Le mensonge et la négation du réel dans les fictions de Julio Medem
p. 99-121
Résumé
El estudio del rol que juega la mentira en las ficciones de Julio Medem y de las dimensiones que él le confiere (juego, negación del horror, negación de sí mismo, fuente de lo fantástico) testimonia de una necesidad inminente, para el cineasta, de modificar lo real, de falsificarlo, al resultarle insuficiente. La mentira resulta ser un instrumento indispensable en la creación de otra realidad, opuesta a una simple copia
Texte intégral
1mentira, negación de lo real, juego
2Durant la seconde moitié des années quatre-vingt-dix et cela jusqu’à nos jours, les films abordant les questions du mensonge, la représentation de la réalité et sa remise en question se multiplient dans le cinéma espagnol comme dans le reste des autres cinématographies. Ces préoccupations apparaissent, en Espagne, dans le cinéma le plus populaire comme dans certaines œuvres en marge des systèmes de production et de distribution conventionnels. On les retrouve ainsi dans les vrais et/ou faux documentaires qui suivent les modèles proposés par Víctor Erice et José Luis Guerín (El Sol del Membrillo, Tren de Sombras, Cravan vs Cravan), les fictions sur la réalité virtuelle (Abre los ojos, Nadie conoce a nadie) ou encore dans le film collectif militant ¡Hay motivo! ; il s’agit de « genres » relativement neufs qui interrogent le spectateur, avec plus ou moins de talent et d’à propos selon les films, sur le réel, sur le rapport que celui-ci entretient avec les médias et les productions culturelles (télévision, cinéma, roman, réalité virtuelle…), sur la place du mensonge et de l’artifice dans la vie et dans l’Art.
3Sur bien des points, on peut mettre en relation ce type de questionnement avec le cinéma de Julio Medem : le mensonge et la négation du réel, qui se présentent comme un symptôme – à mon sens significatif – de cette crise de la représentation du réel1, apparaissent souvent comme la pierre d’angle de ses films. Le projet de La pelota vasca, la piel contra la piedra, qui propose ainsi de confronter le point de vue des uns et des autres sur la question basque, témoigne non seulement du discours du réalisateur mais révèle aussi les contradictions, les mensonges et les idées reçues que certains veulent ou ont bien voulu véhiculer. Dès lors, si j’ai jugé préférable d’écarter le documentaire du reste des films de Medem, il s’agit là bien plus d’un souci d’ordre méthodologique que purement thématique.
4Dans Le Déclin du mensonge2, Oscar Wilde évoque sa préférence pour la « réalité imaginative », dans le domaine de la fiction, et son goût pour la création d’une réalité à l’opposé de la simple copie. À cette occasion, il souligne l’importance du mensonge en tant que source créatrice et révélatrice d’une imagination qui apparaît alors comme l’antithèse de la vérité :
Plus d’un jeune homme débute dans la vie avec un don naturel d’imagination […] mais […] en très peu de temps, il manifeste une faculté morbide et malsaine de dire la vérité […] et souvent finit par écrire des romans si pareils à la vie que personne ne peut croire à leur probabilité3.
5Si les arguments d’Oscar Wilde et le concept même de « réalité imaginative » sont discutables, ils mettent néanmoins en exergue l’idée que le mensonge, l’imagination et la fuite du réel forment une sorte de tout indissociable, qui tente, mais en partie seulement, de s’éloigner du vieux dualisme rationaliste et chrétien (Vérité/Mensonge, Réel/Imagination).
6C’est du moins sous cet angle que je propose de voir dans quelle mesure le cinéaste basque adopte ce principe de « réalité imaginative » ; nous observerons les rôles que jouent le mensonge et la négation du réel dans ses fictions et les dimensions qu’il lui confère. Pour ce faire, j’ai considéré comme mensonge autant la négation d’une vérité, l’affirmation de faits faux ou inexistants, que l’action feinte et l’omission. Par ailleurs, Julio Medem a évoqué son intérêt, presque monomaniaque, pour ce sujet : « Après avoir déjeuné, je me mettais à écrire tous les jours une histoire, sans savoir au préalable de quoi j’allais parler, mais il s’agissait presque toujours de mensonge. »4
Les jeux de mensonge
7Julio Medem utilise le mensonge de façon ludique et ses personnages en font souvent de même. Loin de le condamner sans appel, le cinéaste basque considère le mensonge comme un jeu, un acte de divertissement. Et c’est pourquoi dans La ardilla roja, lorsque Jota commence à soupçonner l’amnésie feinte de Lisa, plutôt que d’évoquer le mensonge, il lui dit : « j’ai l’impression que tu joues avec tout le monde »5.
8Le mensonge peut être un jeu pour les personnages, un divertissement reposant sur l’ambiguïté. Ainsi, dans ce même film, les enfants jouent la comédie et s’inventent des rôles de parents. Le frère et la sœur deviennent mari et femme, et leur amie de camping, leur fille. Ce mensonge temporaire sur leur propre identité n’est finalement qu’un simple jeu, un jeu d’enfants qui leur permet néanmoins d’explorer une réalité différente de leur quotidien, celle des adultes, et les autorise à un regard critique sur leur comportement et leurs habitudes. Le mimétisme des enfants établit de ce fait un décalage absurde, source de comique et de critique sociale : le mensonge se convertit en une critique ludique et acide du machisme et des relations entre homme et femme. Mais il est peut-être davantage encore un instrument de contestation qui dérange l’ordre social établi, le spectacle qu’il donne à voir est parfois insoutenable pour ceux qui le contemplent : Antón, le père des enfants-parents, ne supporte pas ce jeu et y répond avec une certaine violence (il frappe son fils à plusieurs reprises) ; il ne peut tolérer l’image qu’ils lui renvoient de lui-même et le caractère incestueux des baisers qu’ils échangent.
