Jean Rouaud et l’invention de l’histoire
p. 133-148
Texte intégral
1Dans un entretien que j’ai mené avec Jean Echenoz et Jean Rouaud, il y a cinq ans, ce dernier déclarait à propos d’une question sur l’intentionnalité dans ses romans : « En rétablissant l’auteur, en le mettant de nouveau au centre de son travail, se posait du coup la question de l’intention », tout en ajoutant que « ce n’était pas envisagé au départ »1. Et il admet que ses premiers romans se situent entre littérature de mémoire et roman historique2. Au début des années 1990, Rouaud fut certainement un des rares romanciers de la jeune génération, et qui plus est, de Minuit, à oser aborder l’histoire, familiale d’abord et ensuite l’histoire tout court. À l’époque, l’histoire, par exemple avec Didier Daeninckx, avait plus sa place dans le roman policier que dans celui des collections blanches. Depuis cette époque, en particulier pendant les cinq dernières années, cette situation a complètement changé : désormais on pourrait presque parler d’une mode du roman historique. Bien sûr, il ne se déclare pas toujours comme tel, au moins pas aussi ouvertement que Les Bienveillantes de Jonathan Littell, présenté par la quatrième de couverture comme « l’épopée d’un être emporté dans la traversée de lui-même et de l’histoire »3. Cette grande présence de l’histoire dans le roman contemporain, Dominique Viart en prend acte en appelant une des trois parties du « Renouvellement des questions » dans La Littérature française au présent : « Écrire l’histoire ». Il serait trop long d’énumérer les courants et les auteurs qu’il distingue dans ce contexte4. Le renouvellement des questions implique aussi un renouvellement des normes romanesques.
2Jean Rouaud est dans ce contexte triplement intéressant. D’une part à cause de l’ensemble de son œuvre ; mais je vais me consacrer ici en particulier à son grand roman « historique » de 2005, L’Imitation du bonheur. D’autre part parce que, tout spécialement dans ce roman, tout comme dans des essais, des interviews, des entretiens, etc., Rouaud prend position sur le développement de la littérature romanesque des trente dernières années, le statut de l’auteur, l’intentionnalité des œuvres romanesques ou la référentialité de la littérature vis-à-vis du réel et de l’histoire. L’intégration de cette discussion, avec la recherche d’une justification, dans le roman lui-même témoignent de l’impact persistant des théories excluant tout « effet de réel » dans la littérature. Et enfin, Rouaud a joué un rôle important dans la publication du manifeste « Pour une littérature-monde en français », paru le 16 mars 2007 dans Le Monde ; ce livre a été suivi d’un ouvrage collectif des signataires, paru sous le même titre en mai 2007 chez Gallimard et coédité par Rouaud et Michel le Bris.
3Comme le manifeste de l’année dernière et le volume qui l’accompagne veulent élargir le débat vers le grand public, je commencerai par cet aspect. Les temps sont révolus, où l’on pouvait croire révolutionner la littérature ou la société ou les deux à la fois, comme avec « Fondation et Manifeste du Futurisme » de Marinetti, publié il y a bientôt cent ans dans Le Figaro (20 février 1909). Mais si le manifeste publié par quarante-quatre écrivains dans Le Monde, « en faveur d’une langue française libérée de son pacte exclusif avec la nation » – ainsi l’annonce la première page du Monde des Livres –, n’arrive pas à déclencher un grand débat public, il a cependant provoqué une discussion dans et autour de la littérature, jusqu’à en faire un sujet de colloques universitaires, par exemple « littérature-monde : New Wave or New hype ? » prévu en Floride5.
4Signé entre autres par Tahar Ben Jelloun, Maryse Condé, Didier Daeninckx, Édouard Glissant, Nancy Huston, JMG le Clézio ou Érik Orsenna, le manifeste constate un déplacement du centre de la littérature française qui est « désormais partout ». Mais il proclame surtout : « le monde revient. Et c’est la meilleure des nouvelles. N’aura-t-il pas été longtemps le grand absent de la littérature française ? » Le texte se poursuit ainsi : « le monde, le sujet, le sens, l’histoire, le “référent” : pendant des décennies, ils auront été mis “en parenthèses” par les maîtres-penseurs, inventeurs d’une littérature sans autre objet qu’elle-même. » Il dénonce : « Ces textes ne renvoyant plus dès lors qu’à d’autres textes dans un jeu de combinaisons sans fin, le temps pouvait venir où l’auteur lui-même se trouvait de fait, et avec lui l’idée même de création, évacué pour laisser toute la place aux commentateurs, aux exégètes. Plutôt que de se frotter au monde pour en capter le souffle, les énergies vitales, le roman, en somme, n’avait plus qu’à se regarder écrire. »6 Que cette redécouverte d’autres discours de la littérature que celui de l’autoréférentialité et de l’autonomie exclusive ne soit pas un phénomène isolé, est illustré par la publication simultanée d’un article programmatique de Ottmar Ette dans la revue Lendemains portant le titre « Science de la littérature comme science de la vie » qui a déclenché un débat dans les quatre numéros suivants.
5Quand Ette demande aux sciences littéraires de s’intéresser à nouveau à la vie en littérature, aussi bien dans le sens d’une « nouvelle conception de la théorie littéraire » qu’en ce qui concerne « l’évocation concrète des formes et des manières de vie »7, il va dans le même sens que ce manifeste, sans pour autant abandonner les acquis des débats théoriques des dernières décennies. Le manifeste dont Rouaud est le coauteur montre que nombre d’écrivains se sont sentis opprimés par l’omniprésence de la théorie. Il ne reprend pas pour autant le reproche un peu daté de la « terreur théorique » de l’époque du Nouveau Roman et de tel quel. À la différence de ceux qui la dénoncèrent pendant les années 1980, les auteurs signataires de ce manifeste ont d’abord constitué une œuvre littéraire. Et ils constatent que les littératures françaises hors de France, devenues autonomes, sont désormais indépendantes du centre : d’une certaine manière, l’ancienne périphérie libère même la littérature de l’ancien centre et met fin à son propre « impérialisme culturel ».
