La polarité du lexique de l’affect : perspective combinatoire et contrastive
The polarity of emotions words: collocational behaviour within a contrastive perspective
p. 85-96
Résumés
La présente contribution se propose d’étudier la polarité des affects, entendue comme leur caractère positif vs négatif, à partir de la combinatoire lexicale dans de grands corpus électroniques d’une sélection de noms d’affect diversifiés du point de vue de leur polarité, à savoir joie, déception, surprise, nostalgie, admiration, mépris et leurs équivalents allemands et anglais. L’analyse distingue le marquage explicite et le marquage implicite de la polarité. Deux types de polarité explicite sont repérés : la polarité dite « standard » concerne avant tout les noms d’affect réactifs et évalue l’affect comme étant agréable ou désagréable pour l’expérienceur ; la polarité dite « axiologique », plutôt caractéristique des noms d’affect impersonnels, juge l’affect comme étant approprié ou non. Le marquage implicite est surtout propre aux noms ne comportant pas d’évaluation apparente comme surprise ou nostalgie, et indique une tendance négative.
This paper explores the polarity (positive/negative) of a small selection of emotion words, drawing on a fine-grained analysis of their collocational behaviour in large electronic corpora. The study focuses on the following French emotion nouns and their English and German equivalents, which have been chosen because of their differing polarity: joie, deception, surprise, nostalgie, admiration, mépris. The results show evidence of two different kinds of explicit polarity, which may be termed “standard” polarity and “axiological” polarity. Standard polarity, which refers to the pleasant or unpleasant character of the emotion for the experiencer, is shown to be significantly associated with reactive emotion words. Axiological polarity, which refers to the appropriateness of the emotion, appears to be somewhat more common with interpersonal emotion words. The concept of implicitly marked polarity appears to be particularly relevant to the analysis of seemingly neutral emotion words such as nostalgie and surprise, which turned out to be characterized by implicit negativity.
Entrées d’index
Keywords : polarité, nom d’affect, collocation, corpus, prosodie sémantique
Note de l’auteur
Ce travail s’inscrit dans le cadre du projet franco-allemand ANR/DFG EMOLEX ANR-09-FASHS-017, « Le lexique des émotions dans cinq langues européennes : sémantique, syntaxe et dimension discursive ». Site du projet : http://emolex.eu/
Texte intégral
1La question de la polarité des affects, entendue comme leur caractère positif vs négatif ou agréable vs désagréable, apparaît centrale dans toutes les typologies des affects basées sur une approche psycholinguistique (Johnson-Laird & Oatley, 1989 ; Plutchik, 2003 ; Galati & Sini, 2000). Elle est cependant paradoxalement moins abordée par les études linguistiques, en particulier celles qui se basent sur la combinatoire lexicale (Buvet et al., 2005 ; Goossens, 2005 ; Tutin et al., 2006 ; Novakova & Tutin (éds), 2009).
2Dans cet article, nous souhaitons aborder l’étude des éléments de polarité présents dans la combinatoire lexicale à travers une étude de corpus contrastive portant sur le français, l’anglais, et l’allemand, et en analysant quelques champs sémantiques diversifiés du point de vue de leur polarité. Nous faisons l’hypothèse que l’expression de la polarité se réalisera à l’aide d’opérations comparables dans les trois langues et qu’un examen fin des caractéristiques combinatoires de la polarité permettra, au même titre que d’autres dimensions sémantiques, d’affiner le classement sémantique des mots d’affect2, en particulier dans une perspective contrastive.
3Après avoir circonscrit la notion de polarité, nous présentons quelques études intégrant cette dimension. Dans un second temps, la méthodologie de l’étude de corpus est introduite. La dernière partie porte sur l’analyse des résultats, des points de vue sémantique et contrastif.
1. La polarité dans les études sur les émotions
4Les études linguistiques, et davantage encore les études psycholinguistiques, sont largement organisées autour de la notion de polarité, que l’on peut définir dans un premier temps comme l’opposition entre le positif et le négatif. Elle se manifeste principalement à travers deux sous-dimensions :
le caractère agréable (positif) vs désagréable (négatif) de l’affect perçu par l’expérienceur (ex. : joie vs tristesse), qui correspond à une dimension hédonique.
l’évaluation positive (ce qui est « bien ») vs l’évaluation négative (ce qui est « mal ») autour de l’objet de l’affect (ex. : amour, amitié, admiration vs haine, dégoût, mépris), représentant une dimension affective (amour, haine) et/ou axiologique (admiration, mépris) au sens d’une évaluation sociale.