9Un autre épisode de La ardilla roja mérite notre attention, celui où Jota décide de se faire passer pour le petit ami de Lisa. Il est avec elle sur la plage de San Sebastián, et se met à boiter quand les ambulanciers arrivent ; il leur explique : « Moi, je ne suis pas tombé sur le sable, j’ai pu sauter avant de taper la rambarde »6. La tentation du mensonge sur son identité se fait jour dans le dialogue qui précède : Jota ment à propos de la couleur des yeux de Lisa et ne répond pas lorsqu’elle lui demande qui il est7. Dans les quelques minutes qui précèdent cette scène, le personnage est présenté ainsi : il essaie en vain de se donner du courage pour passer la rambarde d’une jetée et s’élancer sur les rochers (photo 5), c’est un homme qui désire la mort mais est incapable d’aller la trouver. Il n’a plus aucune sorte d’activité et trouve comme un espoir ou une motivation dans ce nouveau jeu de rôle qu’il devine et provoque : en un instant, il s’invente un personnage (le petit ami de Lisa) et une histoire (il était à l’arrière de la moto et a eu le temps de sauter avant de percuter la rambarde, non sans se blesser à la jambe). Ainsi, le mensonge est considéré comme un jeu (un jeu de rôle, un jeu d’acteur) et agit sur le protagoniste comme le ferait un fort antidépresseur : il redonne goût à la vie en retrouvant un sens à celle-ci, même s’il est feint, même s’il est né du mensonge ; car, néanmoins, le mensonge et le jeu réussissent à sauver Jota de sa morose réalité.
10Nous l’avons dit, cette scène où la vie de Jota bascule commence par un premier mensonge concernant les yeux de Lisa. Amnésique, celle-ci est incapable de se rappeler leur couleur ; Jota lui ment alors superbement. Julio Medem, dans cet extrait, emploie un procédé relativement simple et cependant très efficace. Il effectue une série de champs/contrechamps entre Lisa au sol et Jota debout qui lui fait face et monte la réplique de celui-ci – « bleus, des yeux bleus qui s’emmêlent »8– sur le point de vue subjectif de Jota, c’est-à-dire un plan serré sur les yeux mordorés de Lisa. Ainsi, l’image et le son se contredisent9. Ce plan, efficace illustration de mensonge au cinéma, établit un nouveau rapport entre les deux personnages : c’est le début de leur jeu de séduction. C’est sur ces notions de mensonge, de jeu et de séduction que se construit en grande partie le scénario de La ardilla roja, ces trois thèmes se mêlant souvent les uns aux autres. Cet aspect ludique du mensonge, son rôle déterminant dans la rencontre et la découverte du couple, non dénué d’une certaine perversité, va à l’opposé de l’utilisation conventionnelle que l’on fait du mensonge où il est le plus souvent source de destruction que d’union, où la pierre d’angle se trouve être la vérité.
11L’absence de repères et de délimitation dans le mensonge est une autre originalité du scénario, on ne sait pas toujours très bien où il commence et où il s’arrête. C’est à partir de là que naît le jeu du scénariste10 avec la notion de hasard. Ainsi, l’accidentée rebaptisée par Jota « Lisa Machimarena Fuentes » s’appelle effectivement Fuentes, elle se trouve même être la sœur de l’infirmier Salvador Fuentes qui l’inscrit dans le registre informatique de l’hôpital. Ce que le spectateur considère comme un mensonge de plus s’avérera donc être en partie une vérité une heure plus tard. De même lorsque Jota et Lisa racontent leur « rencontre » à la famille de Carmen et Antón, ils s’inventent un passé de sportifs, Jota et
12Lisa devenant respectivement coureur de 100 m et nageuse. Leurs qualités sportives se vérifieront pourtant par la suite : dans le lac du camping pour Lisa lors d’une course l’opposant au jeune Alberto, et sur un chemin pour Jota qui court à la poursuite de Lisa en moto. Cette barrière floue entre mensonge et vérité rompt avec un certain manichéisme et multiplie les possibilités de réel. C’est d’ailleurs sur ce principe qu’est fondée la trame du film : on ne sait pas jusqu’à quel point Lisa simule son amnésie avant la fin du film, on ne saura jamais jusqu’à quel point elle feint ses sentiments et même jusqu’à quel point elle est saine d’esprit. Il n’existe donc pas de certitudes sur le vrai et le faux, sur le mensonge et la vérité, les éléments pouvant être souvent réversibles.
13Et si le scénariste joue avec le mensonge, ce n’est pas sans une certaine complicité du spectateur. En effet, certains gestes, certaines phrases, sans l’effort d’interprétation de celui-ci, perdraient de leur sens et de leur signification. Je pense à deux cas provenant respectivement de La ardilla roja et de Los amantes del círculo polar. Le premier est un mensonge visuel. Il s’agit du moment où Jota se hisse dans la voiture de son rival, Félix, lancée à toute vitesse ; il s’accroche à la fenêtre baissée du véhicule et s’y introduit, défiant les lois de la gravité. C’est à la fois un gag et une façon de faire évoluer la tonalité générale du film11. C’est aussi un mensonge du point de vue de la diégèse exposée jusque-là : à aucun moment il n’est dit que Jota possède des superpouvoirs ou que le monde dans lequel il évolue est régi par des lois semblables à celles de certains dessins animés. Mais le spectateur se fait le complice du scénariste et accepte ce glissement de tonalité surprenant et inventif qui, une fois de plus, sans nier la réalité antérieurement exposée, la remet en question et lui ajoute une dimension supplémentaire : celle du cartoon.
14Dans Los amantes del círculo polar il s’agit d’un « mensonge musical ». Le Finlandais Aki, après avoir sauvé Otto des branches dont il était prisonnier, allume l’autoradio pour écouter une musique qui doit détendre le jeune Espagnol ; « c’est de la musique pour ne pas s’inquiéter »12, lui dit-il. Cette musique n’est pas étrangère au spectateur qui a eu l’occasion de l’écouter lors du générique de début du film ; elle est aussi sensiblement différente car elle apparaît cette fois-ci comme un élément diégétique ; il ne l’écoute donc pas de la même façon. La première impression qu’elle suscite durant le générique de début est avant tout une impression de mélancolie et de tristesse (l’emploi du chœur, de nappes légères et soutenues de cordes, du piano et de la voix masculine) et, même si l’arrivée de la voix féminine change en partie la tonalité de la chanson, elle n’est jamais gaie, une certaine tension est toujours présente, fortement soutenue par l’image de l’avion accidenté qui se dévoile peu à peu et par la présence sonore et visuelle du vent (photo 12). Le spectateur, lorsqu’il entend la musique que diffuse l’autoradio, n’a pas oublié ses premières impressions13, il ne peut pas prendre au sérieux le commentaire d’Aki, il ne peut tout simplement pas le croire au contraire même, cette musique qui est censée détendre le protagoniste – et donc le spectateur – semble annoncer, par sa mélancolie, le début de la funeste fin. Le spectateur se trouve être alors le complice du scénariste : non seulement il est conscient de ses mensonges – le scénariste, par ailleurs, ne s’en cache pas – mais il les accepte et les cautionne par la double lecture qu’il peut en faire (l’une prenant en compte le générique et l’autre se limitant au commentaire littéral d’Aki), puisque le film s’en trouve enrichi.
