2. Le roman urbain et la ville
p. 23-41
Texte intégral
1On a vu que la ville seule ne fait pas le roman urbain : si la situation de l’intrigue constitue un important critère de classement, celui-ci est loin d’être le seul. Un récit qui se déroule dans une métropole n’est pas nécessairement un roman urbain ; pour le devenir, il doit également s’ancrer dans l’époque contemporaine, s’intéresser au quotidien ordinaire de ses personnages citadins et porter des marques intrinsèques de l’actualité. Le décor comme critère générique reste cependant indispensable : il serait difficile d’imaginer un roman urbain sans aucun lien à la ville. Dans ce chapitre consacré aux espaces caractéristiques du genre, on s’interrogera sur les particularités de ces décors. On verra si le roman requiert des espaces spécifiques ou si, au contraire, n’importe quel lieu peut lui convenir, à condition bien sûr d’être situé dans une ville. Les questions que soulèvent les décors caractéristiques ou idéaux, adéquats ou suffisants du genre sont nombreuses. Le roman urbain nécessite-t-il une ville concrète en tant que décor ou peut-il s’accommoder d’une ville indéfinie ? Quel est son emplacement idéal ? Une ville française, plutôt qu’une cité étrangère ? Une grande métropole, plutôt qu’une ville moyenne ? La ville de Paris, dont personne ne saura nier l’importance particulière dans l’histoire de la littérature, plutôt que les autres villes, françaises ou étrangères ? Enfin, l’intégralité de l’intrigue doit-elle être située dans une même ville ? Les personnages sont-ils libres d’aller d’une ville à l’autre, voire de quitter le milieu urbain, temporairement ou définitivement ? Pour répondre à ces questions, il faut passer en revue non seulement les différents usages que les romans du corpus font de l’espace mais aussi les visées principales qui les déterminent. Tel est l’objectif de ce chapitre où il sera question à la fois des différentes représentations contemporaines de la ville, allant de l’abstraite à l’identifiable, de l’intime à la publique, de la familière à l’inconnue, et des éventuelles alternatives que le roman propose aujourd’hui à l’univers « surmoderne » des grandes métropoles.
2.1. Cités au quotidien
2Les grandes théories sur les rapports de la littérature et de l’espace semblent s’accorder sur un point : elles démontrent que chaque forme a sa propre géographie, chaque genre possède son espace spécifique. Dans sa théorie du chronotope, défini comme « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature »1, Mikhaïl Bakhtine démontre l’importance capitale des différents usages que les genres font de l’espace. Si dans cette analyse qui va des genres de l’Antiquité jusqu’au roman-idylle, Bakhtine n’aborde que les modèles élaborés par les romans grec et romain, chevaleresque et rabelaisien, il est certain qu’une description détaillée des espaces du roman urbain contribuerait grandement à notre compréhension de ce genre. En passant en revue les lieux qui apparaissent dans les romans du corpus, on est frappé par la grande variété des cités évoquées. Si parmi les villes françaises, Paris figure évidemment au premier lieu, à ses côtés on retrouve également Marseille, Vienne et Avignon (Izzo), Montélimar (Adam), Bourges (Adam et NDiaye), Cannes (Beigbeder et Souton), Caen (Cendrey), Lyon (Despentes, Izzo), Brest, Quimper et Bordeaux (Despentes), Saint-Brieuc, Toulouse, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz (Echenoz), La Roche-sur-Yon (Houellebecq), Rouen (Houellebecq et Echenoz), Trouville (Souton), Clermont-Ferrand (Laurrent), Poitiers et Châteauroux (NDiaye). La liste des villes étrangères figurant dans les textes, montre au moins autant de diversité : les capitales européennes côtoient les grandes métropoles des autres continents. La liste est bien longue, même si elle est loin d’être complète : Bruxelles (Salvayre et Laurrent), Turin, Cologne, Milan, Dresde (Salvayre), Berlin (Salvayre et Toussaint), Augsburg et Munich (Toussaint), Ostende (Delerm), Ruse et Sofia (Wajsbrot), Hambourg et Marrakech (Smaïl), Conakry et Miami (Beigbeder), Rome, New York, Dacca, Dubai, Bangkok et Rangoon (Benacquista), Sydney et Bombay (Echenoz), Sarajevo, Los Angeles et Las Vegas (Laurrent). À part les sites concrets et identifiables, on trouve également et souvent dans les mêmes récits, nombre de lieux anonymes, des silhouettes urbaines floues. Peut-on supposer des visées narratives précises derrières ces différents usages que les romanciers font de l’espace ? Qu’est-ce qui motive la localisation précise ou indéterminée de ces récits ?
3Si doter la fiction romanesque d’une topographie précise n’est pas une démarche très récente dans l’histoire de la littérature française, elle ne fait pas non plus partie des ambitions les plus anciennes du genre romanesque. Le procédé remonte à Balzac, salué par Michel Chevalier comme un innovateur de génie, « le premier à avoir mis un terme, vers 1830, au tabou qui empêchait, dans la plupart des romans, de désigner les villes de province autrement que par une majuscule ou des astérisques »2. Écrits au moment où les villes prenaient soudain des dimensions imposantes, les romans de Balzac rendent compte de la transformation radicale de l’espace et font de la métropole moderne le lieu d’élection de toutes les aventures. Reconnaissant que le recul du temps et de l’espace ne sont plus nécessaires au décor épique, le romancier vise la peinture réaliste d’une cité bien définie. C’est la fin de l’anonymat du décor urbain : le concret gagne du terrain, non seulement avec la localisation précise de l’intrigue, mais aussi avec la description détaillée d’une topographie donnée pour concrète. « Sa géographie parisienne est infaillible », constate Roger Caillois dans la préface d’À Paris, « c’en est fini des dithyrambes, des imprécations et des métaphores inspirées »3.
4L’assise stable d’une véritable topographie dont la ville est dotée par des romanciers comme Balzac, Zola, Flaubert ou les Goncourt, continue à vivre dans la littérature contemporaine. Dans certains romans, elle semble correspondre à une visée documentaire : il s’agit d’informer le lecteur d’une situation bien concrète en lui présentant des éléments précis. Jean-Claude Izzo4 loge avec le souci d’un Balzac chacun de ses personnages dans un quartier de Marseille qui correspond à son caractère et à ses origines, à son statut socio-professionnel et à son orientation politique. Paul Smaïl5, Daniel Pennac et Olivier Adam tracent de leurs quartiers parisiens, Barbès, Belleville et Notre-Dame-de-Lorette, des portraits solidement ancrés dans la réalité. Riches en détails véridiques, ces portraits se construisent d’adresses précises, de descriptions réalistes et de la topographie exacte des déplacements quotidiens des personnages. La localisation qui dote les rues (rue des Pistoles, rue Ordener, rue des Martyrs, etc.), les bars (le Bar des Maraîchers, le Péano ou les Treize-Coins) et les magasins (le Shopi de la rue des Martyrs) de noms propres ne tient pas du hasard. Ces romans cherchent à retracer la physionomie d’un quartier, à peindre ses habitants et leur mode de vie. L’intrigue ne pourrait pas être aisément transférée d’un quartier à un autre puisque sa localisation témoigne des préoccupations spécifiques, telle que la peinture ethnographique d’un milieu ou la préservation d’un patrimoine culturel ou architectural. Cette visée documentaire semble particulièrement marquée dans les récits axés sur la représentation des quartiers populaires ou des banlieues difficiles, qui tendent à mettre leur intrigue entièrement au service de la description d’un milieu ethnique ou socioculturel bien précis. L’intrigue des Belles Âmes6 de Lydie Salvayre se construit autour d’un voyage à travers l’Europe dans l’unique but de visiter les HLM les plus misérables des grandes villes comme Paris, Bruxelles, Berlin ou Dresde. La localisation précise et l’abondance des descriptions expriment ici la volonté de représenter une réalité sociale concrète.
