Entre keynésianisme et néo-libéralisme : la politique économique du gouvernement Jospin
p. 83-94
Texte intégral
1Arrivant au gouvernement en juin 1997, Lionel Jospin était crédité, dans les colonnes du Monde1, d’une « pensée économique néo-keynésienne pimentée de marxisme ». L’auteur de l’article, Laurent Mauduit, lui attribuait l’intention de « rompre avec le bérégovisme » — synonyme de rigueur — et de « favoriser la relance ». Et de fait, le gouvernement Jospin adoptera rapidement un certain nombre de mesures destinées à améliorer le pouvoir d’achat des salariés et à relancer la consommation : revalorisation du SMIC de 4 %, augmentation substantielle de l’allocation de rentrée scolaire, baisse des cotisations d’assurance maladie (via l’extension de la CSG) induisant une hausse de 1 % du pouvoir d’achat. L’annonce simultanée des projets gouvernementaux en faveur de l’emploi — emplois jeunes et passage aux 35 heures — améliora sensiblement le moral des ménages, si bien que le redémarrage de la consommation, perceptible dès le second semestre 1997, constitua le moteur de la croissance en 1998.
Évolution du PIB | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 |
(en %)2 | 1,1 | 2,0 | 3,4 | 2,9 | 3,2 |
2Quatre ans plus tard, le bilan économique de la gauche au pouvoir est des plus flatteurs : la France a connu une période de forte croissance, avec des années exceptionnelles (ainsi en 1998 et à nouveau en 2000), la barre symbolique du million de chômeurs en moins a été franchie début 2001, la confiance des ménages a battu des records, les entreprises « enregistrent des profits historiques pour 2000 »3, l’inflation est restée régulièrement inférieure à celle de l’Allemagne, comme le souligne Die Zeit4. L’hebdomadaire de Hambourg n’hésite d’ailleurs pas à présenter le modèle français comme digne d’être imité par les Allemands eux-mêmes, mais les motifs qu’il invoque sont quelque peu compromettants pour le gouvernement Jospin : la marché du travail aurait été finalement mieux dérégulé en France que de l’autre côté du Rhin, l’étatisme français appartiendrait désormais au passé. La politique économique du gouvernement Jospin doit-elle alors être interprétée comme d’inspiration keynésienne, donc en conflit avec l’esprit, sinon la lettre, du Pacte de stabilité du 18 juin 1997, qui préconise l’équilibre budgétaire et la « neutralité » économique de l’état, ou comme néo-libérale, ce qui expliquerait l’attractivité de la France pour les investisseurs anglo-saxons ?
3On partira ici de l’hypothèse que le gouvernement de Lionel Jospin — avec Martine Aubry au Ministère de l’Emploi et de la Solidarité et Dominique Strauss-Kahn à l’économie et aux Finances — a effectivement poursuivi, au moins jusqu’en 1999, une politique en rupture avec un certain nombre des dogmes du néo-libéralisme, tels qu’ils sont défendus entre autres par l’OCDE : « neutralité » budgétaire, baisse des impôts et des dépenses publiques, politique « de l’offre » visant avant tout à réduire les « charges » pesant sur les entreprises et à favoriser la compétitivité ... On essaiera de montrer que la politique choisie en 1997 a privilégié la demande, qu’elle a fait jouer — dans les limites étroites imposées par le traité de Maastricht et le Pacte de stabilité — un rôle actif aux finances publiques (retrouvant ainsi une inspiration macro-économique fort décriée en ces temps de néo-libéralisme), et qu’elle n’a pas hésité à recourir au volontarisme étatique en matière d’emploi, la réduction du temps de travail étant globalement régie par la loi, même si, dans le détail, ses modalités ont pu être négociées localement. Certes une inflexion plus libérale, renforcée par l’arrivée de Laurent Fabius à Bercy en mars 2000, est apparue dès 1999, la priorité étant désormais donnée aux réductions d’impôts, mais cette réorientation intervient au moment où l’impulsion initiale de type néo-keynésien a commencé à porter ses fruits. Si des nuances doivent être apportées à ce tableau, elles porteront plutôt sur la mise en œuvre de la législation sur les 35 heures, qui, comme on le verra, a effectivement permis une certaine extension de la flexibilité du travail dans les entreprises.
