polémique peut être la disqualification de l’adversaire aux yeux du public, ce qui va à l’encontre de la conception dans laquelle une polémique vise à convaincre l’adversaire (et le public) par le meilleur argument, servant ainsi à la recherche de la vérité. Cette ambivalence de la polémique est aussi un de ses traits caractéristiques, et le méta-discours sur la polémique en porte la trace.
65Quel est donc le statut de l’adversaire, qui est en principe un interlocuteur ? échange-t-on avec lui plutôt des coups ou des arguments ? Les études présentées ici tendraient à montrer qu’une démarche très répandue est celle d’expulser l’adversaire du champ des interlocuteurs, de ceux avec lesquels justement on pourrait discuter, et à terme de lui ôter le statut de locuteur légitime dans le champ concerné (comme c’est le cas pour Martin Walser par le biais de la référence au Stammtisch68, cf. M. Tambarin). La polémique porte principalement « sur la possibilité même d’une énonciation légitime de la part de l’autre : c’est le droit à parler et à parler ainsi qui est remis en cause par des émergences métadialogiques constantes et des imputations ad hominem »69. Gilles Declercq souligne le caractère meurtrier de la polémique, qui vise en fin de compte à anéantir l’existence sociale de l’Autre ; elle
« nous confronte en effet au visage le plus violent du pouvoir : non le visage – institutionnel – de la puissance, ni celui – moral – de l’autorité, mais bien cette force irrépressible qui pousse à avoir raison de l’autre, à assurer son emprise sur lui, à le soumettre, à l’effacer si nécessaire »70.
66Cet « effacement », qui dans la plupart des cas reste discursif et social, se produit par rapport au champ, et Christian Plantin souligne très justement que la métaphore guerrière n’est pas nécessairement la plus productive :
« on pourrait aussi bien envisager d’autres formes d’opposition, par exemple l’incorporation des aliments – “j’avale/je crache”, “dedans/dehors” »71.
67En effet, la métaphore de l’inclusion/exclusion semble la mieux à même de rendre compte de ce qui se produit dans la polémique ; si toute controverse « relève du schème séparer »72, il faut également se demander ce qu’il advient de l’Autre, qui est du « même que soi »73 que l’on sépare de soi – d’où la fréquence de la figure du traître (Verräter), du renégat74. Ce qui attend l’Autre, au moins virtuellement, c’est une exclusion, une expulsion hors du champ que l’on occupe. La notion de place est fondamentale pour la polémique, tout comme celle de frontière75 – que ce soit pour établir celle-ci ou pour la défendre, comme le fait remarquer R. Collins en décrivant « l’hostilité institutionnalisée entre les habitants d’un champ particulier et ceux qui y font intrusion en passant la frontière », ce que les « premiers habitants du terrain perçoivent comme une invasion », ce qui explique par exemple les réactions de défense de spécialistes face à des ouvrages écrits par des outsiders (au sens propre)76. Outsider (Außenseiter) : c’est le destin qui attend l’adversaire dans la polémique, puisque l’on tente de l’exclure d’un camp constitué par le locuteur et le public77.
68Ces procédures d’exclusion symbolique suivent le plus souvent le même schéma : il s’agit tout d’abord de « chosifier » l’Autre (M. Kauffmann), et Peter Sloterdijk a insisté lui-même sur le fait que « tout combat mène nécessairement à une chosification réciproque des sujets »78. Comme nous l’avons souligné ailleurs79, l’adversaire est transformé en « cas », en « symptôme » – ce qui à la fois le collectivise et le désindividualise en en faisant le représentant d’un camp, d’un discours, d’une idéologie etc. (cf. parcours B1), et le réduit à l’état d’objet d’analyse. Sloterdijk, dans sa critique des mécanismes discursifs de l’Aufklärung, souligne :
« La résistance devient elle-même l’objet de l’Aufklärung. Ainsi, l’adversaire se transforme nécessairement en “cas”, et sa conscience en objet […]. Une conscience erronée apparaît avant tout comme une conscience malade »80,
69un mécanisme que l’on retrouve à l’œuvre chez Freud, qui fait passer ses adversaires « internes » du statut d’interlocuteurs scientifiques à celui de patients, dont il faut disséquer la conscience. Ce qui, comme le souligne également Sloterdijk, relève du meurtre symbolique : il parle à ce sujet de « vivisection de l’adversaire » et de « cadavre »81, soulignant à quel point il n’est alors plus question de convaincre l’Autre. Ce procédé de dissection s’accompagne de ce que nous avons appelé « ex-communication »82 : l’Autre devient, de sujet de l’interlocution, objet inanimé d’une analyse visant à prouver que l’interlocution est impossible, un raisonnement qui fonctionne en boucle. Cette stratégie possède un marqueur linguistique, qui est le passage du mode vocatif, apostrophant l’Autre à la 2e personne, au mode « non-personnel », celui qui consiste à parler de quelqu’un à la 3e personne en l’excluant ainsi démonstrativement de la sphère des interlocuteurs83 (cf. E. Brender, M. Kauffmann). Si ce procédé relève certes d’une mise en scène, il ne faut tout de même pas en négliger l’importance symbolique ; il a pour corollaire le moment où l’on ne polémique même plus « avec » quelqu’un, comme c’est le cas avec Martin Walser (cf. M. Tambarin), auquel son statut d’« intellectuel » renégat vaut stigmatisation et mépris, ce qui fait que ses cibles la plupart du temps ne daignent pas lui répondre – et on a déjà souligné la violence symbolique du silence. La position de Walser est donc ambivalente : s’il est thématiquement au centre des polémiques médiatiques en Allemagne, il relève également, en tant que « renégat », d’un phénomène de polémique absente.
70Le terme d’ex-communication est à double sens, et sa connotation religieuse est elle aussi valable en ce qui concerne les polémiques (cf. parcours E1) : ainsi, J.-F. Laplénie décrit la manière dont la psychanalyse exclut les hérétiques, et G. Stieg souligne le caractère monothéiste de la polémique – ce que Stenzel nomme un
« manichéisme sécularisé, qui attribue à chacun des protagonistes une place dans les régions extrêmes de la lumière ou de l’obscurité »84.
C2 – Ethos et habitus polémiques
71Ce que souligne en particulier Peter Sloterdijk – dans sa critique de l’Aufklärung qui est à lire non seulement comme un méta-discours sur la polémique mais également comme un règlement de comptes avec l’école habermassienne –, c’est la manière dont la Diskursethik (l’éthique délibérative de Habermas) feint, dans sa conception harmonieuse de l’échange argumentatif, d’ignorer, de refouler ce caractère agonal et excluant, et ce tout en visant malgré tout à établir une hiérarchie entre les théories (cf. parcours H3, D2). Ce qu’il dénonce ainsi, c’est l’hypocrisie d’un discours qui se voudrait au-dessus des lois qui valent pour tous les conflits, et qui prétend ignorer, avec son idéal d’accord et de consensus librement consentis, que la discussion vise au pouvoir ; et inversement, on peut considérer que le discours de l’éthique délibérative s’est lui-même développé comme une tentative de neutraliser le caractère agonal de la polémique, dont « l’histoire en creux [est] celle des tentatives répétées de sa régulation »85. En ce sens, la Diskursethik se rapproche des théories normatives et régulatrices de l’argumentation,
« orientées explicitement vers la négociation et la résolution des conflits, [qui] font du polémique un impensé théorique, éthiquement hors-jeu et techniquement hors champ »86.
72Dès qu’il est question de polémique, un aspect non négligeable de la discussion tourne autour de la notion de normes, la question sous-jacente étant souvent : de quel type de polémique le monde intellectuel a-t-il besoin ? On distingue alors entre la polémique au sens neutre du terme et celle connotée négativement, entre une polémique constructive et une polémique perçue comme destructrice. F. Waquet montre que l’on a développé à la fin du 17e et au début du 18e siècle des théories de la polémique qui sont aussi normatives, qui cherchent à définir ce qu’est une « bonne » polémique, et l’on retrouve là aussi l’opposition entre avancement du savoir et quête de la vérité et lutte pour le pouvoir symbolique (cf. parcours D1). Cette définition normative explique la répugnance qu’affichent les érudits humanistes face à la querelle, dans laquelle les dérange l’agressivité, l’aspect non-amical, qui va à l’encontre des idéaux de la République des Lettres (cf. M. Friedrich). C. Kerbrat-Orecchioni résume la position ambivalente de la civilisation occidentale face au phénomène même du conflit :
« On l’aime mais on affirme ne pas l’aimer : la polémique est infamante, autant pour celui qui l’exerce que pour celui contre qui elle s’exerce »87.
73Les querelles comme émanations des passions humaines suscitent
« la répugnance, somme toute légitime, de l’homme de raison et de négociation à traiter avec le tumulte des passions et le fracas de la violence »88,
74d’où aussi une mise en scène de la dispute dans laquelle il est important de paraître objectif, impartial. Accepter le fait du conflit et de la bataille passe alors par une définition des normes de celui-ci (cf. parcours D3).
