Retour à l’homme Marie NDiaye et pascale Kramer
p. 293-310
Texte intégral
1Les pages qui suivent se proposent d’interroger deux voix féminines qui, dans leur souci commun de sonder au plus profond des expériences existentielles du sujet (post)moderne, semblent représentatives, au-delà de toutes les différences, importantes, qui les distinguent, de tout un courant de la création littéraire française qu’on est convenu d’appeler extrême-contemporaine, courant qui serait marqué par un retour à l’essentiel, par un retour à l’homme.
Contre la langue qui ne parle pas – sinon pour bavarder, s’absorber dans son propre bruit, se naturaliser –, contre la littérature qui cherche à s’abolir dans son seul rôle de description et de désignation ou dans son appareillage formel, Marie NDiaye plaide haut et fort pour un retour à la signification, c’est-à-dire aussi à l’humanisme et à l’histoire.1
2Les remarques de Pierre Lepape au sujet de Marie NDiaye se révéleront également pertinentes pour l’œuvre de Pascale Kramer, d’une façon qu’il s’agira certes de préciser, et ce sont ces deux univers littéraires que nous aborderons ici.
Marie NDiaye : promesses d’un horizon axiologique réaffirmé
3Il se dégage des romans de Marie NDiaye, à n’en pas douter, une atmosphère de type postmoderne que l’on pourrait caractériser de façon intuitive par des termes comme « oppressante », « vide », « floue », « incongrue » ou encore, les embrassant tous, « étrange »2, atmosphère qui semble essentiellement liée au manque d’un principe d’organisation qui assurerait une quelconque cohérence au monde mis en scène, et partant, plus spécifiquement, une identité stable au niveau des personnages3. C’est un monde qui paraît irrémédiablement décousu, déréalisé, déchu. Mais les romans de Marie NDiaye, et surtout les plus récents, véhiculent également, on ne l’a peut-être pas suffisamment dit jusqu’à présent, des éléments que nous n’hésiterons pas à qualifier de salvateurs, des éléments qui semblent bien offrir à ce monde malade les perspectives d’une issue, ou, plus discrètement, plus subtilement peut-être, quelque chose comme les promesses d’un horizon axiologique réaffermi. C’est cet horizon que nous essayerons d’explorer dans deux ouvrages, La Sorcière (1996) et Rosie Carpe (2001), en commençant par le dernier en raison de la complexité du dispositif interprétatif qu’il permet de mettre en place dans notre optique de lecture.
Rosie Carpe
4Dans Rosie Carpe, l’ordre naturel des choses – car il s’agit peut-être bien de cela – est perverti au plus haut point : au niveau des individus, au niveau de la famille, et aussi au niveau des différentes cultures en jeu. La plupart des personnages, à commencer par Rosie elle-même, sont dépourvus d’une identité stable, ce qui se traduit par le fait qu’on ne les reconnaît pas, voire qu’ils ne se reconnaissent pas eux-mêmes : « “Mais qui est Rose-Marie ?” » (61)4 se demande la protagoniste en lisant son nom sur la feuille des résultats punaisée à la porte de l’école au moment où elle apprend son échec aux examens de première année de technique commerciale5. À l’absence d’identité stable correspond le sentiment d’absence de réalité ; Rosie « ne [pouvait] croire absolument, malgré ses efforts, à la réalité de cette vie-là » (103). Le système familial est totalement dénaturé et dépourvu de toute attache affective : la mère de Rosie rajeunit à vue d’œil, de façon proprement monstrueuse, et va finir, à un âge objectivement plus que tardif, par donner la vie à une deuxième fille appelée, elle aussi, Rose-Marie, qu’elle prostituera par ailleurs avec la conscience la plus tranquille qui soit ; son mari, Francis Carpe, entretient une relation intime avec une fille idiote, qu’épousera titi, son petit-fils, après sa mort. Quant à son frère, finalement, « [il] ne faisait pas de doute pour Rosie qu’on eût pris Lazare tel qu’il était maintenant [i.e. à la fin de l’histoire] pour le père ou le très vieux frère de leur mère Carpe à tous deux » (291). En Guadeloupe aussi, le monde est complètement perturbé : les Blancs transgressent toutes les limites morales et même tout simplement toutes les limites de la décence la plus élémentaire, ils ne respectent rien, laissent libre cours à leurs fantaisies perverses. Les Noirs, quant à eux, semblent avoir largement perdu leur identité culturelle. Sur l’île, la religion catholique vit sous forme de superstition, et celle-ci frôle constamment la folie, ainsi que le montrent notamment les cas de la mère de Lagrand et de Renée. Cette folie quasi institutionnalisée devient facilement lisible comme l’effet d’une aliénation culturelle.
5Or ce qui frappe à la lecture de Rosie Carpe est la forte présence d’éléments bibliques ou plus généralement christiques qui viennent s’intercaler à différents niveaux et de multiples façons dans le monde dissolu mis en scène. Il y a, d’abord, des allusions ponctuelles, comme le nom de « la Croix-de-Berny », près d’Antony, en banlieue parisienne, où se trouve l’hôtel dans lequel travaille Rosie et qui représente bien, pour elle, un lieu de martyre (rappelons simplement la « conception maculée » de titi au cours du tournage d’un film porno avec Max, le sous-gérant dudit hôtel). Il y a, ensuite, des phénomènes observables au niveau du langage lui-même, des phénomènes qui rappellent la diction biblique, ainsi, notamment, des appels réitérés du type : « Lazare, oh, Lazare ! Eux [ses parents], je veux bien qu’ils m’aient abandonnée, mais Lazare, mon frère, comment est-ce possible ? […] Comment cela peut-il être, Lazare, comment ? » (26), Écho lointain des cris d’abandon de David dans le psaume 22, mais également, bien sûr, de Jésus en croix. Au niveau de la diégèse proprement dite, finalement, de nombreux éléments sont constitutifs du réseau interdiscursif en question. Nous ne pourrons développer ici que les plus importants.