4On examinera donc d’abord la politique budgétaire (macro-économique) du gouvernement Jospin, puis son action en faveur de l’emploi (lois sur les emplois jeunes et les 35 heures), et enfin les conséquences de ces politiques, avec les difficultés qu’elles ont pu rencontrer.
La politique budgétaire
5A l’opposé de la doctrine néo-libérale selon laquelle il conviendrait prioritairement de réduire les prélèvement obligatoires et les dépenses publiques, le budget de l’état devant diminuer en volume et se rapprocher de l’équilibre, voire d’une situation excédentaire, le gouvernement Jospin a opté, de 1997 à 1999, pour une augmentation légère (Pacte de stabilité oblige) mais réelle, des dépenses de l’état. Alors que le Pacte de stabilité prévoit de ramener à terme les déficits publics à 1 % du PIB, les dépenses publiques ont augmenté en France de 1,1 % en 1998, et de 1 % en 1999 (en volume), évolutions certes modérées en apparence, mais supérieures au taux d’inflation, outrepassant ainsi la norme édictée par les précédents gouvernements de droite. Le quotidien Les Echos écrit ainsi, en août 1997 : « le gouvernement Jospin a décidé de rompre avec la rigueur Juppé »5. Cet engagement accru de l’état avait évidemment pour fonction principale de financer les politiques prioritaires, et en premier lieu l’emploi et l’éducation. L’alourdissement de la fiscalité, notamment sur les entreprises, n’a pas non plus été considéré comme un tabou : c’est ainsi que le budget 1997, hérité d’Alain Juppé, a été bouclé, à la limite du déficit autorisé par les critères de convergence, par une majoration de 15 % de l’impôt sur les sociétés, en même temps que le programme de baisses d’impôts du précédent gouvernement était interrompu. En 1999, les recettes fiscales, grâce à la reprise, sont même supérieures aux prévisions, créant la fameuse « cagnotte » qui permettra finalement à M. Strauss-Kahn d’annoncer une baisse d’impôts de quelque 40 milliards de francs pour l’année suivante. Mais même à ce moment-là, l’excédent fiscal est utilisé pour améliorer la demande des ménages et la trésorerie des entreprises, via les réductions d’impôts, plutôt que pour revenir à l’équilibre budgétaire, comme le voudrait l’orthodoxie libérale : « La France privilégie la baisse des impôts plutôt que des déficits » écrit le quotidien La Tribune6. Rien d’étonnant alors si le taux de prélèvements obligatoires a augmenté durant cette période, sans pourtant compromette la croissance (à l’opposé des dogmes libéraux !), pour n’amorcer un léger recul qu’à partir de l’année 2000 :
Prélèvements obligatoires | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 |
(en % du PIB) | 44,9 | 44,9 | 45,7 | 45,2 |
Source : Site Internet du Ministère de l’économie, des Finances et de l’Industrie
6Ces options forment un contraste très net avec celles du gouvernement Schröder, élu en octobre 1998, qui après le départ du keynésien Oskar Lafontaine du Ministère des finances, en mars 1999, présentait quelques semaines plus tard, en été 99, un plan drastique d’économies budgétaires (un Sparpaket), bientôt suivi d’un programme de réductions d’impôts, le déficit du budget fédéral devant en principe être ramené à zéro en 2006.