6Jean Rouaud décrit cette situation d’un point de vue personnel dans sa contribution au volume Pour une Littérature-monde : « Mort d’une certaine idée »8. La mort d’une certaine idée est une mort double : celle de la norme du roman « balzacien », proclamée surtout par le Nouveau Roman ; et celle de la mort des idées proclamées par les représentants de ce mouvement, avant tout Robbe-Grillet. Rouaud rappelle une lecture en Allemagne, à Hambourg ou à Hanovre, où, face à des universitaires allemands, « s’inquiétant d’un air qui avait du mal à paraître s’en désoler de la perte d’influence de la littérature française », il avait déclaré « qu’écrire en français, c’était écrire dans une langue morte ». (11) Rouaud mentionne dans ce contexte une attaque contre la littérature française parue dans un article du Wall Street Journal qui fondait « ce faire-part de décès de notre littérature » sur une critique de « l’univers poétique du dernier prix Nobel français » (12), soit Claude Simon. « La scène originelle de son œuvre », la mort du capitaine de Reixach en 1940 et sa propre expérience de cette bataille, représente un témoignage d’un moment capital de l’histoire du XXe siècle, mais « il lui fallait bien avancer masqué au moment où l’on rejetait l’histoire, le sujet, le souvenir » (15-16). La preuve de l’influence des normes romanesques, proclamées peut-être plus encore par Ricardou que par Robbe-Grillet, est livrée dans un passage du Jardin des Plantes, où Simon intègre à la manière d’un collage un extrait d’une discussion entre Robbe-Grillet et Ricardou lors du colloque Robbe-Grillet à Cerisy9. Et Rouaud confronte les « romans à base de vécu » à la manière de Simon à ceux d’un Robbe-Grillet pour qui le roman « était un produit […] déconnecté du réel, ne rendant des comptes qu’à la seule mécanique textuelle […] Comme si le roman pouvait se passer du monde. » (17-18) le « sacrifice terminal, […] la mort de l’auteur » (19) est la conséquence nécessaire de cette critique de toutes les normes romanesques basées sur une relation entre l’écriture et le réel. Pour Rouaud, comme les deux dernières pages de son article le montrent, c’est « une clameur venue d’ailleurs », « un cri iconoclaste et joyeux, quelque chose comme “le roman est mort, vive le roman” » (21) qui met fin au règne d’une littérature qui se voulait exclusivement autoréférentielle. La clameur venue d’ailleurs est ce qu’on appelle la francophonie et ce que le manifeste désigne comme une littérature-monde en français. Si l’on ne croit pas en un clivage de type essentialiste entre une littérature franco-française autoréférentielle et une littérature francophone ouverte sur le monde, le développement de cette dernière ne peut pas être sans conséquence pour la situation de la littérature française en général. Du reste les changements dans la littérature en France depuis les années 1980 (et le grand cycle romanesque de Rouaud y participe) contribuent à cette redécouverte de la réalité. Les nouvelles normes romanesques que Rouaud proclame sont celles d’un « monde en quête de récit, un monde sachant que sans récit il n’y a pas d’intelligence du monde ». Et il demande aux « gens de Hambourg ou de Hanovre » « qu’ils écoutent avec lui les voix qui suivent », celles d’une littérature française « désormais déliée de son pacte avec la nation » (21). Pour Rouaud, ces nouvelles normes ne peuvent certes plus être celles du roman balzacien, mais le roman contemporain ne doit pourtant pas se couper de « ses fondamentaux, le récit, l’intrigue, l’imaginaire, les personnages, l’émotion » (19). C’est ce programme qu’il tente de mettre en œuvre avec L’Imitation du bonheur, paru un an avant cet article.
7Ainsi se pose la question du rôle que jouent ou devraient jouer dans le roman contemporain l’histoire et le réel. Dominique Viart, pour me référer encore une fois à lui, donne à la troisième partie de son livre le titre « Écrire le monde » et il consacre le premier chapitre à ce qu’il appelle « Écrire le réel ». Dans la pratique littéraire des dernières décennies s’est donc développé tout un courant consacré à l’évocation, à l’intégration et au questionnement du réel grâce à la fiction. Et la même chose vaut pour l’histoire, pas seulement pour la possibilité de raconter de nouveau une histoire. Le retour du récit a déjà été revendiqué et constaté par Danièle Sallenave, il y a presque vingt ans, quand elle déclarait dans La Quinzaine littéraire, en faisant allusion à Roland Barthes (« Écrire est un verbe intransitif ») et à Michel Foucault : « En finir avec ce mot : Écrire est un verbe intransitif » pour se réjouir : « Notre temps est celui du récit. »10 Mais des romans comme L’Imitation du bonheur et, un an plus tard, Les Bienveillantes, posent la question de la possibilité et de la nécessité d’aborder l’histoire dans le roman contemporain. Le roman historique n’avait jamais disparu du champ romanesque, mais il était un genre tombé en désuétude, le cadre historique ne subsistait que comme arrière-plan dans les œuvres d’inspiration autobiographique ; une œuvre comme celle de Jorge Semprún vit de son ancrage dans l’histoire, une histoire personnellement vécue. On assiste donc à la « réémergence d’un objet littéraire » (Viart) alors que curieusement, les liens entre la littérature et l’histoire avaient été analysés par Paul Ricœur au milieu des années 1980, sans que ni la littérature ni la critique universitaire n’en tiennent vraiment compte. Après la discussion de la relation entre histoire, mémoire et narration et la nécessité entre-temps acceptée de se servir aussi de « narrations », comme l’a montré hayden White depuis Metahistory de 1973, Paul Ricœur, dans Temps et récit (1985), va un pas plus loin en renversant aussi la perspective. Pour lui, il s’agit d’un côté de ne pas « effacer la frontière entre la fiction et l’histoire », et de l’autre (ce qui aurait pu être apprécié par la critique littéraire), il veut combattre le « préjugé », « selon lequel la littérature d’imagination, parce qu’elle use constamment de fiction, doit être sans prise sur la réalité »11. Comparant les narrations historique et littéraire, il constate « que l’intentionnalité historique ne s’effectue qu’en incorporant à sa visée les ressources de fictionnalisation relevant de l’imaginaire narratif, tandis que l’intentionnalité du récit de fiction ne produit ses effets de détection et de transformation de l’agir et du pâtir qu’en assumant symétriquement les ressources d’historicisation que lui offrent les tentatives de reconstruction du passé effectif »12. Je ne vais pas me lancer dans une exégèse de Ricœur pour montrer ce que la critique littéraire pourrait gagner en en tenant compte un peu plus, parce que je l’ai déjà fait ailleurs13, mais je ne veux pas résister à la tentation de le citer une dernière fois, aussi parce que le roman dont je vais parler correspond de manière presque idéale à ce postulat : « le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif »14 . Jürgen Link a analysé récemment (à partir de l’exemple des Bienveillantes de Jonathan Littell) la littérature comme correctif du discours historiographique spécialisé, où il se demande entre autres « si ce n’est pas la littérature réaliste avec sa dissolution du “caractère” et celle des actions dans une intention emphatique en procédés structurellement contingents qui a montré le chemin à l’historiographie et le lui pourrait encore montrer aujourd’hui »15.