1.1. Études (psycho) linguistiques du lexique des affects
5Les études psycholinguistiques, en particulier celles portant sur le regroupement par les sujets des mots-émotions dans plusieurs langues (Plutchik, 2003 ; Galati & Sini, 2000), montrent que la dimension polaire hédonique associée au caractère agréable ou désagréable est une des oppositions les plus évidentes pour les locuteurs.
6Plusieurs études linguistiques exploitent également l’opposition polaire. Elle est centrale dans le traitement des émotions proposé par Wierzbicka et ses collègues dans le cadre de la métalangue sémantique naturelle où les notions de “bon” ou de “mauvais” sont considérées comme des primitifs sémantiques (Wierzbicka, 1999). Cette opposition qualifiée d'‘hédonique’ est également exploitée dans des classifications linguistiques notionnelles comme celle des verbes d’émotion de Mathieu (2000), où ces verbes sont divisés en trois grandes classes notionnelles : le lexique positif, le lexique négatif et le lexique neutre qui contient essentiellement les champs notionnels de la surprise et de l’indifférence.
1.2. Analyse combinatoire du lexique des affects
7Les classifications de type combinatoire, qui exploitent l’environnement lexical et/ou syntaxique (Buvet et al., 2005 ; Goossens, 2005 ; Tutin et al., 2006 ; Novakova & Tutin (éds), 2009), étudient peu la dimension polaire. On peut tout de même mentionner le traitement de la polarité proposé dans le cadre de la lexicologie explicative et combinatoire (Mel’čuk et al., 1995), qui distingue plusieurs niveaux énonciatifs à l’aide de trois fonctions lexicales (FL) :
Le caractère agréable (ou positif) ou désagréable (ou négatif) de l’affect exprimé par l’énonciateur à l’aide de la FL Bon (et AntiBon). Bon (surprise) = délicieuse.
Le caractère justifié, « correct », « tel qu’il doit être » de la qualification axiologique de l’affect ou l’inverse (Ver et AntiVer) exprimé par l’énonciateur. Ver (respect) = mérité, AntiVer (admiration) = déraisonnable, excessive.
Le point de vue de l’expérienceur (et non de l’énonciateur) sur l’affect et ses actants. Par exemple, AntiPos2 (mépris) = condescendant.
8Cette classification est bien sûr difficile à mettre en œuvre mais elle a le mérite de présenter la complexité de la notion de polarité, souvent simplifiée dans les études en psycholinguistique ou en TAL où les seuls pôles positifs vs négatifs sont mis en évidence. Nous pensons qu’il est indispensable de prendre en compte la dimension axiologique dans l’étude de la polarité.
2. Méthodologie
9Notre étude s’inscrit dans une approche de linguistique de corpus (cf. Blumenthal 2002). Nous effectuons une observation minutieuse de la combinatoire lexicale, caractérisée au plan sémantique, à partir d’un échantillon de quelques noms représentatifs.
2.1. Sélection des lexies d’affect
10Les principaux critères de sélection des lexies à étudier ont été, d’une part, la diversité en ce qui concerne le type d’affect (réactif, interpersonnel, avec ou sans dimension sociale) et, d’autre part, le fonctionnement polaire contrasté des noms. Cela nous a amenées à retenir six noms en français et leurs équivalents fonctionnels en anglais et en allemand. Notre priorité n’a pas été de choisir des équivalents sémantiques exacts, mais plutôt des équivalents ayant les mêmes caractéristiques concernant la polarité (d’où la décision pour l’allemand Sehnsucht à la place de Nostalgie, par exemple). À ce stade de l’étude, la catégorisation des noms d’affect comme positifs ou négatifs repose avant tout sur une intuition. Notre corpus contient :
deux noms d’affect réactifs, non interpersonnels, marqués au plan de la polarité comme agréable et désagréable : joie (joy, Freude) et déception (disappointment, Enttäuschung),
deux noms d’affect réactifs, non interpersonnels, non marqués au plan polaire (ou, peut-être, pour nostalgie, doublement marqué) comme agréable et désagréable : surprise (surprise, Überraschung) et nostalgie (nostalgia, Sehnsucht),
deux noms d’affect interpersonnels, marqués au plan de la polarité, et dont le caractère axiologique semble a priori marqué. Ce qui est positif ou négatif ne concerne pas ici ce qui est éprouvé par l’agent, mais plutôt l’objet évalué par l’agent : admiration (admiration, Bewunderung), mépris (contempt, Verachtung).
