François Bon : le partage des voix
p. 193-213
Texte intégral
1Au cours des chapitres précédents, les récits de Bergounioux, Michon et Ernaux ont fait apparaître une forte intrication entre le sujet et les figures minuscules et marginales qu’ils représentent. Les liens qui relient le je aux autres brouillent, comme nous l’avons vu, les frontières, opposant biographie et autobiographie. Dans les récits de François Bon, ces rapports semblent de prime abord échapper à cette hybridation générique. Non seulement l’écrivain n’instaure pas de pacte autobiographique au sens traditionnel, mais il va jusqu’à contester, dans un entretien avec Dominique Viart, l’idée de biographie d’une « personne réelle », dénonçant le piège de l’illusion réaliste91. La valeur autobiographique des textes de François Bon ne provient pas de la mise en récit de l’histoire d’une personnalité. Elle tient à la narration d’un « travail » de l’auteur « sur soi-même », c’est-à-dire sur sa propre compétence à tenir récit d’un univers qui excède ses représentations. C’est à partir d’une certaine « teneur d’expérience »92 personnelle, un bouleversement d’ordre éthique et esthétique, que l’auteur édifie ses récits. Ce sont précisément les voix des autres – la voix des marginaux en particulier – qui induisent ce déplacement de perspective, changement de regard sur soi et sur le réel à écrire.
J’écris contre ma représentation insuffisante, ou parce que le monde contemporain, dans ses géométries, ses ordres symboliques, l’éclatement de la notion de sujet à quoi il me contraint, m’empêche d’accéder à la représentation qui me permettrait de retrouver un peu d’emprise sur moi-même. […] Rien ne me serait plus étranger que « saisir » ou « restituer » des « vies » en tant que projet. Le seul projet reste la littérature.93
2C’est à partir de la distance maximale qui oppose l’auteur et les marginaux de C’était toute une vie, Prison ou Un fait divers que travaille l’écrivain. Ce faisant, il met en évidence la pulvérisation des représentations communes, corollaire de l’éclatement de la notion de sujet. Ces diffractions, particulièrement sensibles dans la syntaxe narrative morcelée de ces trois récits, mettent en cause la place de l’auteur en regard de ses figures. Car, à la différence d’Ernaux, Bon mue la distance avec « ceux de l’extrême » en source de partage. Alors que la narratrice des journaux extimes maintient une séparation étanche entre elle et les démunis, François Bon noue un dialogue avec les « mutilés », projetant dans leur parcours erratique et leur défaut de mots la figure contemporaine de l’auteur, aux prises avec une errance et un manque de représentations complémentaires ou similaires. Tandis que les frontières tracées par Ernaux mettent en lumière l’inégalité des rapports sociaux, les séparations entre l’un et l’autre sont à l’origine de mises en partage de la parole sur un pied d’égalité, dans les récits composés à partir de l’expérience des ateliers d’écriture.
3Ces effets de mise en partage interrogent la place de l’écrivain contraint de remettre en cause les modalités de la mimésis romanesque au moment même où il se saisit des bribes de représentation léguées par les déshérités.
La place du sujet : une voix auctoriale en quête d’elle-même
4Dominique Rabaté a montré comment, dans le roman moderne, la « narration se met […] en scène selon un certain effet de voix »94. Cet effet de voix qui consiste à « dramatiser fortement le niveau narratif lui-même »95 suscite un déplacement de l’instance narrative puisqu’elle passe d’une position de témoin, en marge de l’histoire racontée, au centre de l’histoire. L’objet du livre serait dès lors une aventure ontologique dont l’enjeu reposerait sur la quête d’une voix propre. Cette analyse sur la « place du sujet » se trouve au cœur des récits des vies anonymes tant François Bon ne cesse de dramatiser le cadre de l’énonciation et d’interroger sa voix selon un principe de dispersion et de resserrement. Cette cartographie de la voix traduit un parcours incessant, de soi à l’autre mais aussi de soi à soi, en vue d’une connaissance ontologique où la nature du sujet ne s’appréhende qu’en fonction du lieu d’où il parle.
L’aventure du récit comme aventure de la voix
5« Le récit n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture » : la formule célèbre de Jean Ricardou, devenue un poncif pour décrire le « Nouveau Roman », n’en demeure pas moins pertinente lorsqu’on l’applique aux textes de François Bon. Car les récits de cet écrivain mettent bien en scène le procès d’une écriture, la quête d’une voix incertaine. Le doute grève en effet la narration comme le montre l’incipit spectaculaire de Prison :
Car nous ne savons rien de clair, nous errons.
Le mot planté. Le gardien-chef, alors que je sortais, ayant franchi la première porte-sas du bloc et repris ma carte d’identité […]
« Et vous avez su que Brulin a été planté ? »
Le mot squat. Non, je ne savais pas, et il a complété par ce qu’il savait : « C’était dans le journal ce matin. Dans un squat, un nommé Tignasse, que nous connaissons aussi. » [P, p. 7].
6Le début de Prison repose sur une esthétique du choc. Ce qui se joue dans cette « scène d’exposition » peu commune, c’est littéralement et métaphoriquement la sortie de prison d’un écrivain. Il s’agit de sortir de la geôle d’une langue que l’on croit connaître et qui n’est qu’un leurre. L’entrée en matière brutale : « Car nous ne savons rien de clair » correspond à la révélation, à la secousse rendue sensible par le monologue intérieur, postérieur à la « claque » [P, p. 8] des mots qui cinglent l’écrivain au moment où l’on ne s’y attend pas. Sortir de prison, c’est être tiré hors de soi-même par une voix extérieure. Cette voix du dehors impose l’épreuve violente d’une langue qui porte un coup dans le dos, à la manière d’un poignard, comme le soulignent l’emploi du terme « planté » (qui signifie « poignardé ») et l’insistance sur la position des personnages (le gardien est en arrière-plan).
7La syntaxe heurtée met en scène l’inquiétude d’une voix condamnée à la déstabilisation et à l’errance. Commencer un texte par « Car » relève du coup de force présuppositionnel. La conjonction ouvre le texte comme en réponse à une interrogation du lecteur qui serait : « pourquoi parlez-vous ? ». Elle semble renouer un dialogue interrompu avec le lecteur, comme l’indique le pronom « nous ». La brisure des codes syntaxiques de la langue correspond à une manière de casser plus profondément la logique de l’enchaînement des discours, de la syntaxe linéaire qui caractérise étymologiquement la prose. La négation et la chute finale de l’énoncé donnent à cette phrase-couperet son caractère abrupt en rupture avec les facilités que s’accorde la voix narrative du roman, jouant pleinement sur l’illusion référentielle dès la première phrase. Ici, le pacte avec le lecteur entretient un effet de désillusion, comme si l’auteur ne savait plus conduire son récit, et prenait la parole pour se ressaisir de cette compétence perdue. C’est en prenant le risque de raconter que l’auteur va retrouver sa voix : elle n’est plus un acquis préalable. La prose qui avançait régulièrement dans le roman réaliste suit désormais un cours chaotique, livrée à l’aventure erratique que cette vox clamans annonce, perdue dans une forêt obscure de signes inconnus, condensant en une phrase lapidaire, inscrite dans l’immanence la plus prosaïque, le palimpseste de La Divine Comédie porté par les « Correspondances » de Baudelaire.