7Certes, une inflexion se manifeste dans la politique économique du gouvernement Jospin avec le budget 2000, préparé en 1999 : une baisse d’impôts est programmée, comme on l’a vu, en même temps que les dépenses publiques sont stabilisées en volume, n’augmentant que du rythme de l’inflation, à 0,9 %7. Cette orientation plus conforme au consensus néo-libéral se confirme avec les budgets 2001-2003, préparés par Laurent Fabius : ce sont des réductions d’impôts de 120 milliards de francs sur trois ans qui sont annoncées, bénéficiant aux ménages, mais aussi aux entreprises, et devant ainsi permettre, d’après Bercy, de ramener le taux de prélèvements obligatoires à 44,7 % du PIB en 2001. Les dépenses publiques, de même, ne devront plus augmenter que de 1 % en volume sur une période de trois ans.8 Mais un certain nombre d’éléments permettent d’affirmer qu’il n’y a pas là de rupture franche avec l’orientation keynésienne du début :
c’est toujours la demande qui est encouragée : Virginie Malingre note, dans le Bilan du Monde9, que M. Jospin continue à « privilégier les baisses d’impôts sur la réduction des déficits ».
le tournant néo-libéral intervient à un moment où la croissance est bien installée et où la politique budgétaire a contribué au recul du chômage : l’orthodoxie keynésienne recommande précisément de ne pas poursuivre une relance budgétaire lorsque la reprise se manifeste (comportement qui serait pro-cyclique).
8Paradoxalement, les résultats de la politique budgétaire du gouvernement Jospin sont d’ailleurs très honorables là où les commentateurs lui reprochent de faire preuve de laxisme : au niveau des déficits (élément central, on le sait, du Pacte de stabilité et des recommandations de Bruxelles). Le solde budgétaire de la France se situe à -1,3 % du PIB en 2000, après -2,7 % en 1998 et -1,6 % en 199910, celui de l’Allemagne à -1,2 %11 (+ 1,3 % en tenant compte de la vente des licences UMTS) en 2000. On voit que les deux gouvernements sont arrivés à des résultats comparables par des voies différentes, voire opposées : celui de M. Schröder en considérant le déficit comme un objectif intermédiaire, qu’il s’agirait d’amener au niveau souhaitable par des mesures énergiques de restrictions budgétaires, celui de M. Jospin au contraire en privilégiant dans un premier temps le retour de la croissance et l’amélioration de l’emploi, dont résulte ensuite naturellement une augmentation des rentrées fiscales et un meilleur équilibre des finances publiques.
Les politiques de l’emploi
9En même temps que la politique budgétaire était ainsi investie à nouveau d’une fonction macro-économique active, l’intervention de l’état législateur se faisait très directe dans le domaine de l’emploi, avec les lois sur les « emplois jeunes » et sur la réduction du temps de travail.
Les « emplois jeunes »
10Présentée au Parlement dès septembre 1997, votée le 13 octobre, la loi sur les « emplois jeunes » a constitué la première manifestation de la volonté du gouvernement d’exercer une action directe et massive en faveur de l’emploi, action ciblée sur une classe d’âge précise, car le chômage des jeunes posait un problème particulièrement aigu. Son objectif était de créer 350 000 emplois pour les jeunes de 18 à 25 ans, sous la forme de contrats d’une durée de 5 ans, dans le secteur public, les collectivités locales et le réseau associatif, emplois correspondant à des besoins sociaux qui ne seraient satisfaits ni par le secteur privé ni par la fonction publique traditionnelle.
11Les métiers nouvellement créés à cette occasion concernent notamment le secteur éducatif, l’environnement, la sécurité des personnes et peuvent donc contribuer globalement à la qualité de la vie, tout en apportant un revenu et un début d’insertion aux jeunes en difficulté12. Ces emplois sont rémunérés au niveau du SMIC, l’état prenant en charge 80 % du montant, les employeurs les 20 % restants, le coût total de l’opération étant chiffré à 35 milliards de francs. Il s’agit donc d’une création d’emplois par intervention directe de l’état, et non pas simplement d’une action en direction du « marché du travail », et ce signal a été perçu positivement à l’époque. L’opposition de droite au Parlement s’est d’ailleurs trouvée assez embarrassée pour combattre le projet et 41 de ses représentants ont préféré s’abstenir au moment du vote. Le dispositif a réellement eu des effets quantitatifs importants, puisqu’au 31 mars 1999, 179 265 « emplois jeunes » avaient ainsi été créés13, plus de 250 000 début 200114.