2.2. Constitution des corpus et extraction des données
11L’analyse de la combinatoire lexicale a été effectuée à l’aide des corpus constitués au sein du projet Emolex, qui se composent de textes journalistiques (100 millions de mots par langue) et de textes littéraires contemporains (15 à 20 millions par langue). Cette composition des corpus vise à assurer à la fois une taille suffisamment grande et une certaine variété dans les genres textuels.
12Les corpus sont interrogeables automatiquement, ce qui nous a permis, dans une première étape, d’extraire pour chaque nom d’affect un lexicogramme3 (voir tableau 1), c’est-à-dire une liste avec les cooccurrents les plus spécifiques, les fréquences, le log-likelihood4 et les rangs. Dans un second temps, nous avons repéré les collocatifs associés syntaxiquement aux mots et parmi eux ceux qui expriment la dimension polaire.
Tableau 1. Extrait du lexicogramme de déception
Pivot | Collocatif | Fréquence absolue cooccurrence | Fréquence absolue pivot | Fréquence absolue collocatif | Log-likelihood | Rang d’après log-likelihood |
… | … | … | … | … | … | … |
déception_N | digérer_V | 6 | 6 269 | 3 292 | 37,469 | 58 |
déception_N | pointer_V | 9 | 6 269 | 15 134 | 36,649 | 59 |
déception_N | amer_V | 5 | 6 269 | 1 880 | 34,955 | 60 |
déception_N | venir_V | 30 | 6 269 | 274 808 | 33,969 | 61 |
… | … | … | … | … | … | … |
2.3. Élaboration d’une grille d’analyse
13Notre analyse des caractéristiques combinatoires de la polarité part du constat que l’aspect polaire peut s’exprimer de deux manières différentes : soit il est exprimé explicitement par un des collocatifs du nom d’affect, soit il se dégage seulement de manière implicite de la combinatoire de ce dernier. A priori, ces deux formes de marquage ne s’excluent pas mutuellement, mais sont souvent complémentaires.
14Nous parlons de marquage explicite ou intrinsèque de la polarité quand le sémantisme d’un collocatif présente un aspect évaluatif inhérent. D’un point de vue sémantique, deux types de polarité différents se dégagent : d’un côté, l’on relève des collocatifs qui expriment une évaluation décrivant l’affect comme étant agréable ou désagréable pour l’expérienceur. Des combinaisons comme surprise agréable ou déception douloureuse peuvent illustrer ce type de polarité, que nous appellerons ‘polarité standard’.
15D’un autre côté, certains collocatifs portent un jugement évaluatif sur l’affect auquel ils se réfèrent ; ils expriment la ‘polarité axiologique’. D’une part, le jugement inhérent au sémantisme de ces collocatifs peut porter sur l’affect lui-même. Tel serait par exemple le cas de exaggerated, collocatif de surprise en anglais, qui confère une évaluation négative à l’affect de surprise à cause d’un excès d’intensité ou bien d’un manque de naturel perçu par le locuteur. D’autre part, un certain nombre de collocatifs à polarité axiologique peut également exprimer une évaluation de l’objet de l’affect, comme par exemple mériter, collocatif de admiration, qui indique que l’objet sur lequel porte l’affect y est approprié.
16La polarité peut aussi s’exprimer par un marquage plus implicite qui concerne plutôt les contraintes des possibilités combinatoires. On peut distinguer deux cas de figure de marquage implicite : la restriction de sélection et la prosodie sémantique.