5Les récits d’enquête, quelle que soit leur nature (policière, journalistique, personnelle, etc.), requièrent également une topographie précise dans une ville réelle. Il s’agit là d’un sous-genre romanesque généralement urbain que Jean-Noël Blanc7 prend soin de distinguer des romans policiers du type whodunit, souvent situés dans des manoirs ou des petits villages. Selon Blanc, le roman policier installe la métropole moderne au cœur du récit, fondant sa solide réputation de réalisme principalement sur l’évocation d’une ville précise et de ses lieux identifiables :
Il est permis de voir là l’irruption de l’urbain dans l’écriture. […] La contemplation est remplacée par l’action, et la temporalité paisible et lente des saisons et des jours par le rythme saccadé et bruyant des villes. C’est l’écriture urbaine par excellence8.
6Qu’il s’agisse d’une ville réelle ou d’une cité inventée, le genre policier se plaît à multiplier les signes du vrai et les apparences du réel. Le réalisme des noms de rues, d’hôtels ou de cafés servent à crédibiliser l’histoire : ce sont des petits faits vrais que les auteurs brandissent pour baliser leurs récits de repères concrets. L’intrigue de ce type de récit nécessite souvent un ancrage particulièrement précis : le roman a besoin de reproduire, avec exactitude, un plan de rues pour tracer les itinéraires des personnages en fuite et ceux de leurs poursuivants. Pour comprendre l’intrigue de certains récits, le lecteur est parfois invité à lire le roman avec un plan de ville à l’appui, comme dans L’Homme qui tuait des voitures9 où la stratégie du lieutenant Rossi, chargé de capturer un tueur en série, repose entièrement sur l’étude de la topographie d’un quartier parisien : « il y a aussi une proximité géographique entre l’assassinat de la conductrice de taxi, rue de l’Orillon, et celui du moustachu, dans le parking de la rue Saint-Maur. Pour moi, tout se tient et la solution du problème se trouve à Belleville »10. Fort de cette conviction, le lieutenant entame la tournée des concierges dans la zone située entre la rue Saint-Martin et la rue de l’Orillon et réussit en effet à localiser l’assassin. La progression de l’enquête est abondamment documentée par l’auteur et la précision des noms de rue et des adresses citées permettent au lecteur de retracer l’itinéraire des personnages jouant à la course-poursuite. La connaissance parfaite de la topographie parisienne ou marseillaise joue également un rôle clé dans les récits de Daniel Pennac, de Jean Echenoz, de Tonino Bencquista et de Jean-Claude Izzo où l’enquêteur évolue comme un poisson dans l’eau dans un milieu urbain fourmillant de points de repères divers : adresses précises, bars et cafés concrets, une multitude de lieux déterminés.
7Dans d’autres cas, l’exploitation des décors urbains révèle un côté insolite de la vie quotidienne. La tradition de cette ambition remonte aux surréalistes, les premiers à chercher la présence de la magie dans les quartiers les plus prosaïques et sans histoire de Paris. Dans Paris des Surréalistes11, Marie-Claire Banquart montre leur haine des endroits considérés comme « historiques » ou « littéraires » auxquels ils préféraient les lieux de passage (gares, métro, ponts, etc.), les marchés aux puces, les quartiers banals, les jardins publics ou les cinémas populaires. Il s’agit là d’une recherche consciente du contraste entre le concret d’un lieu banal et sans histoire et l’aventure, le mystère, l’extraordinaire. Ce désir de repérer le mystère dans la banalité du quotidien, à travers le spectacle toujours renouvelé de la ville, survit aujourd’hui dans les œuvres des romanciers comme Jean Echenoz ou Éric Laurrent. Leurs textes sont profondément ancrés dans un décor urbain bien concret : c’est presque exclusivement Paris, avec une prédilection nette pour les quartiers banals et les scènes éparpillées aux quatre coins de la ville. Plus le mouvement incessant et virevoltant qui caractérise ces récits rend l’intrigue insaisissable, plus le décor s’accapare le concret : les adresses privées et professionnelles des personnages, leurs rendez-vous et leurs itinéraires sont reproduits avec un souci de fidélité extrême. Les Grandes Blondes12 d’Echenoz regorge d’adresses et de lieux de rendez-vous : pris dans le tourbillon de leurs déplacements fiévreux, les personnages parcourent Paris de la Porte des Lilas à la Porte Dorée, de Bir-Hakeim à la rue de Tilsitt, du métro Botzaris à la rue des Martyrs, en passant par la place d’Italie, la rue Yves-Toudic, le boulevard Sébastopol, le canal Saint-Martin ou la place de la République. Quant à Éric Laurrent, il précipite le héros des Atomiques d’une salle de musculation situé boulevard Voltaire dans une discothèque sur les Champs-Élysées, de la porte d’Italie à la porte de Montreuil, du boulevard Montmartre à Gallieni ou à l’Île de la Cité, de l’avenue Kléber à Pigalle, du canal de l’Ourcq à la rue du Four et ainsi de suite.
8Néanmoins, l’inscription de l’intrigue dans une ville concrète pourvue d’une topographie exacte n’est pas l’apanage de tous les romans urbains. Le commentaire de Michel Chevalier, pionnier de la géographie littéraire13, témoigne au contraire du vague qui marque l’évocation des villes dans de nombreux textes littéraires, n’offrant à la recherche géographique que des repères insuffisants :
La localisation est presque toujours réduite à peu de choses : des quartiers urbains stéréotypés, des maisons […] qui, quelques détails pittoresques mis à part, pourraient se trouver aussi bien au Nord qu’au Sud. […] Très souvent, la ville fournit simplement un cadre : quelques repères, des silhouettes14, etc., ce qui rend bien des lectures décevantes15.