8La seconde phrase se veut à la fois une éclaircie (mais celle-ci ne viendra qu’a posteriori, à la relecture) et un nouveau choc. Elle s’ajoute au procès d’ébranlement des codes syntaxiques en amputant toute forme de déploiement syntagmatique. La phrase nominale minimale met uniquement l’accent sur l’information essentielle, c’est-à-dire le « sujet » logique de l’énoncé (« Le mot planté ») tronqué de sa relation prédicative. Elle dramatise par sa brièveté le coup porté au « savoir » de l’écrivain, qui perd toute forme d’autorité sur des mots qu’il ne maîtrise pas. Ces mots seront égrenés tout au long du récit (planté, squat, autopsie, etc.). Ils forment autant d’obstacles que l’auteur doit affronter, quitte à y perdre toute forme d’autorité. L’emploi autonymique marqué par l’italique précède l’usage mondain du mot dans la bouche du gardien. Cette organisation renversée (l’ordre normal consisterait à décliner l’usage mondain puis la mise en question du mot) permet à l’auteur de déplacer le lieu du drame. L’interrogation ne porte pas tant sur le meurtre de Brulin – information malheureusement courante dans le milieu carcéral – que sur le mot même employé « planté » qui en révèle toute la férocité, ravive le caractère inadmissible de l’événement. La tension naît non plus du sens des mots mais des signifiants véhiculés par les énoncés (la réponse au style indirect libre « Non, je ne savais pas » est à double entente : l’ignorance du crime trahit une ignorance des mots qui le disent, qui lui donnent consistance).
9Ce drame des mots est un drame à plusieurs personnages. L’italique d’une part et l’absence de tout signe diacritique de l’autre, l’emploi de la modalité épistémique (verbe « savoir ») départagent deux usages du mot, deux locuteurs distincts dans l’enchaînement des énoncés. La connaissance acquise n’autorisera pas cependant un usage référentiel du mot pour l’auteur. Le terme « planté » fait l’objet d’un commentaire à neuf pages de distance, comme par un retour obsessionnel, retour d’un signe refoulé et qui a pourtant ébranlé durablement la conscience. L’auteur rejoue la scène initiale :
[…] quand le gardien-chef m’avait posé la question (et non pas naïvement, sachant certainement que je n’en pouvais rien encore savoir, et délibérément reprenant à son compte le mot banalisé qu’eux ils emploient, eux qui touchent les lames) :
« Vous avez su que Brulin a été planté, ... » [P, p. 16]
10La reprise est surdéterminée en amont par le texte d’un détenu qui évoque le « mot couteau » (P, p. 15) « le premier mardi après Brulin ». Un mot en appelle un autre lorsqu’il y a frottement sémantique (le « couteau » est un sème afférant au mot « planté »). La succession proche de deux scènes de meurtres engendre le mécanisme mémoriel. Le mot « couteau », madeleine au goût amer, réveille le souvenir pénible du mot « planté » qui se trouve analysé plus systématiquement, comme si le choc initial avait tellement abasourdi l’auteur qu’il ne pouvait alors décrire sa déflagration, son retentissement sur l’être. Cette explication rétrospective (séparation des usages : langue argotique, banalisée dans le milieu carcéral et langue inouïe pour l’auteur) redonne toute son étrangeté au mot qui se voit frappé d’italique dans le discours direct rapporté. Le narrateur dramatise l’épreuve des mots qui tranchent son statut d’« auteur », mettent à mal son savoir de la langue. Il s’agit de s’aventurer dans les signes, comme dans une série de pièges dans lesquels se prend en écharpe la langue maternelle forçant l’auteur à sortir de ce foyer bienveillant. Le début de Prison met en scène la découverte des nouvelles représentations du monde sous le signe d’une épopée du savoir singulière.
11Si le sujet « se marque, se trahit ou se révèle aussi bien par l’accentuation de sa diction, la métrique de son débit, le sens de ses silences ou l’imagination fantasmatique qu’il déploie dans sa narration, tout ce qui contribue en un mot à dramatiser son énonciation »96, force est de constater que le sujet d’Un fait divers, Prison et C’était toute une vie se constitue à partir de marqueurs modaux traduisant le doute de la voix narrative. En effet, l’incertitude occupe le sujet, le dépouille de son autorité. La récurrence du verbe « savoir » participe paradoxalement de la composition d’une place incertaine. S’il possède en tant que tel un présupposé positif, cet implicite se trouve systématiquement ruiné puisqu’il apparaît sous sa forme négative :
on se dit qu’on ne saura pas. [CTV, p. 10]
Je ne savais pas encore faire. [CTV, p. 15]
les mots que j’ai sur la page dans mes mains je ne sais pas les dire. [P, p. 89]
12Le doute pèse sur la représentation et sur l’écriture de l’histoire dont ne subsistent que des « fragments lacunaires ». Dans Prison, le chapitre « Solitude des errants » se clôt par une interrogation : « Qu’est-ce qui reste ? » [P. p. 100]. Un sentiment de vanité prédomine à l’issue du cycle de l’atelier d’écriture et semble entamer le rôle de l’écrivain auprès des détenus. Que reste-t-il du « 18 mars 1997 » [P, p. 83, p. 84] et de l’ensemble de la période de l’atelier à laquelle elle met un terme ? La question vaut aussi bien pour les détenus que pour l’auteur lui-même. À quoi peut servir l’art lorsqu’il est de toute façon séparé de ces vies marginales qui demeurent en prison tandis que l’écrivain et le musicien retournent au dehors ?
