La concordance des « temps » ? Soit. Mais des temps de quels modes ?
p. 83-92
Résumé
Hablar de «concordancia de tiempos», en sintaxis española, es hablar de las reglas que rigen la relación entre un verbo subordinante y un verbo subordinado, siendo aquél el que impone a éste que se presente en una forma determinada. Ahora bien, desde el punto de vista semántico, la relación que se establece entre una oración subordinada y una oración subordinante es a veces de tal naturaleza que es el contenido de la subordinada el que parecería deber regir la forma del verbo de la subordinante, y no al revés. Algunos enunciados españoles, que respetan, en su estructura formal, una determinada «concordancia» sintáctica, ilustran así lo que, desde el punto de semántico, no es sino una «discordancia» caracterizada. Numerosos enunciados de la lengua medieval y clásica ilustraban este fenómeno. ¿Quedan enunciados de este tipo en la lengua actual? La comunicación presentada pretende mostrar que la respuesta a esta pregunta depende de la teoría de los modos y de los tiempos elegida para describir la sintaxis de la lengua española.
Texte intégral
1Parler de « concordance des temps », lorsqu’on emploie cette expression en grammaire espagnole, c’est évoquer un fait de syntaxe dont la description, selon l’objectif que l’on se donne, peut tenir aussi bien en un volume entier qu’en quelques pages ou en quelques lignes. Dans la Gramática descriptiva de la lengua española, coordonnée en 1999 par Ignacio Bosque et Violeta Demonte, c’est un chapitre d’une soixantaine de pages qui lui est consacré1, et ce qui intéresse l’auteur du chapitre en question – Ángeles Carrasco Gutiérrez, de l’université de Castilla-La Mancha –, c’est de décrire « la relation de dépendance qui s’établit entre les interprétations temporelles de deux formes verbales si, entre leurs propositions respectives, il existe aussi une relation de dépendance – une relation de subordination – syntaxique2 ». Les trois types de subordination reconnus par la tradition grammaticale espagnole y sont passés en revue avec, ce qui est assez fréquent dans les travaux de ce type, une attention privilégiée pour les propositions substantives, dont la description occupe à elle seule les deux premiers tiers du chapitre. Ce qui est mis en avant à propos de ces dernières – il ne s’agit que d’un constat qui sera repris ensuite dans la description des adjectives et des finales –, c’est que, sur un axe temporel, les formes verbales qui en constituent le noyau situent « le temps dans lequel se produit l’événement subordonné par rapport au temps dans lequel se produit l’événement principal : le temps de l’événement subordonné peut être antérieur au temps de l’événement de la proposition principale, il peut être postérieur ou il peut être simultané3 ».
2Vue sous cet angle, la description ne se prête évidemment à l’énoncé d’aucune « règle » particulière, d’aucune particularité susceptible de caractériser la langue espagnole, puisque tous les cas de rapports temporels susceptibles d’être envisagés dans cette langue sont attestés dans l’usage. On ne peut faire état de contraintes, et donc de « règles » de construction syntaxique, qu’à partir du moment où, dans la construction d’un énoncé, on prend en considération la nature lexicale du verbe auquel est accordé le statut de subordonnant. Certains verbes, par exemple, ont un signifié dont le propre est d’impliquer, entre la réalisation de l’événement qu’ils expriment et celle de l’événement qu’on leur subordonne, une consecutio temporum, au sens propre du terme, c’est-à-dire un rapport de successivité obligée : le temps que l’on associe à l’événement subordonné doit se situer dans l’au-delà de celui auquel on associe l’événement subordonnant. Il en va ainsi, notamment, des verbes dits « de volonté », c’est-à-dire de tous ceux qui expriment le désir, l’ordre, la défense, la suggestion, etc. Dans la mesure où ces verbes ont en outre la particularité de « régir » – c’est-à-dire d’exiger – l’emploi d’un mode verbal singulier dans leur dépendance syntaxique, ce sont eux que, dans les grammaires destinées à des apprenants, on choisit d’ordinaire pour illustrer de façon simplifiée ce qu’est « la » règle de concordance des temps en espagnol. Le propos des grammairiens est de porter à la connaissance de ces apprenants qu’avec telle forme verbale dans la proposition subordonnante, c’est telle autre qui, dans le mode requis pour la construction de la subordonnée, va permettre d’exprimer la consécution temporelle sémantiquement impliquée.