75De là découlent également la posture affichée de manière quasi-unanime du Polemiker wider willen (G. Vassogne), du « polémiqueur contre son gré », ainsi que les « protestations de vertu polémique » (J.-F. Laplénie) qui émaillent les polémiques, lesquelles sont toujours causées par l’Autre, qui oblige à le suivre sur un terrain que l’on rejette a priori. Et c’est toujours l’Autre aussi qui est accusé de « polémiquer », au sens péjoratif, en se laissant emporter par ses passions (cf. C. Stange-Fayos). On établit donc, en décrivant le comportement de l’Autre, des normes qui vont ensuite servir à le disqualifier et à rehausser sa propre attitude : « la dénonciation de l’éthos de l’adversaire implique une construction de son éthos propre »89. La construction d’un éthos polémique, au sens de l’image que donne de lui-même par son discours, en tant que locuteur, celui qui polémique, est donc fondamentale, et la vision qu’ont d’eux-mêmes, de leur « moi disputant », les protagonistes de la querelle (cf. M. Friedrich) fait partie de l’habitus polémique d’un groupe donné.
76Dominique Maingueneau a ainsi montré que, dans la querelle entre jansénisme et humanisme dévot, le rapport différent de ces deux systèmes à la dimension agonique conditionnait aussi les dispositifs énonciatifs et l’éthos des énonciateurs90. Ethos et habitus polémiques renseignent plus généralement sur la place et la valeur accordées au conflit dans une société donnée, dans les normes de celle-ci quant au « bien-agir ». Ainsi, C. Kerbrat-Orecchioni distingue entre des sociétés dans lesquelles règne un éthos « confrontationnel » et d’autres où cet éthos est plutôt « consensuel »91. Michael Rutschky a décrit, dans un numéro spécial de la tageszeitung consacré aux ennemis, la manière dont la République fédérale s’est construite sur un rejet de l’animosité (Feindschaft) explicite qui caractérisait la République de Weimar puis le Troisième Reich, la remplaçant par une obligation pour les opposants de trouver un consensus (Konsenszwang)92 et donc par une sorte d’interdiction d’afficher, explicitement et directement, cette Feindschaft – ce dont il voit des traces dans l’activité des Sozialberater (travailleurs sociaux) et autres régleurs de conflits dont l’Allemagne est si friande, suivant le slogan omniprésent das sollte man ausdiskutieren (« on va régler ça par la discussion »). Toutefois, cette hostilité au conflit n’est pas si récente – c’est plutôt sa position hégémonique qui l’est – et Jakob Augstein a décrit comment l’image de Lessing a été au 19e siècle progressivement retouchée pour en effacer les aspects conflictuels et en faire un doux Aufklärer apte à entrer au panthéon classique du Bildungsbürgertum93. La tournure juridique que prennent certaines polémiques informe également sur la valeur accordée au conflit dans une société donnée (cf. A. Schirrmeister, C. Stange-Fayos, A. Stuhlmann, P. Commun), dans la mesure où les
« institutions et [les] rites sociaux visent essentiellement à réduire (au sens quasi-chimique) la polémique. Le tribunal, à cet égard exemplaire, est le lieu de l’interdiction du polémique (offense à la cour) et de son extinction fonctionnelle (par la sentence) ».94
77Enfin, la connotation négative du terme « polémique » peut être instrumentalisée pour disqualifier l’adversaire et surtout pour refuser la discussion ; comme le souligne J. Bouveresse, « il y a un usage éminemment polémique du terme polémique ». La polémique est alors discréditée comme caractéristique des esprits grincheux et uniquement tournés vers la destruction. Un exemple récent de ce phénomène est la réaction des médias français face à la vague de critique des médias qui a culminé avec la publication de La face cachée du Monde : la plupart de ces ouvrages ont été disqualifiés en tant que « polémiques » et « pamphlets », ce qui évitait de se pencher davantage, par exemple dans le cadre d’une discussion, sur ce que leur contenu pouvait avoir d’instructif95. D’une manière générale, on peut retenir avec Christian Plantin :
« En désignant un échange par le terme polémique le locuteur prend position sur cet échange ; […] son point de vue n’est positif que dans le cadre d’une réflexion “méta” sur la polémique en général ; on évoque alors les vertus de la polémique, ou sa salubrité. L’utilisation directe, au premier degré, de polémique est négative ; désigner un débat comme polémique, c’est s’en distancier. Cette tendance semble bien établie dans l’usage contemporain. L’utilisation du terme polémique relève donc d’un ensemble de stratégies de désignation qui permettent l’évitement, l’élimination, la non prise en charge d’une question. »96
Parcours D : Enjeux et fonctions : une approche polémologique du champ intellectuel97
D1 – La polémique : effet de champ ou quête de la vérité ?
78Tout en ayant souligné à plusieurs reprises le caractère multifactoriel des polémiques, nous avons aussi constaté qu’elles se ramènent toujours entre autres à une question de suprématie dans le champ considéré comme espace de luttes symbolique :
« la lutte culturelle, à travers laquelle les intellectuels se définissent les uns par rapport aux autres ou les uns contre les autres, est, en dernier ressort, une lutte pour le pouvoir symbolique et culturel »98.
79Cette conception semble aller à l’encontre de celle de la dispute entre intellectuels comme lieu d’une quête dialogique de la vérité contribuant à l’avancement du savoir, qui se fait jour par exemple à travers les théories normatives de la polémique évoquées par F. Waquet ou encore dans la conception harmonieuse de l’échange argumentatif qui fonde la Diskursethik. Or le rôle de l’échange polémique dans le processus de connaissance n’est pas aussi univoque, ce qui entraîne par exemple la réflexion de Max Weber sur la place de la polémique dans le domaine scientifique. Cette apparente contradiction n’en est pas une, au sens où ce qui caractérise le champ intellectuel, c’est avant tout la vision qu’il a de lui-même, c’est-à-dire le discours de légitimation qu’il plaque sur une réalité qui reste une réalité de champ, c’est-à-dire des luttes constituant le champ. Ce qui fait la spécificité du champ intellectuel et des règles du jeu qui lui sont propres, c’est que l’avancement du savoir et la recherche de la vérité sont autant le but proclamé, l’enjeu de ces luttes, que des armes dans celles-ci, et c’est pourquoi ces luttes peuvent aussi faire avancer le savoir et la réflexion99. La relation entre vérité et pouvoir n’est pas nécessairement celle d’une exclusion mutuelle : leur complémentarité est au contraire le principe formulé du champ, celui qui constitue son identité et le distingue d’autres champs, distinguant donc les intellectuels des non-intellectuels. Si l’idéal de vérité est constitutif du champ intellectuel, il reste que
« les communautés intellectuelles ont été divisées en positions rivales depuis leurs débuts et continuent à être structurées ainsi aujourd’hui »100.
80Pour Randall Collins, le « noble concept de vérité »101 est né de et dans les luttes pour obtenir une partie de ce qu’il appelle l’espace d’attention (attention space, chacun des sous-champs du champ intellectuel constituant un espace d’attention propre) et a pour fonction justement de donner un sens à ces conflits. Pour lui, les conflits dans le monde intellectuel découlent de ce qu’il appelle « la loi des petits nombres », le fait que l’attention est un bien rare, et que l’espace d’attention ne peut supporter qu’une petite quantité de positions à la fois102, lesquelles constituent justement l’enjeu des luttes.
81Bernard Lahire résume de la manière suivante la conception bourdieusienne du champ :
« Chaque champ possède des règles du jeu et des enjeux spécifiques, irréductibles aux règles du jeu et enjeux des autres champs (ce qui fait “courir” un mathématicien – et la manière dont il “court” n’a rien à voir avec ce qui fait “courir” – et la manière dont il “court” – un patron de l’industrie ou un grand couturier). / Un champ est un “système” ou un “espace” structuré de positions. / Cet espace est un espace de luttes entre les différents agents occupant les diverses positions. / Les luttes ont pour enjeu l’appropriation d’un capital spécifique au champ (le monopole du capital spécifique légitime) et/ou la redéfinition de ce capital. / Le capital est inégalement distribué au sein du champ ; il existe donc des dominants et des dominés. / La distribution inégale du capital détermine la structure du champ, qui est donc définie par l’état d’un rapport de force historique entre les forces (agents, institutions) en présence dans le champ. / Les stratégies des agents se comprennent si on les rapporte à leurs positions dans le champ. […] / à chaque champ correspond un habitus (système de dispositions incorporées) propre au champ. Seuls ceux ayant incorporé l’habitus propre au champ sont en situation de jouer le jeu et de croire en (l’importance de) ce jeu. »103
82Cette conception va à l’encontre d’une vision irénique du champ intellectuel puisque, faisant des luttes le principe constitutif du champ, elle « fait voler en éclats toutes sortes d’oppositions communes, à commencer par l’opposition entre consensus et conflit »104. On voudrait ici insister sur le fait que cette approche polémologique du champ n’induit pas, pour nous en tout cas, une approche mécaniste réductrice de la vie intellectuelle et de l’histoire des idées. Pierre Bourdieu s’est défendu maintes fois contre ce reproche, expliquant que ce qu’il s’agit de dessiner, ce ne sont pas des destins inéluctables, mais « l’espace des possibles qui s’engendre dans la relation entre un habitus [individuel] et un champ »105. Et il semble bien que, sinon l’émergence des idées, du moins la manière dont elles se présentent, par exemple par le biais de polémiques (cf. M. Friedrich), soit déterminée par la position dans le champ de chacun des acteurs.
