La figure du Trickster chez Yves Thériault : quand le mythe décrie une réalité
p. 189-197
Texte intégral
1La mythologie amérindienne constitue un patrimoine culturel qui révèle l’identité d’un peuple par le biais de ses récits. Les nations amérindiennes ont privilégié pendant des siècles la transmission de leur savoir, de leur culture, de leur identité par l’oralité, c’est-à-dire par la narration de mythes, de légendes. Or comme les langues amérindiennes sont de moins en moins parlées par la nouvelle génération et comme la venue à l’écriture de ces nations s’est effectuée tardivement (dans les années 1970), les traces d’oralité qui se sont déployées à l’extérieur des réserves et des territoires autochtones représentent aujourd’hui le matériau dont nous disposons pour repenser l’essence d’un peuple. En ce début de XXIe siècle, alors que nous tentons de reconstituer les identités perdues et que nous définissons ce qu’est l’hybridité identitaire, mais aussi culturelle, il importe de faire un travail de saisie des traces de la culture amérindienne dans un ensemble englobant. Par exemple celui de la culture québécoise.
2Des rapports historiques, identitaires et culturels se sont tissés entre Amérindiens et Québécois au fil des siècles en raison de leur proximité territoriale. En ce sens, l’analyse de la relation entre les deux cultures constitue une clé vers la réappropriation de l’identité amérindienne. On peut se demander de quelle manière la culture amérindienne se transpose dans la littérature québécoise. Quels sont les thèmes empruntés et qu’apportent-ils au texte qui les reprend ? Trois romans de l’écrivain québécois Yves Thériault (1915-1983), Agaguk, Tayaout et Agoak, publiés respectivement en 1959, 1971 et 1979, permettent une première approche de ces questions.
3Dans ses textes, Thériault mise sur l’opposition manifeste entre nature et culture pour structurer les intrigues. Il délimite ainsi le monde de l’Indien et celui du Blanc. Cette opposition est sous-tendue et renforcée par la représentation d’un univers tout aussi dichotomique, celui du sacré et du profane. Mais l’opposition trouve tout son sens dans la mise en forme du Trickster, ce fripon qui construit comme il détruit. Le but de cet article est d’illustrer l’univers narratif dans lequel se déploie le Trickster au sein des romans de Thériault. Cela permettra ensuite de relever les traits de ladite figure afin de comprendre comment elle aide l’auteur à mettre en scène un monde tiraillé entre la pensée primitive qui repose sur le maintien des traditions et le monde moderne dans lequel la pensée logique se développe, donnant la chance au protagoniste d’accéder à une nouvelle identité. Car le Trickster, explique Paul Radin, « [qu’] il donne avec libéralité ou refuse ses dons, [est] le trompeur qui est toujours lui-même trompé. […] Il ne connaît ni le bien, ni le mal, mais il est responsable de l’un et l’autre535 ». Il apparaît que trois personnages des trois romans étudiés représentent cette figure ambivalente et pleine de contradictions, faisant alors des personnages des héros civilisateurs appelés à déchoir. Comment Thériault travaille-t-il cette figure ? Comment s’exprime-t-elle dans les récits et, surtout, que leur apporte-t-elle ? Faut-il voir dans la mise en forme du Trickster l’illustration d’un renversement, d’un désir de passer de la pensée archaïque à la pensée moderne ? En ce sens, doit-on parler de dérivation hérétique du mythe, pour reprendre la segmentation de Gilbert Durand536 ? Voilà quelques questions qui dirigeront ma réflexion.
Les oppositions créatrices de dynamisme
4L’opposition nature-culture qui réside au cœur de l’ethnologie, reprise par Claude Lévi-Strauss pour encadrer son Anthropologie structurale, aide les littéraires à saisir les enjeux des univers mis en relation et à comprendre la structure générale d’une œuvre. Cette opposition permet par ailleurs aux auteurs de travailler l’espace narratif, mais en même temps elle peut aussi s’exprimer à travers un ou des personnages. Ainsi, quels sont les personnages qui, sur le plan symbolique, représentent la Nature et lesquels représentent la Culture ? L’opposition paraît a priori simpliste, mais elle se complexifie et multiplie les possibles narratifs lorsque l’évolution du récit offre une synthèse des contraires qui repose sur un unique personnage. Devons-nous y voir une métonymie pour signaler une réalité sociale, historique ? Il est encore trop tôt pour statuer.