3La règle en question, dans le métalangage de la tradition grammaticale, s’énonce ordinairement de la façon suivante : avec un verbe principal conjugué à un « temps du présent ou du futur », c’est-à-dire, pour ne parler que de formes non auxiliées, au présent de l’indicatif, au futur du même mode ou à l’impératif, le verbe de la subordonnée se construit au présent du subjonctif ; avec un verbe principal conjugué à un « temps du passé » ou au conditionnel – il faut entendre par « temps du passé » le passé simple et l’imparfait de l’indicatif, pour ne parler, là encore, que de formes non auxiliées – le verbe de la subordonnée se construit à l’imparfait du subjonctif en -ra ou en -se, comme dans les énoncés du type :
Te pido que vengas
Te pediré que vengas
Pídele que venga
Te pedí que vinieras (vinieses)
Te pedía que vinieras (vinieses)
Te pediría que vinieras (vinieses)
4Cette concordance-là, pour le linguiste, est bien une concordance des « temps », à savoir le respect d’une certaine compatibilité entre les représentations du temps linguistique auquel renvoie le verbe espagnol en fonction des formes auxquelles on le conjugue4. On peut faire ressortir en effet, comme dans la Systématique historique du mode subjonctif espagnol 5, que ces représentations sont de deux types : elles se définissent, soit comme des espaces temporels occupables ou effectivement occupés par le Moi locuteur – entité linguistique utilisatrice de la langue – soit encore comme des espaces temporels occupables par le Moi en tant qu’observateur de lui-même et de son propre univers – c’est-à-dire en tant qu’entité linguistique constructrice de la langue. Plus concrètement encore, le temps linguistique impliqué dans une forme de futur, d’impératif ou de présent est de type occupable ou effectivement occupé par le Moi locuteur, tandis que le temps linguistique impliqué dans une forme de passé simple, d’imparfait ou de conditionnel est de type occupable par le Moi observateur6. La « règle de concordance des temps » de l’espagnol, de façon raisonnée, s’énonce alors dans les termes suivants :
Lorsque la représentation [du temps linguistique] mise en cause par le verbe principal se définit comme un espace temporel occupable (ou occupé) par le MOI locuteur, la représentation [du temps] mise en cause par le verbe subordonné doit se définir également par rapport au MOI locuteur et se présenter comme un espace temporel occupable par lui.
Inversement, lorsque la représentation [du temps linguistique] mise en cause par le verbe principal se définit comme un espace temporel occupable par le MOI [observateur], la représentation [du temps] mise en cause par le verbe subordonné doit se définir également par rapport au MOI [observateur] et se définir comme un espace temporel occupable par lui7.
5Cette concordance-là, pour emblématique qu’elle soit, n’est pourtant que l’une de celles que le linguiste a pour tâche de mettre en lumière pour expliquer les contraintes d’ordre modal et temporel qui caractérisent, en espagnol, la syntaxe des propositions subordonnées. Cette syntaxe appelle une théorie générale de la subordination, elle-même fondée sur une théorie générale des modes et des « temps ». L’une conditionne l’existence de l’autre, mais une théorie de la subordination, précisément parce qu’elle ne peut exister en l’absence d’une théorie des modes et des « temps », ne peut pas, en retour, ne pas servir de pierre de touche à cette théorie. Elle est appelée à en faire ressortir les avantages et les inconvénients et, parmi les inconvénients d’une théorie, il faut accorder une place aux bizarreries qui lui sont imputables.
6Or, parmi les bizarreries syntaxiques directement imputables à la façon dont on conçoit modes et « temps » dans la plupart des travaux de linguistique espagnole, il y a celle qui tient à la structure des phrases conditionnelles.