83Si les luttes qui structurent le champ peuvent prendre diverses formes, les polémiques en sont la face visible, discursive, explicitement conflictuelle ; autrement dit, et l’on peut généraliser ce constat au monde intellectuel en général, « il y a peut-être plus une différence de degré que de nature entre la science en crise et la science réputée normale »106 (cf. aussi J. Jurt). On constate dans les études réunies ici que les polémiques ont d’une manière générale la fonction de faire exister l’intellectuel dans le champ, c’est-à-dire de rendre son existence perceptible par les autres acteurs. La valeur de scandale et de sensation de la polémique fonctionne comme un accélérateur de notoriété ; le conflit sert à se montrer, à se profiler par rapport aux positions déjà existantes et à capter ainsi, au moins provisoirement, une partie de l’attention
84Le fait que ces polémiques sont dues à une logique de champ n’est pas pour autant lui-même verbalisé. Il arrive parfois que ce fait soit effleuré a posteriori, par exemple quand Max Brod explique qu’il a « défié un des polémistes les plus puissants de son temps » (cf. G. Vassogne) : dans ce constat transparaît la fonction de la polémique comme passage obligé pour se faire un nom, ainsi que la manière dont elle s’inscrit dans les luttes structurant le champ. Certains agents pourtant nomment les choses par leur nom et désignent leur lutte comme une lutte contre les intellectuels dominants et les règles que ceux-ci imposent : percer à jour les règles du jeu et se situer explicitement dans une logique de champ peut donc faire partie de l’arsenal de la polémique, qui devient « réflexive », portant sur les règles mêmes du fonctionnement du champ (cf. M. Kauffmann). C’est le cas pour Sloterdijk, qui dévoile l’enjeu de la polémique, qui est de parvenir à la position d’intellectuel dominant à la place de Habermas. C’est le cas également, dans une moindre mesure, pour Walser, qui dénonce la domination des « intellectuels intellectuels », ceux qui « décident de ce que l’on peut dire et du rôle que l’on va jouer » (M. Tambarin). Toutefois Walser, se mettant en scène en anti-intellectuel, prétend ne pas chercher une position dominante. Dans ces deux cas de polémique réflexive, il s’agit d’outsiders au champ, qui ont donc tout à gagner à dévoiler les mécanismes de pouvoir du champ : Walser vient lui-même du camp des « intellectuels intellectuels », et cette trajectoire spécifique, qui en fait une sorte de renégat, explique sa position dans la polémique. Sloterdijk, pour sa part, « occupe plus le marché que l’agora », faisant « figure de marginal dans le milieu des philosophes universitaires »107 ; une tendance qui s’est accentuée depuis cette « polémique », puisqu’il est désormais également l’un des animateurs d’une émission philosophique, Das Philosophische Quartett, sur la chaîne de télévision publique ZDF. Si cela lui attire derechef le mépris des philosophes universitaires, il est clair que Sloterdijk a au moins gagné une place dominante dans la partie la plus hétéronome du champ. Et il n’est pas anodin qu’il ait avec cette émission pris la suite de celui qui dominait la frange hétéronome du champ littéraire, le tout-puissant critique Marcel Reich-Ranicki, précédemment animateur de l’émission Das Literarische Quartett, et auquel Walser s’attaque justement dans Tod eines Kritikers.
D2 – Une lutte pour définir les règles du jeu
85La lutte pour une position dominante peut passer par une polémique visant à augmenter son capital symbolique dans le cadre des règles en vigueur, mais aussi par une tentative de changer les règles du jeu afin de les adapter au capital symbolique spécifique dont on est soi-même détenteur (cf. A. Schirrmeister ; cf. aussi N. Raoux pour la manière dont Walter Benjamin tente de changer les règles, ce à quoi les acteurs dominants du champ répondent par le silence, en l’ignorant, ce que Benjamin explique très justement par un « instinct de conservation »). Décrivant – pour le champ scientifique – l’opposition principale qui structure un champ, celle qui oppose les dominants et leurs challengers, Bourdieu constate que
« les premiers sont en mesure d’imposer, souvent sans rien faire pour cela, la représentation de la science la plus favorable à leurs intérêts, c’est-à-dire la manière “convenable”, légitime, de jouer et les règles du jeu, donc de la participation au jeu »108.
86Les nouveaux entrants tout comme les challengers ont donc tout intérêt à changer ces règles, et on constate dans les polémiques également une tentative de la part des dominés de changer les règles de la polémique elle-même, qui
« présuppose un contrat entre les adversaires, et avec lui l’idée qu’il existe un Code transcendant, reconnu par les membres du champ (les protagonistes du débat comme le public), qui permet de trancher entre le juste et l’injuste. Qu’il s’agisse du bon sens, du parti, de la justice, de l’intérêt du pays, etc., il doit exister un référentiel commun qui légitime la figure de quelque tribunal suprême. Malheureusement, chaque positionnement est voué à s’approprier ce tribunal, dont il construit une représentation conforme à son propre univers de sens »109.
87La lutte pour modeler ce tribunal de manière à sortir vainqueur de la polémique passe entre autres par les mots, que chacun revendique pour lui en leur donnant la définition qui lui convient (cf. N. Fernandez Bravo), par les acteurs (comme Thomasius cherchant à s’approprier « le pouvoir de définir qui est habilité à polémiquer, sur quoi, de quelle manière, en quel endroit, à quel moment, et surtout dans quel but », A. Schirrmeister), bref par les présupposés de la polémique, d’où le mouvement de recadrage constaté par M. Kauffmann, une tentative de revenir au moment où l’on définit les règles de la partie en cours. Définir les règles est donc un signe de pouvoir, comme dans le cas de Habermas refusant la discussion avec Walser car celui-ci remet en cause les règles du jeu, en particulier parce qu’il ne se place pas sur le terrain qu’on voudrait lui imposer (M. Tambarin). Et quand Sloterdijk tente d’amener Habermas sur son propre terrain, celui d’une polémique qu’il tente de déclencher lui-même, c’est parce que
« amener l’adversaire à accepter nos propres règles de discours, c’est déjà en un sens lui faire partager les présupposés axiologiques et ontologiques qui sous-tendent le mode d’énonciation qu’on utilise »110
– et parce que le fait même d’une polémique qui mettrait à nu des divergences fondamentales non réductibles par le débat remettrait en question rien moins que les fondements de la Diskursethik111.
D3 – Des intellectuels sans polémiques?
88Cette question, qui fut au centre d’une table-ronde (cf. H.M. Bock, J. Bouveresse, J. Jurt, H. Schulte, G. Stieg, F. Waquet), apparaît également en filigrane de toutes les contributions, puisque, en un sens, s’il y a polémique, c’est qu’il se passe encore quelque chose dans le champ intellectuel. Jean-Claude Milner, qui constate qu’il est difficile de définir ce qu’est la vie intellectuelle, déclare qu’il est par contre possible de définir son absence – il parle de la situation actuelle en France – par l’absence de « grande querelle qui divise »112. Dans la vision de Heine, ce qui maintient en vie la littérature, ce sont les oppositions : il est vrai que l’acte, pour lui créateur, qui consiste à réduire l’Autre en poussière va de pair avec la nécessité qu’existe cet Autre (cf. A. Stuhlmann).
89Une des thèses de Sloterdijk est que l’absence de polémique, au sens d’un affrontement direct, est l’expression de la mainmise d’un groupe dominant sur le champ intellectuel, et que le consensus comme idéal est à la fois une manière d’étouffer les différends et le résultat de cet étouffement. Pour J. Bouveresse, l’absence de polémique n’est pas le signe d’une merveilleuse harmonie mais révèle plutôt le règne d’une pensée unique hégémonique qui « établit » une paix, la sienne, en la proclamant. Pour lui, la paix dans le monde intellectuel n’est qu’une « fiction idéaliste », qui peut justement être instrumentalisée dans des jeux de pouvoir :
« Aucune des exhortations au consensus et à la coopération dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles ne peut suffire à faire disparaître immédiatement, comme par un coup de baguette magique, la réalité autrement plus sérieuse et plus concrète des luttes pour le pouvoir et l’hégémonie, des transgressions de frontière et des annexions illégitimes, de la confusion des genres et des prérogatives, des usurpations de fonction et d’autorité et des abus de pouvoir caractérisés […] »113,
constate-t-il dans un livre qui est un plaidoyer pratique pour la polémique.
Parcours E : Différents champs du monde intellectuel
90Les divers cas examinés ici semblent confirmer notre hypothèse de départ, qui était que les querelles entre intellectuels sont comparables, quel que soit le champ spécifique d’activité de ces intellectuels. Cela n’implique pas pour autant qu’il n’y ait pas des différences liées justement aux différents champs :
« une combinaison de certains intérêts et de certaines valeurs est toujours spécifique à la sphère d’activité donnée : l’importance de certains intérêts et de certaines valeurs varie considérablement d’une sphère d’activité à une autre. […] Toute combinaison d’intérêts et valeurs est dépendante du contexte de l’action »114.
91Pour cette raison, il nous a paru intéressant de proposer également des parcours spécifiques selon les différents champs, sur lesquels nous ne ferons toutefois ici que quelques brèves remarques, puisqu’il n’était pas question de traiter de chacun de ces domaines de manière exhaustive.
E1 – Le champ théologique
92Plusieurs intervenants ont souligné que la polémique entre intellectuels trouve son origine dans la dispute théologique (cf. G. Stieg), c’est-à-dire dans une querelle menée au sein d’une même communauté et visant à la vérité absolue, et dans laquelle « il y a des valeurs à défendre et d’autres à pourfendre » (N. Fernandez Bravo), ce qui donne à la querelle et aux disputants leur légitimité en tant que tels (cf. M. Friedrich). Toutefois, il s’est avéré que les moyens qui sont alors utilisés ne sont pas spécifiques, et l’on y retrouve en particulier toute la palette des techniques de disqualification de l’adversaire (cf. B. Poloni).