8L’Imitation du bonheur représente donc ce que l’angliciste et théoricien de la littérature Ansgar Nünning a qualifié de « roman métahistoriographique » et il participe aussi du type romanesque que Nünning appelle « roman historique révisionniste », parce qu’il discute les « formes dominantes de l’interprétation historiographique » de l’époque de la Commune. Mais c’est avant tout un roman métahistoriographique qui aborde, discute et critique ces interprétations historiques et métahistoriques grâce à des techniques littéraires. Si Nünning énumère dans ce contexte la sémantisation de l’espace, l’intertextualité, la multiperspectivité de la narration et un grand nombre d’éléments métafictionnels et autoréflexifs, c’est exactement ce que pratique notre roman16. Bernard Gendrel constate, dans une étude sur « l’histoire dans la cosmologie romanesque », que « l’histoire peut entrer, quant à elle, dans la cosmologie romanesque par deux voies : soit comme milieu de l’action, s’adjoignant alors, au besoin, le romanesque explicatif, soit comme explication de cette action, excluant de ce fait toute compromission possible avec le romanesque explicatif »17. la coprésence dans L’Imitation du bonheur de ces deux types de romanesque lui accorde sa qualité de « roman métahistoriographique ».
9L’Imitation du bonheur est donc à la fois un roman métahistorique postmoderne, dans le sens où il dépasse les formes traditionnelles du roman historique tout en les intégrant partiellement, et un roman qui se sert massivement du « quasi-passé de la fiction » comme « détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif ». les cinq romans du cycle des origines, qui avait commencé avec Les Champs d’honneur, avaient déjà fonctionné comme un détecteur de ce genre vis-à-vis de l’histoire familiale et de l’histoire tout court de la première moitié du XXe siècle, mais on avait reproché à Rouaud, comme il le rappelle dans L’Invention de l’auteur18, publié un an avant L’Imitation, « qu’en dehors de raconter l’histoire de ce géniteur mort trop tôt, [il n’eût] pas grand-chose à dire » (35). Dans le roman-essai L’Invention de l’auteur, que Patrick Kéchichian qualifie de « préface nécessaire » à L’Imitation, Rouaud essaie de répondre à des questions qu’il se pose lui-même et le texte devient une sorte d’auto-analyse de son propre projet littéraire : « [D]’où vient ce désir d’auteur, comment il apparaît, de quoi il se nourrit, qu’est-ce qui fait que l’idée peu à peu fait son chemin ? »
10(56) la maxime qui résume une quasi-réponse à toutes ces questions est livrée au début du texte avec une pseudo-citation de Jean de la Croix : « [P]our aller où l’on ne sait pas il faut passer par où l’on ne sait pas. » (16-17) Rouaud aurait pu se référer aussi bien à Jacques le fataliste et son « est-ce que l’on sait où on va ? » ou à l’esthétique surréaliste et sa théorie du « hasard objectif » et de la rencontre. Cette absence d’intentionnalité au début de l’écriture est cependant la condition nécessaire pour l’invention du « quasi-passé » car pour rendre le son de la vérité, selon Rouaud, on est obligé de passer par une chose inventée. Avec cette conception, il se distingue aussi bien d’écrivains comme Flaubert, Zola ou Barbusse dont les textes, pour lui, sont « un résultat couru d’avance, sans réelle surprise, calque de l’intention » (17). En montrant de quelle manière au fond du projet de la saga familiale des cinq premiers romans se trouve non seulement un projet littéraire à la manière d’une vocation mais aussi une scène primitive du passé familial, Jean Rouaud révèle une genèse de l’œuvre loin des critères de la critique génétique.
11Dans L’Imitation du bonheur, il ne va pas aussi loin, mais il révèle aussi constamment comment son écriture romanesque fonctionne. C’est donc à la fois un atelier romanesque et un roman de presque 600 pages permettant « un inimitable bonheur de lecture »19. Si L’Invention représente une « préface », L’Imitation n’en manque pas non plus, sous la forme d’un bref avant-propos qui ne déclare pas son nom et sous celle d’une première partie (de plus de cent pages) qui, tout en introduisant la protagoniste du roman et son milieu (familial, social, régional, etc.), est aussi un roman sur le roman, une visite dans l’atelier romanesque de l’écrivain dont il est impossible de montrer tous les coins et tous les chantiers. Par la mise en exergue d’une citation de Robert louis Stevenson, « Il est plus honnête de confesser immédiatement à quel point je suis peu accessible au désir d’exactitude » (9), le narrateur qui s’adresse dès le début à sa protagoniste, en l’apostrophant par un « vous » qu’il maintient jusqu’à la fin, revendique toutes les possibilités dont le « quasi-passé » aurait besoin et donne en même temps un des trop nombreux clins d’œil d’intertextualité et d’inventivité au lecteur : Stevenson est aussi l’auteur d’un Voyage avec un âne à travers les Cévennes qui ne manque pas d’effets de réel et le roman, comme les premières lignes le révèlent tout de suite, se développe autour d’un voyage entre le Puy et Saint-Martin-de-l’Our, un village cévenol de pure invention. Dans l’avant-propos plein d’ironie et même d’auto-ironie, Rouaud ne déclare pas seulement « procéder à une sérieuse révision de [ses] dogmes poétiques » pour raconter « la véridique histoire de Constance Monastier », mais il demande à son héroïne de l’aider dans son projet romanesque.