7Dans les descriptions des phrases complexes de l’espagnol, on admet en effet, en des termes qui varient d’une école de pensée à une autre, que subordonner une proposition à une autre, c’est concevoir ce qui s’exprime dans l’une sous une forme qui dépend étroitement de ce qui s’exprime dans l’autre. C’est « regarder » une « idée », pour employer la terminologie de Maurice Molho, à travers le filtre que constitue une autre « idée ». C’est placer une « idée regardée » dans la dépendance d’une « idée regardante8 » et, dans le cas particulier des propositions adverbiales – dont les conditionnelles ne sont qu’un cas parmi d’autres – c’est placer une idée regardée dans la dépendance d’une idée regardante constituée, d’une part, par la conjonction ou locution conjonctive qui sert à introduire la proposition subordonnée et, d’autre part, par le signifié du verbe principal auquel la subordonnée est incidente. Dans le cas particulier des structures conditionnelles en si, par exemple, la forme sous laquelle se présente le verbe de la subordonnée dépend en partie de ce qui s’exprime à travers la conjonction, mais elle dépend aussi et surtout du caractère « thétique » ou « hypothétique » – pour employer la terminologie de M. Molho – de l’idée regardante contenue dans le verbe principal9. La conjonction établit invariablement un rapport de condition à conséquence entre les deux « idées » qu’elle réunit, mais la condition exprimée de la sorte sera « thétique » si le verbe principal est lui-même « thétique » et hypothétique dans le cas inverse. Le si de l’énoncé si hace buen tiempo, salgo, par exemple, est « thétique », parce que salgo exprime un événement que l’on se représente sous une forme « thétique », tandis que le si de si hiciera buen tiempo, saldría est hypothétique, parce que saldría exprime un événement que l’on se représente sous une forme « hypothétique ».
8Cette façon de voir les choses n’appelle, en soi, aucune objection particulière, mais dans le cadre de la théorie des modes et des « temps » sur laquelle elle repose, elle oblige à faire un bien curieux constat. Pour M. Molho, en effet, et pour la plupart des chercheurs en linguistique hispanique, les formes du verbe espagnol, lorsqu’elles sont de type personnel et prédicatif, se définissent par leur appartenance au mode « indicatif » ou « subjonctif », ce qui fait d’elles, en des termes plus ou moins consensuels, des formes assertives, dans le premier cas, et non assertives dans le second (dans la terminologie de M. Molho, des formes respectivement « thétiques » et « hypothétiques »). Pour décrire les structures conditionnelles du type si quieres, te ayudo ou si quieres, te ayudaré, il faut donc faire valoir que, d’une façon parfaitement cohérente et attendue, les formes indicatives – et donc thétiques – ayudo ou ayudaré rendent obligatoire l’emploi de la forme également indicative – et donc thétique – quieres. Il y a bel et bien « concordance » – sur le plan modal – entre les deux propositions. Mais pour décrire une structure du type si quisieras / quisieses, te ayudaría, il faut faire valoir – et surtout faire admettre – que la forme indicative – et donc théoriquement thétique – ayudaría rend obligatoire l’emploi de la forme subjonctive – et donc hypothétique – quisieras ou quisieses. Il n’y a plus de « concordance » modale entre les deux propositions et il faut déployer beaucoup d’efforts pour en expliquer la raison. Il faut notamment accorder une attention particulière au conditionnel et justifier le caractère modalement indicatif qu’on lui accorde dans la plupart des descriptions récentes du verbe espagnol, en dépit du caractère « hypothétique » de ce qu’il sert à exprimer. La tâche n’est pas facile, car un rapide tour d’horizon de ces descriptions fait apparaître que l’intégration du conditionnel au mode indicatif se fait, soit par défaut, soit sur la base d’arguments qui pêchent par leur superficialité ou, à l’inverse, par une complexité suspecte. Indicatif par défaut, c’est un peu sous cette forme qu’apparaît le conditionnel dans l’Esbozo de una nueva gramática de la Real Academia Española, paru en 1973. On sait en effet que, dans les éditions successives de sa grammaire, et ce jusqu’en 1916, la RAE a inclus le conditionnel dans le mode subjonctif et que postérieurement à cette date, jusqu’en 1973, elle en a fait un mode à part – le potencial –, un peu à la façon d’Emilio Alarcos Llorach en 199410. Considérer, comme le font les académiciens dans l’Esbozo, que cantaría et cantaré sont des formes historiquement bâties sur le même principe est certes un indice de leur apparentement, mais pas une preuve de leur appartenance au même mode. Et ce n’est pas non plus parce qu’un énoncé du type dijo que asistiría a la reunión exprime « une action future par rapport au passé qui lui sert de point de départ » (op. cit. 3.14.9.b11) que asistiría appartient au même mode que dijo ou au même mode que le futur asistiré, qu’il reproduit ici dans le cadre du discours indirect. Une commutation n’est pas une preuve, dans la mesure où une situation d’expérience peut s’exprimer au moyen de représentations linguistiques très différentes. Il faut se tourner vers la grammaire guillaumienne pour trouver une description du conditionnel qui lui accorde une place dans un mode indicatif conçu comme un système de représentations du temps, un système qui en fait, concrètement, un « futur hypothétique ». Un futur qui, curieusement, appartient à un mode dont la clé de voûte est le présent, alors qu’il a la particularité de ne pas se définir directement par rapport à ce repère, contrairement à tous les autres « temps » du mode considéré. On sait de quelle façon Gustave Guillaume justifie cette singularité12, mais on sait aussi ce qu’il en coûte de se laisser convaincre pleinement par son analyse. En fait, dans une théorie des modes qui distingue fondamentalement un « indicatif » et un « subjonctif », le conditionnel, quoi qu’on en fasse, reste l’obstacle contre lequel on butte, et le rattachement de ce « temps » au mode indicatif ne facilite en rien – bien au contraire – l’analyse des structures conditionnelles du type si quisieras / quisieses, te ayudaría.