17Dans le cas de la restriction de sélection, un collocatif ne permet qu’une cooccurrence avec un mot de base soit positif soit négatif. Cette restriction est inscrite dans le sémantisme du collocatif concerné et elle est indépendante du contexte d’énonciation. L’emploi du collocatif avec un mot de base à polarité opposée serait asémantique. Ainsi, le mot compenser, qui fait partie de la collocation compenser une déception, ne permet que la combinaison avec une base négative de par sa signification (cf. la définition du TLFi sous compenser : « Faire équilibre à un fait ou un effet, généralement négatif ou défavorable [c’est nous qui soulignons], par un effet opposé »). Inversement, le verbe procurer n’accepte qu’un complément d’objet positif.
18Le deuxième cas de figure du marquage implicite, la prosodie sémantique, ne relève pas de restrictions appartenant au sémantisme propre d’un mot, mais concerne plutôt des conventions usuelles. Ce phénomène a surtout été décrit par des auteurs anglophones (Sinclair, 2004 ; Partington, 2004). On peut le résumer et le définir de la manière suivante :
Thus, both of these terms [semantic preference/prosody] have been used to refer to the fact that some lexical items predominantly co-occur with what can be called ‘negative’ (‘bad’, ‘unpleasant’) and ‘positive’ (‘good’, ‘pleasant’) collocates. (Bednarek, 2008 : 120)
19Une telle préférence d’une unité lexicale pour la cooccurrence avec des lexies soit négatives soit positives peut être observée par exemple pour le verbe français provoquer, souvent accompagné d’un terme d’affect : bien que la signification du verbe (« Faire naître, être à l’origine de, susciter » ; TLFi sous provoquer C.1.a) ne suppose d’aucune manière que la conséquence du processus de la causation doive être négative, son complément d’objet direct désigne dans la très grande majorité des cas une chose ou un fait négatif. En consultant notre corpus français, les dix premiers cooccurrents nominaux de provoquer sont les suivants : mort, crise, réaction, colère, dégât, accident, chute, tollé, polémique, choc.
20Même si la prosodie sémantique ne représente donc pas une contrainte sémantique stricte, on ne peut pas nier une certaine résonance intertextuelle de la prosodie : elle crée des attentes par rapport au comportement d’une unité de signification. Par conséquent, si le collocatif d’un nom d’affect véhicule une certaine prosodie, celle-ci constitue un marquage – quoique sous-jacent – de la polarité du nom d’affect concerné.
21Afin de déceler une éventuelle prosodie des collocatifs de nos six noms d’affect, nous nous sommes penchées – en prenant en compte le log-likelihood – sur les dix premiers cooccurrents nominaux spécifiques du mot ou de la construction en question pour voir si une majorité parmi eux était positive ou négative.
3. Analyse
22Lors d’une première étape d’analyse, a été vérifié lesquels des collocatifs spécifiques des six noms d’affect étaient marqués au niveau de la polarité. Dans un deuxième temps, les collocatifs retenus ont été analysés au plan sémantique, regroupés selon les types de noms d’affect auxquels ils apparaissaient combinés.
23Nous présenterons d’abord les résultats concernant le marquage explicite de la polarité de type « standard », puis « axiologique » ; par la suite seront indiquées quelques tendances relevées pour le marquage implicite.
3.1. Polarité standard
24Les collocatifs polaires des noms d’affect réactifs (joie, déception, surprise, nostalgie ainsi que leurs équivalents allemands et anglais) se réfèrent en grande majorité à la polarité standard. En allemand et en anglais, on relève à peu près deux fois plus de collocatifs se référant à la polarité standard en comparaison avec la polarité axiologique ; pour le français, cette tendance est un peu moins nette, mais toutefois perceptible.
25La plupart des collocatifs sont adjectivaux, tels que (surprise) douloureuse, (déception) cruelle, nasty (surprise) ou schöne (Freude). Dans les trois langues, une partie considérable de ces collocatifs est utilisée au sens figuré, le domaine-source le plus fréquent étant celui du goût, tel que l’illustrent des collocatifs comme (déception) amère, herbe (Überraschung), schale (Enttäuschung) ou encore sweet (nostalgia).