15Car le mensonge apparaît encore comme un jeu qui s’amuse autant des sens de certains personnages que de ceux du spectateur. Que ce soit dans Lucía y el Sexo, lorsque Lorenzo fait croire à Luna que sa montagne de sable s’est transformée en puits, ou dans Tierra, quand Ángel évoque la couleur bleue du vin qu’on regarde la nuit, le mensonge devient bien un jeu des sens, un jeu sur la perception de la réalité. Ces leurres ne sont pas malintentionnés, ce n’est pas la manipulation du spectateur qui motive le metteur en scène mais plutôt ce que ces leurres peuvent lui offrir : de nouvelles perceptions, un nouveau regard, une certaine poésie. C’est ce que l’on retrouve dans la mise en scène de Medem lorsque, dans Tierra, il mêle des images et des sons appartenant à deux temps distincts14, créant de ce fait un moment de réalité nouveau (celui qui est à l’écran) mais qui, dans la diégèse, est inexistant. Ce décalage entre le montage son et le montage image altère donc la perception du récit que peut avoir le spectateur, mais permet une fois de plus de multiplier les réels : à partir de deux moments, un troisième naît.
16Que ce soit un simple divertissement, un jeu de rôle ou de séduction ; qu’il soit basé sur l’ambiguïté ou sans limites très précises, qu’il se joue des sens et des perceptions du spectateur parfois lui-même complice, le mensonge est toujours source de création ou d’enrichissement de la réalité. Le jeu qu’il opère n’est donc pas désintéressé et l’auteur comme le récepteur du mensonge y prennent part.
Déni de l’horreur
17Cet aspect ludique que recouvre le mensonge n’est cependant qu’une partie du rôle qu’il tient dans les fictions de Julio Medem ; nous l’avons d’ailleurs constaté, cette assimilation du mensonge au jeu est un fait observé avant tout dans La ardilla roja et relativement peu présent dans les autres films. Néanmoins, on trouve dans l’ensemble de sa filmographie une autre utilisation du mensonge : souvent, il permet de nier l’intolérable, l’horreur. Cette négation de l’horreur, ce déni, se traduit aussi par un autre concept, la négation du réel, qui partage des fonctions similaires à celles du mensonge.
18Ainsi, dès la première scène de Vacas, le spectateur découvre ce déni de la réalité. Carmelo Mendiluze, qui est blessé à mort et se vide de son sang dans les bras de Manuel, ne cesse de répéter : « je ne suis pas mort, je ne suis pas mort »15. Il s’adresse alors avant tout à lui-même niant l’horreur de sa mort proche. Cet oxymore souligne à la fois sa volonté de lutter (le déni de la réalité est son dernier acte de résistance contre la mort) et son impuissance. Par la négation, Carmelo refuse la situation, refuse la mort ; mais son acte ne fait, finalement, que la mettre davantage en exergue, la dramatise. On notera que cette négation, par sa construction, est similaire au mensonge concernant la couleur des yeux de Lisa : l’image du moribond contredit ses paroles. Il est intéressant aussi de remarquer que, dans le même film, dans la même famille et avec le même acteur (Kandido Uranga), on retrouve une scène équivalente, où la mort et la négation de celle-ci sont mêlées. Dans cette scène, Juan, après s’être introduit dans la chambre de Catalina, commence à l’étrangler ; elle se débat pendant que Juan lui crie en serrant toujours plus fort, « Je ne vais pas te tuer ! Je ne vais pas te tuer ! »16. Le moribond est devenu celui qui donne la mort, mais il conserve néanmoins cette même position transie face à l’horreur, il la refuse et nie même finalement son acte. Une nouvelle fois, la négation de la réalité qui apparaît en contrepoint de l’image fait accroître l’émotion, elle permet de faire monter la tension d’un cran et de mettre au jour les conflits intérieurs des personnages.
19Cette marque évidente de désespoir n’est cependant pas la seule qu’on puisse attribuer à ce type de mensonge. En effet, nier l’horreur peut devenir dans certains cas l’expression d’un espoir. Ainsi, lorsque, dans Los amantes del círculo polar, Ana aperçoit dans la neige le corps d’Otto et, avant même de savoir s’il est sauf (il vient de faire une chute vertigineuse), crie à sa mère et à son beau-père : « il va bien ! »17. Elle n’a encore rien pu vérifier ; elle refuse de croire au pire (la mort de son amant) et prononce ces mots comme une formule apotropaïque (en réalité, il est gelé et commotionné). Comme dans les cas précédents, la négation du drame amène le personnage à dénier la réalité aux autres et à soi : c’est ainsi qu’Ana se rassure et se donne du courage pour affronter la réalité et approcher le corps inerte d’Otto.
20On peut peut-être entrevoir aussi une note d’espoir dans les paroles d’Elena (Lucía y el Sexo), lorsque la sage-femme lui demande « Je préviens le père ? » et qu’elle lui répond » Oui, s’il vous plaît ! »18. Mais c’est un espoir bien différent car complètement absurde : elle sait que le père n’attend pas dans le couloir, celui-ci ne sait même pas qu’elle est en train d’accoucher. Elena n’exprime d’ailleurs aucune surprise quand la sage-femme lui dit qu’il n’y a personne, elle n’essaie pas de tromper les infirmières : « ce n’est pas grave, ma fille m’aidera à le chercher »19, répond-elle. Cette feinte, plus qu’une touche d’espoir, est donc l’expression de la négation de la solitude (elle n’accepte pas l’absence du père) : Elena est un personnage toujours très lucide, l’espoir naïf de ces quelques paroles l’aide seulement à prendre un peu de distance par rapport à sa condition de mère célibataire.