Les lois Aubry
12La réduction du temps de travail hebdomadaire à 35 heures figurait parmi les promesses électorales du candidat Jospin15. Elle sera mise en application par les deux lois Aubry, violemment combattues par le patronat et les partis de droite, qui y voient un retour à l’« archaïsme » et à l’« état régulateur ». L’OCDE écrivait quant à elle, dans son étude sur la France publiée en 1999 : « La réduction de la durée légale du travail relève d’une approche plus volontariste que celle recommandée dans la Stratégie pour l’emploi de l’OCDE »16. L’objectif de la réduction du temps de travail (RTT) est de relancer l’emploi et la croissance
par le partage du travail
par l’augmentation de la masse salariale, qui doit à son tour améliorer les recettes fiscales et l’équilibre des comptes sociaux
par l’enrichissement de la croissance en emplois : le seuil à partir duquel la croissance est créatrice d’emplois doit être abaissé, notamment en concentrant les moyens disponibles sur les emplois non qualifiés.
13La loi Aubry I, votée le 19 mai 1998, prévoit ainsi que la règle des 35 heures de travail hebdomadaires s’appliquera dès le 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et au 1er janvier 2002 pour celles comptant moins de 20 salariés. Cette disposition signifie concrètement que toute heure ouvrée au-delà de 35 heures devra être payée comme heure supplémentaire, le volant d’heures supplémentaires restant plafonné à 130 par an. Les employeurs reçoivent quelques compensations : le SMIC est bloqué jusqu’en 2000, et des aides publiques, sous forme d’allégements de charges sociales, sont prévues pour les entreprises qui réduiront de 10 % le temps de travail et embaucheront 6 % de salariés supplémentaires. Des négociations de branche ou d’entreprise pourront régler les modalités du passage aux 35 heures dès avant la date butoir du 1er janvier 2000, la loi autorisant une grande variété de solutions possibles en la matière : par la modification des horaires de travail, par l’augmentation des jours de congé, par annualisation sous la forme de « comptes épargne temps »17.
14La deuxième loi Aubry, du 19 octobre 1999, précise un certain nombre de points laissés en suspens par la première : elle tend ainsi à limiter le recours au temps partiel, elle fixe la durée annuelle maximum du travail à 1600 heures et elle pérennise les aides et réductions de charges dont bénéficient les entreprises ayant conclu un accord sur les 35 heures, mais sans exiger un niveau précis d’embauches, à la différence de la loi Aubry I18.
15La traduction de ces textes législatifs sous la forme d’accords effectivement signés dans les entreprises a connu un démarrage assez laborieux. Si l’année 1998 n’avait donné que des résultats assez maigres19, le mouvement s’accélère en 1999 : au 31 août de cette année, 15 000 accords d’entreprise, couvrant 2 168 000 salariés, avaient permis de sauvegarder 120 000 emplois, d’après les résultats d’une enquête commanditée par Martine Aubry.20 Au 14 juin 2000, d’après le bilan établi par le gouvernement, 3,6 millions de salariés bénéficient des 35 heures, 33 600 accords ont été signés, permettant de créer ou de préserver 205 000 emplois21. En décembre 2000, 5,8 millions de salariés — la moitié environ des salariés du secteur privé — sont passés au 35 heures22.