5Claude Lévi-Strauss avançait que « la pensée mythique procède de la prise de conscience de certaines oppositions537 » – qu’elles se trouvent dans sa structure ou dans son intrigue – qui, par extension, figurent au cœur du genre romanesque. Pour repérer un mythe directeur, écrit Pierre Brunel, il faut d’abord relever « l’analogie qui peut exister entre la structure du mythe et la structure du texte538. » Loin de moi l’idée de m’éloigner de l’interrogation première ; seulement, il apparaît que la filiation entre mythe et opposition est manifeste. Ainsi, parler d’oppositions dynamiques sur le plan de l’intrigue nous mène au cœur du discours mythique et permet, en ce sens, de comprendre la portée et la visée des thèmes abordés dans les romans étudiés.
6À propos de l’œuvre d’Yves Thériault, Maurice Émond précise que c’est « l’une des plus originales et des plus représentatives de l’imaginaire québécois profondément enraciné en terre d’Amérique » et qu’il est « fort éloigné des jeux subtils et des arabesques d’une littérature pédante ou des pièges d’un nationalisme à fleur de peau plus préoccupé de son folklore que de son avenir »539.
7Pas étonnant alors que dans ses œuvres une grande place soit faite à la difficulté de trouver l’unité. Chez Thériault, les « oppositions dynamiques » appartiennent à deux niveaux généraux : celui de l’espace narratif qui sous-tend l’intrigue (concrètement, les lieux, mais aussi la perception de l’univers, les croyances, etc.), puis celui des personnages nécessairement conditionnés par cet espace narratif.
L’espace narratif : la nature et la culture comme fondations de l’intrigue
8De prime abord, l’opposition qui dirige l’intrigue des œuvres analysées est claire : la nature, lieu de la pensée primitive, lieu pur où l’on vit en communion avec les animaux et où les pulsions ne sont ni encadrées, ni refoulées, s’oppose à la culture, lieu civilisé par les Blancs, conséquemment dénaturé de sa valeur et de son aspect originels. Rapidement, nous constatons qu’à cette dichotomie générale se juxtaposent celle de la tradition et de la modernité, celle de l’univers sacré et de l’univers profane, celle du temps sacré et du temps profane. « J’habite au Sommet du monde, décharge Tayaout. J’y suis depuis des millénaires l’homme continuel, je suis sans âge parce que j’ai tous les âges. Je suis sans traces de l’ancêtre parce que je suis l’ancêtre en même temps que la continuation…540 » Voilà une belle illustration du temps sacré dans la culture Inuk. C’est donc à quatre niveaux au moins que se déploie dans les textes la première opposition créatrice de dynamisme.
9Bien installées par Thériault, les oppositions deviennent le moteur de l’intrigue, car elles sont difficilement conciliables. En effet, nature et culture se côtoient bel et bien, mais leur union, elle, s’avère difficile, quasi impossible puisqu’il est ardu, par exemple pour Agaguk, de lutter contre son « âme primitive541 ». Ici, la progression, la cohérence de l’intrigue semblent justement reposer sur le mouvement contraire qui ne favorise pas ou peu le dialogue entre nature et culture. Mais, ai-je envie d’ajouter, c’est précisément ce chevauchement entre nature et culture, cette attirance tantôt ténue tantôt marquée d’un personnage pour le monde opposé qui soutient le dynamisme des œuvres puisque l’intrigue se nourrit d’une possibilité manifeste d’union des contraires. Alors seulement les catégories opposées sont clairement mises en lumière afin de montrer leur « envisageable » fusion. C’est le cas dans Agoak où l’Inuk ne jure que par la culture du Blanc et refoule sa nature, j’y reviendrai.