21Une autre négation de ce type aide Ana enfant (Los amantes del círculo polar) à affronter la réalité. Lorsqu’elle devine ce que sa mère va lui annoncer (la mort de son père), elle prend la fuite (photo 13) ; sa mère qui finit par la rattraper veut la serrer dans ses bras mais Ana, sévère, lui demande de sécher ses larmes : « Papa n’est pas mort ! »20, lui dit-elle. On remarquera une fois de plus l’interrelation entre le déni du réel et la mort, l’obstination à la nier. Cependant cet emploi est assez différent de ceux que nous avons pu observer jusqu’à présent, puisqu’en refusant la mort de son père et en se persuadant de sa métempsycose21, elle survit au traumatisme. Le drame n’en reste pas moins souligné : la négation du réel met l’accent sur les blessures de la fille et de la mère et laisse en arrière-plan la mort du père (la scène qui expose l’accident de voiture est par ailleurs présentée au spectateur avec une certaine distance, évitant ainsi les affects : on ne voit ni le visage du père au volant, ni la voiture accidentée). Par le mensonge, par la négation, Ana se construit une autre réalité dans laquelle elle peut projeter ses désirs (avoir ses deux parents).
22Ce recours au mensonge et au déni sous-entend que la stricte vérité est souvent intolérable et horrible. La démonstration la plus flagrante est sûrement l’épisode de la joue coupée dans La ardilla roja. Le mari de Sofía/Lisa, Félix, arrive dans le camping et révèle la véritable identité de Sofía (ils sont mariés depuis six ans), il souligne la candeur de Jota et, quand Alberto lui répond « C’est un mensonge ! »22, il se coupe la joue à l’aide d’une paire de ciseaux et dit : « Tu vois bien, je me coupe et je ne saigne pas »23. Sa volonté de démontrer la vérité à tout prix prend forme dans le gore, dans l’image spectaculaire et traumatisante. La mutilation de son propre corps devient le seul moyen d’affirmer la véracité de ses paroles ; des paroles qui auront le même effet destructeur sur le jeune couple (Lisa et Jota), puisqu’elles déclenchent la fuite de Lisa et éloignent cette dernière du musicien.
23Ainsi, face à l’horreur du réel, le mensonge et la négation se révèlent être un bouclier pour qui les utilise. En créant ce décalage avec la réalité, le mensonge offre un autre univers souvent plus en accord avec les espérances du menteur face à la mort, au destin et à la condition humaine. Le mensonge et la négation censurent toutes les violences, psychologiques et physiques, et nient de ce fait une partie de la réalité. Selon cette dynamique, le seul retour à la réalité possible dans un monde postiche comme celui de La ardilla roja ne peut passer que par la recherche d’une extrême violence.
Négation de soi
24Si l’exemple de la joue coupée met en exergue une vérité qui réaffirme de façon violente – par le sang, par la mutilation – l’existence de Félix, à l’inverse, de nombreux mensonges nient le menteur lui-même ou simplement le dissimulent.
25Le mensonge est ainsi le premier stratagème auquel ont recours les personnages lorsqu’ils veulent cacher leur identité. Les personnages des films de Julio Medem changent souvent de noms : dans La ardilla roja, Sofía est renommée « Lisa » par Jota ; ce même Jota s’appelle en réalité Alberto. Le spectateur n’a pas d’explication précise concernant ce pseudonyme, mais il sait néanmoins qu’Alberto l’utilisait étant musicien ; le pseudonyme24, le nom de scène et du monde du spectacle est préféré au nom civil, tout comme le monde trompeur que Jota invente (le passé et les projets qu’il partage avec Lisa) est préféré au monde « réel » sans horizon (le monde de la solitude sans « Las Moscas » et sans Eli). Dans Lucía y el Sexo, le personnage que rencontre Lucía sur l’île dit s’appeler Carlos, mais l’on apprendra par la suite que son véritable nom est Antonio : ce personnage est en réalité un fugitif qui se protège lui aussi des réalités du monde (la police le recherche) et de son propre passé (il veut oublier Belén et sa mère). Dans le même film, Elena se cache derrière le pseudonyme de « Alsi » lorsqu’elle surfe sur Internet. Cette fenêtre est la seule qu’elle ait encore sur le monde (en plus de ses locataires), mais sa volonté d’isolement la pousse à se dissimuler, elle ne veut plus souffrir et, pour cela, a choisi de s’éloigner de Madrid, de ses amis et d’elle-même. Ce pseudonyme qui nie donc l’identité première des personnages a un effet semblable au masque employé lors des carnavals25 : il rend la personne bavarde et audacieuse pour n’être pas connue, il lui offre davantage de liberté.
26Cette dissimulation de soi par le biais d’un pseudonyme est dans chacun des cas la marque d’un mal-être, d’un mal de vivre. De la même façon dans Tierra, le conflit intérieur du protagoniste principal se manifeste par le mensonge et sa négation. En effet, à deux reprises, Ángel ment à la famille d’Ángela à propos des moutons foudroyés. Lors de sa première visite chez elle, il explique à propos du mouton qu’il dépose sur la table : « Je l’ai trouvé égaré au milieu de la route, j’ai dû freiner »26, à quoi répond en off la voix de son ange : « ça ne s’est pas passé comme ça »27. Et quand, un peu plus tard on lui demande ce qu’il a fait des trois autres moutons et qu’il répond « je les ai enterrés »28, l’ange se manifeste de la même façon et corrige son mensonge : « tu ne les as pas enterrés »29 . Le mensonge d’Ángel apparaît donc comme le symptôme de son conflit intérieur, c’est l’occasion pour l’ange de se manifester et de corriger le menteur. La partie « cosmique » d’Ángel va censurer ce que lui reprochaient les psychiatres – son excès d’imagination – mais de façon contradictoire puisqu’en apparaissant, l’ange est la matérialisation même de la schizophrénie du protagoniste (photo 10). Ainsi, cet emploi du mensonge dans Tierra se trouve être capital puisqu’il permet de présenter le personnage et la relation qu’il entretient avec son double30 : ils cohabitent (le spectateur suppose que la voix off de l’ange habite le corps même d’Ángel) et entretiennent une relation à la fois fraternelle (l’ange le conseille et le motive parfois) et conflictuelle (ils ne sont pas d’accord sur le choix à faire entre les deux femmes). La venue du double d’Ángel, stimulée par le mensonge, apparaît comme la négation de l’unité du personnage et comme une censure dans son propre discours.