12En s’adressant à elle, l’auteur ne tourne pourtant pas le dos aux lecteurs, comme l’écrit Luca Bevilacqua dans un des articles encore rares consacrés à ce roman. En réalité, c’est « nous les destinataires du discours »20 car l’auteur nous montre au cours du pseudo-dialogue avec son héroïne comment il crée sa protagoniste et jusqu’à quel degré celle-ci gagne de l’autonomie vis-à-vis de son auteur. Le récit de l’histoire de cette femme nous fera rencontrer la vraie histoire, et le voyage en diligence nous y mènera – à la différence d’autres promenades en calèche, par exemple chez Flaubert, où celle de Frédéric et de Rosanette dans la forêt de Fontainebleau leur permet de fuir l’histoire qui est en train de se faire à Paris.
13Toute cette première partie représente une « Défense et illustration du réalisme », mais d’un réalisme qui est passé par l’évolution littéraire du XXe siècle, un réalisme qui connaît et assume les procès qu’on lui a faits, un réalisme qui n’hésite pas à s’approprier les conceptions et les procédés d’autres mouvements et montre son fonctionnement. Dès le début, le narrateur présente son programme : « toute cette débauche de langage pour dire tout simplement, dans l’acceptation la plus courante du monde tangible, ce qui est. » (17) le narrateur situe l’évolution du roman depuis la moitié du XIXe siècle non seulement dans le cadre de la modernité, du paradigme scientifique et de l’évolution des médias (photographie et plus tard cinéma) mais aussi dans celle d’une tendance séculaire « de proposer une alternative à la fiction romanesque » en pratiquant un « art de la description […] goûté par le clan de nos Modernes » (78-79), et ces modernes sont aussi bien Flaubert que le Nouveau Roman. Cela a des conséquences non seulement pour le roman, qui doit « rendre les clés », mais aussi pour l’auteur. L’inspecteur ironisé du roman, Zola, avait « annoncé la mort de l’imagination », ensuite, un autre annonce « la mort du roman » (Valéry autant que Breton) et d’autres, plus tard encore, annoncent « carrément la mort de l’auteur » (83), parmi lesquels Roland Barthes ou Michel Foucault.
14Contre cette tendance séculaire, le narrateur en appelle à des auteurs comme Chateaubriand ou comme Marcel Proust : l’un dans la Vallée-aux-loups (et ailleurs) se rattache à la permanence de la nature ; et pour l’autre, « le monde est d’invention récente », un « souvenir recomposé » et « [c]e souvenir-là est un roman » (112). Comme eux, le narrateur-auteur ne veut pas « rendre les clés du roman », parce que ce serait aussi renoncer à l’aventure romanesque de son héroïne. Il revendique donc tout ce qui semble être anachronique comme « les imprévus, les imprévisibles, les diversions, les contournements, les impasses, les impromptus », ou pour résumer : « l’imaginaire et la rêverie poétique » (46-47). Avec cette liste, il nous livre une description de sa stratégie narrative. Le narrateur dialoguant avec sa protagoniste (« Et elle, vous ») lui laisse une certaine liberté, par exemple concernant son appréciation de la Semaine Sanglante, mais déclare ne pas pouvoir « continuer avec vous » si le « vous » se range du côté des adversaires de la Commune. À un autre moment, il déclare qu’« il n’est pas dans [son] pouvoir de vous faire partir en Angleterre et d’organiser une rencontre » (73-74). Il révèle donc la relation complexe qui s’établit entre le narrateur et sa protagoniste principale : elle a droit à une certaine autonomie qui limite le narrateur et le narrateur a besoin de son imaginaire pour créer certains événements imprévus, mais d’autres lui sont interdits. La première partie se termine avec l’apostrophe « À vous maintenant » (136).
15L’appel et le projet d’Eugène de Rastignac sont donc transférés à la relation entre l’auteur et son héroïne, et dans les trois parties suivantes, son aventure improbable sera au centre de la narration.
16Quelques allusions à l’aventure romanesque sont déjà livrées dans la première partie et, dans les trois autres parties, les digressions, jusqu’à un projet de film à partir de l’aventure romancée, interrompent souvent le récit. En son centre se trouve la rencontre extrêmement improbable, donc romanesque, entre la belle et jeune Constance Monastier – épouse d’un industriel soyeux dans les Cévennes, qui rentre de Paris après avoir rendu visite à son fils dans un internat versaillais, inquiétée par les combats autour de la Commune – et le tout aussi jeune Octave Keller, un intellectuel engagé dans la Commune qui a survécu, gravement blessé, à la Semaine Sanglante et qui essaie de s’enfuir vers la Méditerranée pour échapper à la déportation. C’est donc à la fois un roman d’aventures, un panorama politique et social et une histoire d’amour qui trouve son apogée quand Constance quitte la diligence qui la ramène chez elle pour s’enfuir pendant trois jours dans la montagne avec Octave. Là-bas ne naît pas seulement un amour fou entre les deux jeunes gens, mais Octave, pour le dire avec la quatrième de couverture, y « aura trois jours pour donner à la jeune femme une autre image de ceux qu’on appelle les communeux ». L’amour et la (nouvelle) conviction politique survivent à la séparation de dix ans, et grâce à l’amnistie de 1880, Octave retrouve une Constance, dont le mari est mort entre-temps, qui a transformé l’usine de soie en une sorte de phalanstère. Une « fin heureuse », solution empruntée au cinéma, aplanit les obstacles pour terminer le roman par une apothéose.