10Dans les trois romans, une progression de l’ouverture aux Blancs se dessine. Si dans Agaguk, la fermeture domine l’ensemble du texte, la fin laisse transparaître une mince ouverture : « La petite va mourir. L’atavisme millénaire reprenait le dessus. Il n’avait pas à lui obéir [à Iriook, sa femme] », mais après qu’Iriook eut raisonné à la manière des Blancs, Agaguk change d’avis. Alors Iriook « comprenait, elle [esquimaude et femme] par quel combat l’homme venait de passer, quelle victoire elle avait remportée542 ». En revanche, dans Agoak, l’ouverture est plus qu’amorcée, elle est totalement vécue par le protagoniste, descendant d’Agaguk, qui ne peut plus comprendre le monde des Anciens. « Oui, qu’il était loin Agaguk, et loin son monde de froide misère et de presque sauvagerie543. » Ainsi, plutôt que de couper court au discours en montrant l’impossibilité d’un dialogue, se dessine ici une ouverture qui permet à l’intrigue de prendre forme et de se nourrir du dialogue des oppositions. L’euphémisation entre donc dans le registre des possibles et accorde aux contradictions, l’espace de quelques chapitres, le droit de s’amenuiser, presque au point de disparaître. À la lumière de ces explications, il va sans dire que l’opposition structurante « épouse » l’intrigue, mais que son moteur réside en la personne du narrateur, puisque ce dernier pense le monde. Il en ressort que l’espace narratif, qui mise sur les contraires, soutient les intrigues, et que son traitement vise à proposer une vision du monde teintée d’une visée prescriptive. Mais, en plus de construire l’espace narratif, la juxtaposition des contraires dirige également le travail effectué dans la conformation des personnages. Et c’est cette dualité des personnages qui nous mènera au Trickster.
La dualité des personnages : l’opposant
11La question du double est déterminante et elle se manifeste à plusieurs niveaux dans les textes. Central dans la pensée mythique, le double représente souvent le visage opposé, l’autre réalité, l’autre soi. Pierre Brunel précise que « [l]es mythologies mettent en lumière ce double aspect bénéfique/maléfique vivant, dichotomie que l’on retrouve dans les figures-symboles des religions […]544 ».
12Dans les textes de Thériault, le double s’avère tantôt symbolique et prend la forme d’un animal (le loup pour Agaguk, l’ours pour Tayaout et pour Agoak545), tantôt humain : une femme deviendra l’égale du protagoniste. Cette dualité stimule le dynamisme, car elle élève la dichotomie entre nature et culture au niveau des personnages, en matérialisant le discours sur la sacralité, sur la modernité.
13Sans nous surprendre, dans les trois romans étudiés, le pôle de l’« opposant » est exploité afin de soutenir le mouvement entre la tradition et la modernité ; entre le sacré et le profane ; entre la pensée primitive et la pensée moderne. L’illustration du déplacement d’un monde vers l’autre est rendue possible seulement dans la mesure où chaque univers est incarné respectivement par un personnage. Dans Agaguk, le héros éponyme a comme double sa femme Iriook. Celui-là représente le monde de la nature, alors que celle-ci représente le monde de la culture546. Agaguk se plaît à se considérer comme un vrai Inuk (Inuk signifiant un vrai homme). Il fait à ce titre partie des Esquimaux, « [ces] êtres imprévisibles, capables de rages incontrôlées, particulièrement lorsque groupés, tels des animaux qui, normalement peureux ou inoffensifs, deviennent dangereux sous l’effet de la surprise547 ». Et c’est dénués de toute influence extérieure que les personnages confrontent leurs pensées. Agaguk et Iriook ont quitté leur clan pour reconstruire un microcosme au milieu de la Toundra, un endroit « à mi-chemin entre le village des huttes et le pays nommé Labrador […]548 » et où Agaguk est « le monarque absolu549 ».
14Au fil du mouvement et du récit, Iriook tente de faire entrer Agaguk dans un monde où les artéfacts du passé ne sont plus considérés. « Agaguk haussa les épaules. La question d’Iriook lui était bien difficile. Vivre, chasser, combattre chaque jour la toundra, voilà des sciences à portée de son entendement. Mais raisonner ainsi ? […] C’était beaucoup lui demander550. »Y parviendra-t-elle ? Vers la fin du roman, nous pouvons lire : « [Agaguk] était heureux. Il ne voulait plus combattre. Il ne voulait plus obéir aux traditions. La fille vivrait parce qu’Iriook le voulait ainsi551. » Le raisonnement d’Iriook l’emporte ici sur les atavismes primitifs. Et si l’interaction avec le double et opposant se révèle difficile tout au long du roman, la fin laisse transparaître un mouvement de la nature vers la culture.
15 Tayaout, roman pivot – au centre de la saga familiale –, propose un renforcement de la tradition et de l’affirmation de l’identité Inuk. Tayaout, en rapportant aux Inuit la pierre sacrée, va faire revivre la tribu.
Avait-il donc été choisi pour retrouver la pierre verte de la mer ?