27Mais la négation de soi peut être dans certains cas encore plus violente, puisque le mensonge peut aller jusqu’à la négation de l’existence de celui qui ment. Ce rôle est présent dans les deux premiers longs métrages du cinéaste basque. Dans la première partie de Vacas, Manuel réussit à tromper les Libéraux en se couvrant le visage de sang et en se faisant passer pour mort (il va jusqu’à retenir un cri de douleur lorsqu’une charrette lui broie la jambe) ; sa feinte lui vaut d’être dénudé et jeté sur une charrette où s’entassent des cadavres (photo 2). Il réussit finalement à s’extraire de ce charnier et est ainsi sauvé. Ce sauvetage in extremis a cependant un prix : il perd son honneur (le jeune Ilegorri est témoin de sa désertion)31 son amour-propre (il se retrouve parmi les cadavres), sa pudeur et son humanité (il finit nu, rampant dans la boue devant une vache). Ainsi, en passant par une série d’humiliations où il doit nier son humanité, Manuel a la vie sauve32, mais cette duperie, ce mensonge à ses ennemis et à soi-même, le fera basculer dans un autre monde, une réalité post-traumatique où la frontière entre la vie et la mort n’est jamais bien définie, où les animaux sont plus importants que les humains. Dans La ardilla roja, le traumatisme, bien que réel au départ (la chute sur la plage est impressionnante), est par la suite feint. Lisa n’est amnésique que quelques minutes, elle récupère la mémoire dans l’ambulance qui la mène à l’hôpital mais se garde bien de prévenir Jota et les médecins : poursuivie par son mari psychopathe, elle va nier volontairement son passé et son identité afin de lui échapper. Une fois de plus, au prix de certains sacrifices (ici la négation de sa mémoire, de sa vie passée), le personnage connaît comme une seconde vie. Ce changement, bien que radical dans les deux cas, n’est cependant jamais total : Manuel, après son expérience de la guerre et sa désertion, retourne finalement chez lui, sur ses terres, parmi les siens, et Lisa, elle, laisse apparaître des traces de sa vie passée (elle chante sous la douche un air d’opéra, parle allemand et signe même le registre du camping de son vrai nom « S. Fuentes »).
28La dissimulation ou la négation de soi chez les personnages de Julio Medem leur fait donc franchir une frontière permettant d’accéder à des états et des lieux qui viennent élargir leur vision du réel. Le rejet de leur identité première (qu’il soit vital ou non) est souvent le signe d’un état limite atteint par le personnage qui se voit forcé de se diriger vers une réalité souvent parallèle33 à celle que connaissent les autres personnages du film.
Source de fantastique et instrument de construction d’une autre réalité
29Si les critiques ont souvent parlé de cinéma fantastique pour qualifier le cinéma de Julio Medem, c’est que les films du cinéaste basque, tout en étant ancrés sur des arguments réalistes, détournent la réalité de façon à la rendre plus étrange, allant même parfois jusqu’à la faire éclater en plusieurs possibilités. C’est sûrement dans ce dernier emploi du mensonge que Julio Medem fait le plus preuve de « réalité imaginative » ; ce mensonge devient alors à la fois le fondement et le révélateur de nouvelles réalités.
30Ainsi, les mensonges des personnages sont parfois à l’origine de dialogues incongrus et créent de ce fait une atmosphère étrange, mystérieuse. Dans Vacas, l’emploi de ce type de mensonge apparaît à deux reprises ; une première fois lorsque Peru et Cristina se retrouvent après plusieurs années de séparation durant l’été 1936, et la seconde, à la fin du film, lorsque, à nouveau, les deux personnages réunis décident de fuir l’Espagne. Dans le premier exemple, Peru et Cristina ne se sont pas vus depuis leur adolescence ; leur enfance commune et des sentiments forts les ont unis et vont les unir à nouveau : quand Cristina demande à Peru « Quand es-tu arrivé ? »34 il lui répond « À l’instant »35. Cette entorse à la vérité la plus concrète36 permet de renouer les liens qui les unissaient : son retour en Espagne ne prend sens qu’à partir du moment où il la retrouve ; cette réponse renoue aussi, sans transition, avec le jeu de séduction et la complicité d’antan. La mise en scène souligne d’ailleurs ce retour à une réalité commune par la multiplication rapide de champs/contrechamps tendant à ne faire qu’un seul et même visage de ceux des deux protagonistes, et surtout par deux plans rapprochés (l’un de Peru, l’autre de Cristina), où la profondeur de champ change brusquement par l’emploi simultané d’un zoom avant et un travelling arrière37. La réponse de Peru n’est donc pas si incongrue, puisqu’elle permet le rapprochement entre les deux personnages et sert d’écho aux images présentées au spectateur ; dans le sous-texte, ce mensonge est une véritable déclaration d’amour qui fait changer la perspective et la réalité des deux protagonistes. Dans le second cas, à la fin du film, après une brève séparation où Cristina est restée commotionnée dans les fougères et Peru, arrêté par les nationalistes, s’est trouvé sur le point d’être exécuté (photo 4), les deux amants se retrouvent, une fois de plus, dans le bois. La scène, qui est aussi l’épilogue du film, est assez similaire à celle mentionnée auparavant. Encore une fois le mensonge tient une place importante dans ce dernier dialogue, dont voici une partie :
Cristina : Que s’est-il passé ?
Peru : Je les ai pris en photos mais ils ont gardé l’appareil…
Cristina : Moi, je suis restée endormie.
Peru : Moi, sans mon appareil je ne suis personne, je n’ai rien à faire ici.
Cristina : Mais regarde, tu l’as sur toi ! 38
31Une fois de plus la vérité la plus concrète est éludée : Cristina est en vérité restée inconsciente dans les fougères, Peru, lui, a été fait prisonnier et échappe de justesse au peloton d’exécution, cependant personne n’a touché à son appareil photo. Les propos ne manquent pas de surprendre le spectateur car ils n’ont pas de rapport direct avec les événements survenus et suggèrent un contenu métaphorique qui reste néanmoins assez obscur. Cette distanciation par rapport à la gravité des scènes antérieures permet de nier l’horreur des faits passés (nous avons vu que cet emploi était fréquent chez Medem) et participe aussi à la création d’une ambiance particulière, fantastique, proche de la rêverie. Les personnages apparaissent et se meuvent comme dans un rêve, ils se parlent aussi par métaphores. Le détournement de la vérité contribue à créer cette autre réalité ; la fin ouverte du film laisse entrevoir plusieurs lectures et le rêve en est une. On sait que derrière l’apparent manque de logique du rêve se trouvent un ordre et une cohérence complexes, et le mensonge permet de les révéler en partie. Si Cristina dit avoir dormi et Peru n’être plus rien sans son appareil photo qu’il croit avoir perdu, on ne peut s’empêcher de penser à l’éventuelle mort des personnages39 le fait que les deux protagonistes disent avoir vu le grand-père confirme cette lecture d’un rêve au-delà de la mort. L’emploi du mensonge permet de ne pas annihiler d’autres lectures tout aussi valables (la métaphore d’un rite initiatique réussi [ils affrontent la mort pour se retrouver et s’aimer], la métaphore du traumatisme des protagonistes et leur volonté d’oubli). Dans chacun des cas, le mensonge isole les personnages de l’environnement hostile où ils se trouvent et crée de ce fait une sorte de cocon protecteur sans jamais cependant exclure l’une ou l’autre des lectures.