9La discordance modale qui caractérise ces structures est directement imputable à une certaine façon d’en décrire les constituants verbaux et cette étrangeté – sur laquelle il n’y aurait pas lieu de s’attarder si ce n’était qu’une exception – est exactement du même ordre que celle qui caractérisait, en espagnol médiéval ou classique, les structures conditionnelles contenant un futur du subjonctif dans la subordonnée. Les constructions du type si quisieres, te ayudo / te ayudaré, banales jusqu’au xviie siècle, ont en effet la même particularité que celles du type si quisieras (quisieses), te ayudaría, à ceci près que, dans la langue médiévale ou classique, une structure conditionnelle avec un présent ou un futur de l’indicatif dans la proposition principale ne comportait pas obligatoirement un futur du subjonctif dans la proposition subordonnée. Un simple présent de l’indicatif pouvait apparaître, comme dans la langue actuelle (si quieres, te ayudo / te ayudaré) ; à ceci près, encore, que la présence d’un futur du subjonctif dans une protase introduite par si n’appellait pas obligatoirement l’emploi d’un présent ou d’un futur de l’indicatif dans l’apodose qui lui était liée. Celle-ci pouvait se construire aussi à l’impératif ou au présent du subjonctif (si pudieres, fazlo ; si pudiere vuestra merced, fágalo). Cela n’enlève rien au constat de discordance qui caractérise les structures du type si quisieres, te ayudo / te ayudaré : avec le présent ou le futur de l’indicatif de leur apodose, elles avaient une forme subordonnante thétique, dans la terminologie de M. Molho, alors qu’avec le futur du subjonctif de leur protase, elles avaient une forme subordonnée hypothétique.
10Les choses sont très différentes lorsqu’on décrit les règles de la subordination espagnole en fonction de la théorie selon laquelle les formes personnelles et prédicatives du verbe espagnol font partie des modes qualifiés ailleurs d’« actualisant » et d’« inactualisant »13. Dans ce cadre théorique, en effet, les structures du type si quisieras (quisieses), te ayudaría ne donnent lieu à aucun constat de discordance puisque le conditionnel, qui n’est autre chose qu’un futur inactualisant, appartient au même mode que l’imparfait du subjonctif. Le verbe subordonnant des structures en question s’adjoint un subordonné de la même nature modale que lui, ce qui relève de la cohérence pure et simple. Changeant de perspective, on peut même faire observer que cette structure – comme toutes celles dans lesquelles s’établit une relation de condition à conséquence – met en jeu des facteurs qui se conditionnent réciproquement, mais sur des plans différents. Sur le plan syntaxique – celui de la pure subordination grammaticale –, le facteur conditionnant d’une structure en si est celui que contient la proposition principale – le facteur conditionné étant contenu dans la proposition subordonnée –, alors que c’est exactement l’inverse qui s’observe sur le plan sémantique : la conséquence qui s’exprime dans la proposition subordonnante de ce type de structure n’est jamais que ce que ce qui émane de la condition contenue dans la proposition subordonnée. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que d’une condition actualisée émane une conséquence actualisée – si quieres, te ayudo / te ayudaré – et que d’une condition inactualisée émane une conséquence inactualisée – si quisieras / quisieses, te ayudaría. Il n’y a plus, dans ce cadre, aucune discordance modale.