6Un soir, Marcus Calmette, un Noir, arrive à l’hôtel à la Croix-de-Berny. Rosie se sent instinctivement attirée par lui, mais refuse finalement son invitation à prendre un verre, faisant siens, ainsi qu’elle se l’avouera plus tard, les préjugés racistes des Carpe et de Max, et refusant, par là même, de reconnaître Calmette dans son individualité propre, ne le nommant que « le Noir » (155), n’ayant pu « se rappeler à temps que l’homme se nommait Marcus Calmette et qu’il ne lui voulait que du bien » (157). Pour Rosie Carpe, Marcus Calmette a les traits d’un sauveur, des traits proprement christiques. Et le fait qu’elle n’ait pas su saisir l’occasion de le reconnaître et d’entrer en contact avec lui – il y est question de la « possibilité d’un amour » (158) – est interprété par elle comme une faute grave, comme sa faute la plus grave peut-être, dont elle assume les conséquences, la punition :
Devant la maison de Lazare, elle constaterait qu’alors, à Antony, elle avait oublié Calmette. Elle n’avait conservé que l’impression têtue d’avoir failli d’une manière grave, d’avoir signé pour cela une sorte d’arrêt de mort contre elle-même et, de fait, contre l’enfant [titi] pareillement. (161)
7La coprésence des noms de Marie (Marie-Rose) et de Lazare nous fait également réfléchir. Le Nouveau testament connaît deux Lazare. Dans l’évangile selon Jean (ch. 11), Lazare est le nom du frère de Marthe et de Marie de Béthanie qui, devenu malade, meurt et est ressuscité par le Christ pour fortifier la foi des disciples. Dans notre texte, Lazare, frère d’une autre Marie, est bien mort aussi, sémiotiquement mort – la mauvaise odeur qu’il dégage à l’instar du Lazare biblique est bien une espèce d’odeur cadavérique6 –, tant il est vrai que la vie qu’il mène est misérable et dénuée de sens jusqu’à « l’évanouissement dans les brumes d’un souvenir d’enfance, probablement faux »7. Aucune résurrection, cependant, ne s’annonce dans un monde où le ciel semble définitivement vide. Dans l’évangile selon Luc (ch. 16), Lazare est un pauvre mendiant, un lépreux, un hors-la-loi, « couvert d’ulcères [et désireux] de se rassasier de ce qui tombait de la table du riche… Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères » (v. 20-21)8. C’est l’image de la déchéance la plus complète à laquelle correspond parfaitement le portrait de Lazare que le roman nous brosse à plusieurs reprises9. Tout comme le Lazare de la Bible, celui de Rosie Carpe essaie de vivre de ce qui tombe de la table du riche, dû-t-il, pour cela, frôler voire franchir les limites de la légalité :
Pas question pour moi de rester sur le carreau, maintenant. Je veux ma part, maintenant, Rosie. Que je ne l’aie pas ne change rien au monde pour personne, alors, Rosie, autant que je l’aie, comme ceci ou comme cela, peu importe. La part de richesse qui me revient, Rosie. Je ferai tout pour l’avoir, maintenant. (146-147)
8Mais alors que le texte néotestamentaire développe cette parabole dans le sens d’une justice céleste qui compensera les injustices terrestres – Lazare sera en effet, après sa mort, dans le sein d’Abraham alors que le riche se trouvera dans l’Hadès (v. 23) – le roman ne nous dit rien, encore une fois, d’un quelconque espoir en une justice qui prendrait son origine dans une instance transcendante.
9Rosie, quant à elle, nous apparaît parfois comme une sorte d’avatar postmoderne de Gervaise Macquart10 : malgré un sens moral intact, elle dévale irrémédiablement et contre sa propre volonté la pente de la déchéance. Pendant très longtemps, elle reste stupéfaite devant l’absence d’un sens moral même élémentaire chez ceux qui l’entourent. Par rapport à Max, nous lisons :
Rosie se sentait happée par cette façon de voir la vie qui était celle de Max, comme si personne, jamais, n’avait tenté d’apprendre à Max les règles d’un comportement traditionnellement respectable, comme s’il n’avait pu se fier qu’à ce que lui conseillaient son instinct, son idée personnelle de l’intérêt qu’il y avait pour lui à faire ceci ou cela. (90)
10Vers la fin du roman, ayant compris les relations entre ses parents et les deux Foret, père et fille, elle se révolte : « Voilà qui est monstrueux. […] Elle se dit : tout cela s’oppose si atrocement à la morale la plus indulgente. » (285) Et malgré la conscience très nette, très saine aussi, qu’elle a de ce qui est bien et de ce qui est mal, c’est elle qui violera le plus brutalement les lois morales, en décidant de laisser mourir son fils titi, de sacrifier, à Pâques, titi « l’agneau » :
La vérité, c’est que titi est un agneau. Il a le sort qu’on réserve aux agneaux. Elle voyait l’enfant pieds et mains liés par de la ficelle, blanc, l’œil vide. (290)
Rosie pensa : On est en avril et Pâques arrive bientôt – jour terrible et heureux du sacrifice de l’agneau ! (294)
11Titi prend donc ici la place du Christ sacrifié pour sauver les hommes. Titi serait sacrifié (rappelons ici qu’il ne le sera pas grâce à l’intervention de Lagrand) pour sauver Rosie, qui « avait déposé sur le dos maigre du garçon toute l’affreuse faiblesse de sa propre vie » (286), et il est vrai qu’ayant pris la résolution de laisser mourir son fils, elle retrouve, momentanément, une identité propre dont elle jouit de façon quasi jubilatoire. Mais titi serait également sacrifié, paraît-il, pour sauver les autres : « Pourquoi tout le monde, ici, voulait-il la mort de titi ? » (214) se demande Lagrand. Dans la mesure où cet enfant est le produit de la conception la plus maculée qui soit, il incarne bien le côté amoral et, pire, indifférent à toute morale, du monde dans lequel Rosie a vécu jusqu’alors. La décision amorale de la protagoniste, qui transgresse le tabou d’entre les tabous, peut donc en même temps, dans sa radicalité même, être interprétée comme un geste libérateur de nature proprement zarathoustrienne, censé délivrer le monde pourri et déchu, et relever ainsi d’un raisonnement moral d’un autre ordre. Pour Rosie, cependant, le prix à payer est lourd. Son rire jubilatoire se transformera bientôt en un masque hideux et son identité retrouvée, dont la couleur est le rouge vif, se dissoudra de nouveau en un état diffus à chromatisme jaune11. Elle deviendra intouchable, prendra en quelque sorte la place de Lazare lépreux. Jusqu’à ce qu’arrive Lagrand, quelque vingt ans plus tard. Celui-ci ne fera rien d’autre, en un premier temps, que de toucher Rosie, brisant par là même, lui aussi, un tabou…
12Lagrand est un personnage complexe au passé tragique et qui souffre de sa solitude existentielle, tant par rapport à son identité individuelle que par rapport à son identité culturelle : « il était solitaire adulte comme il l’avait été enfant » (231), « [l]a conscience de sa propre solitude [le] fit suffoquer » (236). il se sent irrésistiblement attiré par Rosie, avec laquelle il partage un certain nombre de traits : comme elle, il a une conscience morale intacte, qui le fait frémir à la vue de ce qui l’entoure12 ; une seule phrase, répétée deux fois, résume sa stupéfaction fondamentale : « Cela ne se pouvait » (203) ; comme elle, il souffre physiquement de ce qu’il voit ; comme elle, il sait que le seul salut possible réside probablement dans le simple fait de reconnaître l’autre dans son individualité propre, tel qu’il est ; les deux se posent, chacun à sa manière, la question : se pourrait-il que quelqu’un soit simplement content que je sois là ?13 Mais, contrairement à Rosie, qui se reprochera tout au long de sa vie de ne pas avoir su reconnaître à temps Marcus Calmette, le reconnaître en tant qu’individu, Lagrand, justement, saisit, lui, sa chance : « Oh, Rosie, faites que je vous voie telle qu’en vous-même » (322), tel est le vœu qu’il formule à la fin du roman et qui sera effectivement exaucé ou, mieux, qu’il exaucera lui-même. À ce moment, Rosie sera à moitié folle et physiquement déchue, mais elle sera aimée par Lagrand dans cette individualité même. Le lien et l’attirance qu’éprouvent les deux personnages l’un vis-à-vis de l’autre sont soulignés au niveau narratif par le fait que le livre est raconté, à une exception près14, tantôt dans la perspective de Rosie et tantôt dans celle de Lagrand, et que les deux perçoivent le monde et les autres largement de la même façon15. C’est cependant son geste différentiel à la fin de l’histoire qui fait de Lagrand une sorte de figure de rédempteur : en touchant celle qui est devenue intouchable, marginalisée, répudiée, il répète, à sa façon, le geste du Christ face au lépreux (Mathieu 8, 1-3) et donne ainsi au roman une ouverture à tonalité conciliante. Nous sommes à Pâques, à nouveau, et il s’agit bien d’une forme de résurrection tant pour Lagrand que pour Rosie.