32Dans La ardilla roja, nous l’avons vu, le couple Jota-Lisa existe grâce au mensonge. Celui-ci permet leur union, parce que Jota leur invente un passé commun et que Lisa l’accepte. Lisa est la clé de voûte de cette relation : c’est un personnage venu tout droit de l’imagination (des fantasmes ?) de Jota et ses mensonges lui permettent de la modeler à sa guise. Il lui invente ainsi un statut social la rendant dépendante de lui (elle travaillait chez un marchand de chaussures mais est maintenant au chômage), une identité (un nom, une adresse…), des opinions lui permettant de la manipuler (elle n’a aucune sympathie pour les familles et, lui dit-il, n’apprécie pas les enfants), il lui choisit ses vêtements (il lui apporte ceux qui appartenaient à Eli) et va même jusqu’à changer, par la parole, durant quelques instants, avant d’arriver à l’hôpital, la couleur de ses yeux. C’est donc en véritable démiurge qu’agit Jota, le mensonge lui permettant de changer une femme en une autre et de la créer selon sa volonté40.
33Le mensonge permet non seulement la création d’un personnage, mais il va aussi être à l’origine de son environnement. En effet, le camping de La ardilla roja, à l’image de son enseigne de carton-pâte qui orne l’entrée principale, n’est qu’un immense décor où chaque élément est artificiellement présent. Tout est faux (« todo es mentira », dira Jota) : les pins de reboisement, le lac artificiel et, comble de cet artifice, le camping basque qui affiche « ambiance méditerranéenne » (« ambiente mediterráneo »). Le camping « La ardilla roja » est donc une métaphore de l’autre « ardilla », à savoir Lisa : il se construit une identité à partir d’éléments artificiels ; cette identité, loin d’être authentique, n’en est pas pour le moins réelle. Seulement, le passé du site comme celui de la jeune femme est enfoui et se trouve de l’autre côté du miroir : plus exactement sous les eaux du lac, en ce qui concerne le camping, dont les zones immergées sont révélées par les premières images du film. L’illusion créée autour du camping semble par ailleurs très bien fonctionner, que ce soit sur les touristes (Antón et Carmen y retournent tous les ans) ou sur l’écureuil qui a investi les pins de reboisement. Ce décor, non dénué de kitsch, permet de créer des situations étranges, voire absurdes41 : si tout cela est faux, tout peut arriver, semble nous faire comprendre Julio Medem. Ainsi, le camping prend vie et intervient pour sanctionner ou simplement s’immiscer dans les affaires de ses visiteurs par l’intermédiaire de pommes de pin que le facétieux écureuil leur jette. Ce lieu de vacances, trivial en apparence42, se révèle donc plus étrange qu’il n’y paraît et contamine ses occupants de cette étrangeté : le taxi d’Antón gronde comme une bête féroce et la tente de Jota et Lisa se dresse de façon inattendue au-dessus des têtes des deux fillettes. Ce lieu, basé essentiellement sur l’artifice, est donc une source importante de fantastique (les objets s’animent, le lieu, par l’intermédiaire de l’écureuil, se manifeste) et offre une réalité différente du simple « costumbrismo ».
34La mise en scène de Julio Medem, qui parfois trompe la perception de la diégèse par le spectateur et permet de créer à partir de deux temps différents (l’un sonore et l’autre visuel) un troisième (celui de l’écran), multiplie les perspectives du réel. Mais un autre élément de sa mise en scène, producteur lui aussi de cette atomisation de la réalité, mérite notre attention, il s’agit encore d’un effet avant tout de montage consistant à mêler différentes diégèses : celle du film et celle d’une création artistique existant à l’intérieur du film. C’est l’un des principaux intérêts de Lucía y el Sexo : Medem multiplie les allers-retours entre le récit premier et le roman de Lorenzo mis en images, de sorte que la frontière entre récit premier et récit second se trouble. Le réalisateur a recours plusieurs fois à la mise en abyme qui a pour conséquence de faire éclater complètement la narration du film et propose ainsi plusieurs perspectives de lecture43 ; les limites de la réalité diégétique ne peuvent alors plus être distinguées de la fiction du roman. Ce motif apparaît par exemple lors de la discussion entre Lorenzo et Belén dans le parc (photo 19), dont voici le découpage44 :
Place piétonnière. Centre de Madrid. Extérieur jour.
Belén : C’est le mec le plus doux, le plus…
Bureau. Dernier étage d’un appartement. Madrid. Intérieur jour.
On voit Lorenzo qui est en train d’écrire, concentré sur son ordinateur. En fond, nous entendons la voix de…
Belén (off) : … tendre avec un cœur d’or que l’on a jamais connu, elle et moi. Et en plus, il est très beau.
Il est super sexy.
Lorenzo s’arrête d’écrire et parle à voix haute, avec un léger sourire…
Lorenzo : Et il te plaît à toi aussi ?
Place piétonnière. Centre de Madrid. Extérieur jour.