11Il y en a toujours une, en revanche, dans les structures du type si quisieres, te ayudo / te ayudaré de la langue médiévale ou classique, puisque de la condition inactualisée qui s’exprime à travers elles (le futur du subjonctif est modalement inactualisant) émane une condition actualisée.
12Le fait est là, mais il n’a rien pour surprendre un historien de la langue, car il s’ajoute à la liste de ceux qu’il faut invoquer pour essayer de comprendre la disparition du futur du subjonctif dans l’histoire du verbe espagnol. Cette forme a disparu parce qu’elle constituait, à plus d’un titre, une exception dans le système auquel elle appartenait :
une exception parce que, de toutes les formes prédicatives et personnelles du verbe, le futur du subjonctif était le seul à ne pouvoir constituer le noyau d’une proposition indépendante ou principale (il ne s’employait qu’en syntaxe de subordination et, de façon plus restrictive encore, dans des propositions de type adverbial ou adjectif14) ;
une exception parce que de toutes les formes simples du verbe, il était le seul dont le propre fût d’associer l’image d’un événement à l’antériorité d’un autre ; le seul, en d’autres termes, à se définir en système selon le principe du double repérage temporel (un premier repérage par rapport à l’instant d’énonciation – puisqu’il ne pouvait exprimer que des événements non révolus – et un deuxième repérage par rapport à un événement lui-même non révolu).
une exception encore parce que son emploi – dans les conditions pourtant restrictives qui étaient les siennes – engendrait des énoncés dont la structure modale impliquait des relations parfois – et même souvent – en totale contradiction avec leur structure sémantique.
13Le cas de contradiction le plus flagrant était sans doute celui que représentaient les énoncés du type si quisieres, te ayudo / te ayudaré – avec leur condition inactualisée curieusement associée à une conséquence actualisée –, mais ce n’était là qu’un cas parmi d’autres. Lorsqu’on dresse la liste des propositions adverbiales dans lesquelles un futur du subjonctif était susceptible d’apparaître, on trouve en effet les conditionnelles dont il vient d’être question, mais on trouve aussi les temporelles, les locatives, les comparatives et les concessives15, c’est-à-dire des propositions à travers lesquelles s’expriment des rapport adverbiaux assez variés certes, mais auxquels se superpose invariablement celui qui est spécifiquement impliqué par l’emploi du futur du subjonctif. Lorsqu’on lit, par exemple, dans un document daté de 1248, « E [yo, don Fernando, rey de Castiella] otorgo e prometo que vos daré casas en Sevilla, quando la ouiere »16, on apprend que Ferdinand III, roi de Castille, s’engage par écrit à faire don à l’un de ses vassaux de plusieurs maisons à Séville, et ce lorsqu’il « aura » cette ville, c’est-à-dire lorsque celle-ci, au terme de la guerre qu’il mène au moment de la rédaction du document, sera tombée entre ses mains. La relation qui s’établit entre les deux propositions de l’énoncé est bien de type adverbial et temporel, mais elle ne se laisse concevoir que dans un cadre notionnel qui est celui d’une successivité obligée : les maisons auxquelles Ferdinand III fait référence (vos daré casas en Sevilla) ne pourront être données que si préalablement, le roi est parvenu à se rendre maître de la ville (quando la ouiere). L’événement auer Sevilla est donc celui dont la réalisation conditionne celle de l’événement dar casas, ce qui est en contradiction avec le signifié modal des formes verbales qui les expriment : ce qui émane ici d’une condition inactualisée (ouiere) se présente comme une conséquence actualisée (daré). Lorsqu’on lit également l’énoncé de Cervantès dans lequel don Quichotte dit à Sancho « Si estos preceptos y estas reglas sigues […] casarás tus hijos como quisieres17 », on voit un subjonctif futur constituer le noyau d’une proposition subordonnée qui, cette fois-ci, est de type modal ou comparatif, mais la relation qui s’établit entre le contenu de cette dernière et celui de la proposition à laquelle elle est subordonnée se conçoit toujours dans le cadre d’une successivité notionnelle obligée : pour marier ses enfants (casarás tus hijos), Sancho devra préalablement le vouloir (quisieres). L’événement qu’exprime le verbe subordonné conditionne la réalisation de celui qu’exprime le verbe subordonnant, mais la construction morphologique de l’énoncé fait ressortir que dans la dépendance notionnelle d’une représentation inactualisée (quisieres) se trouve placée une représentation qui, elle, est actualisée (casarás tus hijos). En fait, compte tenu de ce qu’est le futur du subjonctif dans le verbe espagnol, c’est dans n’importe quel type de proposition adverbiale que son emploi impliquait, en espagnol médiéval ou classique, la représentation d’un rapport notionnel de type « conditionnant-conditionné ». Cela veut dire que, dans tous les cas où le verbe subordonnant de ces propositions était conjugué à une forme actualisante – ce qui, rappelons-le, n’était pas une obligation –, la syntaxe de l’espagnol s’accommodait, autrefois, d’une « discordance des temps » qui a aujourd’hui disparu.