9En effet, peu de choses suffisent pour esquisser un cadre urbain : le romancier peut se contenter de planter quelques blocs de maisons, un trottoir, un kiosque à journaux, une terrasse de café. Il peut doser à sa guise les lieux publics (jardins publics, terrains de sport, marchés, arrêts de bus, gares et stations de métro), ajoutant divers bâtiments publics (des hôpitaux, des écoles, des commissariats, des bureaux de poste) ou même des espaces dédiés au commerce, à la consommation et aux loisirs (cafés, bars, restaurants, hôtels, discothèques, boutiques, supermarchés, magasins, cinémas, théâtres, piscines, musées, etc.). Il n’est point nécessaire de préciser le nom de la ville, ni celui des rues ou des établissements divers. Et même là où l’intrigue a une localisation précise, la présentation des sites urbains peut être négligée, l’histoire pouvant aussi bien se dérouler dans n’importe quelle autre ville d’une importance comparable.
10Ainsi, Vendredi soir16 d’Emmanuèle Bernheim est situé dans une ville anonyme dont la circulation est bloquée par les grèves. Le roman narre l’aventure d’une nuit qui se produit entre une conductrice et un auto-stoppeur, réunis par le hasard des circonstances. Le bruit, le méandre des rues inconnues et le peu de décor qui entoure les personnages, donne l’impression que ceux-ci évoluent dans une grande ville même si aucun détail ne permet d’identifier celle-ci17. En fait, cette histoire pourrait avoir lieu dans n’importe quelle métropole où les embouteillages sont fréquents et où l’anonymat permet les rencontres fortuites entre inconnus. Par son imprécision géographique, le décor du roman exprime également l’état d’âme de l’héroïne, déboussolée :
Elle ne reconnaissait aucune de ces rues. S’ils étaient passés par là hier, elle ne s’en souvenait pas. […] Elle regarda autour d’elle. Il y avait des rues partout, à droite, à gauche, tout droit. Elle s’était perdue. Elle savait à présent qu’elle ne retrouverait ni l’hôtel ni sa voiture. […] Alors elle se mit à courir devant elle, au hasard18.
11Ce type de décor imprécis n’est pas rare dans le roman urbain contemporain. Un autre récit, Poupées19 de Nicolas Jones-Gorlin, met également en scène une ville indéfinie qui se passe de toute détermination géographique. Abondant en scènes d’intérieur, ce roman est situé dans des décors très généraux : des bureaux, des cafés, des supermarchés, des boutiques et des magasins, des restaurants, des soirées chez des amis, des défilés de mode, des courses en taxi, des visites chez le médecin. L’ancrage urbain20 du récit s’exprime surtout à travers le mépris absolu des personnages à l’égard du goût provincial. L’abstraction parfaite des repères spatiaux contribue ici à la création d’un décor lisse, correspondant parfaitement à la peinture de la mode de vie des « poupées de mode » qui peuvent évoluer dans n’importe quelle métropole de la surmodernité.
12La peinture d’un mode de vie urbain et branché constitue également l’ambition générale de 99 F21. Frédéric Beigbeder situe son roman à Paris, mais dans un Paris singulièrement vidé de sa topographie. Des réunions de travail situées dans des bureaux uniformes d’agences publicitaires et de grandes entreprises sont montrées en alternance avec des scènes à domicile. Les déplacements parisiens du protagoniste, Octave, restent dans le vague, seuls les décors de ses voyages à Conakry, à Miami ou à Cannes sont décrits avec précision. Pourquoi l’auteur fait-il ici économie des descriptions de lieux qu’il peut supposer connus par le lecteur en faveur des décors plus exotiques ? Comme l’affirme Jean Roudaut, parfois la simple évocation du « nom de la ville […] ayant une existence géographique, dispense le narrateur de toute indication purement pittoresque et non fonctionnelle »22 . Remarquons que l’omission des décors parisiens semble surtout particulièrement bien s’accorder avec la dématérialisation caractéristique de la surmodernité, époque avec laquelle le personnage, concepteur publicitaire et « enfant du millénaire », semble être parfaitement en phase.
13On voit par là que le degré de précision de la localisation fort variable d’un roman urbain à l’autre, rend difficile le classement des romans du corpus en deux catégories opposées. Il serait donc plus judicieux de se représenter les décors précis et abstraits comme les deux pôles opposés d’une échelle allant du vague au défini. Bien entendu, le nombre des variations allant de la ville esquissée comme un contour vague et non identifié à la cité concrète, nommée et disposant d’un plan de rues détaillé, est proche de l’infini. D’autant plus que la plupart des romans ne constituent pas des cas « purs » ; souvent ils alternent même les deux procédés, situant certains lieux de manière très précise alors qu’ils laissent d’autres dans l’indétermination la plus complète. C’est la démarche adoptée par Marie NDiaye qui situe certains épisodes de La Sorcière23 dans des villes réelles (Paris, Châteauroux, Bourges et Poitiers), pourvues d’une topographie et d’adresses concrètes (ex. le métro Marcadet-Poissonière et la place Saint-Jacques à Paris), alors que la commune où vit la narratrice, située approximativement près de la côte atlantique, n’est jamais évoquée autrement que par la formule anonyme « notre petite ville ». Composé de quelques lotissements ordinaires, d’entrepôts, de grandes surfaces et d’un centre pourvu d’une banque et de quelques boutiques, cette commune parfaitement insignifiante devient, justement par son indétermination, l’archétype même de la ville nouvelle et de ses banlieues pavillonnaires. On retrouve le même procédé dans d’autres romans parlant de la banlieue (comme Presque un frère de Tassadit Imache, situé aux « Terrains » au nord de Paris, ou Ali le Magnifique, situé dans le 93, à la « Cité des Poètes ») qui laissent leurs banlieues respectives dans l’indétermination alors qu’ils évoquent avec précision la métropole dont la périphérie sert de décor à leur intrigue. Il en va de même dans Je vais bien, ne t’en fais pas d’Olivier Adam qui loge ses personnages dans un Paris concret, entre la rue des Martyrs, la rue Pigalle et la rue Lamartine, mais recourt à l’initiale « D » pour parler de la banlieue natale de l’héroïne :
Claire remonte doucement la rue des Martyrs. […] En prenant l’avenue Trudaine elle se dirige vers le quartier de la gare du Nord. […] Périphérique sud embranchement A6, direction Évry Lyon, vers la porte de Versailles ou d’Orléans. […] Claire entre dans D., petite ville à peine embourgeoisée, hésitant encore entre un souvenir de ruralité et une évidente modernité24.