26En règle générale, on relève une convergence de polarité, c’est-à-dire que des collocatifs marqués positivement se combinent presque exclusivement avec des pivots positifs et vice-versa. À première vue, ceci pourrait présager une redondance, mais en étudiant les différents emplois de plus près, l’on remarque une désémantisation pour ce type de collocatifs. Ainsi, sévère, terrible et cruel, collocatifs de déception, doivent plutôt être interprétés comme de ‘simples’ intensifiants, leur polarité intrinsèque négative étant reléguée au second plan.
27Cependant, pour certaines collocations à polarité convergente entre pivot et collocatif, on relève l’apparition d’une dimension sémantique supplémentaire ; dans la plupart des cas, le sème additionnel se réfère à une sensation physique, comme c’est le cas pour surprise douloureuse, schmerzliche Enttäuschung ou pain of disappointment.
28En ce qui concerne les collocatifs à polarité standard se référant aux pivots interpersonnels, force est de constater qu’ils sont très peu nombreux. Mais à la différence des collocatifs des pivots réactifs, les corpus comportent, à côté de collocatifs adjectivaux tels que (admiration) béate ou kalte (Verachtung), également des collocatifs nominaux, comme par exemple pointe (de mépris) ou twinge (of admiration). La convergence entre la polarité du pivot et du collocatif, quasi systématique pour les pivots réactifs, est moins marquée pour les pivots interpersonnels. Ainsi relève-t-on des collocations telles que liebevolle Verachtung ou bien amused contempt.
29Alors que dans le cas des pivots réactifs, le collocatif souligne que l’affect est désagréable pour l’expérienceur, pour les pivots interpersonnels, la perception de l’affect comme étant agréable ou désagréable concerne au contraire l’objet sur lequel l’affect est dirigé.
3.2. Polarité axiologique
30Quant aux fréquences absolues des collocatifs, on observe dans les trois langues une productivité un peu moins importante pour la polarité axiologique par rapport à la polarité standard. En règle générale, les collocatifs se référant à la polarité axiologique apparaissent proportionnellement un peu plus souvent avec les noms d’affect interpersonnels qu’avec les noms d’affect réactifs, mais cette tendance est nettement moins importante qu’attendu. À côté de quelques collocatifs verbaux, tels que mériter (le mépris), to deserve (admiration) ou (jdn. der Verachtung) bezichtigen, la plupart des collocatifs à polarité axiologique sont des adjectifs, comme par exemple digne (d’admiration), exaggerated (surprise) ou encore blinde (Bewunderung).
31Plusieurs dimensions sémantiques se dégagent : un certain nombre de collocatifs à polarité axiologique négative se réfère à un manque de contrôle de l’affect en question (par ex. joie sauvage / féroce, être aveuglé par l’admiration, unbridled contempt ou bien hemmungslose Bewunderung). D’autres collocatifs expriment une évaluation morale ou sociale de l’affect avec lequel ils apparaissent ; celle-ci peut être positive, comme pour joie candide ou childlike joy, mais l’affect peut également être caractérisé comme étant moralement répréhensible, tel que dans les collocations joie perverse ou sadistische Freude.
32Un troisième groupe de collocatifs apparaît autour de la notion d’authenticité de l’affect : tandis qu’au moyen de collocations comme genuine / frank admiration, ehrliche Bewunderung ou aufrichtige Freude, l’affect est évalué positivement car il est perçu comme étant sincère, des collocations comme joie fausse, feigned admiration ou encore Freude heucheln mettent en avant le manque d’authenticité et par conséquent une axiologie négative. Finalement, un certain nombre de collocatifs se réfère au caractère légitime ou adéquat de l’affect auquel ils se trouvent combinés, par ex. dans le cas de digne (d’admiration), (déception) légitime ou justifiable (contempt). Les évaluations positives prédominent très clairement, la collocation illicit joy étant la seule à exprimer le caractère inadéquat de l’affect.