17L’amour et l’histoire sont donc les deux grands sujets du roman. L’histoire est celle de la Commune, « l’une des plus belles insurrections populaires », l’autre étant la guerre d’Espagne (479), souvent évoquée dans les romans de Claude Simon, mais appréciée différemment. Comme notre roman avec Constance et Octave, la Commune trouve son héros avec « Varlin l’admirable » (283), dont Rouaud fait la personnification de cet événement, jusqu’à son supplice et sa mort, décrits sur la base de l’Histoire de la Commune de Prosper-Olivier Lissagaray de 187621. Varlin devient le saint et le martyr de la Commune, une Commune représentant « l’espérance d’une vie meilleure » (551). Quand Octave raconte son propre destin à la fin de la Semaine Sanglante, « il semblait revivre chaque moment de la tragédie » (463), ce qui lui permet de donner à sa narration une forme quasi romanesque ; et ce récit amène Constance à s’identifier à lui et à son destin. Au-delà des mentions de revendications concrètes de la Commune, celle-ci est transformée en une aventure collective et individuelle, mettant en jeu le destin de l’humanité, ou pour le dire avec les mots d’Octave à la fin du roman : « deposuit potentes de sede et exaltavit humiles » (573). Rouaud apporte ainsi une variation à l’appréciation de Marx pour qui « le Paris de la Commune sera à jamais célébré comme l’avant-coureur d’une société nouvelle ». L’histoire est donc omniprésente, non pas dans un sens historiographique mais comme un événement qui donne un sens à la vie des protagonistes et au destin de l’humanité entière ; « le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif » (Ricœur).
18La narration repose sur les souvenirs d’Octave qui auraient été publiés dans les années vingt et le narrateur joue avec la possibilité d’inventer aussi un journal intime de Constance, mais il rejette cette idée : « l’ennui cependant de vous laisser la plume, c’est qu’on ne disposerait plus que de votre point de vue » (142), et cela ne permettrait plus la multiperspectivité et l’omniscience du narrateur. Laissant raconter Constance, le narrateur devrait craindre « qu’avec Octave vous ne vous ratiez » (150). Mais raconter l’histoire de Constance, « tenir la chronique de votre vie », comme dit le narrateur, « revenait à me poser crûment la question du roman » (153). En se référant aux définitions du Larousse du XIXe siècle, contemporain de l’histoire de Constance et d’Octave, le narrateur-auteur a le choix entre deux conceptions contradictoires : une « œuvre d’imagination dont l’intérêt réside dans la narration d’aventures, l’étude de mœurs ou de caractères, l’analyse de sentiments ou de passions » (153) et un « récit invraisemblable, mensonger » (154). Il en résulte « que le roman est impossible » (155) ; or c’est justement cette « impossibilité » selon les normes romanesques de la modernité à « raconter une attaque de diligence, une traversée à pied des Cévennes, ou la naissance d’un sentiment amoureux » (156), donc un sujet hautement cinématographique, qui tente l’auteur, lequel en fait son projet romanesque.
19Il intègre dans ce projet au moins quatre autres œuvres qui traitent le même sujet, mais il s’agit d’une intertextualité virtuelle ; à la différence d’autres textes22 , aucune de ces œuvres n’ayant jamais existé : les « Cahiers » d’Octave déjà mentionnés23, le roman d’un des voyageurs de la diligence, Maxime Dumesnil, « La Reine de Saba [paru] sans succès en 1879 » (301) sous le « pseudonyme » de Maxence de Miremont24, un projet de film qui échoue et une collection de photos sur la vie quotidienne pendant la Commune qui sera détruite lors de l’attaque de la diligence. Les « Cahiers » d’Octave auraient paru en 1929, et le narrateur en cite de longs passages, une sorte de collage-commentaire de scènes romanesques. Pour lui, dans ces « Cahiers », « on sent que la tentation du roman est forte, et plus encore la pose littéraire, ce qui enlève de la véracité à son récit » (405) mais le narrateur admet de manière auto-ironique « la difficulté à romancer sa propre histoire » (406).
20Le projet de film a une fonction double : d’un côté, il suggère que le roman est ce qui reste d’un scénario rejeté par le commanditaire metteur en scène et, de l’autre, il montre les antagonismes entre les esthétiques cinématographique et romanesque25. Pour le narrateur, « le cinéma est un miroir attrape-tout, qui se faufile partout, pour qui rien de ce qui est ne peut se montrer […] arrivé à ce stade […] le réel est un mur contre lequel on se cogne. » (313). il n’est donc pas étonnant que le « maître de cinéma » auquel le narrateur avait envoyé ce scénario lui recommande finalement : « Je ne saurais trop vous encourager à en faire un roman. » Et le narrateur ironise : « Ceci n’est pas un roman. Vous [donc Constance] savez bien, vous, que c’est l’histoire de votre vie, que c’est précisément parce qu’elle était incroyablement romanesque qu’en désespoir de cause, étant donné précisément l’impossibilité du roman […] je me suis tourné vers le maître pour qu’il la raconte en images, votre histoire […] » (399). Il n’est pas besoin de souligner que l’échec du projet cinématographique renforce la nécessité du projet romanesque et confirme la supériorité du genre littéraire sur le septième art.