14Évoquant la montée du racisme et la précarité des sans-abri, les deux romans de Mathieu Lindon25 sont situés également dans un Paris mi-concret, mi-abstrait où, curieusement, seuls les événements de la vie publique sont localisés. L’auteur occulte l’adresse privée de ses personnages alors qu’il situe le procès de Roland Blistier au Palais de justice, l’attroupement de la presse boulevard du Palais, le défilé antiraciste entre République et Bastille, la contre-manifestation rue de la Roquette, la bagarre entre les partisans des deux camps place Saint-Michel et rue Saint-André-des-Arts. En revanche, tout ce qui touche à la vie privée des personnages, reste dans l’indétermination. Comment s’expliquer ce contraste ? Une solution plausible serait la mise en avant de la vie publique au détriment des préoccupations individuelles des citadins. Nourrissant le dessein de parler de mœurs, de rapports de forces politiques ou de débats idéologiques, le romancier choisit ici de situer son récit dans la capitale où les phénomènes qu’il cherche à décrire apparaissent avec la plus grande netteté. Les décors anonymes de la vie privée lui permettent en même temps de reléguer l’individu au second plan, pour mieux se concentrer sur les questions touchant à la collectivité.
15Nous avons vu les principales visées de la mise en scène d’un décor abstrait : doter l’intrigue d’une portée plus générale, mettre l’accent sur les aspects sociaux et sur les idées abstraites et préférer les scènes d’intérieur dans certaines intrigues présentant un mode de vie propre aux grandes métropoles de la surmodernité. Ce qui importe dans ces récits, ce n’est pas tant la représentation d’une ville concrète avec ses particularités que celle de la vie urbaine contemporaine dans sa généralité. Il est difficile de déterminer avec certitude l’intention qui se manifeste à travers ces choix multiples. Dans certains cas, il s’agit sans doute d’une volonté de protéger une commune réelle ayant servi de modèle pour la description de certains phénomènes caractéristiques à un milieu socio-ethnique ou socio-culturel donné. Dans d’autres cas, c’est peut-être la visée généralisatrice qui s’exprime par le choix d’une commune indéterminée plutôt que d’une ville concrète. L’étude de notre corpus montre que les petites villes et les communes situées à la périphérie sont plus souvent anonymes que les grandes métropoles : une commune de la banlieue parisienne peut aisément être substituée à une autre alors qu’on trouverait difficilement en France une ville qui pourrait se mesurer en importance à la capitale. Apparemment, les villes concrètes et les villes abstraites coexistent souvent au sein de la même fiction. Assurant d’une part une assise stable à l’intrigue et la dotant, d’autre part, d’une plus grande généralité, elles semblent finalement plus se compléter que s’opposer.
2.2. Escapades rurales et exotiques
16J’ai défini le roman urbain comme un récit de fiction se déroulant dans une ville contemporaine. L’examen du corpus montre que la taille des cités servant de décor importe peu et que l’ambition générale du genre, à savoir la peinture du quotidien de son époque, s’accorde aussi bien avec des lieux indéterminés qu’avec des décors identifiables. Contrairement au roman d’évasion, le roman urbain ne cherche pas à dépayser le lecteur en lui présentant un « ailleurs ». Peut-il cependant éloigner ses personnages de la métropole contemporaine, pour la durée d’un voyage, ou même définitivement ? Quelles sont les limites de ces escapades rurales ou exotiques ? Proposent-elles une réelle alternative au mode de vie urbain qui, à une époque où la quasi-totalité des Occidentaux réside dans des villes, semble représenter désormais la norme ?
17En réalité, rares sont les romans qui situent l’intégralité de leur intrigue dans une seule ville. Les exemples que l’on trouve dans le corpus se limitent d’une part aux récits très brefs d’Emmanuèle Bernheim et de Christian Gailly (Vendredi soir et Les Fleurs) dont l’intrigue se limite à une unique anecdote dont la durée ne dépasse pas les vingt-quatre heures. D’autre part, on peut évoquer les romans policiers de Jean-Claude Izzo où le héros, Fabio Montale, est solidement ancré dans la ville de Marseille :
Pourquoi n’étais-je jamais parti, pour ne jamais revenir ? Pourquoi me laissais-je vieillir dans ce cabanon de trois sous, à regarder s’en aller les cargos ? Marseille, c’est sûr, y était pour beaucoup. Qu’on y soit né ou qu’on y débarque un jour, dans cette ville, on a vite aux pieds des semelles de plomb. Les voyages, on les préfère dans le regard de l’autre26.
18Cette trilogie dont la cité devient peu à peu le véritable protagoniste, met l’accent sur l’arrivée des exilés venus du monde entier plutôt que sur le voyage. Toutefois, contrairement à Montale, la plupart des personnages des romans urbains se déplacent, visitant diverses régions de la France (la Normandie, la Bretagne, la Côte Atlantique, les Landes, les Alpes, les Pyrénées, les Cévennes, l’Alsace, le Vercors, la Corrèze, etc.) ou des contrées plus exotiques de l’Australie, du Sénégal, de l’Inde et de la Thaïlande, le désert du Nevada, les plages de Miami ou le pôle Nord. Parmi ces destinations, on trouve certes des espaces ruraux mais également des métropoles lointaines dont New York, Los Angeles, Sydney ou Bombay, ou européennes comme Bruxelles, Berlin, Berlin, Cologne, Lisbonne ou Madrid que leur mode de vie urbain et atmosphère affairée rendent comparables aux villes d’origine des personnages.
19L’intrusion dans le roman de ces espaces différents, ruraux ou étrangers, semble essentiellement liée à quatre grands thèmes. Soumis à une évolution historique, certains prévalent dans les récits contemporains alors que d’autres, ayant connu leur heure de gloire à une époque révolue, n’apparaissent plus aujourd’hui que de façon sporadique. C’est le cas notamment du premier thème, celui du nouveau venu, qui a surtout marqué le XIXe siècle. Le Bildungsroman raconte l’arrivée à la capitale (Londres, Paris, Saint-Pétersbourg, Madrid, etc.) d’un jeune provincial décidé à y faire carrière et fortune. Dans son Atlas du roman européen, Franco Moretti27 dresse un large éventail de ces jeunes conquérants qui quittent leurs provinces respectives dans l’espoir de « parvenir », de devenir les maîtres d’une société dont la grande ville constitue le symbole et la pointe. Pour souligner l’importance du thème, Richard Lehan parle du « young-man-from-the-provinces-novel »28 comme expression privilégiée de la ville capitaliste du XIXe siècle. Plus tard, Zola et les naturalistes apprécieront à sa juste valeur le thème du nouveau venu, intrus à qui reviendra la charge de parcourir et d’expliquer, conformément aux lois de la vraisemblance, les différents milieux sociaux. « Le thème du nouveau », explique Philippe Hamon dans Le Personnel du roman, « est un thème dont le «rendement” vraisemblabilisateur sera également élevé, en effet il justifie […] le regard du nouveau sur le décor, les gens, les scènes environnantes »29. Il est intéressant de voir comment la présence de ce thème dominant au XIXe - s’efface progressivement dans la fiction contemporaine.