E2 – Le champ littéraire115
93Pour Michel Murat, il faut distinguer entre la « littérature polémique », une littérature à fonction polémique, et la « polémique littéraire », le « cas où le champ littéraire constitue l’objet »116. Cette distinction, pour séduisante qu’elle soit, semble toutefois assez difficile à appliquer, puisque la nature même du critère de distinction change selon les catégories, la première étant définie par le genre de discours et la deuxième par l’enjeu. Enfin, il semble que fassent partie de la « littérature polémique » ainsi définie des formes de Gebrauchstexte, de textes non littéraires, comme le pamphlet (genre au demeurant assez mal défini). Il est donc fréquent que ces deux phénomènes coïncident.
94Le texte littéraire peut avoir une fonction polémique (cf. J. Ritte pour Tod eines Kritikers) ou peut aussi servir de déclencheur à une polémique qui semble ensuite s’autonomiser ; mais d’autres genres textuels ne relevant absolument pas d’un discours littéraire peuvent aussi avoir leur part dans des querelles affectant le champ littéraire. L’investissement générique varie selon les époques, au gré de leur manière de tolérer le conflit :
« ce qui caractérise le polémique, c’est que la littérarisation peut être une condition d’acceptabilité sociale »117,
95et l’on voit par exemple comment Heine « invente » une nouvelle forme qui lui permettra entre autres de faire entrer la polémique dans l’œuvre littéraire, ou comment Thomasius inscrit les dialogues fictifs des Monatsgespräche dans la polémique – précisons que si Thomasius relève du champ « littéraire » alors même que, d’un point de vue moderne, c’est dans le champ académique qu’il tente de prendre le pouvoir, c’est parce que dans la vision de l’époque il fait partie des « gens de lettres », une notion vague qui regroupe écrivains, savants, philosophes118.
96La polémique autour de la littérature peut avoir des enjeux esthétiques (cf. C. Hähnel-Mesnard, G. Stieg), qui peuvent en cacher d’autres, comme dans les attaques contre Wiechert, où les arguments esthétiques cachent des arguments politiques119. D’une manière générale, ce qui semble caractériser les polémiques présentées ici, c’est le fait que, si elles prennent leur origine dans le champ littéraire, elles ont pour la plupart des enjeux qui dépassent celui-ci et relèvent plutôt de l’articulation avec la sphère politique, d’où un va-et-vient entre discours littéraire et discours non littéraire120. L. Krenzlin souligne que si le champ littéraire peut servir d’indicateur pour des évolutions socio-culturelles qui le dépassent, cette fonction peut aussi être instrumentalisée par la biais de la manipulation d’acteurs du champ littéraire pour des intérêts politiques. Mais il reste que l’un des enjeux de ces luttes est la suprématie dans le champ littéraire, du moins pour les acteurs « visibles », et que le schème interprétatif de « l’effet de champ » est là aussi valable121.
E3 – Le champ scientifique
97Dominique Raynaud distingue trois types de controverses scientifiques en fonction de leur objet : la controverse de faits, la controverse de principes (méthodologiques ou ontologiques – cf. J. Nautz, F. Vatan), la controverse théorique122 (cf. J.-F. Laplénie, P. Seguin). Raynaud définit ainsi les traits principaux de l’éthos scientifique : « universalisme, communalisme, désintéressement, scepticisme organisé », c’est-à-dire que la controverse scientifique a ceci de particulier qu’elle met en jeu « des intérêts cognitifs et des valeurs cognitives » qui ne se retrouvent dans aucun autre type de conflit, puisqu’elle est constituée par « des débats organisés se donnant pour but des valeurs de connaissance »123. Toutefois, ceci constitue de manière évidente un idéal, et les querelles traitées ici semblent s’inscrire également dans une autre logique. Force est de constater que le statut de la polémique dans le domaine scientifique, sur lequel Max Weber avait un avis ambivalent (cf. F. Vatan), n’est pas nécessairement celui d’un processus de connaissance : J. Nautz montre que la querelle de méthode peut se limiter à des invectives avant d’accéder enfin, alors que l’on assiste à un changement de génération dans les acteurs, à une dimension fructueuse. J.-F. Laplénie décrit le rôle que joue la polémique « interne », dont les motivations sont aussi à chercher dans le registre humain, dans l’affirmation d’une science nouvelle ; la lutte pour la domination institutionnelle joue également un rôle (cf. P. Commun), et la politique peut devenir le critère essentiel de la controverse (cf. P. Seguin). Tout ceci confirme le « caractère multifactoriel de toute controverse scientifique »124. Bref, le champ scientifique n’échappe pas non plus aux règles du champ, il est lui aussi le lieu de luttes pour la domination symbolique (cf. parcours D1), ce qui vaut même pour les luttes épistémologiques, dont l’un des enjeux « est toujours la valorisation d’une espèce de capital scientifique de théoricien ou d’expérimentateur par exemple (chacun des contestants étant enclin à défendre l’espèce de capital dont il est particulièrement pourvu) »125 (cf. aussi G. Stieg). Les études soulignent par ailleurs le caractère souvent codifié de certains genres textuels, comme le compte rendu d’ouvrage scientifique, ou types de querelle, comme la « querelle de priorité » (cf. J.-F. Laplénie), qui peuvent être investis pour fonctionner comme des étapes dans une polémique.
E4 – Le champ philosophique
98Plusieurs cas traités ici relèvent au moins pour partie de la philosophie, ainsi la polémique autour de Max Weber ou la polémique que Walter Benjamin aurait voulu initier, ou encore les débats autour des « édits de religion », l’impossibilité de la polémique programmée par la philosophie de Wittgenstein, et enfin la polémique Habermas-Sloterdijk. Mais là aussi, comme dans le champ littéraire, il faudrait pouvoir distinguer entre ce qui vise « à la vérité et à la conversion à la vérité de tout interlocuteur »126 – une des raisons qui font que « la philosophie est intrinsèquement polémique, même en dehors des lieux explicitement localisés de la polémique »127 – et ce qui relève de la lutte pour la domination dans le champ, domination certes d’idées et de théories, mais aussi des personnes qui les incarnent. La cohabitation entre pensée philosophique et polémique semble au premier abord difficile, et pourtant :
« la philosophie, malgré qu’elle en ait, ne se constitue jamais sur un mode purement irénique. Elle comporte une dimension réfutationnelle, critique qui apparaît inéliminable »128.
99Cette dimension semble relever plus généralement du dialogisme ; elle en constitue un cas particulier dans lequel l’Autre est antagoniste, la pensée s’articulant contre lui. Cette polémicité n’est pas nécessairement de l’ordre de la polémique évidente, elle peut apparaître de manière « oblique, à l’œuvre dans les textes les plus iréniques, les plus consensuels »129. S’interrogeant sur les raisons pour lesquelles la conférence de Max Weber sur « Wissenschaft als Beruf » a suscité des réactions aussi enflammées, F. Vatan part justement à la recherche de ce « coefficient d’adversité » implicite, cette dimension conflictuelle sous-jacente qui fait que nombreux furent ceux qui se sentirent visés par un texte qui pourtant n’affichait pas d’intention polémique évidente. Dans ce cadre, on renverra aux différents travaux sur les traces du polémique dans le discours philosophique publiés dans La polémique en philosophie. La polémicité philosophique et ses mises en discours130.
Parcours F : Du champ intellectuel à l’espace public
F1 – La lutte pour le pouvoir interprétatif (Deutungsmacht)
100Partant du principe qu’une polémique est publique, nous n’avons pas encore défini plus avant la nature et l’identité de ce public. Il peut être limité au champ intellectuel des pairs (aspect interne), ou être plus largement constitué par l’opinion publique (aspect externe). Les luttes opposant les acteurs de la polémique sont des luttes pour le capital symbolique, c’est-à-dire aussi pour le pouvoir interprétatif qui en découle, ce que l’on appelle en allemand Deutungsmacht, pouvoir de dire – à des tiers, justement, comme Thomas Murner cherchant à convaincre l’Autre et le public – ce qu’il faut penser (par exemple des classiques, cf. M. Silhouette) ou comment il faudrait penser, comme Walser ou Handke luttant pour réintroduire la notion de doute dans l’espace public. H. M. Bock exprime ce fait de la façon suivante :
« Si la polémique comme forme du discours public des intellectuels a acquis au 20e siècle une telle position dominante, c’est parce que dans leur stratégie discursive [les intellectuels] sont toujours contraints simultanément de défendre et d’imposer leurs propres offres d’interprétation en combattant et en cherchant à vaincre d’autres protagonistes proposant d’autres interprétations au public. »
101Les polémiques « internes » au champ intellectuel peuvent donc avoir également pour enjeu ce pouvoir interprétatif vis-à-vis d’un public de plus en plus extérieur à la sphère ; le concept de Deutungsmacht, qui désigne un des types de pouvoir qui sont l’enjeu des luttes entre intellectuels, permet d’articuler la connexion entre le champ intellectuel proprement dit et la sphère publique, entre autonomie et hétéronomie, pour le dire en termes bourdieusiens131. R. Collins souligne que, entre l’orientation interne et l’orientation vers le « profane », il n’y a pas une dichotomie nette mais un continuum132.