16Les lois Aubry sont conçues pour agir autant par incitation — sous la forme d’aides accordées aux entreprises acceptant de créer des emplois en concluant des accords de réduction de temps de travail — que par dissuasion — par le surcoût qu’entraîne le paiement d’heures supplémentaires à partir de la 36e heure ouvrée pour les entreprises qui choisiraient de ne pas passer aux 35 heures. Alain Gubian estime d’ailleurs que le coût additionnel induit par le passage aux 35 heures est très faible pour les entreprises dans le cas des bas salaires (jusqu’à 1,5 SMIC), le coût du travail pouvant même baisser dans certains cas de figure23. Si la philosophie de ces lois est marquée par un indéniable interventionnisme étatique, elles laissent néanmoins une assez large marge à la négociation, comme on l’a vu, marge que dans la majorité des cas, les employeurs ont exploitée pour procéder à une réorganisation du travail, dans le sens de la flexibilité, et aboutir notamment à un meilleur temps d’utilisation des équipements. La « modulation » permet en effet de faire varier dans le temps les horaires hebdomadaires et quotidiens. D’après une étude de la Dares, citée par Le Monde Economie24, 48 % des contrats signés prévoient une annualisation du temps de travail, et d’après l’IFOP, 56 % des accords permettent une durée du travail hebdomadaire allant jusqu’à 47 heures. On estime que les entreprises sont parvenues ainsi, le plus souvent, à compenser par des gains de productivité les surcoûts liés au maintien des salaires à un niveau égal pour un temps de travail réduit. Par ailleurs, les accords de RTT ont en général été assortis d’un gel des salaires pour une période d’un ou deux ans (dans 47,2 % des cas25). La modération salariale, contrepartie de la réduction du temps de travail, entraîne globalement une certaine stagnation du pouvoir d’achat. Le salaire mensuel de base ne progresse que de 1,7 % en glissement annuel, en 1998 et 1999, chiffres anormalement bas en période de reprise26.
Le bilan de la politique économique du gouvernement Jospin
17Pour décrire les résultats de ces choix de politique économique, l’OCDE elle-même a des accents quasiment keynésiens : la consommation des ménages, déprimée au 1er semestre 1997, se raffermit au second « ....notamment sous l’effet de l’accélération des revenus disponibles. Celle-ci a été aidée par la reprise de l’emploi et la hausse de 4 pour cent du SMIC en milieu d’année mais reflète aussi la hausse des revenus financiers des ménages. » 27. En 1998, la reprise est tirée par la consommation des ménages, bientôt relayée par l’investissement. Suivant un schéma bien connu, une croissance de l’investissement devient nécessaire au moment où l’appareil productif ne permet plus de satisfaire une demande en forte augmentation : l’OCDE note qu’au premier semestre 1998, « un tiers des firmes dans l’industrie déclaraient faire face à des goulets d’étranglement »28. Il est vrai qu’en mars 1998, la production industrielle était en hausse de 8,6 % sur un an, et c’est très logiquement que les industriels prévoyaient une augmentation de 9 % de leurs investissements dans l’année29. On est donc bien en présence d’un cercle vertueux consommation-investissement générant une croissance auto-entretenue, et la très libérale OCDE elle-même reconnaît que c’est l’action du gouvernement qui a fourni l’impulsion initiale. Les tenants de l’orthodoxie économique argumenteront, quant à eux, non sans fondement, que le gouvernement Jospin a pu adopter ainsi une politique plus expansive au moment où les effets positifs de la rigueur maastrichtienne commençaient à se faire sentir : stabilité monétaire, début de réduction des déficits publics, amélioration de la compétitivité de l’« entreprise France », dont le commerce extérieur affichait des excédents confortables.