20Le roman de Philippe Delerm, Il avait plu tout le dimanche, constitue une exception presque unique à cet égard. Son héros, Arnold Spitzweg, est un Parisien d’adoption qui a quitté l’Alsace trente ans auparavant pour s’établir dans le 18e arrondissement de Paris, 226 rue Marcadet, convaincu qu’il « faut habiter à Paris » pour se sentir « au centre des choses […] [p]arce que c’est là que ça se passe, et puis voilà. »30 Remarquons cependant que, si ce personnage est issu de la province, le roman ne raconte pas son arrivée, ni son intégration à la capitale mais le montre déjà bien adapté, avec ses milliers d’habitudes quotidiennes insignifiantes. Une autre différence majeure avec le XIXe siècle réside dans le fait que, aujourd’hui, le nouveau vient moins de la province que de la banlieue, comme Claire dans le roman d’Olivier Adam, ou encore de l’étranger, comme Abdou, le jeune Algérien dans Le Soleil des mourants et Aniela, l’héroïne bulgare de Nation par Barbès. Cette dernière s’installe clandestinement à Paris pour réaliser un rêve d’enfance :
une vieille dame qui s’occupait d’elle […] lui racontait parfois son voyage à Paris […] la place de la Concorde et les Champs-Élysées, parsemant son récit de mots français […] si bien que la nuit, les lumières de Paris venaient briller dans la chambre […] quand elle restait de longues heures éveillées […] gardant intact le rêve d’aller à Paris31.
21Loin d’avoir le poids qu’il possédait à l’époque de Balzac, le thème du nouveau survit dans le roman urbain probablement parce qu’il permet de porter sur la société contemporaine le regard neuf d’un observateur venu d’ailleurs, dont l’enthousiasme s’émousse rapidement devant l’accueil froid que lui réserve la grande métropole. La critique du milieu urbain est cependant généralement prise en charge aujourd’hui par un autre thème, issu de la tradition des romans moralistes ou écologiques : celui du départ définitif. Mettant en relief les effets néfastes de la ville sur l’individu, ce thème comporte souvent une condamnation morale. Dans Polarville, Jean-Noël Blanc évoque l’exemple d’un sous-genre du roman policier qu’il appelle le « polar moraliste ». Favorisant l’image de la « ville séductrice » qui, pareille à une femme fatale, attire et pervertit les naïfs, celui-ci s’efforce de montrer la lutte acharnée des individus contre une cité impitoyable qui finit généralement par l’emporter, ne laissant aux personnages d’autre choix que la fuite. Dans ces romans, résume Blanc, le bonheur ne peut résider qu’en dehors des limites urbaines : dans la nature, sur une île sauvage ou à la terre natale où l’on retrouve la famille et les vrais amis, bref, dans un monde de vérité et d’authenticité que le roman oppose à la ville :
[Cette] conception de la ville s’inscrit dans un système d’oppositions qui, sous couvert de faire s’affronter grande et petite ville, ou ville et nature, place en fait en face de la ville, comme juste mesure de sa vérité, les valeurs traditionnelles qui préexistaient à l’urbanisation accélérée. Si bien que le polar réputé progressiste se révèle finalement être assez nettement passéiste : s’il est anti-urbain, c’est parce qu’il se réclame de valeurs ante-urbaines32.
22Il est intéressant de voir que, lorsqu’il thématise le départ définitif, le roman urbain contemporain propose les mêmes enjeux que le polar moraliste. Remarquons que l’exil des personnages exprime toujours un refus radical des valeurs que représente la ville : le mode de vie caractéristique de la surmodernité, la culture fondée sur la consommation, la superficialité des rapports humains, l’exclusion, etc. Dans Je vais bien, ne t’en fais pas, la protestation est incarnée par le personnage de Loïc, frère de l’héroïne, qui part à la recherche d’un lieu authentique et identitaire, à la fois nouveau et connu depuis toujours, qui pourrait le doter d’une véritable identité. Selon Loïc, il faut « quitter la France, qui sentait le renfermé, […] ou alors s’y enfoncer pour de bon, […] trouver des racines là où on déciderait de les planter […] puisque venant […] de la banlieue parisienne […] on venait d’un no man’s land et tout restait à bâtir »33. Cette nostalgie d’un lieu identitaire dénote la raréfaction, en milieu urbain et périurbain, de véritables lieux anthropologiques, progressivement remplacés par les non-lieux dont il sera question plus en détail dans le chapitre 4. L’alternative évoquée ici est d’une part l’étranger, d’autre part la véritable campagne où une fusion avec la nature reste encore possible, au prix d’un investissement personnel visant à se construire un ancrage. Une fuite similaire à la campagne a lieu dans Mon grand appartement34 où le héros quitte Paris après avoir perdu, en quelques jours, son emploi, sa compagne et les clés de son appartement. Sur un coup de tête, Gavarine décide de suivre en Corrèze une jeune femme enceinte rencontrée la veille dans une piscine. Quant au héros informaticien d’Extension du domaine de la lutte, pour planifier sa disparition dans la nature, il se procure une carte Michelin sur laquelle il repère l’endroit le plus solitaire au milieu des forêts : « Saint-Cirgues-en-Montagne. Le nom s’étalait, dans un isolement splendide […] ; il n’y avait pas la moindre agglomération à trente kilomètres à la ronde. »35
23Il est évident que les valeurs remises en question dans ces romans sont moins celles de la ville que celles de la société contemporaine en général. 99 F de Frédéric Beigbeder, qui vise à dénoncer la société de consommation où la publicité et les medias règnent en maîtres, met en scène une disparition similaire : deux trentenaires désillusionnés, Sophie et Marc, simulent le suicide pour quitter définitivement l’univers de la surmodernité « pour une petite cabane sans télé, ni radio, ni discothèque, ni air conditionné, ni cannettes de bière, ni rien d’autre qu’eux »36. Ces tentatives de quitter la ville expriment une critique du mode de vie urbain et condamnent les métropoles contemporaines considérées comme les lieux de l’artifice et du faux où se brisent les relations humaines et s’aggrave l’isolement de l’individu. Insistant sur des valeurs écologiques ou sociales et prônant la rupture avec la civilisation, ces textes opposent à la grande ville d’une part la pureté et l’authenticité des espaces ruraux, d’autre part le calme des lieux déserts. Mais, dans la plupart des cas évoqués, l’exode s’avère une utopie. Victime d’un accident, Loïc n’arrive jamais à Portbail. L’ennui mortel rattrape Marc et Sophie sur leur île paradisiaque. Gavarine ne trouve pas plus l’amour en Corrèze qu’à Paris. Le personnage misanthrope de Houellebecq se désintéresse de l’exil rural avant même d’atteindre le site choisi :
Je m’avance encore un peu plus loin dans la forêt. Au-delà de cette colline, annonce la carte, il y a les sources de l’Ardèche. Cela ne m’intéresse plus, je continue quand même. Et je ne sais même plus où sont les sources ; tout, à présent, se ressemble. […] Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. […] Elle n’aura pas lieu, la fusion sublime ; le but de la vie est manqué37.