Belén : À moi ? Pourquoi, c’est l’impression que je donne ?45
35Le montage de la réplique de Belén, de façon continue, sur le plan du parc et sur celui du bureau de Lorenzo et la réitération de cet effet qui présente dans le parc la réponse à la question que pose Lorenzo face à son ordinateur (photo 18) permet alors deux lectures. Soit Lorenzo emploie son expérience du quotidien pour écrire et en rapporte une partie dans son roman, soit ce que nous venons de voir, la rencontre de Belén et Luna – et dans ce cas une grande partie du film – est le fruit de l’imagination de l’écrivain et est donc une longue mise en abyme. La scène finale du film ne fait que confirmer cette double lecture : nous entendons à nouveau Lorenzo en voix off commenter les deux avantages de son récit ; sa voix qui est montée sur trois plans (deux ayant lieu dans l’auberge d’Elena, sur l’île, et le troisième, à Madrid, dans la rue face à l’appartement de Lorenzo) souligne, par son contenu sémantique, les perspectives du récit et unit les deux diégèses, à savoir la fiction du roman de Lorenzo (l’histoire de Lucía) et la réalité du couple (Lorenzo écrit tranquillement son nouveau roman tandis que sa compagne chantonne). À la différence d’une construction où la mise en abyme est révélée seulement à la fin du film46, Julio Medem propose clairement deux lectures qui ne s’annulent pas l’une l’autre mais au contraire se complètent puisque, si l’on prend l’explication de Lorenzo au pied de la lettre, l’une est le prolongement de l’autre. La fiction se trouve alors intégrée totalement à la réalité diégétique du film et la frontière entre les deux en devient floue.
36Cette frontière, Lucía elle-même ne semble pas toujours très bien la distinguer. C’est l’une des caractéristiques du personnage car, face aux difficultés de la vie, elle choisit toujours la fuite, même si cela la mène à mêler le mensonge à la réalité. Ainsi une fois adulte, elle préfère encore le mensonge qu’invente sa grand-mère, lors de la mort de ses parents, à la réalité la plus concrète :
Je suis allée vivre avec elle à six ans, quand elle m’a dit que mes parents et ma grande sœur étaient partis ouvrir une papeterie au ciel, juste en face d’une école d’anges. Librairie-papeterie, parce que celle qu’ils avaient au village ne leur rapportait pas beaucoup. Ils sont partis un jour tous les trois en voiture… et ma pauvre grand-mère il y a deux ans. Elle m’a raconté tout cela tellement bien que je continue encore d’y croire. J’ai toujours aimé les gens qui savent raconter la vie à leur manière, ils me donnent confiance47.
37La conscience du mensonge n’empêche pas pour autant le personnage de vouloir y croire ; Lucía préfère le monde onirique et naïf que lui propose sa grand-mère à la réalité, cet univers lui semble plus supportable et plus beau. Cette réplique reflète donc les rôles essentiels que Julio Medem assigne au mensonge : il est ludique (le souci des détails sur la boutique des parents), il permet de nier l’horreur (la mort des parents et de la sœur), il modifie aussi l’identité de Lucía (elle semble être alors une enfant et non une jeune femme) et, enfin, il recrée un univers parallèle à celui de la « simple réalité ».
38De ces quelques remarques sur le mensonge et la négation du réel, on peut observer de façon plus générale un schéma commun à l’ensemble des fictions de Julio Medem : chacune décrit la fuite en avant de ses personnages, lesquels se réfugient pour cela dans le mensonge et l’imagination. Que le mensonge se manifeste par le jeu, par réaction à un traumatisme ou par la recherche d’autres réalités, il témoigne d’un besoin de modifier le réel, de le falsifier car celui-ci ne suffit pas. Il faut transcender le quotidien et les horreurs de la réalité, et le pouvoir de l’imagination – le mensonge, les créations artistiques – semble être le moyen idoine. On retrouve donc ce « tout indissociable » (mensonge-imagination-fuite du réel) de la « réalité imaginative » d’Oscar Wilde qui présente une rupture assez franche avec les dualismes mensonge/vérité, fiction/réalité : les frontières se troublent et le mensonge, tel que nous l’avons présenté dans ce texte, offre alors d’autres réalités, d’autres alternatives aux personnages de Julio Medem, qui souvent viennent y chercher refuge. Mais c’est ainsi que cette négation du réel présente, tout en offrant de multiplier les perspectives de la réalité diégétique, un certain repli sur soi, un certain maniérisme qui fait de l’image cinématographique une image autosuffisante, qui, à travers son pouvoir évocateur et créateur, propose d’opérer la résolution des intrigues des scénarios de Medem. C’est le rôle qu’acquièrent les différentes mises en abyme des fictions de Medem (photos, roman, télévision, écran d’ordinateur), qu’il faudra interroger aussi à l’avenir.
Notes de bas de page
1 À ce sujet, on peut se référer à A. Quintana, 2003, Fábulas de lo visible, el cine creador de realidades, Barcelone, Acantilado, p. 253-296.
2 O. Wilde, 2003, Le Déclin du mensonge, traduction de Hugues Rebell, Paris, Allia, 2003, p. 18 [The Decay of Lying, paru initialement en 1889 dans la revue The Nineteenth Century].
3 Ibid. p. 17-18.
4 « Después de desayunar, me ponía a escribir todos los días un cuento, sin pensar de antemano sobre lo que iba a hablar, pero casi siempre sobre una mentira », in C. F. Heredero, 1997, Espejo de Miradas. Entrevistas con nuevos directores del cine español de los años noventa, Madrid, 27 Festival de cine de Alcalá de Henares, p. 569.
5 « tengo la sensación de que estás jugando con todos ».
6 « Yo no he caído en la arena, he podido saltar antes de darnos con la barandilla ».
7 On peut aussi remarquer le rôle que joue l’ambulancier qui, sans aucune question préliminaire, va considérer les protagonistes comme deux personnes qui se connaissent. Il dit à Jota : « Vous arriviezà fond, non ? » (« Veníais a toda hostia, ¿no? »)
8 « azules, ojos azules que se enredan ».
9 On pourrait parler d’oxymore cinématographique.
10 J. Medem dans Le Mensuel du Cinéma, n° 14, 1993, p. 65, commente : « c’est moi qui joue le plus avecce film ! »
11 On peut noter une série de prémices annonçant ce gag à la Tex Avery : la malice de l’écureuil, la personnification du taxi de Antón, la course entre les deux rivaux…
12 « es música para no preocuparse ».
13 On ne les oublie d’ailleurs jamais. Pour cette raison, à aucun moment on ne croit à une fin heureuse et on tend plutôt à considérer le film comme une tragédie.
14 On entend la communication téléphonique entre Ángel et Ángela et l’on suit le câble du téléphone au bord de la route jusqu’à la maison d’Ángela et Patricio.
15 « no estoy muerto, no estoy muerto ».
16 « ¡no voy a matarte! ¡no voy a matarte! »
17 « ¡está bien! ».