13Rosie Carpe n’a pas pour autant une fin heureuse, limpide, loin de là : Rosie semble définitivement folle et sa relation avec Lagrand reste plus qu’étrange (voilà encore le mot !). Il n’empêche que c’est à propos de cette relation, précisément, que nous trouvons l’expression « l’ordre naturel des choses » (334) que nous avons utilisée tout au début de notre développement.16 Et, en effet, le geste rédempteur de Lagrand amène bien une lueur d’espoir dans ce monde dépourvu de sens et de compassion que nous fait connaître le roman.
14L’interdiscours biblique et plus généralement christique est donc fortement présent dans Rosie Carpe, au point d’assurer peut-être cette cohérence, justement, qui manque au monde et aux identités mis en scène.17 Mais, en même temps, cet interdiscours est lui-même présent de façon fragmentée et spectrale. Plusieurs acteurs, pour ne prendre que cet exemple, prennent, de façon momentanée ou plus durable, la place du Christ pour Rosie : Calmette et Lagrand, certes, mais aussi, par moments, Lazare. Autre élément important : la présence très marquée de l’interdiscours biblique ne conduit pas à un espoir qui serait d’ordre transcendant :
Mon dieu, mon dieu, mon dieu, criait muettement quelqu’un qui n’était sans doute pas lui (car il n’utilisait jamais une expression à ce point dépourvue de sens en ce qui le concernait) mais qu’il savait pourtant habiter son esprit, sa poitrine, et qu’il était seul à entendre. Mon dieu, mon dieu, répétait stupidement cet autre lui-même. Et Lagrand répondit, dans un murmure rauque, humide, sentant des pleurs acides affluer de nouveau contre ces paupières : Oh, mon dieu ! […] Mon dieu, mon dieu, mon dieu. (280-281)
15Même un dieu déchu qu’on n’écrirait plus qu’avec une minuscule ne saurait assurer le sens du monde. S’il y a un salut possible, celui-ci sera fragmentaire, imparfait, à proportion de l’imperfection du monde et de l’homme. C’est autour de la figure de Lagrand, dont le nom réunit le féminin et le masculin, et qui, tout comme Calmette, est un Noir – ce qui a son importance étant donné que ce n’est pas seulement l’identité des individus, mais également celle des cultures qui est en jeu –, que se cristallisent l’espoir et la rédemption dans Rosie Carpe18. Et le fait que ce personnage soit lui-même porteur de grandes ombres semble le rendre particulièrement qualifié pour figurer la possibilité d’un salut humain et imparfait à la fois. Dans ce sens, Rosie Carpe est peut-être bien un texte lazaréen, dans lequel se manifesterait une inquiétude spirituelle non pas post-concentrationnaire mais post-postmoderne, un texte appartenant, à sa façon, à cette « littérature de miséricorde » appelée de ses vœux par Jean Cayrol à la fin des années 194019. Le récit christique n’y est certes pas présenté sous forme d’un « métarécit de légitimation » (Lyotard), loin de là, mais sous celle de fragments de discours à partir desquels la possibilité de l’émergence d’un nouveau discours devient, au moins, pensable.
La Sorcière
16La Sorcière est également imprégné de l’ambiance postmoderne évoquée. On pourrait mentionner le lotissement anonyme de maisons neuves, toutes pareilles et sans caractère, où vit la famille de Lucie, la narratrice, l’artificialité du « Garden Club » dans lequel travaille son mari Pierrot, ou encore l’« Université féminine de la santé spirituelle d’isabelle O. », institution qui pervertit toute idée d’université mais également, et avant tout, toute idée de spiritualité, qu’elle transforme en une simple machine à sous ; on pourrait également mentionner des phénomènes de désémantisation, telles les inscriptions grotesques sur les vêtements du petit Steve, ou encore la standardisation et donc la désindividualisation des émotions des jumelles, Maud et lise, provoquées par les séries télévisées qu’elles ne cessent de regarder. Dans ce roman encore, les personnages ont des identités mal affermies, ils changent constamment, au point de devenir méconnaissables pour les autres sinon pour eux-mêmes : « il n’y a que toi qui sois restée la même » (101), lance la mère de Pierrot, désespérée, à Lucie, qui vient de débarquer à Poitiers avec ses filles ; les familles se défont et se refont au gré des circonstances, et la plupart de leurs membres n’ont plus aucun souci des valeurs qu’on appellerait morales. L’extrait suivant montre bien l’atmosphère générale qui règne dans le monde mis en scène – Pot-Bouille n’est pas loin20 – et également la réaction spontanée qu’elle peut provoquer :
Je me rappelais combien, malgré la tendresse que j’avais pour la maman de Pierrot, il m’avait toujours semblé qu’en pénétrant dans la cuisine, en bas, longue, basse et sombre, qui ouvrait sur la rue, à la fois excessivement briquée et pleine d’une étouffante odeur de soupes quotidiennes et de réfrigérateur peu aéré, à peine le pied posé sur le lino tiède, luisant, chacun, à l’exception de la maman, était frappé d’un tel sentiment d’ennui et d’accablement qu’on oubliait toute civilité, toute éducation, pour donner libre cours malgré soi à de vilaines pensées de crime sanglant, mais salvateur, mais distrayant. (103-104)21
17Notons au passage que le « crime salvateur » semble anticiper à sa façon et sur un mode tragi-comique le « sacrifice » de titi dans Rosie Carpe qui, lui, aura perdu toute innocence.