21L’autre média, cette fois d’époque, est représenté par la collection de photos du « quotidien de la Commune » (369), prises par Maxime et qu’il montre pendant une soirée d’étape à Constance. Maxime avait photographié par intérêt littéraire : « j’avais pensé utiliser ces photographies comme un répertoire de souvenirs pour donner plus d’acuité aux pages de mon roman » ; or il doit constater que ses essais littéraires « ne rendaient rien de la force et de l’humanité des clichés que j’avais sous les yeux » (370-371). Mais pendant l’attaque de la diligence, les centaines de clichés sur plaques de verre qui donnaient « un autre visage de la Commune » (505)26 seront détruits, et le narrateur-auteur commente : « [C]’est pour nous une perte irrémédiable. » (507) De la même manière que le film qui ne sera pas tourné, les photos disparues ne peuvent être remplacées que par la littérature, le quasi-passé de la fiction peut évoquer un passé effectif définitivement perdu.
22Le roman La Reine de Saba, en vue duquel Maxime avait photographié la Commune, aurait été publié au moment de l’apogée du naturalisme. Ce roman dans le roman qui n’a jamais paru27 représente en miniature le même jeu métafictionnel et métahistorique que notre roman entier : l’auteur-narrateur y fait aussi bien allusion à ses propres romans (par exemple à Préhistoires (2007), publié d’abord sous le titre de Paléocircus en 1998, quand il évoque Maxime prenant connaissance de la récente découverte du Cro-Magnon aux Eyzies-de-Tayac), qu’à sa critique du naturalisme à la Zola, retrouvée chez Maxime sous la forme de la condamnation « de la littérature scientifique » (303 : « On finira par demander des comptes à la beauté. »), et qu’à l’importance de la photographie pour la littérature (« Art ou pas, il n’empêche qu’il semble bien difficile au romancier qui prétend rendre fidèlement la description d’un monument ou d’un paysage, de rivaliser avec ce regard minéralisé, statufié, fossilisé, qu’est la photographie. » [306]). Mais il évoque aussi la figure de Rimbaud dans le Harrar, la région où joue La Reine de Saba, qui selon lui « nourrissait le même projet » que Maxime : « l’idée d’un livre total, regroupant texte et photographie », pour « rapporter des fragments d’un monde inédit » (311).
23Mais malgré le rôle important des divers types d’intertextualité, ce sont la multiperspectivité de la narration et les éléments métafictionnels et autoréflexifs qui procurent à ce roman sa qualité de « quasi-passé » littéraire. L’intertextualité est à la base de la multiperspectivité, mais celle-ci gagne toute sa dimension avec la variété des points de vue des différents protagonistes et par le dialogue, réel-fictif (comme avec Constance), virtuel (comme avec les autres protagonistes que le narrateur instaure) ou concret dans les dialogues et les confrontations des points de vue de ces protagonistes. Et les éléments métafictionnels sont introduits grâce à la sémantisation des espaces et des époques comme une véritable réécriture de l’époque de la Commune avec une apologie de la minorité et surtout d’Eugène « Varlin l’admirable » assassiné par les Versaillais, à qui il consacre un chapitre qui se termine par l’appel : « Faites place à l’Admirable, faites place à la pensée et au cœur d’Eugène Varlin. » (290) les éléments autoréflexifs sont tellement nombreux qu’il est impossible d’en faire le bilan. Et assez souvent, ils deviennent méta-autoréflexifs, surtout quand il s’agit pour le narrateur de se situer dans l’évolution littéraire depuis le milieu du XIXe siècle.
24L’autoréflexivité devient alors la critique véhémente d’une tendance séculaire réduisant de plus en plus la place de l’imaginaire et de la fiction jusqu’à arriver au « texte mis à nu, réduit à l’état de jeux de mots, de jeux avec les mots » (243) et excluant en même temps « ce qu’on pourrait appeler le grain du monde » (75) Mais la critique de cette tendance témoigne justement de l’importance de son influence. Si le narrateur sent à ce point et si souvent la nécessité de se justifier, il montre qu’il n’est pas encore possible, malgré tous les sous-entendus ironiques, de raconter une aventure extraordinaire comme celle de ce roman sans devoir la justifier presque sans arrêt. Il ne s’agit donc pas d’un « retour » à une forme romanesque traditionnelle mais de la tentative de trouver une forme qui tienne (aussi) compte de la mise en question du roman par le « nouveau roman » et le « nouveau nouveau roman » de la seconde moitié du XXe siècle.
25Avec cette structure, le roman se veut représentatif de la situation romanesque d’aujourd’hui, que Luca Bevilacqua décrit ainsi : « le projet apparemment le plus simple, c’est-à-dire le récit d’une belle histoire (qui de plus se termine bien) est en réalité le plus difficile à atteindre. » (167) Si le narrateur de L’Imitation du bonheur veut réussir le récit de cette belle histoire, il doit tenir compte de cette situation et montrer les difficultés de cette entreprise. C’est pour cette raison qu’il semble « nous tourner le dos » (Bevilacqua, 173) dans la première partie auto- et métaréflexive. Mais il le fait tout en montrant aux lecteurs que nous sommes les conditions et les règles du jeu romanesque. Le dialogue avec Constance sur les possibilités et les limites de ce jeu, malgré l’ironie omniprésente, met à nu ce jeu pour montrer que la réflexion et la construction d’un tel roman ne laissent rien à désirer d’un point de vue réflexif et autoréflexif. il semble significatif que l’auteur Rouaud se sente obligé de nous faire visiter son atelier romanesque avant d’en arriver au récit prétendument simple de l’aventure entre Constance et Octave, qui lui aussi est cependant constamment interrompu par des réflexions métafictionnelles et métahistoriques. Le roman devient ainsi une discussion et une illustration de la possibilité d’un roman historique de nos jours.