24D’autre part, le thème du départ définitif n’est pas non plus toujours lié à la nostalgie d’un lieu paradisiaque qui figurerait aux antipodes de l’urbain. Au contraire, on constate que les personnages prennent généralement le chemin d’une autre ville. Rico, le personnage sans-abri du Soleil des mourants quitte Paris pour Marseille car, comme il le formule lui-même, « quitte à crever, autant crever au soleil »38. E’dy, le jeune beur qui, dans le roman de Tassadit Imache, fuit la ségrégation raciale liée à la banlieue parisienne, s’évade vers les villes italiennes : « J’ai décidé de partir plus loin. Pourquoi pas l’Italie ? C’est le pays des peintres, je me disais, plus besoin d’aller au musée ! Et puis, on me prenait déjà pour un Italien !39 » Dans Vivre me tue, Daniel met le cap sur Hambourg afin d’échapper aux préjudices qui pèsent sur les jeunes issus de l’immigration d’une part, et sur les homosexuels de l’autre. Un autre fils d’immigré, le héros d’Ali le Magnifique, trouve sa terre d’asile à Lisbonne. Poursuivis par la justice française, les protagonistes de L’Homme qui tuait des voitures, échouent à Montréal. Dans ces textes, il serait faux d’interpréter le départ définitif comme le refus des valeurs urbaines car la critique cible moins celles-ci que les divers défauts et lacunes de la société française contemporaine.
25Le troisième grand thème que l’on peut distinguer dans les romans du corpus est celui du voyage de ville en ville. Issus de la tradition du picaresque, les romans de la route ne deviennent urbains qu’à l’heure où la route disparaît dans le tissu dense des agglomérations : aujourd’hui, les boulevards périphériques des mégalopoles se distinguent à peine des autoroutes qui traversent la campagne. Organisés à la manière d’un road movie, les romans de Jean-Claude Izzo, de Virginie Despentes, de Marie NDiaye et de Lydie Salvayre font du voyage une rapide succession de villes : une odyssée essentiellement urbaine. L’intrigue de Baise-moi de Virginie Despentes rappelle le film célèbre de Ridley Scott, Thelma et Louise40. Manu et Nadine, deux jeunes femmes lasses des déceptions et des humiliations, partent prendre leur revanche sur la société en multipliant les casses et semant les cadavres à travers la France. Leur course folle qui débute en région parisienne, les conduit à Brest, à Quimper, à Bordeaux et à Nancy. Le récit ne s’attarde guère sur les scènes de la route dont on voit à peine quelques passages rapides : l’essentiel se passe dans les villes où les deux filles partent à la recherche de leurs distractions favorites : le braquage, le carnage et le sexe. La Sorcière retrace les voyages de Lucie qui quitte sa petite ville anonyme pour se rendre successivement à Poitiers, à Paris, à Bourges et à Châteauroux. Le personnage poursuit toujours un but bien précis : elle cherche son mari disparu, rend visite à sa belle-mère et à ses parents avant d’accepter un poste d’enseignante dans un établissement privé. Le changement des décors liés à ces voyages ne perturbe aucunement le caractère unanimement urbain du récit : il s’agit d’un cheminement de ville en ville sans aucune halte à la campagne, ni de longues descriptions de la route. Quant au récit de Lydie Salvayre, il raconte l’histoire d’un voyage organisé, censé faire découvrir à une poignée de touristes aisés les banlieues sensibles de Paris, de Bruxelles, de Cologne, de Berlin, de Dresde, de Milan et de Turin. Comme dans les autres textes, l’accent est mis ici aussi sur les arrêts dans les villes et le contact avec les autochtones : il importe moins de montrer la route que de dénoncer la misère uniforme des HLM à travers l’Europe.
26Néanmoins, aucun des trois thèmes évoqués ci-dessus ne peut rivaliser en importance avec un quatrième qui prévaut aujourd’hui dans l’écrasante majorité des romans : le déplacement temporaire. Les destinations de ces voyages varient également entre la province et l’étranger mais leur durée reste limitée dans le temps. Les scènes situées ailleurs que dans la ville de départ sont perçues comme de simples parenthèses dans la vie quotidienne des personnages. L’attachement au milieu urbain n’est nullement remis en question, d’autant moins que les personnages partent souvent à contrecœur, exprimant leur hésitation avant, leur nostalgie durant et leur soulagement à la fin du voyage. Ainsi les héroïnes de Despentes écartent-elles d’emblée l’idée d’un départ à l’étranger : « Qu’est-ce que tu veux qu’on aille foutre ailleurs ? »41. « Comme si j’avais envie de traîner mes semelles ailleurs que sur la rive droite de la Seine. Paris me manque déjà »42, pense également le héros des Morsures de l’aube au bord d’un avion à destination de Bangkok. « Ce matin, dans les premières lueurs du Boulevard Bonne-Nouvelle, j’ai senti que la Ville Lumière allait me manquer. En traversant le pont de Brooklyn […], Paris m’est apparu comme un petit bibelot qu’on secoue pour faire de la neige »43, déclare Marco dans Saga. « C’était la toute première fois que je sortais de Paris et la nostalgie m’avait entrepris dès les premiers tours de roues », avoue le héros de Monsieur Malaussène s’éloignant de Paris en direction du Vercors. Il renchérit, arrivé à destination : « j’ai toujours haï les voyages. Belleville, où es-tu ? »44. Contraint de partir en mission d’abord à Rouen, puis à La Roche-sur-Yon, le personnage de l’Extension du domaine de la lutte ne cache pas non plus son scepticisme : « Ces déplacements ont toujours représenté pour moi un cauchemar »45. Interrompant son séjour décevant à Marrakech, le héros d’Ali le Magnifique jubile à l’idée de son retour anticipé dans la capitale française : « Trop heureux de revoir mon pays, la France, dès ce soir. Paris ! […] Plus jamais Marrakech ! On s’y ennuie. […] Fluide, ce bonheur qui me saisit soudain ! Une griserie, si légère… Je reviens ! ? »46
27Moins préoccupés par la découverte d’une civilisation inconnue que par les désagréments du voyage, ces citadins expatriés tendent à conserver leur vision fondamentalement urbaine et mesurent tout à leur ville d’origine comme le fait Ferrer, l’explorateur de Je m’en vais, qui évalue la taille des icebergs par rapport à celle de la place Vendôme et du Champ-de-Mars47 et compare le mobilier de ses hôtes inuits aux meubles IKEA « qu’on trouve jusqu’en banlieue parisienne »48. À peine débarqué à Bangkok, le héros de Tonino Benacquista est aussitôt identifié en tant que Parisien : « Comment savez-vous que je viens de là ? — Aucune doute là-dessus, on a l’impression que vous sortez du métro »49. C’est que les personnages en cavale gardent leurs repères urbains et leur attitude caractéristique qui permet de les distinguer aisément au milieu de la foule des autochtones. Explorateurs, exilés ou touristes, ils restent toujours des citadins expatriés qui mesurent tout à l’échelle de la culture urbaine dont ils sont issus.
