7. Le néerlandais, une langue hospitalière
p. 80-86
Texte intégral
1Quelques esprits chagrins prédisent régulièrement dans les médias néerlandais la disparition proche de leur langue au profit de l’anglais. Il est de bon ton de poser au provocateur et de céder aux sirènes faciles du ‘tout anglais’ européen. C’est là bien méconnaître l’histoire et le tempérament du néerlandais, sa santé presque insolente en ce début de xxie siècle. Non seulement la capacité de survie du néerlandais entouré des trois géants culturels que sont la France, l’Allemagne et l’Angleterre doit forcer notre admiration, mais il faut aussi rappeler que cette langue tient également sa spécificité du fait qu’elle intègre avec facilité et insouciance les apports linguistiques venus de l’étranger. Enraciné dans une terre de transition entre les mondes germanique et latin, le néerlandais respire au cœur de cette Europe telle une éponge de mer qui se nourrit d’un système écolinguistique des plus riches.
2Nous avons insisté sur le fait que l’histoire du néerlandais est pour beaucoup l’histoire de ses échanges linguistiques avec le français. Le néerlandais la plus française des langues germaniques ? Le néerlandais a emprunté au français, nous l’avons vu plus haut, dès le Moyen Âge. Il est encore une autre période où le néerlandais s’est comme gorgé de gallicismes et de tournures françaises.
3Dès la fin du xviie siècle, la Révocation de l’édit de Nantes en 1685 va entraîner l’arrivée en Hollande de dizaines de milliers de Huguenots français fuyant l’intolérance religieuse de leur patrie. Amsterdam, Haarlem et La Haye deviennent des centres prestigieux de la vie culturelle et littéraire où précisément les communautés francophones seront les plus présentes. À Amsterdam comme à Haarlem, le culte est célébré en français par l’Eglise wallonne (Waalse kerk) jusqu’au milieu du xviiie siècle. Tout un symbole, les Franse scholen (écoles françaises) sont des établissements scolaires conçus en réaction à l’enseignement trop académique des écoles latines qui préparent les enfants de la très prospère bourgeoisie hollandaise aux exigences de leur future profession de commerçants. L’appellation Franse school s’explique par le fait que le français est à l’époque dans toute l’Europe la langue du commerce, de la culture et de la diplomatie.
4Le xviiie siècle est souvent désigné aux Pays-Bas sous le nom de Pruikentijd (époque des perruques), parce qu’il était de ‘bon ton’ (comme le disent toujours les Néerlandais dans leur langue !) de porter la perruque française et surtout d’en imiter la langue. On lit couramment dans les correspondances de l’époque des phrases comme « Een mysterieuse brief (lettre) inquieteert mij terribel. » Cette gallomanie va si loin que le français devient vite la cible des moqueries dans de nombreuses comédies de l’époque. Ainsi dans son Belachchelyke jonker (le baron ridicule) de 1684, Pieter Bernagies fait parler son parvenu de baron, bien que natif d’Amsterdam, ainsi :
« Ik spreek goed Hollands, maar die taal is wat plat, daarom moet men ze zo wat entrelarderen, Met Frans, ‘t is doucer en aangenamer. »
(Je parle bien hollandais, mais cette langue est grossière, c’est pourquoi on doit l’entrelarder quelque peu de français, c’est plus doux, plus agréable).
5Bel héritage de cette Pruikentijd, le vocabulaire de la politesse en néerlandais fourmille de termes ou calques du français comme : pardon, excuus, excuseren, dames, mijneer (calque de monsieur), mevrouw (calque de madame), alstublieft (s’il-vous-plait, souvent abrégé en nérlandais en s.v.p. !). Depuis lors, des quantités de gallicismes ou de formes ‘à la française’ sont entrées dans le vocabulaire quotidien du néerlandais. Certains termes dont la forme a pu être plus ou moins modifiée, ont connu une restriction de sens due à la spécialisation de leur emploi en néerlandais :
chanteren (exercer un chantage)
adverteren (passer une annonce)
jus (jus de viande, sauce)
bon (contravention)
coupé (compartiment de train)
bonbon (chocolat fourré)
boetiek (magasin de mode)
6Il faut mentionner aussi au chapitre de la morphologie, les innombrables suffixes d’origine française.