18Voici encore un autre extrait symptomatique de l’ambiance générale qui règne dans le monde mis en scène. Isabelle raconte à Lucie comment elle a trouvé les professeurs pour son « université » :
J’ai recruté par les petites annonces, hoquetait isabelle, tordue de rire, je disais simplement que je voulais des femmes jeunes et désorientées, dans une situation difficile, quoi. Si tu avais vu tout ce qui s’est présenté ! […] Si tu les avais vues, toutes ces filles perdues qui espéraient être professeurs, certaines ont poireauté toute la journée dans le champ. Celles que j’ai choisies, eh bien, personne ne se soucie d’elles, à part moi. Elles ont toutes été battues, elles ont un mari et des enfants quelque part mais personne ne sait si elles sont encore en vie ou non, et tout le monde s’en moque. C’est ce qu’il me fallait pour la Santé Spirituelle. Dis-moi, Lucie, reprit isabelle sur un ton sérieux, est-ce que quelqu’un se soucie de toi ? (140-141)
19La solitude existentielle, nous dit isabelle, est donc, du moins parmi les femmes, un phénomène de masse…22
20Or, l’issue, dans ce roman, ne viendra pas d’un « crime salvateur », et elle ne viendra pas non plus des efforts déployés par Lucie tout au long du roman pour réunir ses parents. Ces efforts semblent d’ailleurs comme une dernière tentative, absurde et couronnée d’un échec retentissant, de recoudre ce qui est à jamais rompu et peuvent donc aussi être lus à un niveau métaphorique : il sera désormais impossible de réparer ce monde en train de tomber en pièces. L’issue s’annonce, bien sûr, par la métamorphose des jumelles en corneilles, métamorphose dont la réalisation est préparée par tout un lignage féminin. Si, dans Rosie Carpe, la promesse d’un monde autre est incarnée par un Noir, elle l’est ici, en effet, par des femmes, autre groupe marginalisé dans la société. Ces femmes, en l’occurrence, sont sorcières de mère en fille, mais elles ont perdu depuis longtemps la volonté de faire usage de leurs dons. Tout change avec Maud et lise. À la différence de leur grand-mère, qui, pendant toute sa vie, a refusé de se servir de son pouvoir, par peur d’effrayer son mari – celui même qu’elle va cependant transformer en escargot à la fin du roman – et par son désir de mener une vie socialement acceptée, « normale » ; à la différence aussi de leur mère, qui ne dispose pas de grands dons, parce que, comme elle le dit elle-même, il lui manque par trop « le goût du pouvoir et le dégoût de la fatalité » (121), Maud et lise, elles, ont bien ce « dégoût de la fatalité », au point qu’elles préfèrent disparaître en tant qu’êtres humains que de grandir dans ce monde. Par rapport aux générations précédentes, elles paraissent représenter un autre stade de conscience et ne se soucier guère d’autre chose que de leur liberté et de leur libération, d’une façon à première vue toute pragmatique, froide et égoïste23. Elles semblent, comme le dit la narratrice, d’une « matière humaine différente » (69).
21Une première piste de lecture de La Sorcière semble bien pouvoir se situer dans une perspective de gender studies24. Le roman se lira alors comme un récit d’émancipation des femmes, construit essentiellement sur les deux métamorphoses évoquées : celle de son mari en escargot réalisée par la mère de Lucie et celle de lise et Maud en corneilles effectuée par elles-mêmes. On notera dans ce contexte la complémentarité des deux figures animales de l’escargot et de l’oiseau, interprétable en termes de grandeur (physique, intellectuelle et morale) et de liberté, ainsi que celle de la nature respective des deux processus de métamorphose, l’un transitif et subi, l’autre réflexif et voulu. les événements qui conduisent à la première de ces métamorphoses constituent une réminiscence du mythe de Mélusine dont notre texte modifie cependant la version canonique en mettant l’accent sur le fait que ce n’est pas la curiosité du mari qui est à l’origine du drame, mais bien le simple hasard25 :
Mais, un soir, mon père l’avait surprise [la mère de Lucie], bien malgré lui. Rentrant plus tôt que d’habitude, il avait aperçu le bout d’une queue de serpent. Elle n’avait jamais douté qu’il aurait été facile de le lui faire oublier, tant il était foncièrement sceptique, et d’ailleurs il n’avait rien dit, n’avait pas crié ni protesté. Il n’avait tout simplement pas réagi. Elle n’avait rien à lui reprocher, à dire vrai. C’est elle, ma mère, qui, sachant seulement qu’il avait vu ce qu’il n’aurait pas dû voir, avait senti au fil des jours son affection pour lui se muer en frénésie d’anéantissement. […] le comprenant, elle était partie, s’était sauvée. (112-113)
22L’ordre qui est violé par la transgression, même involontaire, du tabou sera rétabli à la fin par le geste radical, on l’a dit, que constitue la métamorphose du mari en escargot. Or, il semble important de souligner que la haine provoquée par l’infraction en question et la punition qui en est consécutive ne semblent pas de nature individuelle, personnelle, mais structurelle, concernant les rapports entre les deux sexes. L’aversion viscérale pour les dons féminins dont font preuve tous les hommes, sans exception, dans La Sorcière, peut également être interprétée dans ce sens. Toujours dans une lecture de gender, la deuxième métamorphose marquerait finalement, quant à elle, le refus des deux filles de devenir femmes dans cette société ; c’est en effet à l’âge de treize ans, au début de la puberté, mais « solidement asexuées » (13) encore, qu’elles décident de s’envoler, de prendre la forme de corneilles.
23Cependant, la lecture « féministe » que nous venons d’esquisser, de façon trop sommaire sans doute, ne va peut-être pas assez loin, car la métamorphose des filles semble revêtir un autre caractère, plus radical encore, et signifier en même temps une libération de la condition humaine postmoderne elle-même. Ces deux lectures pourraient d’ailleurs s’échelonner par rapport aux trois générations de femmes présentes dans le texte : alors que le geste de la grand-mère s’inscrirait dans le registre des rapports ancestraux entre hommes et femmes, celui de Maud et lise marquerait en outre une rupture absolue avec la société malade, souffrante, mise en scène tout au long du roman.