102Dans les débats autour des « édits de religion », c’est le public que chacun des protagonistes tente d’influencer en le mettant en garde contre son adversaire. Le « postulat de la publicité du débat est le moteur de la controverse » (cf. C. Stange-Fayos), et le public visé devient plus vaste dès que l’enjeu de la querelle importe à la communauté entière. Dominique Raynaud distingue pour les controverses scientifiques entre le « forum constituant » du champ et le « forum officieux (articles de vulgarisation, action publicitaire, appel à l’opinion, etc.) », et constate :
« Il est rare que les controverses de quelque importance restent strictement confinées au forum constituant. On peut supposer que celles-ci diffusent d’autant plus rapidement vers le forum officieux qu’elles entrent en résonance – justifiée ou non – avec certains problèmes de société ou certains aspects des débats contemporains »133.
103Pour R. Collins,
« on constate le plus d’acrimonie lorsque les disputes en terrain intellectuel sont mêlées à des positions dans des conflits plus vastes, de nature politique et plus spécialement politico-religieuse »134.
104A. Schirrmeister montre comment la polémique « interne », qui sert à Thomasius à se profiler dans le champ littéraire, lui sert également de clé vers l’extérieur, en particulier vers la sphère politique, dans laquelle son capital symbolique s’est également accru grâce à cette polémique. En somme, la polémique sert à se profiler autant dans le champ qu’à l’extérieur ; le pouvoir dans le champ procure du pouvoir à l’extérieur, permet d’acquérir une Deutungsmacht dans un champ qui n’est pas le sien à l’origine, bref de devenir un « intellectuel » au sens moderne du terme. H.M. Bock va plus loin dans cette direction en affirmant que cette Deutungsmacht est le but essentiel des polémiques entre intellectuels – ce qui est parfaitement conséquent avec sa définition restrictive de l’« intellectuel » comme producteur culturel intervenant dans le domaine politique sur la foi de sa compétence culturelle. Pour notre part, nous suivrons plutôt Christophe Charle dans son « refus de s’enfermer dans le choix d’un idéal-type d’intellectuel qui servirait d’étalon universel en toute situation historique »135.
F2 – Interactions entre le champ intellectuel et le champ politique
105Le cas de l’intellectuel pénétrant dans le champ politique, devenant ainsi un « intellectuel », n’est pas le seul mode de l’interaction entre les deux champs. D’ailleurs, le concept d’hétéronomie désigne plutôt la manière dont le politique envahit le champ intellectuel (comme lorsque la science économique est envahie par des querelles idéologiques, cf. P. Commun, ou lorsque les querelles entre écoles d’économistes sont exacerbées par des antagonismes nationaux, cf. J. Nautz), alors que l’intellectuel « intellectuel » vise à l’inverse à introduire les critères spécifiques au champ intellectuel dans le champ politique136. Pour H.M. Bock, toutes les polémiques entre intellectuels, même « internes », sont politiques, le champ clos des disputes savantes n’étant apolitique qu’en apparence ; or si certaines des polémiques examinées ici montrent qu’effectivement l’hétéronomie peut être grande, à notre avis, les questions de domination dans le champ ne sauraient être réduites au dénominateur commun du politique, même s’il est certain que « cet espace de luttes culturelles est forcément inséré dans l’espace des luttes politiques »137. Ce que l’on constate souvent, c’est plutôt une alliance entre acteurs du champ intellectuel et acteurs politiques qui permet aux premiers de sortir vainqueurs de polémiques et de luttes qui touchent à des enjeux de pouvoir dans le champ intellectuel138, ainsi dans les luttes entre mathématiciens décrites par P. Seguin.
106L’intervention de l’intellectuel dans le champ politique peut se faire quasi simultanément à cette invasion du champ intellectuel par le politique, il en est même souvent la conséquence (comme durant l’exil entre 1933 et 1945, une période pour laquelle Thomas Mann parle de Zwang zur Politik, d’« obligation de s’occuper de politique ») : cette interpénétration se manifeste dans le fait que les polémiques qui sont menées en « interne », le sont en fonction de critères politiques (ainsi, pour la même période, c’est la nature et l’intensité de l’engagement antinazi qui devient le critère premier des luttes) et que, dans le même temps, les intellectuels s’engagent politiquement au nom des valeurs spécifiques au champ intellectuel – ce qui peut mener à une concurrence pour la Deutungsmacht entre « intellectuels » et hommes politiques (cf. A. Steiner). Toutefois, cette co-occurrence des deux phénomènes n’est pas obligatoire et par exemple, le champ littéraire se défend souvent contre ceux de ses acteurs qui tenteraient d’y faire fructifier le capital symbolique acquis à l’extérieur, dans le champ politique. Autre cas de résistance : celui de Max Weber, pour qui l’intellectuel n’est pas une figure médiatrice entre la science et la politique et qui reproche à l’« intellectuel » son dilettantisme (cf. F. Vatan).
107H.M. Bock constate que « le mode de comportement majoritaire des intellectuels en Allemagne a toujours été plus auto-référentiel », au sens où les luttes ont toujours été plutôt internes. Pourtant, les intellectuels allemands participent eux aussi, en tant qu’« intellectuels », aux discussions publiques, en particulier quand il s’agit de la question de la nation, de l’identité allemande et du rapport au passé. Toutefois, comme l’a constaté Johann Strasser, « les questions du pouvoir et de la répartition des richesses demeurent encore très largement absentes du débat dans la culture intellectuelle d’aujourd’hui »139, et la critique sociale reste un domaine dans lequel les intellectuels allemands ne s’aventurent que progressivement. Il faut également distinguer entre des modes « traditionnels » d’intervention et de prise de position, et des modèles non conventionnels : Handke, en mettant en question le modèle traditionnel de l’engagement intellectuel, dont il critique l’excessive assurance, ne remet pas en question cet engagement en soi mais tente de lui adjoindre à nouveau des valeurs de doute et d’interrogation qui sont justement spécifiques au champ intellectuel, visant ainsi à rétablir l’intellectuel dans sa fonction réellement critique (cf. K. von Oppen). Walser, dans sa critique du discours dominant, prend la parole précisément comme un « intellectuel » classique, profitant de sa notoriété pour intervenir dans un domaine qui n’est pas le sien à l’origine (cf. J. Ritte). Tant Handke que Walser tentent de définir ce que devrait être un « intellectuel » critique, constatant implicitement que l’intellectuel engagé tel qu’il se manifeste en Allemagne, s’il est bien un « intellectuel », n’a plus grand chose d’un intellectuel : à trop fréquenter le politique et les médias, il y a pris racine et fonctionne sur un mode parfaitement hétéronome, c’est-à-dire un habitus et des règles du jeu qui ne sont plus ceux qui caractérisent le champ intellectuel. Un constat qui peut aussi être compris comme une tentative de reprendre le pouvoir dans le champ intellectuel, en redéfinissant les frontières de celui-ci par une exclusion de ceux qui s’en sont trop éloignés ; ce qui montre que la définition de ce que doit être un « véritable » intellectuel, et donc la définition des règles du champ, est toujours l’enjeu des polémiques.
108Il faut certes examiner la nature de l’engagement politique de l’intellectuel, et voir dans quelle mesure les polémiques internes lui apportent un capital symbolique lui permettant cet engagement à l’extérieur ; mais il nous semblerait fructueux d’inverser également la perspective en étudiant les conséquences de l’engagement politique de l’intellectuel dans son champ d’origine, c’est-à-dire en examinant dans quelle mesure cet engagement peut lui servir ou non à y établir sa position, en quoi il lui permet d’augmenter son capital symbolique, et dans quelle mesure il peut faire l’objet de polémiques à nouveau « internes », portant sur la définition du rôle social de l’intellectuel.
Parcours G : La « normalisation » de l’Allemagne
G1 – Le passé au présent : de l’après-guerre à la République de Berlin
109Les questions du passé de l’Allemagne et de la culpabilité nationale – ainsi que de la manière d’y faire face – constituent le thème central et récurrent des polémiques entre intellectuels depuis l’immédiat après-guerre, en partant de la Große Kontroverse sur la place de la soi-disant « émigration intérieure » et sur l’avenir de la question de la culpabilité, une polémique qui est en quelque sorte la préhistoire des querelles autour de la « normalité » de l’Allemagne, pour arriver aux controverses autour des écrivains de RDA, autour du mémorial de l’Holocauste, ou autour des différentes prises de position de l’écrivain Martin Walser – ce qui a pour conséquence que certaines de ces polémiques se croisent et s’entremêlent, au point que l’on peut d’ailleurs se demander s’il ne s’agit pas en réalité toujours de la même polémique. La deutsche Frage (la question de l’identité allemande) s’accompagne désormais de la question de la « normalisation », un terme qui surgit à tout bout de champ, tout cela étant désormais classé par les médias dans le chapitre « République de Berlin ». Peut-il alors véritablement être question d’un crépuscule général des intellectuels (cf. H. Schulte ; cf. parcours B3), ceux-ci n’ayant pas réussi à faire face aux difficultés que pose une « normalisation » de l’identité nationale ? Il n’y a apparemment pas moins de controverses depuis la réunification qu’auparavant, et celles-ci ont leur importance également pour la vie politique de la République fédérale140 ; M. Tambarin souligne par exemple la fonction de Walser dans la construction de l’identité de la RFA, qui se fait aussi par ces controverses.