26On assiste aujourd’hui à un « renouveau de l’ampleur romanesque »28 aussi étonnant qu’évident et celui-ci va souvent de pair avec un retour du roman historique. Dominique Viart explique ce tournant par le fait que « lassés des formes brèves, fragmentées, et des courts récits […] le XXIe siècle commençant renouait avec une insatiable faim littéraire »29. Mais si au cours des dernières années paraissent nombre de grands romans historiques (Anne-Marie Garat, Dans la Main du diable, 2006 ; Philippe de la Genardière, Simples mortels, 2003 ; Philippe Claudel, Les Âmes grises, 2003 ; Hédi Kaddour, Waltenberg, 2005 ; Michel Chaillou, Virginité, 2007), et surtout Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell, il se pourrait que ce changement ait des raisons plus profondes. Ce double retour (roman historique et ampleur romanesque) ne peut trouver un tel impact et un tel écho auprès des lecteurs que parce que les thèses sur « la Fin de l’histoire » ont été démenties par l’histoire même et parce que le jeu autoréflexif sans fin a lassé les auteurs et a été délaissé par les lecteurs. On ne parle presque plus de roman postmoderne et il se pourrait que le roman de la modernité soit aussi un « projet inaccompli »30.
27Ce ne sont donc pas seulement les historiens qui ont découvert les qualités nécessaires et inévitables de la narration. Ce sont aussi les romanciers qui ont redécouvert, comme l’a formulé Andreas Kablitz, « que les caractéristiques structurelles de la narration et du récit sont en relation avec les caractères structurels de l’histoire même »31. Kablitz fait un pas de plus quand il constate que « l’élasticité de la narration [littéraire] » la prédestine à être un « instrument pour dégager la complexité de l’histoire et le réseau relationnel qui la constitue »32. Avec de telles appréciations, le littéraire qu’est Kablitz rejoint le philosophe Paul Ricœur qui combat le concept propagé par une grande partie de la littérature française des cinquante dernières années, « selon lequel la littérature d’imagination, parce qu’elle use constamment de fiction, doit être sans prise sur la réalité ».
28Pour Ricœur, c’est une relation biconditionnelle : « [l]’intentionnalité historique ne s’effectue qu’en incorporant à sa visée les ressources de fictionnalisation relevant de l’imaginaire narratif, tandis que l’intentionnalité du récit de fiction ne produit ses effets de détection et de transformation de l’agir et du pâtir qu’en assumant symétriquement les ressources d’historicisation que lui offrent les tentatives de reconstruction du passé effectif. »33
29Pour le philosophe qu’est Ricœur, la condition de « l’intentionnalité du récit de fiction » ne pose pas de problème, mais tout le problème des normes romanesques et de leur évolution y est lié. Si l’autoréférentialité est apprécié comme aboutissement et idéal de la littérature, l’intentionnalité du récit de fiction n’est pas seulement anachronique mais dangereuse. Une littérature qui voudrait reconquérir cette perspective doit donc rompre avec le courant dominant de la néo-avant-garde depuis le Nouveau Roman. Si l’avant-garde voulait encore « reconduire l’art dans la vie », ce qui représente une intentionnalité si forte qu’elle s’est révélée impossible, la néo-avant-garde a tiré les leçons de cet échec en généralisant l’autoréférentialité et en excluant la vie de l’art. Cette norme a subi de nombreuses attaques depuis les découvertes de « nouveaux territoires romanesques » au cours des années 1980, pour citer le titre du premier bilan de cette évolution présenté en 1990 par Claude Prévost et Jean-Claude Lebrun34. Vingt-cinq ans plus tard, le roman peut ouvertement revendiquer une « prise sur la réalité ».
30Si Rouaud déclare dans son avant-propos devoir « procéder à une sérieuse révision de [ses] dogmes poétiques » (12), et tout le roman en est l’illustration, il le termine avec la citation bien connue de la fin de Germinal35 , pour montrer que Zola « ne va pas tarder à basculer et à tenir des propos bien peu scientifiques […] qui ressemblaient à une profession de foi » (577). la littérature trop « théorique » liée au jeu sur le signifiant et à la mort de l’auteur a mené dans la même impasse que le « roman expérimental » de « l’inspecteur de la littérature scientifique » (ibid.) S’il « fut un temps […] où les romanciers se sont privés de tout ce qui faisait les ingrédients du genre : l’intrigue […], les personnages […], le style […], l’émotion […] pour ne conserver que cet art minimal de la description, du fragment » (147-48)36, donc le temps du Nouveau Roman et de ses successeurs, le temps de ces normes prohibitrices est révolu. L’aventure du récit n’exclut désormais plus le récit d’une aventure qui a aussi prise sur la réalité.
Notes de bas de page
1 « Entretien avec Jean Echenoz et Jean Rouaud », in Lendemains 110-111 (2003), p. 139-149, p. 145 et 149.
2 Je renvoie à une des premières monographies sur Rouaud : Corinna Dehne, Der « Gedächtni-sort » Roman. Zur Literarisierung von Familiengeschichte und Zeitgeschichte im Werk Jean Rouauds, Berlin, Schmidt, 2002.
3 Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
4 Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent – héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, réédition 2008.
5 Voir l’appel à contribution dans « Fabula » : « littérature-monde : New Wave or New Hype ? », Florida State University, 12-14 février 2009 (avec Jean Rouaud et Michel le Bris).
6 Toutes les citations sont tirées de : « Pour une “littérature-monde” en français », in Le Monde des Livres (16 février 2007), p. 2.
7 Ottmar Ette, « Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft. Eine Programmschrift im Jahr der Geisteswissenschaften », in Lendemains 125 (2007), p. 7-32.
8 Jean Rouaud, « Mort d’une certaine idée », in Michel le Bris et Jean Rouaud, Pour une Littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, p. 7-22.
9 Jean Ricardou (éd.), Claude Simon, 10/18, 1975.
10 Danièle Sallenave, « Notre temps est celui du récit », in La Quinzaine littéraire 532 (16.5.1989), p. 21.
11 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3, Le temps raconté, Paris, Seuil, « Points », 1991, p. 279-280.
12 Ricœur, op. cit., p. 185.
13 Dans « Erzählformen der “mémoire immédiate” bei Assia Djebar. Le blanc de l’Algérie (1995) und La disparition de la langue française (2003) », in Kirsten Dickhaut et Stephanie Wodianka (éds), Geschichte – Erinnerung – Ästhetik. tübingen, Narr, 2010, p. 213-226. Dans ce contexte, il faudrait aussi tenir compte de l’article d’Andreas Kablitz, « Geschichte – tradition – Erinnerung ? Wider die Subjektivierung der Geschichte » in Geschichte und Gesellschaft 32 (2006), p. 220-237.