24Si la métamorphose effectuée par la grand-mère sur son mari s’inscrit dans une histoire qui constitue un écho direct du mythe de Mélusine, celle des filles en corneilles semble faire appel, de façon plus générale, à l’imaginaire populaire, autre interdiscours de type mythique, bien plus flou, il est vrai, que le premier. Dans les traditions folkloriques européennes26, les corbeaux et les corneilles – notre texte utilise les deux appellations, mais plus souvent la dernière – ont un caractère ambigu à dominante négative : ils ont la réputation d’être intelligents et sages, mais également et surtout d’être méchants, malins, insidieux et malfaisants27. Oiseaux mythiques rattachés, à l’origine, à la sphère du divin, ils perdent au fil du temps leur caractère sacré tout en gardant un pouvoir surnaturel. Ils sont par ailleurs considérés dans de nombreuses traditions comme étant les accompagnateurs de magiciens ou de sorciers – relation que notre texte réactive, à sa façon –, voire de Satan. Très souvent aussi, ils sont liés à la mort, mais également au dépassement de celle-ci. En raison de tous ces attributs, les corbeaux inspirent à la fois respect, peur et haine. Cette réaction complexe, nettement négative cependant, est également celle qui prévaut dans les réactions spontanées des personnages du roman qui se voient confrontés à ces bêtes : « Voyez comme ils sont laids, comme ils ont l’air mauvais. Pan, pan ! Bon Dieu, ça me démange ! » (97) S’écrie ainsi un monsieur à la vue des deux oiseaux que sont devenues Maud et lise. C’est bien leur image complexe aussi qui fait des corneilles, dans notre texte, les emblèmes forts d’un changement radical : oiseaux se situant traditionnellement entre les deux sphères de l’ici-bas et de l’ailleurs, oiseaux non domestiqués répudiés par le discours social qui leur attribue en même temps des pouvoirs surnaturels, ils semblent particulièrement bien choisis, en effet, pour figurer l’amorce d’un nouveau mythe, d’un nouveau conte, approprié à la « laideur » et à la « méchanceté » de la condition humaine postmoderne et, en même temps, la dépassant, l’ouvrant vers un horizon dont rien de précis, cependant, ne pourra être dit, l’essentiel résidant dans le fait même de sa possibilité. Loin d’être une punition, comme c’est le cas dans les Métamorphoses d’Ovide28 et également dans toute une série de contes traditionnels29, la métamorphose en corneilles dans La Sorcière constitue, en tout état de cause, un acte d’autodétermination radical. S’y ajoute un dernier point : les corneilles sont des oiseaux communs, et c’est leur caractère « banal » même qui semble ouvrir la métamorphose de Maud et de lise de deux façons complémentaires : en amont, sur celle, potentielle, de toutes les filles, et en aval, sur celle, réalisée, d’autres filles aussi30 : « Et si elles [les corneilles] étaient, toutes, des filles comme Maud et lise, [se demande Lucie vers la fin], de petites sorcières consommées qui ont pris de l’envol ? » (137) C’est dans ce sens aussi que le titre, La Sorcière – hommage lointain au livre éponyme de Jules Michelet (« “Nature les a fait sorcières.” – C’est le génie propre à la Femme et son tempérament »31) –, semble porteur d’un sens métonymique englobant tout le sexe féminin.
25À l’instar de ce que nous avons vu dans Rosie Carpe, Marie NDiaye nous fournit dans ce texte aussi des fragments interdiscursifs, mythiques et folkloriques cette fois, qui nous invitent à penser, non pas, en l’occurrence, un nouveau mythe cohérent, mais la possibilité d’un nouveau mythe qui serait adapté au monde qui souffre et capable, en même temps, de le transcender. À la vision dysphorique du monde postmoderne mise en scène dans les deux romans s’opposent ainsi des mythes et des histoires de salut fragmentaires, fragiles, incertains, et néanmoins prometteurs32.
Pascale Kramer : l’homme tragique
26Tout comme celle de Marie NDiaye, l’écriture de Pascale Kramer, écrivain suisse partageant sa vie entre Paris et la Californie33, est d’une facture classique, très riche et extrêmement précise. Tout comme son homologue française, Kramer prend le temps de décrire minutieusement le monde et les gens mis en scène, mais les actions se réduisent chez elle à un minimum, prennent beaucoup moins de place que chez NDiaye. Tout comme chez cette dernière encore, il y a, dans les livres de Kramer, une atmosphère psychologique très lourde, souvent au bord du tolérable. Cependant, le monde et les problématiques représentés par l’auteur suisse sont d’une autre nature que chez NDiaye, d’une nature que nous n’appellerions pas postmoderne, mais néo-classique. Au centre de ses livres, il y a, en effet, très souvent, un problème psychologique bien défini, un conflit nodal autour duquel le roman, telle une tragédie classique, se construit avec une très grande précision, au niveau de la langue tout comme à celui de la construction chronotopique de la narration : « les romans de Pascale Kramer ont la rigueur implacable des tragédies. »34 Prenons d’abord Fracas, son dernier livre, paru en 200735.
Fracas
27L’histoire racontée dans ce livre se déroule en vingt-quatre heures environ (du soir au soir) et a lieu en un seul endroit, la maison paternelle de la protagoniste, Valérie, en Californie. L’action principale s’articule autour de l’infidélité notoire du père de Valérie, un médecin à la retraite, de la stratégie de refoulement qu’a intériorisée sa mère pour garder les apparences, et de l’ignorance complète de tout cela par la fille. Au cours des vingt-quatre heures que dure l’action, la vérité commence peu à peu à se faire jour, et ce processus de reconnaissance est déclenché par deux événements accidentels dans le double sens, étymologique et conventionnel, du terme : d’un côté, par un accident de voiture de Cindy, la baby-sitter du frère de Valérie, Cyril, et l’amante de leur père (qui d’ailleurs est à l’origine de cet accident), et, de l’autre, par de fortes intempéries à la suite desquelles un énorme rocher s’est immobilisé juste au-dessus de la villa, menaçant de l’écraser… (En fait, Valérie est venue donner un coup de main à ses parents pour réparer les dégâts causés par le cataclysme).
28Le lecteur découvre la vérité en même temps que Valérie, sur laquelle la narration entière est focalisée, et cette anagnorisis s’effectue surtout grâce au frère qui, ayant percé le secret familial depuis des années, refuse désormais de jouer le jeu. C’est Cyril aussi qui veut faire dynamiter le rocher et, dans ce but, fait venir un spécialiste pour évaluer la situation. En repartant, celui-ci oublie sa sacoche avec la dynamite. Le soir, la maison et le jardin sont rangés. Valérie, Cyril et sa famille décident de rentrer chez eux. Valérie emmène Lucie, la fille de son frère. À peine parties, les deux entendent une explosion : « Valérie […] pensa tout de suite à la sacoche trouvée par Lucie, espérant encore pour elle […] que sa mère n’ait pas pu faire une chose pareille. » (158) C’est là la dernière phrase du roman.
29La nature de la catastrophe finale reste donc ouverte, puisqu’on ne sait pas si la mère a véritablement provoqué sa propre mort et celle de son mari en dynamitant non pas le rocher, mais la maison, même si l’hypothèse de la mort du couple semble évidemment la plus probable. Une part d’incertitude demeure cependant et est évidemment voulue, ce qui marque l’un des multiples écarts par rapport au modèle de la tragédie classique, dans laquelle l’interprétation de la catastrophe finale ne laisse en principe aucun doute. Mais si la nature du dénouement ne laisse pas de doute dans la tragédie classique, cela ne veut pas dire pour autant que le conflit où elle trouve son origine soit résolu. La tragédie, on le sait, a ceci de caractéristique qu’il n’y a de solution qu’extérieure, que le nœud du problème est proprement insoluble et que c’est là le sens même du mot tragique. Tout se passe donc comme si, dans le roman de Kramer, le caractère insoluble du conflit était souligné par la fin ouverte quant à la nature exacte de la catastrophe finale.