G2 – Un passé instrumentalisé
110Il est peut-être plus intéressant de se pencher ici sur le rôle du passé dans ces controverses, non pas en tant que thème et objet mais en tant que moyen de disqualification. Cette instrumentalisation du passé est soulignée dans la plupart des contributions traitant de l’Allemagne contemporaine, qui montrent que si toute polémique en Allemagne finit en débat sur l’identité allemande, plus précisément autour du nazisme et/ou de l’antisémitisme, c’est aussi la conséquence du fait que ces deux concepts sont vidés de leur sens (cf. J. Ritte) pour devenir des motifs de disqualification de l’adversaire. K. von Oppen souligne que toute polémique en Allemagne passe toujours par un moment où l’un des protagonistes est accusé d’être nazi ou antisémite ou les deux à la fois ; ceci vaut pour Handke, pour Walser ou encore pour Sloterdijk, qui est présenté par ses opposants comme le représentant d’un discours plus vaste, crypto-fasciste. Enfin, le débat autour de Christa Wolf a montré que le thème de la compromission avec la Stasi est lui aussi devenu partie intégrante de cet arsenal de disqualification au nom du passé, un passé dont on peut se demander alors s’il est plutôt le sujet ou à la fois le prétexte et l’outil de la polémique. Quand A. Steiner évoque les deux mouvements contradictoires que sont la nouvelle normalité de l’Allemagne et l’obsession maladive de la commémoration figée dans le rituel, on peut poser une hypothèse sous la forme d’une question : dans quelle mesure cette obsession de la mémoire n’est-elle pas également entretenue par le désir d’avoir à portée de main un puissant instrument de disqualification de discours qui vont à l’encontre des discours dominants ?
Parcours H : Au centre des réseaux polémiques
111Un certain nombre de noms apparaissent de manière isolée ou répétée dans les contributions de ce volume ; l’index des noms cités, en fin de volume, permet de suivre les interventions de tel ou tel personnage. Si nous ne pouvons pas entrer dans le détail, il nous a paru intéressant de consacrer des parcours spécifiques aux noms apparaissant le plus souvent – soit dès le titre, comme Walser ou Kraus, soit de manière plus sous-jacente mais suffisamment fréquente pour qu’il soit pertinent de suivre leur piste, comme Habermas.
H1 – Autour de Karl Kraus
112Il était d’emblée évident que Karl Kraus se verrait attribuer une place de choix dans le colloque, au point que nous avons dû limiter le nombre de contributions qui lui seraient consacrées, ne retenant que celles qui considéraient la polémique sous son aspect dialogique et non pas simplement comme une attaque. Les études présentées ici mettent au jour la place centrale de Kraus dans le « réseau polémique » de son époque (G. Vassogne), et le fait qu’un affrontement avec Kraus – quel qu’en soit le résultat – était perçu comme permettant d’accéder à une existence dans le champ littéraire. Kraus est considéré ici surtout par rapport à ce que ses techniques et méthodes ont de paradigmatique141, et à ce titre, l’analyse de E. Brender est particulièrement éclairante ; enfin, A. Stuhlmann, là aussi par la comparaison, montre comment se mettent en place des éthos polémiques différents, qui se définissent les uns par rapport aux autres.
H2 – Martin Walser au « centre » des polémiques
113Le poids numérique de Walser était lui aussi prévisible, puisque les communications ont été proposées au printemps 2002, alors que l’affaire autour de Tod eines Kritikers battait son plein ; les hasards de l’actualité ont ainsi fait passer des figures perçues sinon comme centrales, comme Günter Grass, ou comme controversées, comme Peter Handke ou Botho Strauß, à l’arrière-plan – ces derniers sont d’ailleurs souvent associés dans les polémiques comme relevant d’un même prétendu discours à relents nazis. Il est intéressant de constater que, dans les contributions consacrées à Walser, s’il est question d’un Walser polémiquant et discutant lui-même (avec Grass chez S. Parkes, avec Bubis chez N. Fernandez Bravo), il est aussi beaucoup question d’un Walser autour duquel on polémique, qui semble donc servir de thème puis de prétexte à une controverse qui se mène sans lui.
H3 – Dans l’ombre de Jürgen Habermas
114L’intérêt d’un travail collectif est aussi de faire émerger des aspects qui ne sont présents que de manière fragmentaire dans des travaux isolés mais prennent tout leur sens dans la synthèse : il en est ainsi de la place de Jürgen Habermas dans le paysage polémique de la République fédérale. Il est attaqué par Sloterdijk, mais se refuse à polémiquer avec son challenger, un signe du pouvoir que justement celui-ci dénonce (cf. parcours F2). On le voit prendre position, avec le poids d’une autorité morale, pour l’envoi de troupes allemandes dans les Balkans – et il est probable qu’il soit particulièrement visé par la critique de Handke (cf. K. von Oppen). Parmi les intellectuels visés par les attaques de Walser, il est l’un des seuls que celui-ci cite nommément (cf. M. Tambarin) ; enfin, lorsque Walser cite de manière très critique un passage de Mommsen, c’est un passage cité par Habermas, lequel est donc visé en sous-main (cf. J. Ritte). Dans tous ces cas, Habermas apparaît, explicitement ou non, comme la figure centrale d’un discours « politiquement correct » remis en question par des trublions qui refusent de s’y plier. C’est aussi le consensus régnant qu’ils entendent ainsi dénoncer, consensus qui lui-même découle de la Diskursethik. Ainsi, attaquer Habermas et tenter de se quereller avec lui revient aussi à revendiquer le droit à la querelle et à sa violence. Par son omniprésence en arrière-plan des polémiques, Habermas apparaît non seulement comme l’intellectuel dominant le champ mais aussi comme une sorte de surmoi de l’espace public allemand, auquel seules quelques rares personnalités, déjà contestées, osent s’attaquer, se profilant ainsi à contre-courant du discours du consensus – et visant ainsi à occuper la position de l’outsider, qui peut aussi d’une certaine manière être considérée comme une position dominante, puisqu’elle est une des positions programmées dans chaque espace d’attention.
Annexe
Sommaire des parcours de lecture
On trouvera dans l'article « Polémiques entre intellectuels : pratiques et fonctions », ci-dessus, une présentation et des remarques accompagnant chacun de ces parcours.
Parcours A : Dramaturgie des polémiques
A 1 - Trajectoire et déformations
Poloni • Stange-Fayos • Nautz • Stuhlmann • Laplénie • Brender • Seguin • Kauffmann • von Oppen • Tambarin • Fernandez Bravo • Dalmas
A 2 - La polémique absente
Wintermeyer • Raoux • Bouveresse • Hähnel-Mesnard • Parkes • von Oppen • Tambarin
A 3 - Avec qui polémique-t-on ?
Stange-Fayos • Nautz • Wintermeyer • Stuhlmann • Laplénie • Raoux • Hähnel-Mesnard • Tambarin
A 4 - Moyens et méthodes
Poloni • Schirrmeister • Waquet • Stange-Fayos • Stuhlmann • Nautz • Laplénie • Vatan • Krenzlin • Kauffmann • Fernandez Bravo • Dalmas
Parcours B : Emboîtement et camouflage
B 1 - Du « cas » au « camp »
Poloni • Friedrich • Schirrmeister • Stange-Fayos • Stuhlmann • Nautz • Laplénie • Brender • Seguin • Raoux • Hähnel-Mesnard • Kauffmann • Tambarin
B 2 - Une polémique peut en cacher une autre
Poloni • Stange-Fayos • Laplénie • Krenzlin • Fabre-Renault • von Oppen • Fernandez Bravo
B 3 - à qui profite la polémique ? - Le rôle des médias
Fabre-Renault • von Oppen • Kauffmann • Tambarin • Ritte • Jurt • Schulte
Parcours C : Polémique et bienséance
C 1 - Meurtre symbolique, exclusion, ex-communication
Poloni • Stuhlmann • Brender • Laplénie • Vassogne • Raoux • Kauffmann • Fernandez Bravo • Tambarin • Stieg
C 2 - Ethos et habitus polémiques
Friedrich • Waquet • Schirrmeister • Stange-Fayos • Stuhlmann • Laplénie • Vassogne • Vatan • Commun • Bouveresse
Parcours D : Enjeux et fonctions : une approche polémologique du champ intellectuel
D 1 - La polémique : effet de champ ou quête de la vérité ?
Friedrich • Waquet • Schirrmeister • Stange-Fayos • Nautz • Laplénie • Vassogne • Vatan • Stieg • Silhouette • Seguin • Commun • Raoux • Krenzlin • Hähnel-Mesnard • Fabre-Renault • Kauffmann • Ritte • Tambarin
D 2 - Une lutte pour définir les règles du jeu
Schirrmeister • Stange-Fayos • Kauffmann • von Oppen • Fernandez Bravo • Tambarin
D 3 - Des intellectuels sans polémiques ?