33De manière générale, la convergence de polarité est beaucoup moins régulière que pour la polarité standard. Si aux bases négatives s’associent préférentiellement des collocatifs négatifs, ce n’est pas nécessairement le cas des bases positives, auxquelles se trouvent associés majoritairement, et ce dans les trois langues, des collocatifs à polarité axiologique négative. Pour l’allemand et le français, cette divergence de polarité concerne surtout les pivots joie et Freude et se manifeste à travers des collocations comme joie sauvage / perverse, fou de joie ou diebische / sadistische Freude. En anglais, le phénomène s’étend également à admiration.
34Les cooccurrences observées entre certains noms d’affect et les quatre groupes de collocatifs axiologiques sont intéressantes : si les axiologiques faisant référence à un manque de contrôle de l’affect ou à son caractère (il)légitime portent sur tous les types de noms, on relève que les axiologiques désignant le caractère (peu) authentique de l’affect portent exclusivement sur joie et admiration. En ce qui concerne les axiologiques ‘moraux’, ils sont majoritairement attestés en cooccurrence avec joie et ses équivalents anglais et allemands, même si des combinaisons avec les pivots admiration et mépris ne sont pas totalement exclues.
35Pour conclure l’analyse de la polarité axiologique, nous aimerions approfondir un aspect particulièrement intéressant tant au niveau intralinguistique que sur le plan contrastif, à savoir la polarité complexe de joie. Si l’on se fie à la définition du TLFi, joie désigne une « émotion […] agréable » (TLFi sous joie A.), qui peut seulement acquérir une valeur négative quand « le sentiment de joie est altéré par les mauvais sentiments tels que l’envie, la haine, la malveillance » (TLFi sous joie A.1.). L’axiologie négative de l’affect devient alors uniquement évidente grâce à l’analyse de la combinatoire de joie (cooccurrence avec pervers, faux ou encore sauvage). Si cette axiologie négative est également présente dans la combinatoire de Freude ainsi que de joy, cet aspect permet cependant de différencier joie et ses équivalents allemands et anglais de leurs (quasi-)synonymes bonheur / happiness / Glück : un examen des cooccurrents de bonheur, happiness et Glück montre que la dimension “répréhensible”, “coupable” y est totalement absente – contrairement par ex. aussi à plaisir sadique ou à guilty pleasure. Seule une analyse de la combinatoire permet donc de mettre en évidence le caractère un peu ambigu de certains noms d’affect.
3.3. Prosodie sémantique
36La discussion du marquage implicite sera – par manque de place – limitée à la prosodie sémantique. Celle-ci nous semble plus intéressante que la restriction sémantique parce qu’elle n’est pas visible à première vue et qu’elle est plus fréquente dans nos données.
37Nous pouvons nous servir de la prosodie pour corroborer davantage les constats sur la polarité d’un nom. Pour nostalgie, nostalgia et Sehnsucht, la prosodie confirme l’impression que l’on obtient après l’analyse de la polarité standard et axiologique. Les trois lexies se combinent en majorité avec des collocatifs à polarité standard et axiologique négative (par ex. douloureuse nostalgie, stab of nostalgia, vor Sehnsucht vergehen) – une tendance qui se reflète aussi dans l’analyse de la prosodie de leurs collocatifs (par ex. tomber dans la nostalgie, to induce nostalgia, versteckte Sehnsucht). On peut conclure que nostalgie, nostalgia et Sehnsucht ont un clair penchant vers le négatif et sont moins ambigus que nous ne l’avions supposé au début. Cette fonction de confirmation de la prosodie est donc surtout pertinente quand il n’y a pas trop de collocatifs indiquant une polarité standard ou axiologique.