13Ces questions engagent l’écrivain à adopter une posture humble. Il semble se démettre du savoir que l’on prête traditionnellement à l’auteur. Dans Un fait divers, l’apparition de « l’auteur » en marge du montage cinématographique est emblématique de cette place en retrait. Le doute affirmé dans Prison et C’était toute une vie se présente sous une forme plus spéculative dans Un fait divers qui relève encore du roman. L’instance auctoriale est en proie au dédoublement réflexif. Cette distance exhibe l’éclatement du sujet :
L’histoire s’est refusée longtemps, puis voilà, ce fait divers tombait comme une passerelle dans le brouillard qui aurait mené à ce que de toujours on aurait voulu garder secret. [UFD, p. 131]
14Le « fait divers » serait la méthode (methodos)97, le « détour » par lesquels la voix accède au plus intime d’elle-même. Aussi la diffraction des énoncés n’est-elle à envisager qu’en vue d’une connaissance de soi par le dehors. Les bruits du réel, les voix des autres sont autant de « passerelles », de routes menant à soi-même. La posture en retrait semble ici plus à même de dire le sujet que l’autobiographie. Se définir comme simple témoin, comme arrangeur des énoncés, c’est se définir par l’oblique, par réfraction. C’est par cet engagement dans ce qui se donne comme extérieur, séparé, que le sujet s’affirme dans sa singularité, c’est-à-dire dans l’écart, l’interstice entre ces fragments de réel et leur mise en forme. Il s’agit plus que jamais d’engager le récit sur les voies troublées du réel pour faire l’épreuve de soi-même.
Un auteur en déplacement
15Si le désir de s’engager sur les voies du réel est manifeste, la question de la légitimité tenaille le narrateur et exige une remise en question préalable au franchissement du seuil de la narration. De quel droit prendre la parole pour ceux qui n’en ont pas les moyens ? L’écrivain en prison ne symbolise-t-il pas lui non plus celui qui transige avec les autorités, qui vient du « dehors » et ne sait pas ce qu’il en est réellement au dedans ? Dans l’incipit de C’était toute une vie s’énonce ainsi l’hésitation crispée d’une voix qui exprime la tentation de ne plus poursuivre :
On est devant la tombe, on a les trois feuilles dans son sac, et on se dit qu’on ne saura pas. Que ce qu’il y a de savoir dans écrire ne tient pas à la maîtrise des mots et comme on les arrange, mais à une autre expérience, du corps et des yeux, du souffle, où c’est elle-même qui est devant. Qu’on ne saura pas, parce qu’on n’est pas allé où, elle, elle est allée. On se dit qu’on n’osera pas, parce qu’il y a ceux qui restent, et que même sa voix à elle, et ses mots […] qu’on ne détourne pas mais dont on veut honorer le dépôt, raviveraient trop la perte absolue. [CTV, p. 10
16Le monologue intérieur laisse sourdre l’angoisse de l’écrivain à l’idée de réaliser les derniers vœux de la morte (« tu sais ecrire tu me comprend fait un Article. Pour lodeve pour moi. Pour le Mal que jai. », CTV, p. 10). Le devoir moral qui consiste à se faire porte-parole de ceux qui n’ont pas pu se faire entendre ne résiste pas à l’assaut des questions qui rongent la conscience du narrateur. L’anaphore des propositions subordonnées fourbit ainsi de nouveaux arguments destinés à anéantir le projet de l’écriture. Le face à face avec la morte s’avère proprement désarmant, car il rappelle la distance infinie qui sépare l’auteur de la marginale. Le recours inattendu à une préposition qui fait entorse à la grammaire (« sur la tombe » p. 10, je souligne) métaphorise le geste de profanation qui consiste à écrire sur ce qu’on ne connaît pas : « écrire, c’est d’abord vouloir détruire le temple avant de l’édifier ; c’est du moins, avant d’en passer le seuil, s’interroger sur les servitudes d’un tel lieu, sur la faute originelle que constituera la décision de s’y clôturer. Écrire, c’est finalement se refuser à passer le seuil, se refuser à “écrire” »98. La phrase de Blanchot éclaire le rapport d’illégitimité mis en scène par Bon au seuil du récit. En déployant un pathos de l’écriture, en exposant sa tentation du refus de transiger avec le cérémonial de l’écriture, l’écrivain confère un poids dramatique à la narration même. Comment traduire une « expérience » qui n’est pas propre à soi ? La différence des voies empruntées (« on n’est pas allé où, elle, elle est allée ») suffit à soustraire la possibilité même d’écrire quelque chose en dehors de soi. Les expériences de la misère absolue, de la drogue et de la mort creusent un écart normatif incommensurable. La littérature n’est pas seulement arrangement avec les mots, compromis avec les morts, mais expérience même. Écrire ne serait tout au plus qu’une manière de rappeler la « perte absolue », d’aiguiser la souffrance des proches.
17L’incipit de Prison pose également le problème de la légitimité de l’écrivain, de son statut auprès des prisonniers. Bon déjoue les codes du récit d’apprentissage dans lequel la sortie de prison correspond à une étape positive dans le parcours du héros. Elle atteste que ce dernier a vaillamment relevé l’épreuve qui menaçait son nom et le rémunère d’une renommée définitive. Cet intertexte avec l’épopée et le conte est manifeste dans la mise en scène du seuil du récit :
ayant franchi la première porte-sas du bloc et repris ma carte d’identité, juste là devant le portique d’entrée à sonnerie, avant la porte verte à barreaux rectangulaires. [P, p. 7]
18L’auteur est bien sur un seuil, tout à la fois transition et bascule du récit dans la violence du monde. C’est en effet au cours d’un moment propice au rassérénement qu’éclate la question fatidique du gardien, ruinant les acquis, le savoir de l’écrivain qui se réduit dès lors à une « carte d’identité », un écrivain sur le papier, un écrivain en papier, comme le montre la tirade ironique et fictive prêtée au gardien : « toi et tes petites feuilles qu’est-ce que ça compte par rapport à ce qui ainsi nous déborde ». À quoi peuvent servir la littérature, le papier face à des expériences dont nous n’avons pas « les clés » ? Face à ces doutes, l’auteur se rend au réel, met en scène l’emportement dans lequel peut s’écrire le récit : « Ne pas écrire, juste voir et juste entendre » [CTV, p. 11]. C’est en menant l’enquête à partir de l’aridité du réel lui-même que l’écrivain légitime son travail d’écriture.
19Les récits de Bon mettent en scène la voix narrative dans un « décor » changeant, en tension entre dehors et dedans, entre routes et villes, modifiant une des figures traditionnelles de l’écrivain vivant en retrait, immobile dans sa chambre capitonnée. Tenant compte du renouvellement de nos perceptions avec l’introduction des moyens de transport dans le monde moderne, Bon fait du déplacement la métaphore du trajet de l’écriture. Le narrateur se trouve lui aussi en situation d’errance, comme l’affirme la première phrase de Prison. Mais, cette errance n’est pas intransitive, elle prend pour objet les signes du réel jusqu’alors non-représentés en littérature. Dans Prison, le narrateur visite un squat à Bordeaux [P, p. 8-11] dans le but de faire resurgir le corps d’un disparu. Situer un lieu, c’est tenter d’éprouver phénoménologiquement les mêmes sensations que le marginal en déshérence. Mais ce déplacement est aussi un outil d’optique qui permet à l’auteur de garder un œil critique, incisif sur l’espace social. Tout se passe comme si l’auteur en déplacement se faisait journaliste ou sociologue, traversant des milieux qui ne lui sont pas familiers pour enregistrer les points de fracture de la société. Cependant, la méthode d’enquête, lorsqu’elle met en scène l’auteur chez les minuscules, demeure pour le moins suspecte tant elle est déplacée, fictionnalisée.