18 « ¿Aviso al padre? », « Ay, sí por favor… ».
19 « no importa, mi niña me ayudará a buscarlo ».
20 « ¡Papá no ha muerto! »
21 Elle voit en Otto un substitut de son père : » D’où venait ce garçon ? De la mort de mon père ? […] J’ai même pensé que ça pourrait être lui […] Quand j’étais une enfant, j’ai même pensé que mon père avait abandonné son corps pour vivre dans celui d’un enfant de mon âge, plus beau que lui » (« ¿De dónde salía ese niño? ¿De la muerte de mi padre? […] Hasta pensé que podría ser él. […] De niña llegué a pensar que mi padre había dejado su cuerpo para vivir en un niño de mi edad, más guapo que él »).
22 « ¡eso es mentira! »
23 « Ya ves, me corto y no sangro ».
24 Du grec pseudos : le mensonge.
25 On observera la récurrence du motif du masque dans La ardilla roja : le masque de plongée dans le supermarché, les masques des personnages de l’une des peintures de la chambre de Jota. Pour une étude approfondie, on se référera à l’article de C. Montoya-Sors, 1999, « Le syndrome de l’écureuil : l’invention de la mémoire dans La ardilla roja de Julio Medem », in Amadis n° 3 : L’absence et l’effacement, Brest, Université de Bretagne Occidentale.
26 « Me lo encontré perdido en mitad de la carretera, tuve que frenar. »
27 « No fue así. ».
28 « los enterré ».
29 « no los enterraste ».
30 Il est intéressant de remarquer que dans des films comme Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock, Fight Club (1999) de David Fincher et Tierra, la schizophrénie qui y est exprimée à chaque fois de façon différente possède néanmoins certaines caractéristiques communes : deux êtres cohabitent et partagent une relation à la fois d’attraction et de répulsion, chacun essaie d’avoir à la fin l’avantage sur l’autre.
31 Le temps fera du lâche un héros puisque le même Ilegorri présente Manuel aux journalistes qui accompagnent le célèbre aizcolari Ignacio de la façon suivante : « Es Manuel Irigibel, el mejor aizcolari de todos los tiempos y un héroe de la última guerra. »
32 Deux générations plus tard, une ruse similaire permettra à Peru d’échapper au peloton d’exécution des nationalistes : il taira ses opinions.
33 Elle peut être virtuelle (Internet), mentale (la schizophrénie), métaphysique (le monde nouveau dans lequel « renaissent » les personnages).
34 « ¿Cuándo llegaste ? »
35 « Ahora ».
36 Car, même si Peru semble sorti de nulle part, il est bien arrivé en Espagne avant les retrouvailles avec Cristina ; sa présence est d’ailleurs soulignée quelques plans auparavant par la caméra subjective cachée dans les fougères qui observe la jeune femme.
37 Cet effet reflète l’état émotionnel de chacun des personnages (on pourrait penser à l’effet d’une montée d’adrénaline) et illustre le rapprochement de Peru et Cristina : le passage d’une focale longue à une plus courte donne une légère impression de mouvement des personnages vers l’avant, comme une mise en relief.
38 « Cristina : ¿Qué ha pasado? / Peru : Les he estado sacando algunas fotos pero se han quedado con la cámara. / Cristina : Yo me he quedado dormida. […] / Peru : Yo sin la cámara no soy nadie, no tengo nada que hacer aquí. / Cristina : Pero si la llevas allí ».
39 Il est facile de mettre en relation cette lecture de la fin de Vacas avec le point de vue d’Ana (« Los ojos de Ana ») dans Los amantes del círculo polar.
40 Ce motif n’est pas sans rappeler Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock.
41 L’écureuil occupant le lieu se nourrit de crevettes et de calamars !
42 Cette trivialité donne lieu à une autre distorsion de la réalité : la caricature qui permet une certaine critique sociale.
43 C’est d’ailleurs, en écho au discours du réalisateur, l’une des revendications du récit de Lorenzo : « le premier avantage est que, lorsque l’histoire arrive à sa fin, elle ne se termine pas : elle tombe dans un trou et l’histoire réapparaît en son milieu. C’est là son deuxième avantage et le plus grand : à partir de ce point on peut changer son cours, si tu me laisses faire, si tu me donnes le temps. » (« La primera ventaja es que cuando el cuento llega al final, no se acaba sino que cae en un agujero y el cuento reaparece en mitad del cuento. Ésta es la segunda ventaja y la más grande, que desde aquí se le puede cambiar el rumbo, si tú me dejas, si me das tiempo. »)
44 Cette traduction est une transcription du découpage qui diffère très légèrement du scénario publié (Lucía y el sexo, guión cinematográfico de Julio Medem, Ocho y Medio, Madrid, 2001, p. 71-72) et permet de mettre en valeur le montage.
45 « Plaza peatonal. Centro de Madrid. Exterior día. / Belén : Es el tío más dulce, más… / Despacho. Atico. Madrid. Interior día. / Vemos a Lorenzo escribiendo concentrado en su ordenador. De fondo oímos la voz de… / Belén (off) : … tierno, y con el mejor corazón que hemos conocido nunca. Y encima está muy bueno. / Es super sexi. / Lorenzo detiene su escritura y habla en alto, con una leve sonrisa… / Lorenzo : ¿A ti también te gusta ? / Plaza peatonal. Centro de Madrid. Exterior día. / Belén : ¿A mí… por qué?… ¿Se me nota? »
46 Le schéma le plus classique est celui du rêve révélé à la fin du film (Shoulder Arms, 1918, de Charlie Chaplin, The Woman in the Window, 1944, de Fritz Lang, par exemple).
47 « Me fui a vivir con ella a los seis años, cuando me dijo que mis padres y mi hermana mayor se habían ido a abrir una papelería en el cielo, justo enfrente de una escuela de ángeles. Papelería-librería, que la que tenían en el pueblo no les daba mucho dinero. Se fueron un día los tres, en coche… y mi pobre abuela hace dos años. Me lo contó todo tan bien que aún me lo sigo creyendo. Siempre me ha gustado la gente que sabe contar la vida a su manera, me dan confianza. »
Auteur
Doctorant à l’université de Reims Champagne-Ardenne, il prépare une thèse sur les enjeux du réalisme et la recherche du réel dans le cinéma espagnol contemporain. Il a également participé à diverses activités autour du cinéma (organisation d’un ciné-club, courts métrages…)
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