14Elle a disparu si on fonde l’analyse de ces propositions sur la théorie des modes et des temps dont il vient d’être question, mais pas si on la fonde sur la théorie de la tradition grammaticale et linguistique puisque, dans le cadre de cette dernière, il reste aujourd’hui encore des propositions adverbiales – et notamment un certain type de conditionnelles – dont la structure fait ressortir une étrange discordance.
15Cela veut dire – et ce sera la conclusion de ces analyses – que pour bâtir une théorie de la subordination en grammaire espagnole, on a aujourd’hui le choix entre une théorie des modes et des temps qui allonge la liste des phénomènes à expliquer et une théorie qui, à l’inverse, raccourcit cette liste, en faisant ressortir en outre qu’il y a eu un indéniable « progrès » dans l’évolution historique de la langue. C’est un constat qui intéresse le théoricien du langage, pour qui une théorie linguistique est plus satisfaisante qu’une autre si elle permet d’expliquer un plus grand nombre de faits ou si elle permet d’expliquer les mêmes faits de façon plus simple. Dans la description de ce que sont en espagnol les règles de construction d’une proposition subordonnée, l’opposition modale « indicatif/subjonctif » engendre un plus grand nombre d’étrangetés – et donc de phénomènes à expliquer – que l’opposition entre mode actualisant et mode inactualisant. L’une est donc plus « rentable » – plus « économique » – que l’autre. Si l’on ajoute à cela que la plus rentable a également pour avantage d’être corroborée par la structure signifiante du verbe – ce qui a été montré ailleurs18 –, il y a de bonnes raisons de penser qu’elle est la plus satisfaisante. C’était l’un des objectifs à atteindre dans ce travail…
Bibliographie
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Alarcos Llorach, E., 1994, Gramática de la lengua española, Madrid, Espasa Calpe.
Bosque, I, Demonte, V. (éds), 1999, Gramática descriptiva de la lengua española, Madrid, Espasa Calpe.
Guillaume, G., 1951, « La représentation du temps dans la langue française », Français moderne, numéro de janvier [repris dans Guillaume, G. 1964, Langage et science du langage, Paris, Nizet / Québec, Presses de l’université Laval, p. 184-207].
Luquet, G., 1988, Systématique historique du mode subjonctif espagnol, Paris, Klincksieck.
10.3406/cehm.1988.2094 :Luquet, G., 2004, La teoría de los modos en la descripción del verbo español. Un nuevo planteamiento, Madrid, Arco/Libros.
Luquet, G., 2007, « Temps linguistiques et temps verbaux en grammaire espagnole », Les langues modernes, n° 2, p. 43-58.
Molho, M., 1975, Sistemática del verbo español, Madrid, Gredos.
Notes de bas de page
1 Chapitre 47, « El tiempo verbal y la sintaxis oracional. La consecutio temporum », op. cit., Madrid, Espasa-Calpe, p. 3061-3128.
2 « Dicho fénómeno [la consecutio temporum] alude a la relación de dependencia que se establece entre las interpretaciones temporales de dos formas verbales si entre sus respectivas oraciones existe asimismo una relación de dependencia o subordinación sintáctiva », op. cit., p. 3063.
3 «Las formas verbales de las oraciones sustantivas sitúan en la línea temporal el tiempo en que ocurre el evento subordinado con respecto al tiempo en que ocurre el evento principal: el tiempo del evento subordinado puede ser anterior al tiempo del evento de la oración principal, puede ser posterior o puede ser simultáneo », op. cit. p. 3066.