Stieg • Waquet • Stuhlmann • Vatan • Bock • Jurt • Schulte • Bouveresse
Parcours E : Différents champs du monde intellectuel
E 1 - Le champ théologique
Poloni • Friedrich • Stieg
E 2 - Le champ littéraire
Schirrmeister • Stuhlmann • Brender • Vassogne • Raoux • Krenzlin • Hähnel-Mesnard • Fabre-Renault • Parkes • von Oppen • Ritte
E 3 - Le champ scientifique
Schirrmeister • Nautz • Laplénie • Vatan • Commun • Seguin • Dalmas
E 4 - Le champ philosophique
Stange-Fayos • Wintermeyer • Vatan • Raoux • Kauffmann
Parcours F : Du champ intellectuel à l'espace public
F 1 - La lutte pour le pouvoir interprétatif (Deutungsmacht)
Bock • Stange-Fayos • Vassogne • Stuhlmann • Silhouette • Kauffmann • von Oppen • Ritte • Tambarin
F 2 - Interactions entre le champ intellectuel et le champ politique
Jurt • Bock • Schulte • Schirrmeister • Stange-Fayos • Nautz • Vatan • Silhouette • Seguin • Commun • Raoux • Krenzlin • Steiner • von Oppen • Parkes • Tambarin • Ritte
Parcours G : La « normalisation » de l'Allemagne
G 1 - Le passé au présent : de l'après-guerre à la République de Berlin
Krenzlin • Schulte • Parkes • Fabre-Renault • Steiner • von Oppen • Kauffmann • Fernandez Bravo • Ritte • Tambarin
G 2 - Un passé instrumentalisé
Fabre-Renault • von Oppen • Schulte • Steiner • Kauffmann • Ritte
Parcours H : Au centre des réseaux polémiques
H 1 - Autour de Karl Kraus
Stuhlmann • Vassogne • Brender • Laplénie
H 2 - Martin Walser au « centre » des polémiques
Steiner • Parkes • Fernandez Bravo • Ritte • Tambarin
H 3 - Dans l'ombre de Jürgen Habermas
Kauffmann • von Oppen • Tambarin • Ritte
Notes de bas de page
1 Dominique Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Paris, 2003, PUF, pp. 8-20.
2 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », in : Centre de recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon, Le discours polémique, Lyon, 1980, Presses Universitaires de Lyon, p. 9.
3 Dominique Maingueneau, « Les deux ordres de contrainte de la polémique », in : Magid Ali Bouacha / Frédéric Cossutta (Ed.), La polémique en philosophie. La polémicité philosophique et ses mises en discours [cité désormais La polémique en philosophie], Dijon, 2000, Editions universitaires de Dijon, p. 159.
4 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », op. cit., p. 8.
5 Pour la fonction de la critique littéraire dans la polémique, cf. entre autres Alfred Opitz, « Aesthetische Gerichtssitzung. Zur symbolischen Inszenierung von Macht in der Literaturkritik des Vormärz », in : Albrecht Schöne (Hrsg.), Kontroversen, alte und neue. Akten des VII. Internationalen Germanisten-Kongresses Göttingen 1985. Band 2 : Formen und Formgeschichte des Streitens. Der Literaturstreit [désormais cité Kontroversen 2], Tübingen, 1986, Niemeyer, pp. 122‑133.
6 Christian Plantin, « Des polémistes aux polémiqueurs », in : Gilles Declercq / Michel Murat / Jacqueline Dangel (Ed.), La parole polémique [cité désormais La parole polémique], Paris, 2003, Honoré Champion, p. 389.
7 Cf. dans l’ordre : Hans-Ulrich Wehler, « Ein Kursbuch der Beliebigkeit », in : Die Zeit, 31/2001 ; Ivan Nagel, « Attentat und Euthanasie », in : Süddeutsche Zeitung, 22.11.2003 ; « Stoiber lehnt EU-Beitritt der Türkei strikt ab », in : Süddeutsche Zeitung, 3.09.2003 ; Martin Klingst, « Schluß mit der Polemik », in : Die Zeit, 23/2002 ; « Stoiber lehnt EU-Beitritt der Türkei strikt ab », loc. cit. ; « Schily wirft der Union Demagogie und Polemik vor », in : Süddeutsche Zeitung, 13.12.2001.
8 Marcelo Dascal, « Types of polemics and types of polemical moves », in : S. Cmejrkova / J. Hoffmannova / O. Mullerova / J. Svetla, Dialogue Analysis VI (= Proceedings of the 6th Conference, Prague 1996), vol. 1, Tübingen, 1998, Niemeyer / cité ici d’après www.tau.ac.il/humanities/philos/dascal/papers/pregue.htm.
9 Frédéric Cossutta, « Typologie des phénomènes polémiques dans le discours philosophique », in : La polémique en philosophie, op. cit., p. 177.
10 Ibid., p. 183.
11 Cf. Christian Plantin, op. cit., p. 381.
12 Jürgen Stenzel, « Rhetorischer Manichäismus. Vorschläge zu einer Theorie der Polemik », in : Kontroversen 2, op. cit., p. 5 ; Stenzel utilise certes le terme Polemik dans le sens (2) d’« attaque », mais ses observations sont très utiles dès lors qu’on les replace dans le cadre général de la polémique comme échange de textes.
13 Nous utiliserons ici, de préférence au terme polémiste, qui correspond plutôt à la polémique comme attaque (sens (2)), le terme de polémiqueur, comme le fait Christian Plantin, op. cit.
14 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », op. cit., p. 12.
15 Jürgen Stenzel, op. cit., p. 3.
16 Nous ne présenterons pas ici l’abondante bibliographie consacrée aux intellectuels tant en France qu’en Allemagne – on trouvera des indications à ce sujet dans les différentes contributions.
17 Pierre Bourdieu, cité par Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, 1996, Points Seuil, p. 16.
18 Michel Leymarie, Les intellectuels et la politique en France, Paris, 2001, PUF (Que sais‑je ?, n° 3584), p. 11.
19 François Dosse, La marche des idées. Histoire des intellectuels – histoire intellectuelle, Paris, 2003, La Découverte, p. 26.
20 Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, 1990, Minuit, p. 7.
21 Christophe Charle, « L’histoire comparée des intellectuels en Europe. Quelques points de méthode et propositions de recherche », in : Michel Trebitsch / Marie-Christine Granjon (sous la direction de), Pour une histoire comparée des intellectuels, Paris, 1998, Editions Complexe / IHTP, pp. 47-49.
22 Christophe Giolito, « Le débat cartésien entre Alquié et Guéroult : controverse ou polémique ? », in : La polémique en philosophie, p. 98.
23 Comme le souligne entre autres Marcelo Dascal, op. cit..
24 Jean-Michel Adam, Les textes : types et prototypes, Paris, 1997, Nathan, p. 156.
25 Christian Plantin, op. cit., p. 403.
26 Ibid., p. 400.
27 Cf. Christophe Giolito, op. cit., p. 97.
28 Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours, Paris, 1991 (nouvelle édition), Hachette, p. 167.
29 Randall Collins, « On the Acrimoniousness of Intellectual Disputes », in : Common Knowledge (vol 8 no. 1) Winter 2002, p. 9 – les pages indiquées sont celles du manuscrit original, que Randall Collins nous a aimablement communiqué.
30 Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours, op. cit., p. 167.
31 Cf. Berlin-Provinz, Literarische Kontroversen um 1930, bearbeitet von Jochen Meyer, Marbach am Neckar, 19882, Deutsche Schillergesellschaft.
32 Cf. Valérie Robert, Partir ou rester ? Les intellectuels allemands devant l’exil 1933-1939, Paris, 2001, Presses de la Sorbonne Nouvelle.
33 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », op. cit., p. 35.
34 Alain Lhomme, « Polemos et philia », in : La polémique en philosophie, op. cit., p. 86.
35 Christian Plantin, op. cit., p. 397.
36 Christophe Giolito, op. cit., p. 122.
37 Ibid., p. 113.
38 Dominique Raynaud, op. cit., p. 19.
39 Christian Plantin, op. cit., p. 397.
40 Ibid., p. 395 – souligné dans le texte.
41 Cf. Dominique Raynaud, op. cit., p. 12.
42 Ibid., p. 18.
43 Christophe Giolito, op. cit., p. 109.
44 Dominique Raynaud, op. cit., p. 16 ; cf. aussi Randall Collins, op. cit., pp. 8-9.
45 Michael Rutschky, « Feindschaft pflegen », in : die tageszeitung, 27./28.09.2003.
46 Christophe Giolito, op. cit., p. 122.
47 Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours, op. cit., p. 167.
48 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », op. cit., p. 39.
49 Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours, op. cit., p. 167.
50 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, 2001, Raisons d’agir, p. 93.
51 Cf. par exemple Valérie Robert, « Klaus Mann : une position controversée dans un champ littéraire en mutation », in : Mélanges pour Nicole Fernandez Bravo, 2004 (à paraître).
52 Randall Collins, op. cit., p. 18.
53 Michel Murat, « Polémique et littérature », in : La parole polémique, op. cit., p. 15.
54 Cf. à ce sujet Valérie Robert, « Briefformen in der Presse. Versuch einer situativen und metakommunikativen Klassifizierung », in : Kirsten Adamzik (Hrsg.), Texte, Diskurse, Interaktionsrollen. Analysen zur Kommunikation im öffentlichen Raum, Tübingen, 2002, Stauffenburg, pp. 61-115.
55 Dominique Maingueneau, « Les deux ordres de contrainte de la polémique », op. cit., p. 165.
56 La polémique en philosophie, op. cit., cf. note 3.
57 Dominique Maingueneau, « Les deux ordres de contrainte… », op. cit., p. 159.
58 Ruth Amossy, « L’argument ad hominem dans l’échange polémique », in : La parole polémique, op. cit., p. 414.
59 Cf. Valérie Robert, Partir ou rester ?, op. cit., pp. 104-114.
60 Cf. Dominique Raynaud, op. cit., p. 9.
61 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », op. cit., p. 26.