Et d’en retrouver sur cette île de ces rocs, en si grand nombre que désormais l’on puisse dans tous les iglous et sous toutes les tentes, aux mains de tous les Inuit former à nouveau les idoles ?
Et ramener aux Esquimaux de toute géographie […] la possession ancienne de la fierté et du recommencement552 ?
16Cette découverte va permettre à la tribu non seulement de renaître, mais de se distancier de l’influence des Blancs. Chose nécessaire, car désormais, « l’on ne reconnaît plus les rites anciens […]. Seule pensée dominante : posséder les objets du Sud, vivre selon les manières des étrangers, se révolter contre les autorités de l’iglou553 ». En ce sens, Tayaout est perçu par son groupe comme « une sorte de messie […] qui a remis aux Inuit l’instrument de leurs propitiations554 ». Il est par conséquent le fier représentant de la nature. L’opposant prendra la forme de son père, Agaguk. Alors que tout allait bien pour la tribu, ce dernier choisira de faire commerce avec les Blancs, vendant ses sculptures sacrées et menant de ce fait le clan à sa perte en le replaçant de facto sous la domination des Blancs. La pierre qui devait sauver le peuple provoquera sa chute. Ce roman fait ainsi le pont entre Agaguk et Agoak, car si dans le premier texte l’ouverture aux Blancs est envisagée, dans le deuxième elle est d’abord balayée du revers pour ensuite devenir incontournable en raison de la dépendance qui s’installe après la trahison. Thériault soumet donc cette question : la cohabitation est-elle possible ou impossible ? Tout se joue dans le troisième roman, Agoak.
17Agoak, autre héros éponyme, possède lui aussi son double dans le personnage de sa femme, Judith. La dualité prend toutefois une forme différente, car l’intrigue est ficelée de manière à favoriser le cheminement inverse : si, dans Agaguk, nous allions de la nature vers la culture, ici nous cheminons de la culture vers la nature. C’est cette fois Judith, représentante de la nature, qui souhaite faire revivre l’Inuk en Agoak, ce dernier se complaisant dans la culture des Blancs. « Il lui semblait même [à Judith] qu’il ne ressemblait plus autant à un Esquimau. Quelque chose de subtil, d’indéfinissable, lui donnait de plus en plus l’air d’un Blanc555. » Judith use de différents stratagèmes pour provoquer Agoak. Elle l’amène notamment à la chasse au phoque, elle lui fait fréquenter des Inuit qui vivent comme les Anciens, mais elle en paiera le prix, car le basculement s’effectuera et entraînera Agoak dans un cheminement inversé, régressif comme nous le verrons plus loin. La cohabitation des deux types de pensée apparaît donc impossible.
18Ces « oppositions dynamiques » présentes dans l’espace narratif et dans l’élaboration des personnages sont significatives puisqu’elles nourrissent et structurent les intrigues. L’opposition fait en outre entrer le discours dans un univers à caractère mythique. Les possibilités qu’offre la structure oppositive sont alors décuplées, car dans le texte s’exprime le mythe. Mais que devons-nous penser de ces contradictions présentes au sein d’un même personnage ? C’est ce questionnement qui sera maintenant envisagé.
Le fripon
19Dans Le Fripon divin, Paul Radin explique que ce dernier est avant tout « une créature incomplètement développée ; c’est un être aux proportions indéterminées, une figure qui laisse pressentir la forme humaine556 ». Cette représentation physique est importante, car elle aide à repérer les manifestations de la figure dans les textes. Dans les trois occurrences analysées, le fripon divin prend effectivement forme à travers un personnage défiguré par l’âge ou par la bataille avec un animal (un « demi-monstre557 » dira Iriook en parlant de son mari Agaguk qui s’est battu avec un loup blanc ; Judith, elle, aura un « cri d’horreur558 » en voyant Agoak défiguré par un ours blanc.) Radin ajoute que le fripon « se fait […] avoir par la ruse des autres. » Et, toujours selon lui, il commande un univers marqué par « animisme, travestissement, renversement, imitation et interrelation entre les animaux et les humains559. » Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans les romans de Thériault. Mais plus encore, dans ce même ouvrage, Carl Gustav Jung indique que le mythe a été conservé par les Indiens de l’Amérique du Nord parce qu’il possède une action psychothérapeutique : « celle de quitter l’état antérieur et de ne pas l’oublier560 ». Ce va-et-vient entre pensée primitive (état antérieur) et pensée moderne correspond tout à fait à la structure oppositive des romans étudiés. En ce sens, il aide à comprendre le rôle des personnages.