20L’avocat d’Un fait divers s’insurge ainsi contre d’éventuels empiètements de l’art dans la vie des gens : « Qu’avez-vous à faire de ces adresses que vous osez me demander, et de ce que ces femmes deviennent ? » [UFD, p. 149]. Ce personnage-témoin du « réel » réfléchit de l’extérieur du dispositif cinématographique (il n’est pas interprété par un acteur) l’enjeu de l’esthétique. Il ne s’agit pas de faire de la « docu-fiction » ou du « micro-trottoir », de toquer au porte-à-porte auprès de personnes réellement impliquées dans un fait divers pour qu’elles témoignent devant la caméra, comme le font les reportages télévisuels. Il ne s’agit pas non plus d’interviewer les individus dans leur habitat sur leur condition, comme le font les sociologues de La Misère du monde. Bon reprend ce motif de l’enquête dans ses récits, mais il en modifie les paramètres. Anne Roche a montré ce qui sépare la transcription de la « parole ordinaire » chez le sociologue et chez l’écrivain. Dans La Misère du monde, le sociologue procède à un « toilettage » énonciatif, qui normalise les énoncés des personnes interrogées. Il recueille « des matériaux précieux, instructifs à bien des titres, il nous fait pénétrer dans des univers auxquels notre vie habituelle ne nous donnerait pas accès – ce que fait aussi le roman – mais par une énonciation qui se veut lisse, gommant toutes les rugosités de la parole ordinaire, il n’accède pas au statut littéraire »99. Si cette démarche peut nourrir un « chantier littéraire », comme en témoignent les livres d’Annie Ernaux, elle peut aussi susciter des écritures qui font ressortir la polyphonie de l’énonciation. Le montage des textes de François Bon scénarise différentes sources énonciatives en mettant l’accent sur ce qui distingue les paroles des minuscules (anonymes, ouvriers) et des marginaux, de ce qu’il a retranscrit dans ses notes ou enregistré, de ce qu’il a par la suite retravaillé seul au cours de la rédaction du livre : « On est là aux antipodes de La Misère du monde qui précisément efface les marques d’énonciation : mais il n’est pas certain que l’écrivain soit plus loin du social que le sociologue », conclut Anne Roche100, au sujet de Daewoo.
21Cette remise en cause est également sensible dans la trame narrative de C’était toute une vie qui détourne le protocole même de l’enquête sociologique et médiatique. Le narrateur enquêteur ne cesse de se heurter à des esquives (« Ici on n’ouvre pas à ceux qui sonnent, on ne reçoit pas de visite », CTV, p. 53) ou à des silences réticents (« J’ai parlé d’elle, la morte. Il ne voyait pas. Il ne connaissait pas. », CTV, p. 58). C’est que cette posture d’enquêteur – tributaire des écrivains réalistes et naturalistes du XIXe siècle tels Zola et Hugo en enquête sur le terrain pour composer leurs drames sociaux – semble inadéquate lorsqu’elle pénètre dans des zones privées auquel nul n’a droit de regard. Ce type de collecte semble vain : « De toute façon on prononce si peu de mots, que très peu de ces éclats suffisent pour le dessin précis de la vie qui s’y emboîte » [CTV, p. 95]. Écrire l’autre ne renvoie qu’à la vanité du geste tant sa vie ne semble qu’« un très grand silence » [CTV, p. 8]. Bon parodie la forme de l’enquête, l’emploie pour créer une illusion référentielle permettant de faire croire au réel représenté – posture qui a donné lieu à bien des malentendus dans la réception de ses textes – de telle sorte que la fiction s’avance masquée. Ce procédé romanesque, également sensible dans Daewoo, est une ficelle destinée à faire marcher le récit et le lecteur. L’auteur pointe ainsi les impasses du goût populaire pour le biographique, pulsion entretenue par le petit écran, et joue de ce montage pour immiscer des voix fictives – les personnages qui témoignent pour le narrateur-enquêteur parlent d’une voix mixte. La mise en scène de l’investigation révèle donc la part d’inconnu, d’impénétrable de l’autre et de soi-même et fait saillir les obstacles hérissant la voie d’une écriture s’arrimant au réel.
22Le réel pris pour objet apparaît, en effet, sous ses formes les plus heurtées. L’espace bouleversé, fait de reliefs et de souterrains, est métaphorique du parcours de la voix narrative qui ancre son récit dans le réel et s’y informe, y trouve son rythme. « On est entré dans une zone de chocs » [CTV, p. 7] : la phrase liminaire de C’était toute une vie est symptomatique de la rupture entre le roman et le récit. Elle transplante terme à terme la première phrase de L’infini turbulent de Michaux et cadre l’ensemble du récit sous le signe du cahot d’une langue bouleversée par l’expérience des visions hallucinatoires, vécues et consignées dans le temps de l’écriture. Outre qu’elle indique indirectement l’objet du récit – la mort par overdose d’une jeune femme –, la référence à Michaux montre que la narration de Bon se place du côté de l’expérience de la sortie du sujet hors de soi dans l’image hallucinée d’un réel tumultueux. Ces turbulences initiales forment autant de ressacs dans lesquels s’informe une langue en rupture avec le roman, non-linéaire et sans prétention mimétique avec l’objet réel. C’est une langue poétique dramatique, une prose tissée par la voix des autres qui s’instaure, suggérant la mise en danger du sujet dans et par l’écriture. En citant Michaux, l’auteur affiche d’emblée un engagement total de soi dans l’expérience crue d’un réel entièrement réinventé par la langue qui en enregistre, tel un sismographe, les points de secousse.
Un engagement total de soi
23Loin d’ignorer la question de la légitimité à parler des exclus, Bon la place au cœur de son écriture : « on ne touche pas impunément aux choses sales, à moins de regarder les mêmes en soi » [UFD, p. 13]. Cette perspective personnelle excède le discours social auquel on rattache inévitablement l’écrivain en raison des thématiques abordées dans ses livres : « Je n’aime pas ce qu’on me renvoie en permanence sur l’écriture des déshérités, des marges ou tout ce vocabulaire de l’écriture sur : j’écris ce que j’ai constaté, j’écris ce qui était moi et ce que je traversais […] ce qui s’impose parce qu’on s’y joue soi-même. »101 La dimension sociale interfère avec un questionnement intime à l’origine de l’écriture. Ce qu’interroge l’auteur, ce n’est pas tant les mécanismes du libéralisme engorgeant les vies mutilées – Bon n’est ni sociologue ni journaliste – que les bouleversements inférés par les mutations du monde moderne dans l’ordre de nos représentations. L’auteur cherche moins à combattre abstraitement les inégalités sociales qu’à faire sourdre une souffrance enfouie par les mots.