62 Randall Collins, op. cit., p. 33.
63 Selon l’expression qu’utilise Christophe Giolito, op. cit., p. 110, pour la polémique entre Guéroult et Alquié.
64 Cf. d’une manière générale Niklas Luhmann, Die Realität der Massenmedien, Opladen, 1995, Westdeutscher Verlag.
65 Christian Plantin, op. cit., p. 377.
66 Marcel Tambarin, « Les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk : une “pensée dangereuse” ? », in : Allemagne d’aujourd’hui, juillet-septembre 2000, pp. 100, 113.
67 Thomas Assheuer, « Die Angst des Denkers vor dem Neuen », in : Die Zeit, 7.11.1997, pp. 57-58.
68 C’est-à-dire l’équivalent allemand du « comptoir du Café du Commerce ».
69 Frédéric Cossutta, « Typologie des phénomènes polémiques dans le discours philosophique », op. cit., p. 188.
70 Gilles Declercq, « Rhétorique et polémique », in : La parole polémique, op. cit., p. 17.
71 Christian Plantin, op. cit., p. 382.
72 Dominique Raynaud, op. cit., p. 8.
73 Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours, op. cit., p. 167.
74 Cf. Gerhard Höhn, « Heinrich Heine und die Genealogie des modernen Intellektuellen », in : G.H. (Hrsg.), Heinrich Heine. Ästhetisch-politische Profile, Frankfurt/Main, 1991, Suhrkamp, pp. 74-77 ; Valérie Robert, Partir ou rester ?, op. cit., pp. 56, 80-88.
75 Cf. à ce sujet Valérie Robert, ibid., pp. 19-24, 51 sqq., 377-382.
76 Randall Collins, op. cit., p. 20.
77 Jürgen Stenzel, op, cit., p. 7.
78 Peter Sloterdijk, Kritik der zynischen Vernunft, Band I, Frankfurt/Main, 1983, Suhrkamp, p. 54 (chapitre « Aufklärung als Gespräch – Ideologiekritik als Fortsetzung des gescheiterten Gesprächs mit anderen Mitteln »).
79 Cf. Valérie Robert, Partir ou rester ?, op. cit., pp. 104-114.
80 Peter Sloterdijk, Kritik der zynischen Vernunft, Band I, op. cit., pp. 53, 60.
81 Ibid., p. 56.
82 Cf. Valérie Robert, Partir ou rester?, op. cit., pp. 51-62.
83 Cf. Valérie Robert, « Briefformen in der Presse », op. cit., p. 69.
84 Jürgen Stenzel, op. cit., p. 7.
85 Gilles Declercq, op. cit., p. 18.
86 Ibid.
87 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », op. cit.,p. 40.
88 Gilles Declercq, op. cit., p. 18.
89 Ruth Amossy, op. cit., p. 416.
90 Cf. Dominique Maingueneau, « Les deux ordres de contrainte… », op. cit., p. 156 et plus généralement Dominique Maingueneau, Sémantique de la polémique, Lausanne, 1983, L’Age d’Homme.
91 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, Tome III, Paris, Armand Colin, 1994, pp. 82 sqq.
92 Michael Rutschky, op. cit.
93 Jakob Augstein, « Die gelehrten Sachen - SZ-Serie über große Journalisten (V) : Gottfried Ephraim Lessing, der erste Großkritiker der Presse », in : Süddeutsche Zeitung, 7.1.2003.
94 Gilles Declercq, op. cit., p. 17.
95 Cf. Valérie Robert, « Zwischen Totschweigen und Zerreden : Die Rezeption der Medienkritik in der französischen Presse », conférence, Österreichische Akademie der Wissenschaften, Vienne, 16.06.2003 / à paraître, 2004.
96 Christian Plantin, op. cit., p. 401 – souligné dans le texte.
97 Nous empruntons le terme à François Dosse, op. cit., pp. 112 sqq. – mais sans la connotation négative qu’il y attache ; le tableau qu’il dresse de la sociologie des intellectuels est en effet essentiellement un portrait à charge, pour lequel l’argumentation n’hésite pas à faire feu de tout bois.
98 Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle, op. cit., Paris, 1996, Points Seuil, p. 25.
99 A ce sujet, cf. par exemple Marcelo Dascal, op. cit., pp. 10-11.
100 Randall Collins, op. cit., p. 7.
101 Ibid., p. 6.
102 Ibid., p. 3.
103 Bernard Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », in : Bernard Lahire (Ed.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte & Syros, 1999/2001, pp. 24-26.
104 Pierre Bourdieu, op. cit., pp. 92-93.
105 Ibid., p. 194.
106 Dominique Raynaud, op. cit., p. 15.
107 Marcel Tambarin, « Les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk… », op. cit., p. 101.
108 Pierre Bourdieu, op. cit., p. 73.
109 Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours, op. cit., p. 167.
110 Frédéric Cossutta, op. cit., p. 188.
111 Marcelo Dascal souligne la corrélation qui existe « entre la préférence des protagonistes d’une polémique pour certains modèles d’argumentation et leurs conceptions épistémologiques quant à la nature de la connaissance et de sa production », op. cit., p. 4.
112 Jean-Claude Milner, « La fonction politique de l’intellectuel, c’est d’être impopulaire », entretien avec Philippe Lançon, in : Libération, 20./21.07.2002.
113 Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, 1999, Raisons d’agir, p. 115.
114 Dominique Raynaud, op. cit., p. 165.
115 Pour une réflexion sur le statut des polémiques dans le champ littéraire, on se référera entre autres à Hans-Dietrich Dahnke / Bernd Leistner (Hrsg.), Debatten und Kontroversen. Literarische Auseinandersetzungen in Deutschland am Ende des 18. Jahrhunderts [cité désormais Debatten und Kontroversen], Berlin (DDR), 1989, Aufbau-Verlag ; ou encore à Kontroversen 2, op. cit.
116 Michel Murat, op. cit., p. 14.
117 Ibid., p. 13.
118 Cf. François Dosse, op. cit., pp. 20-21.
119 Ce phénomène se retrouve en particulier durant les périodes où les questions politiques ne peuvent être abordées directement et le sont de manière cryptée, par le biais de la littérature, cf. Hans-Dietrich Dahnke / Bernd Leistner, « Von der “Gelehrtenrepublik” zur “Guerre ouverte”. Aspekte eines Dissoziationsprozesses », in : Debatten und Kontroversen, op. cit., Bd. 1, pp. 30-31.
120 Cf. Helmut Koopmann, « Einleitung zu “Der Literaturstreit. 13. Forum des Kongresses” », in : Kontroversen 2, op. cit., p. 137.
121 Cf. par exemple Hans-Dietrich Dahnke / Bernd Leistner, « Von der “Gelehrtenrepublik” zur “Guerre ouverte” », op. cit.
122 Dominique Raynaud, op. cit., p. 9.
123 Ibid., pp. 3, 165, 2 – souligné dans le texte.
124 Ibid., p. 169.
125 Pierre Bourdieu, op. cit., p. 126.
126 Frédéric Cossutta, op. cit., p. 171.
127 Ibid., p. 169.
128 Alain Lhomme, op. cit., p. 95.
129 Pour tout cela, cf. ibid., p. 74.
130 Op. cit., cf. note 3.
131 Rappelons que, pour la sociologie bourdieusienne, l’« hétéronomie », c’est la domination dans un champ, en principe autonome, de principes extérieurs : « Un champ possède une autonomie relative : les luttes qui s’y déroulent ont une logique interne, mais le résultat des luttes (économiques, sociales, politiques…) externes au champ pèse fortement sur l’issue des rapports de force internes » (Bernard Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », op. cit., p. 24). On étudie donc le degré d’autonomie des champs « à l’égard des différentes formes de pression externe, économique, politique, etc. » (Pierre Bourdieu, op. cit., p. 169), qui « varie considérablement selon les époques et les traditions nationales » (Jean-Louis Fabiani, « Les règles du champ », in : Bernard Lahire (Ed.), op. cit., p. 87).
132 Randall Collins, op. cit., p. 34.
133 Dominique Raynaud, op. cit., pp. 16-17.
134 Randall Collins, op. cit., p. 34.
135 Selon les termes employés par François Dosse, op. cit., p. 131.
136 Cf. Joseph Jurt, « ’Les intellectuels’ : ein französisches Modell », in : Sven Hanuschek (Hrsg.), Schriftsteller als Intellektuelle - Politik und Literatur im Kalten Krieg, Tübingen, 2000, Niemeyer, p. 114.
137 Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle, op. cit., p. 27.
138 Cf. Randall Collins, op. cit., pp. 35-39.
139 Johann Strasser, « Crépuscule des intellectuels ? Intellectuels et élites en Allemagne en l’an 10 de la réunification », in : Allemagne d’aujourd’hui, avril-juin 2000, p. 238.
140 Ibid., p. 236.
141 Nous avons montré, par exemple, tout ce que le discours des exilés devait à Kraus, et comment celui-ci s’en est distancié, cf. Valérie Robert, « Les intellectuels du Troisième Reich dans Troisième Nuit de Walpurgis : une comparaison avec le discours des émigrés », in : Austriaca, N°49, 1999, pp. 85-109.
Auteur
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle
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