Le Trickster : figure de renversement
20À partir de la structure étudiée précédemment, nous pouvons établir une « analogie » entre la logique de l’opposition et du renversement et la figure du fripon divin. Ainsi lorsque nous lisons, comme mentionné en introduction, que le Trickster est à la fois créateur et destructeur ; « [q]u’il est le trompeur qui est toujours lui-même trompé ; […] [qu’] [i]l ne connaît ni le bien, ni le mal, mais [qu’]il est responsable de l’un et l’autre », force est de constater que l’univers de Thériault résonne avec l’univers du mythe. De fait, Agaguk, son père Ramook et Agoak sont à la fois des héros civilisateurs et destructeurs. Il vont tous trois créer et ordonner un nouveau cosmos. Ramook, père d’Agaguk, est le chef du clan, donc une figure d’ordre par excellence. Agaguk part s’installer dans la toundra où il est le maître absolu et Agoak, lui, quitte d’abord sa ville natale pour un village blanc où il organise le cosmos puis désertera, lui aussi, vers le nord où il sera le maître de la vie. Mais sorte d’« antihéros, tricheurs et dupes, prétentieux et humbles561 », ils se feront prendre à leur propre jeu et détruiront ce qu’ils ont construit, remettant en cause l’avenir de leur tribu. Voilà comment se manifestera le renversement dans les textes.
21Si les trois romans mettent en scène des héros éponymes, le Trickster n’est pas pour autant le personnage principal. Ramook, le père, constitue le premier piégeur lui-même piégé. « Il avait été déjoué. La ruse de Scott [le policier] avait été plus grande que la sienne562 », lit-on, alors que Ramook est emmené par les policiers après s’être fait prendre à vouloir tromper son propre fils. La carabine qu’il a fait placer dans la hutte d’Agaguk pour l’incriminer sera précisément l’objet qui l’incriminera lui. Alors « [d]ans l’histoire de la tribu […] Ramook avait cessé d’être563 ». Agaguk, lui, est tué par son fils Tayaout après avoir trahi les siens. Aveuglé par ses ambitions personnelles, il se fait prendre à son jeu et accepte de vendre la pierre salvatrice aux Blancs, pierre redécouverte par son fils et censée redonner espoir à tout un peuple. Agoak, enfin, se fait prendre au jeu des identités. Voulant revivre comme les Anciens, il franchit un point de non-retour après avoir tué un Blanc et bascule dans la sauvagerie la plus totale. « Il cessait d’être l’Agoak des ordinateurs et revenait graduellement et rapidement à la mentalité de l’âge de pierre564. » Tous se font prendre à leur jeu, provoquant leur propre chute et détruisant l’équilibre d’un groupe, l’harmonie d’un cosmos.
22La juxtaposition des oppositions dans la figure du Trickster a par ailleurs une valeur cathartique, car elle favorise, en raison de la punition du coupable, un relâchement des tensions dans la tribu. Voilà qui légitime la fin tragique des deux derniers romans et qui assure la progression : une fois le renversement effectué, la vie peut reprendre son cours. Le dénouement de l’opposition permet à la tribu de reprendre la vie, de recouvrer une certaine harmonie. La mort du fripon divin, civilisateur et destructeur, réinitialise l’ordre dans la tribu.
23Enfin, Agaguk, Tayaout et Agoak sont des romans générationnels puisqu’un lien familial unit les trois protagonistes. Ce lien générationnel est fondamental pour accueillir les oppositions et partant le fripon, car c’est par l’expression du renversement, donc par la confrontation des oppositions au sein d’une même tribu, que Thériault cherche à provoquer son lecteur. Y aura-t-il ou non passage de l’état antérieur à un état plus actuel, pour reprendre l’expression de Jung ? C’est précisément la question qu’entretiennent les aventures du Trickster au fil des quelque sept cents pages. Le renversement, réalisé ou non, en dit beaucoup sur l’avenir d’un peuple.