Un double apprentissage
24Constituer l’expérience des ateliers d’écriture en objet littéraire, c’est nécessairement donner à l’écriture la force d’un engagement, non plus au sens du militantisme sartrien, mais au nom d’une éthique de la littérature et de l’écriture en tant qu’elles peuvent agir sur les représentations que les exclus ont d’eux-mêmes et que nous avons d’eux. Dans Prison et C’était toute une vie, l’atelier figure une double initiation à l’écriture. Initiation pour celui qui doit acquérir de nouvelles pratiques d’écriture et initiation pour ceux qui pourront peut-être trouver dans la langue un appui pour une reconstruction du sujet défait. L’énonciation se fait archéologie, retour de la langue sur son origine et retour à l’énonciation poétique, porteuse de cette lutte de la parole contre le vide qui la menace.
25Dans les extraits de C’était toute une vie et de Prison consacrés aux séances d’atelier d’écriture, l’écrivain n’adopte jamais la position « magistrale » qui consisterait à donner une leçon, maintenant la frontière entre le maître et les élèves. Cette frontière scolaire n’est pas de mise dans le cadre de l’atelier. Il s’agit moins d’enseigner un savoir, d’inculquer des règles susceptibles de renforcer l’autorité d’un discours normatif dans la conscience des exclus, en projetant « notre normalité » sur ceux qui seraient déclarés incompétents ou malades, que de donner accès à une vérité intérieure qui ne préexiste pas à l’usage de la langue mais en découlerait. Les séances d’atelier mettent en place une forme de maïeutique. Mais ce mouvement ne reproduit pas la maïeutique socratique102 où la vérité est préconçue, en amont du dialogue, par un Socrate feignant de l’avoir oubliée pour mieux l’amener au cours d’un raisonnement rhétorique. La « maïeutique » de l’atelier cherche au contraire à exprimer le malaise palpable et souvent indicible dans lequel sont enfermés les déshérités. Cette question initiale opère en réalité à deux niveaux puisqu’elle concerne aussi bien l’animateur que les participants. La première séance de l’atelier de Lodève illustre ce renversement par lequel le « maître » devient celui qui apprend :
Je ne savais pas encore faire, je ne savais pas qu’à condition d’être extrêmement précis dans la demande qu’on a, et l’exigence de cette demande quant à ce qu’on peut en tirer pour soi-même, on peut dès la première séance les emmener au plus obscur de là où naît le langage, hors de toute convention et partage. C’est par elles et avec elles que j’ai appris, parce que cette zone obscure et violente elles y allaient sans moi. Qu’on peut y aller au culot, prendre un mot et y entrer, si ce mot fait partie de la poignée des passeurs. [CTV, p. 15]
26À l’origine de l’exercice d’écriture se trouve la « demande » qui implique directement l’identité toute entière de l’écrivain qui s’agrandit de ce partage de la langue. L’atelier transforme aussi l’écrivain, lui apporte des éléments inattendus pour reconstituer une littérature au présent. L’adjectif substantivé « obscur » désigne par métaphore la nuit à l’origine de la langue, le chaos encore insoumis aux formes de nos représentations. Cette nuit du langage qui ne transige pas avec l’usage quotidien de la langue comme outil d’information et de communication se donne comme un lieu à reconquérir pour l’auteur, tandis qu’elle se donne comme rapport originaire à la langue pour « elles ». Face à l’expérience vive des marginaux le savoir livresque ne s’avère d’aucune utilité : « Les livres sont malades, et eux, qui vont dans l’abîme, savent réveiller la langue du monde » [CTV, p. 10-11]. La disjonction entre l’héritage littéraire et la parole de l’exclu est telle que le livre n’est que signe mort en regard du tumulte éclatant, dissonant de l’existence.
Le livre d’Henri Michaux on le ramènera à la bibliothèque, ce n’est pas des choses pour moi, l’écriture c’est des traces noires sur du papier de commerce, ça ne concerne que ceux qui ne vivent pas. Moi je marche dans le tunnel. [CTV, p. 131]
27Or la marginale fait de la poésie sans le savoir, puisqu’elle cite une phrase de Michaux (« La marche dans le tunnel »103). C’est rappeler que ceux de l’extrême savent déjà ce que l’écrivain cherche dans et pour la littérature. La frontière séparant les mots du narrateur, chargés d’histoire et de résonances littéraires, des mots des marginaux, marchant sans filet dans la langue, semble consacrer la distance totale des expériences, et l’impossibilité pour l’auteur de s’approprier l’expérience intérieure des marginaux. Mais cet éloignement constitue en fait un tremplin pour l’écriture qui ne vise pas un partage du vécu, mais de la langue qui véhicule un inconnu à investir par la fiction. Comme le rappelle Yvan Leclerc, il ne s’agit pas « banalement de prêter sa voix aux hommes sans voix, mais de confronter l’exercice de sa parole à sa limite mortelle : “ce qui en chacun gît inexprimé, et brûle d’être nommé” (Décor Ciment) »104. C’est donc une commune recherche qu’il importe de mettre en œuvre en ce qu’elle ouvre sur un gain mutuel. Ce partage se fonde sur une éthique de la juste restitution des voix. La part de l’écrivain, par rapport à l’animateur, sera dès lors d’approcher l’autre par la fiction exhibant consciemment ses limites. Bon place ce partage de la parole avec les participants de l’atelier sous le signe de l’amitié telle que l’a définie Blanchot :
L’amitié, ce rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie, passe par la connaissance de l’étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler, non d’en faire un thème de conversations (ou d’articles), mais le mouvement de l’entente où, nous parlant, ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport105.
28Le partage avec les détenus maintient « cette séparation fondamentale » qui est au cœur même de l’échange, mais n’entame en rien l’intimité ou l’émotion qui peut saisir l’écrivain dans cette expérience du visage sans masque :
On est là bouche à bouche quasiment pour deviner et il a les épaules basses et mauvaise haleine et quand on entre et qu’on se serre la main il a les mains moites. [P, p. 46]
29L’expression physique du « bouche à bouche » fait réapparaître en creux la nudité du visage de l’autre. Elle désigne un mode de relation fondée sur une éthique qui n’est pas sans rappeler le devoir de responsabilité défini par Lévinas. Elle met en scène l’engagement total du sujet, au plus près, dans cette relation où les frontières du corps s’ouvrent, laissant sourdre le malaise latent, la nécessité d’un nouveau souffle, comme pour réanimer cette vie frappée par l’exclusion.