28Y a-t-il encore des alternatives que le roman urbain oppose au style de vie urbain propre à l’ère de la surmodernité ? Représentée sur un mode de moins en moins idéalisé et associé à la pureté, la province est plutôt considérée comme l’incarnation du mauvais goût par opposition au raffinement qui caractérise les métropoles. Ainsi, à l’évocation des régions s’attache dans nombre de récits une bonne dose de dédain. Dans le roman de P. Delerm, les origines du héros sont commentées avec une certaine condescendance : « Monsieur Spitzweg, pour un vrai Parisien, vos nouveaux mocassins font un peu plouc province ! »50. Isolés dans leur banlieue, les personnages de Jean-Yves Cendrey se sentent assez citadins pour se moquer de tout ce qui vient de la campagne : « La dernière mode à la Grâce, c’est de balancer du : jardinier ! T’es out sur un coup : jardinier ! Ton blouson ne paye pas de gueule : jardinier ! »51 Cette connotation négative tire ses origines moins d’un partage géographique que de la perception d’une carence : l’éloignement de la capitale. Comme le constate Alain Corbin52 depuis son émergence en tant que thème littéraire au milieu du XVIIe siècle, la notion de la province est en effet fondée sur l’exclusion. Liée d’emblée à la dérision, elle signifie un espace de privation, de disgrâce, de désert et d’exil. Élaboré d’abord au théâtre, notamment chez Marivaux, Molière et La Bruyère, avant d’être admis dans le roman, le portrait stéréotypé du provincial est marqué d’un ridicule qui découle de son éloignement des sources du pouvoir, de sa naïveté et de sa prétention de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Installée au cœur de la capitale avec l’urbanisation accélérée du XIXe siècle, la provincialité reste perçue en France comme un décalage, « défini par l’immobilité, l’ennui que l’on refuse d’avouer, l’archaïsme des usages, la petitesse des intrigues, la timidité des voluptés »53. Ces connotations survivent jusqu’à nos jours dans le roman qui semble voir dans la province surtout l’incarnation de la lenteur et du manque d’animation. Ainsi la campagne, tout au plus lieu de repos et de loisirs, ne représente jamais une alternative à la vie urbaine aux yeux des personnages.
29Le seul « ailleurs » qui intéresse le roman urbain n’est donc ni un espace rural, ni un lieu exotique mais une autre ville où les personnages retrouvent à peu près les mêmes repères et le même style de vie urbain qui caractérise leur lieu de départ. Mais les villes étrangères ne se distinguent pas assez nettement de la ville d’origine des personnages pour être perçues comme une alternative : elles prônent essentiellement les mêmes valeurs et la même routine devenue universelle et standardisée. Comme si, avec la globalisation, nous assistions aujourd’hui à l’émergence d’un réseau mondial de mégalopoles qui, reliées par des moyens modernes de la télécommunication, se sentiraient culturellement et socialement plus proches des unes des autres que de la campagne qui constitue leur environnement immédiat. Il s’agit là d’un phénomène propre à la surmodernité que Paul Virilio évoque dans La Bombe informatique sous le nom de « globalitarisme » :
Forme historique majeure de l’humanité, la métropole concentre la vitalité des nations du globe. Mais cette cité locale n’est déjà plus qu’un QUARTIER, un arrondissement parmi d’autres, de l’invisible MÉTACITÉ MONDIALE dont le centre est partout et la circonférence nulle part […] [C’est un] hypercentre virtuel, dont les villes réelles ne sont jamais que la périphérie54.
30En visite dans les grandes villes étrangères, les personnages des romans urbains s’y sentent d’autant plus familiers qu’ils y retrouvent sensiblement les mêmes décors, divertissements et options culturelles que dans leur ville d’origine, faisant également partie des quartiers uniformes de la métacité mondiale décrite par Virilio. On peut en conclure qu’aucun autre lieu ne peut concurrencer la ville qui occupe désormais seule le devant de la scène dans le roman. La province et les lieux exotiques n’apparaissent plus qu’en marge de l’intrigue de ces récits dont les personnages sont sans exception des citadins : s’ils sont tout de même issus d’un lieu autre que la ville, ils viennent moins du monde rural que de la banlieue ou de l’étranger.
Notes de bas de page
1 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, p. 237. Bakhtine considère le chronotope comme un élément clé de la définition des genres hétéromorphes.
2 M. Chevalier, La Littérature dans tous ses espaces, op. cit., p. 38.
3 R. Caillois, Préface d’À Paris d’Honoré de Balzac, Paris, Éditions Complexe, 1997.
4 J.-C. Izzo, Total Khéops, Paris, Gallimard, 1995, Chourmo, Paris, Gallimard, 1996 et Solea, Paris, Gallimard, 1997. Ce dernier ne fait pas partie de notre corpus.
5 Publiés sous le pseudonyme de P. Smaïl et se donnant à lire comme les récits autobiographiques d’un jeune romancier issu de l’immigration maghrébine, Vivre me tue, Paris, Balland, 1997 et Ali le Magnifique, Paris, Denoël, 2001, ont pour auteur Jack-Alain Léger qui, après un lynchage médiatique de plusieurs années, finit par en reconnaître la « paternité » en 2003, à la parution de son roman, On en est là.
6 L. Salvayre, Les Belles Âmes, Paris, Seuil/Verticales, 2000.
7 J.-N. Blanc, Polarville, op. cit., p. 15.
8 Ibid., p. 15. Notons cependant que l’auteur de cette brillante étude sociologique de la ville policière insiste sur l’importance secondaire de la réalité matérielle comparée à celle de l’écriture urbaine. Ce qui compte n’est pas l’évocation concrète d’une ville réelle, mais la forte présence de cette ville dans le texte : « À la limite la ville dont parle le polar peut être décrite de manière tout à fait imprécise. Elle peut même devenir abstraite. […] Lieu d’une écriture, sujet d’une vision plutôt qu’objet d’une description, espace de désignation d’une vérité plutôt que lieu de déploiement d’une réalité, la ville constitue l’univers du drame : émotions, sentiments, rêve, cauchemar. Elle déborde de sens », p. 31-33.
9 É. Le Braz, L’Homme qui tuait des voitures, Paris, Pétrelle, 1999.
10 Ibid., p. 147.
11 « C’est rue Saint-Martin, loin du Tout-Paris habituel des arts, que se déroulent en 1920 les fameuses matinées qui font scandale, et c’est l’église Saint-Julien-le-Pauvre, alors totalement inconnue des touristes, que les dadaïstes ont l’ambition de faire visiter pour inaugurer leurs « excursions » parisiennes. […] [C]’est au café Cyrano, place Blanche, que se réunit le groupe, et au café du Globe, proche de la porte Saint-Denis. Un autre lieu de ralliement était, au carrefour Richelieu-Drouot, le café d’Angleterre. On était loin du quartier Latin, et de Montparnasse où se retrouvait “la bande à Picasso” avant la guerre ; loin aussi du Montmartre du Bateau-lavoir. Les cafés des jeunes écrivains étaient situés en des lieux qui apparaissaient comme passants et populaires, l’inverse de “coins pour initiés” ». M.-C. Banquart, Paris des Surréalistes, Paris, Seghers, 1972, p. 8.