-tie/sie (sur le français –tion/-sion) : natie, demonstratie, informatie, instructie
-iteit (sur le français –ité) : capaciteit, criminaliteit, formaliteit, specialiteit
-eus (sur le français –eux) : nerveus, modieus, serieus, mysterieus
-antie, entie (sur le français –ence) : vakantie, correspondentie
7Et nous reviendrons sur le suffixe verbatif en –eren que pour citer quelques curiosités :
rapporteren : relater
fouilleren : passer à la fouille
introduceren : lancer un produit
offreren : offrir (verbe du deuxième groupe)
Les mots néerlandais du français
Si les termes français fourmillent en néerlandais, les emprunts faits au néerlandais dans notre langue sont bien plus nombreux qu'on ne le penserait d'emblée : l'essor économique de la Flandre au Moyen Âge et de la Hollande au xviie siècle a laissé des traces dans notre lexique. | ||
Ainsi serons-nous sans doute étonné(e)s d'apprendre pour les termes suivants une maternité néerlandaise : | ||
bivouac | bijwake | |
boulevard | bolwerk | |
colza | koolzaad = graine de choux | |
espiègle | de 'ulenspiegle', nom francisé du néerlandais Tijl Uilenspiegel, personnage de légende flamande | |
étape | stapel = entrepôt | |
frelater | verlaten = transvaser | |
gruger | gruizen = écraser | |
mannequin | mannekin = petit homme | |
pamplemousse | pompelmoes = gros citron | |
Les bons vivants parmi nous devront également rendre hommage à la vieille langue thioise (ancêtre du néerlandais) en saluant les mots suivants : | ||
bière | bier | |
bitter (liqueur amère) | bitter | |
brandy | brandewijn = vin cuit | |
houblon | hoppe | |
Mais c'est avant tout pour les centaines de termes maritimes que la langue française reconnaît sa dette au néerlandais ; rappelons à cet effet que les Pays-Bas ont toujours été une nation de grands navigateurs et que ses chantiers navals faisaient école dans toute l'Europe du xviie siècle : | ||
Termes généraux | ||
flibustier | vrijbuiter | |
flotte | vloot | |
fret | vracht | |
matelot | mattenoot | |
scorbut | scheurbuik | |
Noms de bateaux | ||
bac | bak | |
corvette | corver | |
sloop | sloep = voilier à un mât | |
yacht | jacht | |
Manœuvres | ||
amarrer | aanmaren = attacher | |
bâbord | bakboord | |
faséyer | fazelen | |
hisser | hijsen | |
tribord | stuurboord | |
Construction navale | ||
beaupré | boegspriet | |
cambuse | kombuis | |
foc | fok | |
Installation portuaire | ||
digue | dijk | |
havre | haven | |
polder | polder |
Poissons
cabillaud | kabeljauw | |
colin | koolvis | |
hareng | haring | |
maquereau | makreel |
8En s'enrichissant de ce vocabulaire étranger, en empruntant ces préfixes des langues étrangères, le néerlandais s'offre ainsi une souplesse et une richesse de composition et de dérivation. Que le Grand Dictionnaire de la langue néerlandaise (Groot Woordenboek der Nederlandsche Taal) en trois volumes, appelé communément le Dikke Van Dale (le Grand van Dale) décrive quelques 240 000 mots sur 4 000 pages ne doit pas étonner le jeune neerlandicus.
9Dans la douzième édition de 1992 de ce même dictionnaire, la mention de l'étymologie d'environ 37 000 mots a constitué une innovation très remarquée. Parmi ces 37 000 mots, les mots d'origine étrangère sont particulièrement représentés. Un acte d'hospitalité linguistique ? Ainsi pour le mot français boulevard, un substantif initialement emprunté au néerlandais, on peut lire : boulevard : mot français dérivé du moyen néerlandais bolwerk (bastion). La langue néerlandaise est à l'image du pays et se réclame des mêmes traditions : l'ouverture sur l'étranger est consciemment vécue comme une vertu nationale, la garantie d'un enrichissement culturel. La langue néerlandaise plus qu'une autre se délecte des mots du monde.
Bibliographie
Van der Sijs, Nicoline, Leenwoordenboek, Standaard, Den Haag, 1996.
Schoot, Henry, « Les mots d’emprunts en néerlandais », in : La linguistique, volume 25, 1989-2.
Salverda de Grave, J.-J., L’influence de la langue française en Hollande, Librairie Ancienne Honoré Champion, Paris, 1913.
Walter, Henriette, L’aventure des langues en occident, Robert Laffont, Paris, 1994.
Walter, Henriette, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Robert Laffont, Paris, 1997.
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Gilbert Krebs, Hansgerd Schulte et Gerald Stieg (dir.)
1977
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Hans Jürgen Heringer, Gunhild Samson, Michel Kaufmann et al. (dir.)
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