30L’enjeu premier de l’atelier d’écriture consiste bien à aider les plus démunis à dénouer le malaise intérieur par le biais de l’écriture ou de la diction. Du non-dit à la possibilité de dire et d’écrire, l’écrivain fait l’épreuve des limites et des progrès des exercices de l’atelier comme autant d’épreuves en résonance avec les enjeux de la littérature. Lors des séances d’atelier en prison ou à Lodève, l’auteur note souvent que les mots résistent (et transcrit ces mots qui résistent), ne parviennent pas à « sortir », comme si le poids trop lourd de la vie faisait obstacle à l’accomplissement d’une parole « émancipatrice ». Là où l’institution scolaire pointerait l’infirmité de l’élève, fustigerait la pauvreté de son expression et lui renverrait une image négative de lui-même, l’auteur inverse l’échelle des valeurs, et fait de cette énonciation inaccomplie, le point névralgique d’une énonciation poétique :
« Les rencontres… Pas de rencontres, rien à dire, à raconter. Les rencontres, je n’y arrive pas… Quelque chose en moi qui ne me permet pas de faire de rencontres. » Ce texte-ci lui l’avait dicté puisqu’à ce que je demandais il restait sur sa feuille blanche, on se voyait pour la première fois et ce qu’il avait dicté c’était encore non pas des mots qui s’accumuleraient pour un texte mais ceux qui auraient dû rester en amont, dire l’obstacle, prétendaient seulement que ça ne valait pas d’être dit et c’est cela pourtant que je notais, disant même qu’un livre aussi peut s’écrire comme ça, sur ce qu’on arrive pas à dire ou qu’on ne veut pas dire, accumuler en amont, retenir parce qu’il n’y a pas droit à plus […]. [P, p. 68].
31En recopiant les mots de Ciao, Bon autorise une parole qui se sanctionne et se sectionne, parce que c’est justement dans ce retirement des mots qu’il voit le creuset de l’écriture poétique. Le récit de cet échange exhibe l’exemplarité d’une parole qui fait retour sur « l’obstacle », dans le temps de l’énonciation et dans le temps de l’énoncé. Cette intrication des voix est au fondement d’un partage qui rétablit le lien entre les paroles apparemment perdues de Ciao et la voix de l’auteur, et à travers lui, la mémoire des lectures accumulées. L’idée que la parole fait retour sur sa charge d’inexprimable apparaît chez Blanchot, mais aussi chez des poètes tels que André Du Bouchet ou René Char dont les vers ciselés et fragmentaires disent le retour à l’obstacle en amont de la parole. L’inexprimable est réévalué en regard d’une écriture poétique et non plus romanesque. C’est donc un double obstacle – obstacle intérieur d’une parole murée, obstacle d’une transmission impossible – que la voix narrative entreprend de lever, non pour réduire l’écart mais pour y projeter son travail d’écriture, en quête d’intensité pour dire le réel.
32Les récits élaborés à partir des ateliers d’écriture mettent en scène un échange de voix et un double apprentissage. Le travail de l’écrivain dans l’atelier permet aux « mutilés » d’exprimer une parole retenue, minuscule et morcelée. Pour l’écrivain, ces séances déplacent et ravivent l’héritage de la littérature en ce qu’elles « agrandissent » les termes de la représentation du réel. Ces échanges et cette régénération du littéraire transforment la conception de l’engagement littéraire. « La littérature selon François Bon n’a pas vocation illustrative », écrit Dominique Viart. « Pas de “roman à thèse” […], mais un travail d’observation, d’écoute et de dénonciation »106 qui passe par l’exposition responsable d’un réel livré dans son désordre et ses turbulences. Le morcellement et le heurt des voix dans les récits de Bon annulent en effet toute élaboration d’une thèse dogmatique, de toute démonstration théorique. Cette pratique de la fragmentation et du télescopage énonciatif rapproche, à certains égards, ces récits des journaux extérieurs d’Annie Ernaux. Les deux auteurs écrivent avec la nette conscience des inégalités sociales. Mais, chez Ernaux, le montage des vignettes vise de manière plus systématique, nous semble-t-il, la dénonciation de ces injustices, tandis que ces montages, dans la prose de Bon, paraissent davantage mettre en cause le rapport de l’écrivain à l’ordre même de la représentation. Alors qu’Ernaux ne semble pas douter fondamentalement des mots qu’elle emploie pour représenter le réel – le fait que l’auteur estime toujours faire partie de la « race » des dominés lui confère même une légitimité, un ton catégorique –, Bon ne cesse de confronter la parole des démunis à son propre usage du discours. L’image du « couteau » employée par l’un et l’autre nous paraît emblématique de cette divergence poétique. Alors qu’Ernaux déclare user de « l’écriture comme un couteau », Bon fait du mot « planté », qui évoque l’arme qui a tué le détenu Brulin, le bouleversement linguistique à l’origine du récit Prison. On pourrait arguer qu’Ernaux se dit également « traversée » par les visages et les mots des anonymes et marginaux croisés au dehors. Pour autant, à la différence de François Bon, ces coups de couteaux symboliques ne semblent devoir que confirmer des vérités préalablement acquises par l’auteur, comme si la partition binaire du monde en dominants-dominés, telle que l’a formulée et paradoxalement consolidée la sociologie bourdieusienne107, ne pouvait être remise en question.