30Mais l’explosion qui termine le livre a encore un autre effet de sens : alors que, dans la tragédie de facture classique, les conflits sont étalés à travers la parole et que le fait même qu’ils soient dits ajoute à la fois à l’horreur qu’ils inspirent et à une prise de conscience cathartique des personnages et des spectateurs, chez Kramer, le silence au niveau de l’énoncé est à peu près total, et au moment où la parole pourrait émerger pour dire tout haut ce que tout le monde sait, la mère fait brutalement avorter ce processus de verbalisation, prolongeant ainsi la stratégie appliquée tout au long de sa vie : faire disparaître ce qui est gênant, serait-ce sa propre vie et celle de son mari. En même temps, l’explosion finale, faut-il le souligner, confirme de façon brutale la vérité que Valérie et le lecteur sont amenés à construire peu à peu au cours des vingt-quatre heures que dure l’action. La catastrophe finale s’inscrit donc à la fois dans la contestation et dans la confirmation, au niveau de la narration tout comme par rapport à l’interdiscours que constitue la tragédie classique.
31Par ailleurs, le roman commence de manière semblable à celle que nous avons relevée dans La Sorcière :
Y avait-il d’autres habitations en haleine sous la menace d’un pan de falaise ? Et combien de familles se réveillant étrangères à elles-mêmes ? Valérie éprouvait de l’agacement pour ce faux désert qui sentait l’aisance et la solitude, pour ce milieu auquel elle était consciente d’appartenir pourtant, avec réserve, avec colère. (157)
32Alors que la tragédie classique est confinée aux nobles, la tragédie moderne, somme toute triviale36, de Fracas, concerne potentiellement toutes les familles et avant tout les familles dites bourgeoises.
33Or ce roman, on l’aura constaté, n’est pas seulement construit sur la base d’un schéma tragique, mais également sur celle d’une allégorie, aussi compacte et solide que le rocher qui la fonde. Ce rocher ainsi que les réactions qu’il provoque peuvent en effet être lus au deuxième degré comme se référant aux secrets familiaux. Face au bloc de pierre qui menace d’écraser la maison, les personnages de Fracas agissent de la même manière que face au secret familial : la mère s’efforce de faire disparaître au plus vite les traces du désastre, le père essaie de « scotcher » les choses – il met effectivement une barre de scotch pour sécuriser le terrain (12-13) –, tout en s’adonnant, pour le reste, à la « fatalité du désordre » (49) ; le frère de Valérie a envie de faire dynamiter le rocher et Valérie, quant à elle, reste passive, indécise.
34Une allégorie de type traditionnel et le modèle de la tragédie classique semblent bien fournir, dans Fracas, la structure d’une mise en scène moderne, inédite, d’un conflit interindividuel de nature également classique, au sens figuré du terme cette fois-ci, d’un conflit éternel, donc, qui existe depuis toujours et qui existera tant qu’il y aura des hommes.
Les Vivants
35S’il y a une gradation dans les souffrances, celles qui font l’objet des Vivants dépassent de loin les douleurs et les hontes dont nous parle Fracas. Le drame dans ce roman, paru en 2000 chez Calmann-Lévy, atteint des dimensions proprement raciniennes37.
36Louise a eu très jeune deux garçons et a épousé, très jeune aussi, le père de ses enfants, Vincent. La famille vient rendre visite au jeune frère et à la mère, divorcée, de louise, qui vivent ensemble dans la maison paternelle. Peu après leur arrivée, Benoît et sa sœur conduisent les enfants dans une gravière. Benoît installe les garçons dans la nacelle d’un téléphérique hors service. La nacelle part et s’écrase contre un pylône. Les enfants trouvent immédiatement la mort.
37Tout le roman – dont l’action se déroulera sur les quelques semaines que dure l’été et se jouera presque exclusivement, tout comme dans Fracas, dans la maison paternelle – consistera à décrire comment les « vivants », et avant tout louise, gèrent leurs souffrances, qui menacent de les anéantir. À vrai dire, le nœud du drame est cependant moins la souffrance elle-même que la question de la culpabilité. À aucun moment, en effet, Benoît n’assume ce qui s’est passé et personne ne parle ouvertement des événements funestes même si tout le monde, au fond, connaît la vérité. On laisse la catastrophe dans le flou le plus total, dans le silence le plus total aussi. La question de la culpabilité, planant sur tout et sur tous, n’étant jamais posée, toute issue semble d’avance exclue, impossible. Pour purger une faute, il faut d’abord l’admettre et l’assumer. Le drame de la mort des deux enfants se double ainsi, à un autre niveau, de celui de la faute non déclarée et non assumée qui, au fond, rend même le deuil impossible. La solution que choisiront finalement Benoît, Vincent et la mère de louise, n’est pas sans rappeler la fin de Bérénice : avec le soutien financier de sa mère, Benoît décide de partir avec Vincent. Les deux quittent donc tout simplement les lieux du (non-)deuil, non solution par excellence. Mais, contrairement à Bérénice, où les personnages sont de plus en plus lucides, où les choses sont dites, dans ce roman, tout comme dans Fracas, c’est le silence qui règne. À la verbalisation, à travers les personnages, des conflits dans la tragédie de facture classique, correspond, ici encore, la verbalisation du silence, la verbalisation du non-dit, par l’instance narrative.
38Pascale Kramer ne cherche pas des solutions aux conflits psychologiques qu’elle met en scène, pour autant qu’une telle chose soit possible. Elle n’esquisse pas la possibilité de penser de nouveaux mythes, de nouvelles histoires du salut, aussi fragmentaires fussent-ils, mais elle s’occupe de ce qui fait l’homme en tant que tel, de l’homme tel qu’il est, dans ses relations avec les autres, dans sa souffrance, dans ses fautes, dans sa culpabilité. Le monde qu’elle met en scène, s’il est bien contemporain, a également, de par là même, une dimension transtemporelle qui souligne l’aspect « néo-classiciste » de son œuvre. Marie NDiaye, quant à elle, semble s’occuper, plus spécifiquement de la condition humaine postmoderne, aux souffrances de laquelle elle essaie d’opposer, de façon hésitante et timide, en dialogue avec des discours traditionnels, la quête d’un horizon nouveau, meilleur. les deux auteurs, cependant, nous parlent de l’essentiel, de ce qui touche le plus profondément à l’homme et à son identité, loin de toute anecdote et loin, également, de tout moralisme, ce qui ne fait que mettre en évidence la dimension éthique de leurs créations, où la notion de compassion, notamment, tient une place essentielle, au niveau des personnages, certes, mais également et surtout au niveau des lecteurs38. De ce point de vue, elles effectuent bien un « retour à des normes romanesques », tant il est vrai que la littérature est liée, depuis toujours, à la pitié39. Pour mener à bien leur entreprise, les deux femmes écrivains choisissent de préférence le cadre complexe des structures familiales, lieux traditionnels, on le sait, des tragédies antiques, mais lieux, également, de cette quotidienneté qui nous concerne tous.