24L’opposition sur le plan de l’espace et des personnages culmine dans la récupération de mythèmes qui dirigent le chercheur vers le Trickster, lequel constitue une figure emblématique de renversement. Thériault se sert de cette figure pour pouvoir illustrer le destin tragique d’un peuple toujours sur la corde raide. Continuellement tiraillés entre le mode de vie traditionnel et un mode de vie influencé par les Blancs, les personnages se voient pris dans un maelstrom de pulsions et ne savent plus comment demeurer de vrais Inuit. Car « le jeu, c’est de vivre sa vie ancestrale, en défi constant aux Blancs565 ». Pour Thériault, le renversement symbolisé par le Trickster permet de montrer la fin d’une génération, d’un peuple. Ainsi, à la question posée en début de texte : « Faut-il voir dans la mise en forme du Trickster l’illustration d’un renversement, du désir de passer de la pensée archaïque à la pensée moderne ? », Thériault répond que les termes de la dualité identitaire Inuit/Blanc ou monde sacré/monde profane sont inconciliables. Aussi préfère-t-il se garder de toute hypocrisie, en mettant fin à la lignée et en insistant sur la régression de son dernier héros éponyme, Agoak. Celui-ci « savait ce qu’il avait à faire. Il prit la chose sanguinolente gisant entre les cuisses de Judith, et lui fracassa la tête sur la crosse d’une carabine. […] Le cercle était refermé566 ». Voilà qui en est terminé de cette famille, de ce peuple. L’ouverture explorée est ainsi refermée à jamais. Dérivation « hérétique du mythe567 » du Trickster que cette critique de l’avenir d’un peuple de la part d’un écrivain qui, au cœur d’une époque trouble, fait preuve de lucidité.
Notes de bas de page
535 C. G. Jung, Ch. Kerenyi et P. Radin, 1958, Le Fripon divin, Genève, Georg éditeurs, p. 8.
536 G. Durand, 1987, « Permanence du mythe et changements de l’histoire » in Le Mythe et le mythique, Paris, Albin Michel, p.18.
537 Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale [1958], Paris, Plon, 1974, p. 258.
538 P. Brunel, 1992, Mythocritique : théorie et parcours, Paris, PUF, p. 67.
539 M. Émond, 1983, « Hommage à Yves Thériault », Québec français, n° 52, p. 21.
540 Y. Thériault, 1971, Tayaout, Montréal, L’Actuelle, p. 11.
541 Y. Thériault, 1993, Agaguk, Montréal, Typo, p. 238.
542 Ibid., p. 325-326.
543 Y. Thériault, 1979, Agoak, l’héritage d’Agaguk, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, 1979, p. 19.
544 In P. Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes littéraires, 1988, Monaco, Éditions du Rocher, p. 494.
545 Le double animal figure au centre de l’articulation du mythe, et donc de la représentation du Trickster chez Thériault.
546 Ce roman a été vu comme précurseur du féminisme au Québec, tellement le discours d’Iriook s’inscrivait dans une culture en mouvement.
547 Y. Thériault, Agaguk, op. cit., p. 186.
548 Ibid., p. 5.
549 Ibid., p. 293.
550 Ibid., p. 254.
551 Ibid., p. 326-237.
552 Y. Thériault, Tayaout, op. cit., p. 48.
553 Ibid., p. 73.
554 Ibid., p. 85.
555 Y. Thériault, Agoak, op. cit., p. 55.
556 C. G. Jung, Ch. Kerenyi et P. Radin, Le Fripon divin, op. cit. p. 8.
557 Y. Thériault, Agaguk, op. cit., p. 243.
558 Y. Thériault, Agoak, op. cit., p. 182.
559 C. G. Jung, Ch. Kerenyi et P. Radin, Le Fripon divin, op. cit. p. 38.
560 Ibid., p. 193.
561 L. J. Zimmerman, 2002, Les Indiens d’Amérique du Nord. Les croyances et les rites ; les visionnaires et les mystificateurs ; les esprits de la terre et du ciel, Köln, Evergreen, Coll. « Sagesses du monde ».
562 Y. Thériault, Agaguk, op. cit., p. 271.
563 Ibid., p. 271.
564 Y. Thériault, Agoak, op. cit., p. 165.
565 Y. Thériault, Agaguk, op. cit., p. 183.
566 Y. Thériault, Agoak, op. cit., p. 235-236.
567 G. Durand, 1987, « Permanence du mythe et changements de l’histoire », op. cit. p. 18.
Auteur
Enseignante de français à l’Université York de Toronto depuis 2007. Elle achève un doctorat à l’Université de Toronto. Ses recherches portent sur la littérature québécoise et sur la culture amérindienne. Elle a coécrit un chapitre de Le voyage et ses récits au XXe siècle et publié dans Recherches amérindiennes au Québec
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