14 Ricœur, op. cit., p. 347. Il me semble symptomatique que Christophe Reffait cite (entre autres) ce passage de Ricœur dans sa « Présentation » du numéro 3 de la collection « Romanesques » (Romanesque et histoire), p. 7-14, p. 13.
15 « Historische Literatur als Korrektiv des historischen Spezialdiskurses? », in Jürgen link, « “Wiederkehr des Realismus” – aber welches? Mit besonderem Bezug auf Jonathan Littell », in KulturRRevolution 54 (2008), p. 6-21, p. 15.
16 Ansgar Nünning, « literarische Geschichtsdarstellung: Theoretische Grundlagen, fiktionale Privilegien, Gattungstypologie und Funktionen », in Bettina Bannasch et Christiane Holm (éds), Erinnern und Erzählen. Der Spanische Bürgerkrieg in der deutschen und spanischen Literatur und in den Bildmedien, Tübingen, Narr, 2005, p. 35-58, ici : 47 et 50.
17 Bernard Gendrel, « l’histoire dans la cosmologie romanesque », in Romanesques 3 (2008), p. 55-68, p. 58-59. Gendrel distingue un « romanesque narratif » d’un « romanesque explicatif ».
18 Jean Rouaud, L’Invention de l’auteur, Paris, Gallimard, 2004.
19 Jean Rouaud, L’Imitation du bonheur, Paris, Gallimard, 2005.
20 Luca Bevilacqua, « Notes de lecture sur L’Imitation du bonheur de Jean Rouaud », in Gianfranco Rubino (éd.), Présences du passé dans le roman français contemporain, Rome, Bulzoni, 2007, p. 161-176, p. 170.
21 Lissagaray décrit cette mort en détail et conclut ainsi : « toute la vie de Varlin est un exemple » (in Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune, vol. 3, Paris, Maspero, 1967, p. 10).
22 Un des cas les plus complexes (p. 72-75) est celui du naturaliste William Henry Hudson (1841-1922), dont Le Vent de la Pampa et Un flâneur en Patagonie se trouvent bien dans le catalogue de la BnF, mais un des deux titres anglais qui lui sont attribués, Adventures among birds, est d’un autre auteur : Hugh MacKenzie Halliday.
23 Les « Cahiers » d’Octave Keller ne semblent jamais avoir paru, mais il existe de nombreux trvaux d’un Octave Keller, ingénieur en chef des Mines (voir catalogue de la BnF) de la seconde moitié du XIXe siècle.
24 Ni Maxime Dumesnil ni Maxence de Miremont n’existent dans le catalogue de la BnF, mais il existe un Octave Dumesnil (combinaison du prénom d’Octave Keller et du nom de Maxime Dumesnil), médecin et auteur d’ouvrages sur l’hygiène publique.
25 En rapport avec le cinéma, Rouaud renvoie au « Grand Art de l’ombre et de la lumière par Laurent Manonni » (p. 173). Cette œuvre, comme nombre d’autres mentionnées dans le roman, existe, mais avec un titre légèrement différent (Le grand Art de la lumière et de l’ombre : archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994 et 1995) et un auteur qui s’écrit Mannoni.
26 Rouaud les compare à la photo du jeune Rimbaud : « Agrandies, elles seraient affichées dans les chambres d’adolescents, exposées sur les murs de Paris à l’emplacement même où les avait saisies jadis leur auteur, et elles nous donneraient une autre vision de la Commune. » (p. 504)
27 Le titre du roman fait allusion à l’opéra de Charles Gounod (livret de Jules Barbier) : La Reine de Saba (1862). Et Rouaud joue avec les lecteurs en donnant à ce roman fictif un éditeur réel, Letouzey et Ané, spécialiste de dictionnaires de théologie catholique, mais aussi éditeur du Dictionnaire de biographie française (depuis 1932).
28 Autre sous-titre chez Viart et Vercier (2008), p. 386-391.
29 Ibid., p. 391.
30 Jürgen Habermas, Die Moderne – ein unvollendetes Projekt, Frankfurt, Suhrkamp, 1990.
31 Andreas Kablitz, « Geschichte – Tradition – Erinnerung? Wider die Subjektivierung der Geschichte », in Geschichte und Gesellschaft 32 (2006), p. 225 : « dass die strukturellen Eigenschaften des Erzählens etwas zu tun haben mit den strukturellen Eigenschaften der Geschichte selbst » (traduit ici par W.A.).
32 Andreas Kablitz, art. cité, p. 237. (Die « Elastizität des Erzählens als eines Mediums der Herstellung von unterschiedlichen typen von Beziehungen » prädestiniert es [das Erzählen] geradezu zum « Instrument der Aufdeckung der Komplexität der Geschichte selbst und als solche konstituierenden Beziehungsgeflechtes ».)
33 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, op. cit., p. 279-280.
34 Claude Prévost et Jean-Claude Lebrun, Nouveaux Territoires romanesques, Paris, Messidor, 1990.
35 « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre » (p. 577), la dernière phrase du roman de Zola.
36 La citation complète : « il fut un temps, après la guerre terrifiante au mitan du siècle qui désespéra de la nature humaine, où les romanciers se sont privés de tout ce qui faisait les ingrédients du genre : l’intrigue (autrement dit le sens de l’histoire, savoir, le bonheur c’est par là, et au lieu de la félicité annoncée on débouche sur l’horreur, alors autant laisser tomber), les personnages (agglomérés dans des masses informes et anonymes), le style (rendu complice de la catastrophe et de son bilan idéologique), l’émotion (forcément déplacée face à la montagne de cendres des corps brûlés) pour ne conserver que cet art minimal de la description, du fragment » (p. 147-148).
Auteur
Université d’Osnabrück
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