Notes de bas de page
1 Pierre Lepape, « En panne de famille », L’Atelier du roman, 35, septembre 2003, p. 42-47, ici p. 46-47.
2 Ce sentiment d’étrangeté est évoqué par l’auteur elle-même à propos de Rosie Carpe dans un entretien avec Catherine Argand, en avril 2001 (www.lire.fr/entretien.asp/idC =36945/idtC =4/idR =201/idG, dernière consultation : 1er janvier 2009) et donne son titre au premier chapitre de l’excellent petit volume de Domique Rabaté, Marie NDiaye, Paris, Culturesfrance/textuel, 2008, p. 9-23.
3 Ce manque, faut-il le préciser, ne concerne que le seul niveau du monde et des personnages mis en scène, tant il est vrai qu’au niveau de la narration ou plus généralement de l’énonciation, les romans de Marie NDiaye se présentent comme des ensembles signifiants fortement structurés (voir par exemple Lydie Moudileno, « Marie NDiaye’s Discombobulated Subject », SubStance, 35/3, 2006, p. 83-94). Quant au problème de l’identité, voir par exemple Sonya Florey, « Personnages en quête d’eux-mêmes (Marie Ndiaye). L’identité en question », Versants, 52, 2006, p. 31-51.
4 Les indications de pages entre parenthèses se réfèrent à Marie NDiaye, Rosie Carpe, Paris, Minuit, 2001.
5 Voir également p. 121, où Rosie se pose la même question.
6 Voir par exemple p. 97, 111, 287-288, 308-309. En plus on lit, à propos d’Abel, autre nom à forte connotation biblique : « Pourtant il [Lagrand] ne se rappelait rien d’Abel, sinon une sensation de froid et de gêne vague causée peut-être, songeait Lagrand, par une certaine ressemblance morbide entre Abel et Lazare, comme si ce dernier avait été contraint de se montrer toujours accompagné de son propre cadavre. » (247)
7 P. Lepape, « En panne de famille », art. cité, p. 45.
8 Nos citations se réfèrent à la Bible de Jérusalem, consultable sur internet (http://bibliotheque. editionsducerf.fr/par %20page/84/tM.htm).
9 Voir notamment aussi le jugement de Max : « Mais pour qui se prend-il, ce clochard [i. e. Lazare], Rosie ? Cette cloche infecte, puante ? » (111). – Notons en passant que la figure du chien évoquée dans les versets bibliques a son importance dans Rosie Carpe aussi : c’est en effet Lazare lui-même qui est identifié à un chien, aussi bien par Lagrand que par lui-même (voir p. 227 et 307).
10 On pourrait multiplier les parallèles entre Rosie Carpe et l’univers des Rougon-Macquart, celui de L’Assommoir en particulier : la « foutue famille de bâtards dégénérés » (188), titi qui saigne du nez comme Charles, Rosie qui se met à boire comme Gervaise, Lagrand qui aime Rosie même déchue tout comme Goujet aime Gervaise jusqu’au bout… Autant d’éléments en effet qui permettraient un rapprochement intéressant entre les univers mis en scène par Zola et NDiaye.
11 Quant à l’importance de cette couleur dans les souvenirs d’enfance et de jeunesse de Rosie à Brive-la-Gaillarde mais également, plus généralement, dans sa perception ordinaire de la vie et du monde, voir également Pierre Brunel, « Marie NDiaye, Rosie Carpe [2001]. Musique répétitive », in Voix autres, voix hautes. Onze romans de femmes au xx e siècle. Essais, Paris, Klincksieck, 2002, p. 207-221, ici p. 212-214, et Gilles Marcotte, « Symptômes de l’insignifiance », L’Atelier du roman, 35, septembre 2003, p. 56-59, en particulier p. 56-57, article dont par ailleurs nous ne partageons pas les conclusions quant à une possible annulation du roman « dans l’insignifiance de ce qu’il représente » (p. 59).
12 Les remarques de D. Rabaté s’appliquent parfaitement à Rosie et à Lagrand, sur lesquels le roman est focalisé à tour de rôle : « Seul le personnage qui assume le centre de focalisation narrative semble vaguement s’inquiéter de [la] dilution des différences ontologiques. il témoigne solitairement d’un souci de l’être et de la morale que tous ses semblables ont évacué sans difficulté apparente » (Marie NDiaye, op. cit., p. 36 ; voir également ibid., p. 33 et 37.)
13 Voir p. 67, 71 et 330.
14 Les pages 303 à 313 sont racontées dans la perspective de Lazare.
15 Un exemple ponctuel peut illustrer ce point : Rosie « avait remarqué que Renée avait les yeux très rapprochés l’un de l’autre » (294) ; pour Lagrand, Renée n’a plus qu’un seul « œil noir » (318).
16 L’expression « l’ordre [juste ou naturel] des choses » se trouve également aux pages 165 et 257.
17 Le thème de la religion dans Rosie Carpe est également abordé par P. Lepape, « En panne de famille », art. cité, p. 46, et par D. Rabaté, « l’éternelle tentation de l’hébétude », L’Atelier du roman, 35, septembre 2003, p. 48-55, en particulier p. 54. – Précisons ici que la liste des « éléments bibliques » qu’on pourrait citer est très longue. Outre ceux que nous avons intégrés dans nos réflexions, il faudrait également prendre en considération l’arbre avec les fruits « défendus » que mange titi dans le jardin de la maison de Lazare, la relation entre Abel et Lazare (voir n. 6), la « conception immaculée » qu’imagine Rosie pour son deuxième enfant, qu’elle perdra lors d’une fausse couche, etc. Pour être complet, il faudrait également aborder les passages qui nous parlent des pratiques religieuses en Guadeloupe.