18Le chômage a marqué une décrue constante durant cette période, baissant de 5 % dès la première année30, et, début 2001, la gauche pouvait se féliciter d’avoir réduit le nombre des chômeurs d’un million (de 3,5 à 2,5 millions, ou de 3 à 2 millions, selon le mode de calcul retenu) depuis son accession au pouvoir. Le taux de chômage de la France reste supérieur à celui de l’Allemagne, mais le recul a été proportionnellement plus rapide chez les Français que chez leurs voisins d’outre-Rhin (2,8 points de pourcentage depuis 1997 contre 1,8) :
Taux de chômage | ||
Année | France | Allemagne |
1997 | 12,3 | 9,9 |
1998 | 11,8 | 9,4 |
1999 | 11,3 | 8,8 |
2000 | 9,5 | 8,1 |
Source : OCDE - Die Zeit
19Ce bilan positif devra néanmoins être nuancé sur un certain nombre de points, en même temps que l’interprétation des choix de politique économique du gouvernement Jospin devra se faire plus différenciée..
20Ainsi, les « emplois jeunes » ont été critiqués, notamment par les syndicats, car ils instaurent de fait un forme de contrat à durée déterminée, donc de précarité, au moment où la gauche défend dans ses programmes la stabilité de l’emploi, le contrat à durée indéterminée devant en principe constituer la forme normale d’embauche. Les « emplois jeunes » constituent-ils une forme d’insertion ou une variante de précarité camouflée ? La question reste ouverte, d’autant que se pose le problème de la « sortie » du dispositif, ces contrats arrivant à expiration en 2002, même si, avec l’amélioration de la situation de l’emploi, les perspectives paraissent globalement moins sombres. Une proportion non négligeable de ces jeunes auraient déjà quitté le dispositif de leur plein gré31, souvent pour trouver un emploi à plein temps.
21La mise en œuvre des lois Aubry a soulevé notamment un problème de financement, qui n’est toujours pas entièrement résolu a l’heure actuelle. Le gouvernement ayant envisagé de demander une contribution aux organismes sociaux32, il s’est heurté au refus du Medef et il a dû faire marche arrière. L’opposition du patronat face à cette intrusion de l’état dans le champ du paritarisme a d’ailleurs été relayée par certains syndicats, et elle est indirectement à l’origine du mouvement de « refondation sociale » lancé par l’organisation patronale à partir de février 2000. Le Medef se réclame en effet explicitement, dans sa stratégie de « refondation », du principe de l’autonomie de négociation entre employeurs et syndicats, sans participation de l’état, tel qu’il est pratiqué en Allemagne, principe mis à mal par l’interventionnisme de Mme Aubry, et qui a peut-être atteint ses limites avec l’affaire du financement des 35 heures.
22Les modalités d’application concrètes des 35 heures conduisent également à des conclusions plus nuancées. D’abord, la rupture n’est pas totale avec les choix des précédents gouvernements, qui s’efforçaient de faire baisser le coût du travail par des allègements de charges sociales sur les bas salaires. Ces allégements ont d’ailleurs été maintenus par le gouvernement Jospin, en même temps qu’étaient instaurées des aides pour les entreprises acceptant de créer des emplois dans le cadre des 35 heures. On reconnaît là une approche plus classiquement libérale que keynésienne. Ensuite, comme on l’a vu, les accords sur les 35 heures ont largement contribué à développer la flexibilité du travail en France, avec ses conséquences, dénoncées par les représentants des salariés : stress accru en période d’horaires chargés, difficulté de concilier vie professionnelle et familiale lorsque les variations d’horaires sont importantes. Or, on sait que la flexibilité fait partie des solutions préconisées régulièrement par les instances néo-libérales telles que l’OCDE pour améliorer la situation de l’emploi. Enfin, la modération salariale induite globalement par l’application de la RTT montre que le patronat n’a pas été entièrement en position de faiblesse dans ses négociations avec les salariés.
23La politique économique du gouvernement Jospin apparaît donc en définitive comme une combinaison originale entre un volontarisme de type keynésien au niveau macro-économique et une flexibilité négociée par les partenaires sociaux au niveau micro-économique. Elle s’est détachée du consensus néo-libéral dominant en s’efforçant de relancer l’économie par le biais d’un renforcement de la demande intérieure. Cependant, les conditions de l’offre n’ont visiblement pas été dégradées, contrairement aux craintes exprimées par le patronat. Il est vrai que le nouveau contrat social négocié à cette occasion reposait sur un troc entre les partenaires sociaux, la modération salariale compensant la progression de l’emploi. La RTT n’a donc pas eu d’effet inflationniste, et la compétitivité de la France n’en ressort pas amoindrie, au contraire.