38Dans certains cas, le rôle de la prosodie va au-delà de la simple confirmation des observations basées sur la polarité standard et axiologique. Surtout dans le cas de surprise, classé provisoirement comme neutre ou non marqué, il est particulièrement instructif de prendre en compte la prosodie. Ce ne sera qu’à l’aide de la prosodie que nous pouvons découvrir le penchant polaire de la lexie. Dans les trois langues, l’étude des collocatifs marquant la polarité standard ou axiologique de surprise (français), de surprise (anglais) et de Überraschung nous fournit des résultats hétérogènes. On trouve de bonnes surprises, des surprises ravies ; on peut même savourer la surprise. Mais il est également possible de vivre une surprise désagréable ou douloureuse. Le bilan entre collocatifs à polarité positive et négative est à peu près équilibré dans chacune des trois langues (tableau 2). Cela semble à premier abord corroborer l’idée de la neutralité de surprise. En regardant la combinatoire de plus près en incluant la prosodie dans le panorama, on décèle cependant un courant négatif sous-jacent. Les collocatifs à prosodie négative l’emportent nettement sur les collocatifs à prosodie positive :
Tableau 2. Polarité de surprise
polarité standard et axiologique (nombre de collocatifs) | prosodie (nombre de collocatifs) | |||
surprise (fr) | 10 positifs | 7 négatifs | 3 positifs | 8 négatifs |
surprise (an) | 16 positifs | 15 négatifs | 3 positifs | 7 négatifs |
Überraschung | 16 positifs | 6 négatifs5 | 7 positifs | 13 négatifs |
39C’est ainsi que la prosodie peut nous informer sur des tendances moins évidentes, mais néanmoins intéressantes pour l’étude de la polarité.
4. Synthèse et perspectives
40L’exploitation de la combinatoire pour l’étude de la polarité révèle plusieurs points intéressants. Premièrement, elle montre que la polarité n’est pas qu’une dimension binaire (positif vs négatif) mais qu’elle se décline plus finement, les collocatifs de polarité standard vs polarité axiologique ne sélectionnent pas les mêmes types de noms d’affect : dans le corpus étudié, la dimension polaire permet clairement de dissocier les noms d’affect réactifs des noms interpersonnels évaluatifs. Deuxièmement, la combinatoire permet de mettre en évidence certaines connotations pour des noms un peu ambivalents comme joie, à la connotation plus négative que ses synonymes. Troisièmement, elle constitue un moyen commode pour affiner l’analyse de noms a priori neutres comme nostalgie qui s’avèrent avoir une tendance plutôt négative.
41Au plan contrastif, si on relève dans l’ensemble peu de différences entre les trois langues, la convergence de polarité étant partout la tendance dominante, certaines spécificités se font jour, comme une connotation négative pour admiration en anglais6 moins décelable dans les autres langues.
42Il nous faut maintenant élargir notre étude dans le cadre du projet Emolex à d’autres champs sémantiques, à davantage de noms d’affect et étendre les paramètres de la combinatoire examinée.
Bibliographie
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2 Flaux & Van de Velde (2000) regroupent sous le terme de « noms d’affect » les noms de sentiment ainsi que les noms d’émotion. Nous y incluons également les états affectifs (cf. Tutin et al., 2006).
3 Voir la contribution de Diwersy & Kraif dans la présente publication.
4 La valeur statistique du log-likelihood sert à mesurer la spécificité des cooccurrents, cf. Blumenthal, Diwersy & Mielebacher (2005).
5 Pour l’allemand, le nombre de collocatifs à polarité standard et axiologique négative est plus faible que celui des collocatifs positifs. Cet écart est pourtant compensé par le fait que les valeurs du log-likelihood, c’est-à-dire la spécificité, des combinaisons négatives sont plus élevées.
6 Combinaisons négatives spécifiques d’admiration (anglais) relevées dans le corpus : grudging / jealous / reluctant / feigned admiration, twinge of admiration.
Auteurs
Université de Cologne
Université d’Osnabrück
Université de Grenoble
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L’argumentation aujourd’hui
Positions théoriques en confrontation
Marianne Doury et Sophie Moirand (dir.)
2004
L’astronomie dans les médias
Analyses linguistiques de discours de vulgarisation
Jean-Claude Beacco (dir.)
1999
L'acte de nommer
Une dynamique entre langue et discours
Georgeta Cislaru, Olivia Guérin, Katia Morim et al. (dir.)
2007
Cartographie des émotions
Propositions linguistiques et sociolinguistiques
Fabienne Baider et Georgeta Cislaru (dir.)
2013
Médiativité, polyphonie et modalité en français
Etudes synchroniques et diachroniques
Jean-Claude Anscombre, Evelyne Oppermann-Marsaux et Amalia Rodriguez Somolinos (dir.)
2014
Dire l’événement
Langage, mémoire, société
Sophie Moirand, Sandrine Reboul-Touré, Danielle Londei et al. (dir.)
2013