4 Il ne sera pas question ici de l’ambiguïté qui s’attache à l’emploi du mot « temps » dans les travaux à finalité descriptive ou explicative qui traitent du verbe espagnol. Lorsqu’on décrit la « conjugaison » de ce type de mots en allant du général au particulier, il est ainsi d’usage, dans la plupart de ces travaux, de distinguer des sous-ensembles de formes associés à l’expression d’un mode singulier et, à l’intérieur de chacun de ces sous-ensembles contenants, des sous-ensembles appelés « temps », que l’on associe plus ou moins clairement à une représentation singulière du temps linguistique, celui qu’implique la concevabilité même d’une opération. Parler des temps — au pluriel — du mode X, cela signifie donc, dans la pratique, parler de sous-ensembles de formes auxquels on reconnaît la propriété d’« appartenir » au mode X — c’est-à-dire la propriété d’exprimer ce qui caractérise le mode en question — et de se distinguer les uns des autres au moyen de la représentation du temps — au singulier — qui leur est associée (on pourra consulter à ce sujet G. Luquet, « Temps linguistique et temps verbaux en grammaire espagnole », Les langues modernes, 2/2007, p. 43-58).
5 G. Luquet, Paris, Klincksieck, 1988.
6 Entité appelée — à tort — « Moi délocuté » dans l’ouvage cité. Cette appellation — retenue un peu trop hâtivement — avait certes l’avantage de permettre la référence à une représentation du Moi transportable en n’importe quel lieu du temps — c’est ce qui en motivait le choix — mais au prix d’une erreur d’analyse, car c’est en tant qu’observateur de l’univers dans lequel il se situe — et non en tant qu’objet de discours — que le Moi joue un rôle actif dans la construction de la langue.
7 Op. cit. p. 96-101. Les formulations entre crochets sont des ajouts ou des modifications dues au changement d’appellation auquel il a été fait référence dans la note précédente.
8 M. Molho, Sistemática del verbo español, Madrid, Gredos, 1975, vol. II, p. 361-363.
9 « […] una teoría de la variación modal en las oraciones adverbiales concierne a la vez el carácter específico de la idea mirante conjuntiva, hipotética o tética, y su relación a la representación temporal que se atribuye el verbo principal » (op. cit. p. 486).
10 Dans sa Gramática de la lengua española (1994), cet auteur regroupe dans le mode qu’il qualifie de « condicionado » les formes du type cantaré et cantaría.
11 « El condicional expresa acción futura en relación con el pasado que le sirve de punto de partida. »
12 Voir « La représentation du temps dans la langue française », in G. Guillaume, Langage et science du Langage, Paris, Nizet / Québec, Presses de l’université Laval, 1964, p. 184-207. On peut lire la transposition à l’espagnol de ce raisonnement dans M. Molho, op. cit., p. 312-326.
13 G. Luquet, La teoría de los modos en la descripción del verbo español. Un nuevo planteamiento, Madrid, Arco/Libros, 2004.
14 Il était ordinairement exclu des propositions substantives, sauf lorsque celles-ci n’étaient que l’un des éléments d’une proposition adverbiale ou adjective complexe, dont le verbe était lui-même conjugué au futur du subjonctif (G. Luquet, La teoría de los modos, p. 115).
15 G. Luquet, La teoría de los modos, p. 113-115.
16 Ramón Menéndez Pidal, Documentos lingüísticos de España, Madrid, CSIC, Revista de Filología Española, Anejo LXXXIV, n° 338.
17 Miguel de Cervantes, Segunda parte del ingenioso caballero don Quijote de la Mancha, chap. XLIII, (Madrid, Juan de la Cuesta, 1615, cité ici d’après l’édition Planeta, Barcelona, 1998).
18 G. Luquet, La teoría de los modos, p. 43-48 et 65-67.
Auteur
Professeur de linguistique hispanique à l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3. Ses recherches s’inscrivent dans le cadre méthodologique de la « linguistique du signifiant » et visent à renouveler la description grammaticale de l’espagnol en fondant cette dernière sur ce qui, dans cette langue, est directement accessible à l’observation. Parmi ses travaux récents, on peut citer, pour illustrer cette description, Regards sur le signifiant. Études de morphosyntaxe espagnole (Paris, PSN, 2000) et La teoría de los modos en la descripción del verbo español. Un nuevo planteamiento (Madrid, Arco/Libros, 2004).
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