Questions éthiques
33Si l’écriture de François Bon marque, elle aussi, ces frontières, elle tend toutefois à les brouiller, dans la mesure où les marginaux parviennent, au cours des séances d’atelier d’écriture, à s’emparer d’une parole qui conteste l’ordre des places assignées. Entre les démunis et l’auteur, qui détient le savoir ? De quel côté se situe la parole qui fait le plus autorité ? En attribuant une puissance littéraire à des mots culturellement inaudibles, François Bon perturbe la hiérarchie des valeurs qu’Ernaux tend, quant à elle, à consolider. S’il y a bien une poésie des expressions populaires chez Annie Ernaux, celle-ci fait toujours l’objet d’une auto-évaluation, dans le texte lui-même ou dans le péritexte, en regard de normes esthétiques essentialisées. Bon semble se départir du cadastre ernaussien, qui sépare le champ infra- du champ littéraire « pur », en mettant à égalité les mots des mutilés et les mots des poètes tels que Rimbaud, Michaux ou Artaud. Cette égalisation ne va cependant pas de soi dans ses récits. Le dispositif énonciatif mis en place par François Bon soulève également des interrogations éthiques. Comment interpréter le fait de mettre en équivalence les bribes de paroles laissées par une marginale avec la poésie de Michaux ? Ne doit-on pas reconnaître dans cette mise en écho un geste de réappropriation esthétique, soit une stratégie de légitimation d’une parole qui, sans l’intervention de l’écrivain, n’aurait pas lieu d’être ? Les mots des marginaux n’ont-ils droit de cité que parce qu’ils renvoient à du littéraire, en l’occurrence à des textes de poètes classicisés, autrement dit à des valeurs sûres ? Faire des voix marginales le palimpseste à partir duquel déchiffrer l’héritage d’une littérature enfouie, meurtrie, mais néanmoins fort heureusement ranimée par la grâce d’un auteur doté de l’intelligence du découvreur et du passeur, ne revient-il pas à rassurer ou à réconforter le lecteur, à le replacer dans un terrain sûr (ce que nous lisons a bien valeur de littérature) ? Nous touchons peut-être là à une des limites éthiques de la mise en scène des figures marginales. Comment prêter voix au marginal sans excéder sa parole ? Les récits d’Annie Ernaux dévoilent, par la sélection de scènes qui renvoient systématiquement à une logique de domination, par leur montage et l’insertion de réflexions métadiscursives, l’intention de l’auteur : dénoncer les travers de la société. Mais témoigner des fissures sociales revient aussi, dans ce cadre, à les cautionner, comme si le marginal et le minuscule étaient condamnés à subir l’ordre imposé par les dominants108. On sait à quel point cette analyse va contre le sens qu’Ernaux prête à la sociologie de Bourdieu. Dans un texte écrit en hommage au sociologue, l’écrivain avance sa propre expérience comme pièce à conviction, destinée à prouver que la théorie bourdieusienne comporte un « pouvoir de libération, de défatalisation, sur les individus ». Faut-il pour autant accorder au « cas » Ernaux une valeur exemplaire ? L’auteur n’aurait-elle pas bénéficié de conditions singulières dans un contexte historique et social unique ? Il semble que l’écrivain travaille moins à défataliser les représentations des « gens de peu » qu’à souligner au contraire les limites qui les emprisonnent. Reste pourtant que les vignettes des journaux extimes balisées ou non de commentaires métadiscursifs demeurent ouvertes à des modifications, des réécritures, des aménagements. Telle serait la part de liberté accordée à ses figures de la marge culturelle. Comme chez François Bon cependant, les figures marginales semblent comme jouées d’avance, déterminées par des mécanismes sociaux et jouets d’une grille idéologique préétablie.
34On peut se demander si cette représentation sombre des minuscules et des marginaux chez Annie Ernaux, le plus souvent dramatique, nourrie d’accents tragiques, voire apocalyptiques chez François Bon, restitue avec justesse la complexité du réel que ces écrivains entendent exposer, ou si elle ne rend pas davantage compte de la projection politique et morale des auteurs. Chez Annie Ernaux, la figuration des démunis paraît renforcer la posture du transfuge-sociologue, tandis que chez François Bon, elle semble seconder le travail littéraire d’un auteur en quête d’une voix susceptible de dire un réel placé sous l’unique focale de la violence. L’absence d’humour chez François Bon qui confesse être incapable d’ironie dans ses textes paraît témoigner de l’unilatéralité de sa représentation des figures minuscules et marginales. De la même manière, « l’écriture plate » d’Annie Ernaux n’intègre pas les marques de distanciation humoristique ou ironique. Le registre sérieux ou tragique des textes de ces auteurs tend à figer la représentation sous un angle univoque qui nous semble emprisonner ces figures. Si l’on admettra avec Dominique Viart que la langue de Bon refuse la complaisance avec certaines formes romanesques obsolètes, nous postulerons également que l’auteur n’est pas exempt d’une certaine auto-complaisance dans le registre tragique. Travaillant à partir d’un sujet quasi-identique – l’enquête autour d’un SDF au bord du périphérique parisien –, l’écrivain Arno Bertina rend un hommage bien différend à la vie d’une figure marginale. Si les phrases liminaires du livre La Borne SOS 77 citent Parking de François Bon (« il y a le renfoncement où je dors »), la suite du récit prend ses distances avec la tonalité chère à l’auteur de Daewoo. Le quotidien du SDF devenu personnage de fiction n’est pas seulement perçu sous l’angle du tragique, mais rend au contraire compte de l’humour et de la vitalité de cette figure. Les photographies de Ludovic Michaux insérées dans le livre, montrant des sculptures réalisées par le SDF à partir d’objets dépareillés collectés au bord de la route, s'accordent à la voix narrative du personnage, pour dépeindre l’énergie et le caractère comique d’un « marginal » pourtant plongé dans une situation qui confine au désastre. Ce contrepoint littéraire montre qu’il est d’autres façons de rendre compte d’une vie marginale dans sa complexité. Le ton sérieux ou tragique adopté par Bon et Ernaux dit plus sur la posture et la place que se donnent les écrivains que sur les figures elles-mêmes.
35 Ces différents aspects du rapport de l’écrivain à une matière biographique pauvre mettent en lumière, dans les récits des vies muettes, une inquiétude quant à la définition du statut d’auteur, d’une part, et quant à l’héritage de la littérature, d’autre part. Les figures minuscules et marginales supposent ces questionnements. Les liens complexes qui unissent nos quatre auteurs à ces figures révèlent une égale insatisfaction et un sentiment d’usure identique à l’égard des modèles de représentation hérités du réalisme comme des avant-gardes. Soit qu’elles réclament des approches plus scientifiques, soit qu’elles se situent en deçà ou au-delà des poétiques classiques ou expérimentales, ces figures sont les témoins d’un moment charnière de la littérature française à la fin du XXe siècle. En les plaçant au centre de leurs textes, nos auteurs affirment en effet la volonté de garder trace d’une histoire, tout comme ils manifestent la forte implication du sujet dans la mise en scène des rapports du moi (personnage/narrateur) aux personnages. L’élaboration d’identités narratives correspond à un souci de mise en intrigue qui rompt avec l’ère des avant-gardes. Pour autant, le lecteur de ces récits se trouve confronté à un paradoxe. L’histoire racontée est bien souvent une non-histoire, histoire de rien, histoire banale ou histoire d’un échec, ou du moins une histoire morcelée, discontinue, mise en scène du seul point de vue subjectif, limité, d’un auteur qui confesse n’écrire qu’à partir de traces minimales. Cette double restriction – une figure privée d’histoire, un sujet dépourvu de savoir – pourrait bien être le signe d’une crise, voire d’un désenchantement de la littérature au présent. La misère des vies sans histoire ne désignerait-elle pas la misère d’écrivains sans sujet ? Les identités narratives minuscules seraient-elles symptomatiques d’une minusculisation – affadissement ou fin – de la littérature au présent ?