12 J. Echenoz, Les Grandes Blondes, Paris, Minuit, 1995.
13 La géographie littéraire qui remonte aux dernières décennies du XIXe siècle et à la tradition déterministe inaugurée par Taine, se fixe comme but l’étude d’un territoire donné à travers ses représentations littéraires.
14 C’est moi qui souligne.
15 M. Chevalier, La Littérature dans tous ses espaces, op. cit., p. 36. L’auteur qui fonde sa théorie sur une analyse des romans urbains français du XIXe et du XXe siècle, tient à distinguer entre portraits de villes de provinces et représentations parisiennes. Malgré l’indéniable valeur historique qu’il reconnaît à ces dernières, il constate que la plupart des romanciers, de Balzac à Zola et de Jules Romains à Simenon, faisaient davantage œuvre d’ethnographe que de géographe : les grands tableaux chargés de symboles ont peu de valeur documentaire pour le géographe.
16 E. Bernheim, Vendredi soir, Paris, Gallimard, 1998.
17 L’adaptation cinématographique du roman de Bernheim lève le doute en situant l’intrigue à Paris.
18 E. Bernheim, Vendredi soir, op. cit., p. 106-108.
19 N. Jones -Gorlin, Poupées, Paris, Gallimard, 2000.
20 À propos du mépris des citadins pour le goût provincial, voir l’article d’Alain Corbin « Paris-province » dans P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III. Les France, Paris, Gallimard, 1992, vol. I. Conflits et partages, p. 776-821.
21 F. Beigbeder, 99 F, Paris, Grasset, 2000.
22 J. Roudaut, Les Villes imaginaires dans la littérature française : les douze portes, Paris, Hatier, 1990. La thèse de l’auteur qui affirme que les lieux fictifs exigent une topographie plus précise et une description plus détaillée que les villes réelles, se trouve confortée par M. Chevalier qui cite l’exemple de Yonville de Flaubert et de Verrière de Stendhal. Cf. La Littérature dans tous ses espaces, op. cit., p. 38.
23 M. Ndiaye, La Sorcière, Paris, Minuit, 1996.
24 O. Adam, Je vais bien, ne t’en fais pas, Paris, Le Dilettante, 1999, p. 35-41.
25 M. Lindon, Le Procès de Jean-Marie Le Pen, Paris, POL, 1998 et Chez qui habitons-nous ?, Paris, POL, 2000.
26 J.-C. Izzo, Chourmo, op. cit., p. 104.
27 « En ville, à part l’emploi caractéristique de l’Ancien Régime qu’occupe Julien Sorel (secrétaire du marquis de la Mole), il y a la haute finance (Frédéric Moreau), la politique (Frédéric encore ; Pendennis), le droit (Pip, David Copperfield), le théâtre (Wilhelm Meister), la peinture (Henri le Vert) et naturellement le journalisme et la littérature (Federico dans L’École du grand monde, Lucien de Rubempré, David Copperfield, Pendennis, le docteur Faustino) ». F. Moretti, Atlas du roman européen 1800-1900, Paris, Seuil, 2000, p. 77.
28 Voir R. Lehan, The City in Literature, op. cit., p. 3: « I see the modern city evolving through three stages of development – a commercial, industrial and « world stage » city. I also see the rise of the city as inseparable from various kinds of literary movements – in particular the development of the novel and subsequent narrative modes: comic realism, romantic realism, naturalism, modernism, and postmodernism. These modes, in turn, contain subgenres like the utopian novel, the gothic novel, the detective story, the young-man-from-the-provinces novel, the novel of imperial adventure, the western, science fiction, and dystopian narratives ».
29 P. Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Maquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1983, p. 77.
30 P. Delerm, Il avait plu tout le dimanche, Paris, Mercure de France, 1998, p. 11-12.
31 C. Wajsbrot, Nation par Barbès, op. cit., p. 10-11.
32 J.-N. Blanc, Polarville, op. cit., p. 165.
33 O. Adam, Je vais bien, ne t’en fais pas, op. cit., p. 48.
34 C. Oster, Mon grand appartement, Paris, Minuit, 1999.
35 M. Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994, p. 129.
36 F. Beigberder, 99 F, op. cit., p. 257-259.
37 M. Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 156.
38 J.-C. Izzo, Le Soleil des mourants, Paris, Flammarion, 1999, p. 29.
39 T. Imache, Presque un frère, op. cit., p. 132.
40 R. Scott, Thelma & Louise, États-Unis, 1991, 128 min.
41 V. Despentes, Baise-moi, Paris, F. Massot, 1994, p. 184.
42 T. Benacquista, Les Morsures de l’aube, Paris, Rivages/Noir, 1992, p. 203.
43 T. Benacquista, Saga, Paris, Gallimard, 1997, p. 370.
44 D. Pennac, Monsieur Malaussène, Paris, Gallimard, 1995, p. 296 et 375.
45 M. Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 17.
46 P. Smaïl, Ali le Magnifique, Paris, Denoël, 2001, p. 214 et 218.
47 J. Echenoz, Je m’en vais, op. cit., p. 33.
48 Ibid., p. 99.
49 T. Benacquista, Les Morsures de l’aube, op. cit., p. 214.
50 P. Delerm, Il avait plu tout le dimanche, op. cit., p. 60.
51 J.-Y. Cendrey, Les Petites Sœurs de sang, Paris, Éditions de l’Olivier, 1999, p. 136.
52 A. Corbin, « Paris-province », op. cit., p. 780-781 : « Le provincial vit dans un espace borné, son regard est étriqué, ses intérêts minuscules, ses relations confinées. […] Tout en souffrant de la lenteur de l’information, la province vit au ralenti ».
53 Ibid. p. 796.
54 P. Virilio, La Bombe informatique, op. cit., p. 20-21. Ma conception est proche de celle de P. Virilio qui, décrivant la ville réelle comme un quartier de la métacité virtuelle globalitaire, l’insère dans un réseau planétaire. Mais, tandis que Virilio considère la dématérialisation de la ville comme un processus négatif, j’estime que l’émergence d’un tel réseau de métropoles cosmopolites à l’échelle mondiale ouvre également de nouveaux horizons pour l’échange, le métissage et le multiculturalisme. Ce phénomène me paraît d’autant plus positif que, comme j’essayerai de le montrer dans les derniers chapitres de cet ouvrage, la grande ville de la surmodernité n’est plus un melting-pot assimilant les différences, mais une sorte de patchwork qui les juxtapose.
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