24La dimension européenne de la politique économique du gouvernement Jospin n’est pas non plus dénuée de complexité. On a vu que dans une première phase au moins, cette politique tendait à contourner les normes du Pacte de stabilité plus qu’à en respecter l’esprit. M. Jospin a d’ailleurs assez vivement critiqué ce texte lors de son arrivée au pouvoir, et il a insisté pour qu’un volet sur l’emploi soit également inscrit dans le Traité d’Amsterdam (juin 1997) à côté du Pacte de stabilité, mais des opinions assez semblables étaient alors défendues par M. Lafontaine, et on a pu croire un moment, devant l’évidente communauté de vues entre MM. Strauss-Kahn et Lafontaine, à la possibilité d’une relance keynésienne à l’échelle de l’Europe, impulsée par les gouvernements français et allemand. La démission d’Oskar Lafontaine, en mars 1999, a mis fin à cette perspective, et les choix divergents des deux gouvernements, ainsi que les tensions apparues entre eux notamment lors de la publication du « Papier Blair-Schröder » rendent peu probable actuellement une coordination économique franco-allemande conduisant à des solutions originales. Il est vrai qu’entre temps, le gouvernement français est « rentré dans le rang », affichant des objectifs de réduction des prélèvements obligatoires plus conformes au normes du Pacte de stabilité.
Bibliographie
Bilan du Monde (Collectif), Le Monde éditions, Paris, éditions 1998-2001.
Fitoussi J.-P., Passet O., Freyssinet J. (2000) : Réduction du chômage : les réussites en Europe. La Documentation française, Paris.
Gubian, A. : « Les 35 heures et l’emploi : d’une loi Aubry à l’autre » in : Regards sur l’actualité, N° 259 (mars 2000), La Documentation française, Paris.
Liêm Hoang-Ngoc (2000) : Les Politiques de l’emploi. Le Seuil, Paris.
Organisation de coopération et de développement économiques (1999) : Études économiques de l’OCDE : France. OCDE, Paris.
Notes de bas de page
1 Le Monde, 3/6/1997
2 Source : INSEE - Bilan du Monde, édition 2001
3 Le Monde, 1/3/2001
4 Die Zeit, 29/3/2001
5 Les Echos , 13/8/97
6 La Tribune, 21/9/1999. Bilan du Monde, édition 2001, p. 138.
7 Le Monde, 20/4/99.
8 Le Monde, 20/4/99.
9 Bilan du Monde, édition 2001, p. 138.
10 Site Internet du Ministère de l’économie, des Finances et de l’Industrie.
11 Bundesamt für Statistik, site Internet.
12 Le Monde, 21/8/1997
13 Le Monde Emploi, 4/5/1999.
14 Le Monde Emploi, 23/1/2001.
15 Rappelons qu’en Allemagne, le syndicat IG Metall a imposé le passage progressif aux 35 heures dans les industries métallurgiques dès 1984.
16 OCDE (1999), p. 15.
17 Le Monde, 21/5/1998
18 Le Monde, 6/10/1999
19 Le Monde Economie, 13/4/1999
20 Le Monde, 27/9/1999
21 Le Monde, 27/6/2000
22 Le Monde, 15/5/2001
23 Gubian (2000), p. 22
24 le 15/2/2000
25 Gubian (2000), p. 8
26 Le Monde, 27/6/2000
27 OCDE (1999), p. 30
28 OCDE (1999), p. 36
29 Le Monde, 21/5/1998
30 Le Monde, 1/8/1998
31 Le Monde Emploi, 23/1/2001
32 Le Monde, 21/10/1999
Auteur
Université de Paris III
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