36Ces questions volontairement polémiques méritent notre attention, dans la mesure où elles posent le problème des modes de légitimation de nos auteurs et la question corollaire de la réception critique de leurs œuvres. Ces interrogations paraissent en outre pertinentes, car elles mettent en évidence le clivage contemporain entre deux champs critiques, fondant parfois leurs analyses sur une surdité respective. Il semble en effet que la critique de la littérature contemporaine se divise en deux champs : d’un côté, ceux qui croient encore à la vie de la littérature française contemporaine, de l’autre, ceux qui postulent que ladite littérature court à sa perte, si tant est que les écrivains d’aujourd’hui n’arrivent pas déjà après la catastrophe. Si les défenseurs de l’une ou l’autre thèse se lisent et se commentent109, il semble aussi qu’ils affectent de s’ignorer. Du côté des partisans de la littérature française contemporaine, on préfère le plus souvent négliger le discours catastrophiste tenu par les contempteurs de la platitude des textes publiés ces trente dernières années. L’argument principal de ces défenseurs consiste à mettre la plupart des textes publiés sur un pied d’égalité : du vivant des auteurs, il est difficile d’établir une échelle de mesure de la qualité des œuvres. On ne sait pas quels auteurs résisteront à la postérité, ni quels seront ceux qui retomberont au rang de minores dans les vestiaires de l’histoire littéraire. Du côté des détracteurs, qui ne font pas mystère de leur passion pour une littérature élitiste, on fait fi de cet argument démocrate : il s’agit de libérer le critique du complexe du jugement subjectif, afin d’assainir sinon la production, du moins la réception des œuvres. Les textes pamphlétaires ou les essais polémiques composés par ces critiques110 qui se rêvent censeurs font souvent état d’une lecture acerbe, où la thèse déborde, voire l’emporte sur l’analyse, ou d’une lecture sinon myope, tout du moins restrictive. Ton péremptoire, rhétorique outrancière, indigence théorique, légèreté démagogique : ces essais ne sont pas écrits de la même manière, ils comportent ces défauts à des degrés extrêmement variables, mais tous semblent en quelque sorte porteurs des « tares » qu’ils épinglent dans les livres qu’ils prennent pour cible. Faut-il pour autant en conclure que les arguments exposés sont irrecevables, et qu’il vaut mieux se garder de rouvrir l’éternel débat sur « la fin » (de l’histoire, des idéologies, de la littérature), sous prétexte qu’il s’agit de poncifs rebattus depuis le XIXe siècle ? Il importe au contraire de réinscrire nos auteurs dans cette toile de fond polémique, afin de mieux faire ressortir et la singularité de leur démarche d’écriture et leur place dans le champ littéraire contemporain. Certains critiques ont montré que les débats sur la fin constituent un levier majeur d’invention et de compréhension des fictions contemporaines111. Nous poursuivons ces pistes de réflexion en les mettant en regard des récits des vies muettes. Ce faisant, nous voudrions montrer que, loin d’être les témoins d’une fin de la littérature, nos auteurs, actuellement considérés par leurs pairs, la majorité des critiques littéraires et nombre de lecteurs, comme des modèles d’un renouvellement de la narration contemporaine, manifestent une éclatante résistance de la littérature.
Notes de bas de page
91 « On écrit avec de soi », Entretien avec Dominique Viart, Revue des sciences humaines, Paradoxes du biographique, 263 (2001), p. 64.
92 Ibid., p. 59.
93 Ibid., p. 65.
94 Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, op. cit., p. 17.
95 Ibid., p. 28.
96 Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, op. cit., p. 62-63.
97 Dominique Viart a montré que l’écriture biographique s’articule autour d’« une méthode pour ressaisir ce qui de l’autre entre dans la constitution du moi ». L’un est l’autre dans les livres de Bon, de Michon et Bergounioux, Rouaud ou Ernaux, « Dis-moi qui te hante », Revue des sciences humaines, Paradoxes du biographique, 263 (2001), p. 18
98 Blanchot, Livre à venir, op. cit., p. 281..
99 Roche, Anne, « Sources orales, écritures ordinaires et littérature », in Littérature et sociologie, Philippe Baudorre, Dominique Rabaté, Dominique Viart (éd.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 182.
100 Roche, « Sources orales… », art. cité, p. 188.
101 L’Animal, Littératures, arts et philosophie, 16 (printemps 2004), p. 134.
102 Nous reprenons les analyses de Dominique Viart et Bruno Vercier dans La littérature française
103 au présent, op. cit., p. 259.
104 Michaux, Henri, Épreuves, exorcismes, Paris, Gallimard, 1973 [1946], p. 62-85.
105 Leclerc, Yvan, « Voir le vrai, tomber juste », Critique, 503 (avril 1989), p. 255.
106 Blanchot, Maurice, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 328.
107 Viart, Dominique, François Bon, étude de l’œuvre, Paris, Bordas, coll. « Écrivains au présent », 2008, p. 118.
108 Tel est le reproche que le philosophe Jacques Rancière adresse à la sociologie de Bourdieu. Loin d’avoir remis en question le processus de la reproduction sociale, le sociologue aurait contribué à asseoir son ordre en définissant des catégories et en essentialisant les places des dominés et des dominants. Voir Rancière, Jacques, Le Philosophe et ses pauvres, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2007, p. 239-288.
109 Ernaux, « La preuve par le corps », art. cité, p. 25.
110 Voir Dominique Viart, « Écrire au présent : l’esthétique contemporaine », in Le Temps des Lettres, op. cit., p. 317-336. Voir aussi l’article de Bruno Blanckeman, « L’écrivain dans la cité : du rang d’honneur au ban d’infamie ? Petit récapitulatif d’une relation complexe », en ligne sur le site de la SGDL : http://www.sgdl.org/ladocumentation/lesdossiers/382?1f378a47b733c0dcd5b334d850ee4020 =0b0c1ed803303eaacb5d4d861aca7550. Nous renvoyons encore à l’article d’Alexandre Gefen, « Ma fin est mon commencement », LHT, n° 6, Dossier, mis à jour le : 10/06/2009, URL : http://www.fabula.org/lht/6/dossier/118-gefen; ainsi qu’à l’entretien d’Alexandre Gefen avec Dominique Viart, « Résistances de la Littérature contemporaine », LHT, n° 6, Entretien, mis à jour le : 01/06/2009, URL : http://www.fabula.org/lht/6/entretien/130-viart [Consulté le 30 juin 2010]
111 On pense notamment à Jean-Marie Domenach, auteur d’un essai intitulé Le Crépuscule de la culture française ? Paris, Plon, 1995, à l’essai de Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, L’Esprit des péninsules, 2002 ; au livre de Richard Millet, Désenchantement de la littérature, Paris, Gallimard, 2007 ; à l’essai de Tvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, coll. « Café Voltaire », Paris, 2007 ; ou encore à l’essai de Renaud Camus, La Grande Déculturation, Paris, Fayard, 2008.
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