18 Dans un entretien avec Catherine Argand (voir n. 2), Marie NDiaye répond à la question : « quel est votre personnage préféré dans ce roman ? » « Lagrand. Je le vois comme un homme de bien, doté de la faculté de se mettre littéralement à la place de l’autre, de souffrir pour lui. » Les passages qui nous montrent Lagrand dans une posture « christique » sont très nombreux. Outre ceux que nous avons évoqués au cours de notre développement, citons encore celui-ci : « Une colère intolérable s’était saisie de Lagrand. Il avait bien compris que Lazare, même s’il se croyait techniquement responsable de la mort de cet homme-là [le touriste blanc tué par Abel], n’avait pas conscience (la conscience nue et sans pitié) d’avoir à jamais soustrait de la vie une âme qui en avait fait partie et qui l’avait su et qui s’était vue disparaître, et au-dessus de laquelle pas un instant Lazare ne se penchait. Il ne se sentait coupable, comprenait Lagrand, que d’un fait, d’un acte – pas d’une profanation, pas d’une abomination. Ceci est pour moi, se disait Lagrand, frémissant de colère. Pour moi, la souffrance crue, la compassion intolérable, pour eux les minables tactiques, les petits calculs, pour tenter d’échapper… » (265-266)
19 Jean Cayrol, « Pour un romanesque lazaréen [éd. originale de ces pages en 1949, sous le titre « D’un romanesque concentrationnaire »] », in Lazare parmi nous, Paris/Neuchâtel, Seuil/ Baconnière, 1950, p. 69-106, ici : p. 105. On rapprochera cette idée d’une « littérature de miséricorde » qui « supporte tout le poids d’une misère humaine qui n’a de sens que dans la correspondance qu’elle peut trouver dans d’autres cœurs ou au besoin dans d’autres consciences » (ibid., p. 106) avec les réflexions de D. Rabaté dans le chapitre « qui peut l’entendre ? Qui peut savoir ? », in Marie NDiaye, op. cit., p. 55-65.
20 Voir note 10.
21 Les indications de pages entre parenthèses se réfèrent à Marie NDiaye, La Sorcière, Paris, Minuit, 1996/2003.
22 Voir également p. 148.
23 Voir p. 97, 99, 101, 117.
24 Voir également Warren Motte, « Marie NDiaye’s Sorcery », in Fables of the Novel. French Fiction since 1990, Normal (ill.), Dalkey Archive Press, 2003, p. 113-133.
25 Dans la version traditionnelle du mythe de Mélusine, Raymond épie volontairement son épouse, poussé à cette action par les médisances d’un tiers (voir, pour une première orientation, Claude Lecouteux, « la structure des légendes mélusiniennes », Annales. Économies – Sociétés – Civilisations, 33, 1978, p. 294-306, ici p. 299).
26 Certes, les métamorphoses d’humains en animaux sont également fréquentes dans des traditions folkloriques extra-européennes, africaine et antillaise par exemple, monde qui a son importance dans l’œuvre de Marie NDiaye, mais qu’on ne peut pas considérer pour autant, loin s’en faut, comme sa principale source d’inspiration. Le savoir folklorique européen nous semble en l’occurrence plus pertinent pour l’analyse de ce texte, étant donné le cadre de référence général construit par le récit, notamment à travers la présence du mythe de Mélusine.
27 Nous devons l’essentiel des informations sur le « corbeau mythique » à la thèse de Katharina Traichel, Le Corbeau dans la littérature : l’évolution d’une image mythique, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), U.E.R. de littérature française et comparée, thèse de doctorat nouveau régime, sous la direction de Pierre Brunel, 1997, consultable sur microfiche, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1998.
28 Voir Ovide, « légendes de Coronis, mère d’Esculape, du corbeau qui, pour avoir dénoncé son infidélité à Apollon, de blanc devient noir », in Les Métamorphoses, éd. par J. Chamonard, Paris, GF Flammarion, p. 79-82, [livre II].
29 Voir le chapitre consacré au corbeau dans les contes récoltés par les frères Grimm dans K. Traichel, Le Corbeau dans la littérature : l’évolution d’une image mythique, op. cit., p. 65-70. Dans beaucoup de ces contes, la métamorphose en corbeau constitue une punition d’enfants jugés méchants par leurs parents.
30 Il est intéressant, dans ce contexte, de constater que plusieurs indices nous suggèrent la présence d’un corbeau dans la grand-mère aussi, notamment quand il est question de son « œil », dont la description rappelle celle des corneilles (voir p. 113, 82, 115). Même pour isabelle, le texte nous suggère qu’elle pourrait être capable de se transformer en oiseau (voir p. 69-70, 73).
31 Jules Michelet, La Sorcière, Paris, Garnier Flammarion, 1966 (d’après le texte de la première édition, 1862), version électronique sous http://classiques.uqac.ca/classiques/michelet_jules/sorciere/michelet_sorciere.pdf, p. 5, « introduction ».
32 Il s’avère donc important de plonger dans le monde postmoderne mis en scène dans ces textes tout en refusant de se laisser envoûter au point d’adopter une lecture qui, elle aussi, refuserait toute construction de sens, toute signification. Ce qui ne veut pas dire que cette construction, cette signification soient de type hégémonique, bien au contraire. Wolfgang Asholt a mis l’accent sur ce problème dès 1992 (voir son article « Die Subversion der Beliebigkeit. Französische Romanciers der 80er Jahre », Frankreich-Jahrbuch, 1991, p. 195-210, ou l’introduction au volume collectif Intertextualität und Subversivität. Studien zur Romanliteratur der achtziger Jahre in Frankreich, heidelberg, Universitätsverlag C. Winter, 1994, p. 7-19). Voir également n. 3 et n. 11.
33 Quant à Pascale Kramer et à son « œuvre solide et profondément originale, encore trop secrète mais unanimement saluée par la critique francophone », voir en premier lieu l’article d’Aline Delacrétaz et de Pierre Lepori, « Gens ordinaires, destins ensablés », Viceversa, 1, 2007, consultable sous http://www.culturactif.ch/viceversa/kramerprint.htm (dernière consultation : 12 janvier 2008). On y lira également un entretien très intéressant avec l’auteur.
34 Michèle Gazier, dans Télérama, no 2644, 13 septembre 2000, consultable sur le site cité dans la note précédente.
35 Au Mercure de France. Les indications de pages entre parenthèses se réfèreront à cette édition.
36 Le mot se trouve dans le texte : Valérie mesurait « par paliers successifs […] la trivialité qu’elle s’était épargnée jusque-là et dont son frère souffrait avec une constance, une empathie dont elle ne savait absolument rien » (115).
37 Voir également ces déclarations de Hugo Marsan, dans Le Magazine Littéraire, no 391, octobre 2000 : « […] Les Vivants, le quatrième roman de Pascale Kramer, n’est pas un document sur la jeunesse actuelle, ni un réquisitoire gris sur la vie des banlieues et surtout pas l’histoire glorieuse d’un monde trop souvent idéalisé par ceux qui ont eu la chance de le quitter. En marge de toutes les fictions répertoriées, Pascale Kramer a écrit une tragédie antique étouffée par les pleurs. » (http://www. culturactif.ch/livredumois/kramer.htm, dernière consultation : 11 janvier 2009)
38 La dimension éthique est également importante dans le dernier roman de NDiaye ; voir Michael Sheringham, « Mon cœur à l’étroit : Espace et éthique », Revue des sciences humaines, no 293, 2009, p. 171-186.
39 Cette dimension de la compassion est redécouverte et remise en valeur depuis quelques années par les différents courants, philosophiques avant tout, qui marquent le « tournant éthique » dans les études littéraires. Ne citons ici que Martha Nussbaum, philosophe néo-aristotélicienne, et le pragmaticien Richard Rorty.
Auteur
Université de Zurich
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