La traversée du genre : le héros-narrateur chez les romancières contemporaines
p. 93-102
Texte intégral
1Qu’un auteur prête sa voix à une narratrice et choisisse une femme comme héroïne de son roman ne constitue pas en soi un phénomène extraordinaire. À l’inverse, les romancières qui empruntent la voix d’un héros-narrateur masculin sont aussi rares que précieuses pour aborder la problématique du genre (gender). Ainsi, la traversée ou le détournement de genre d’auteures nous engagent à des considérations sur la reconnaissance identitaire par le sexe dit biologique mais aussi social, selon une volonté de déplacement ou de décentrement de l’identité en question.
2Notre tâche consiste donc à présenter l’œuvre de deux romancières, Anne Garréta et Lydie Salvayre, dont l’écriture exemplifie ou dissimule les traces d’une traversée et d’un détournement de genre jusqu’à ce que celles-ci s’atténuent ou s’effacent. Au risque de tomber dans une catégorisation réductrice de leurs ambitions littéraires, ajoutons qu’elles constituent, chacune à leur façon, un témoignage identitaire d’un genre socioculturel et politique nouveau qui, tout en rappelant la trop fameuse guerre des sexes, contribue à mieux en marquer, à notre époque, les limites ou les fins.
3C’est le cas d’Anne Garréta qui, dans Sphinx1, efface toute référence, toute trace d’appartenance à un genre masculin ou féminin, mâle ou femelle dans la totalité de son roman. L’expérience est d’autant plus remarquable que l’auteure s’acquitte, dans le même geste, de la règle d’une contrainte sémantique qui s’impose à tout membre de l’Oulipo qui se respecte, et dont elle a le privilège de faire partie. Anne Garréta joue le jeu particulièrement difficile en langue française qui consiste à éliminer, par exemple, tout adjectif épithète ou attribut qui s’accorde avec le sujet-narrateur ainsi que tout pronom objet direct placé avant le verbe dont l’accord du participe passé révélerait fatalement son appartenance au féminin. Le narrateur se présente au lecteur comme n’étant ni homme ni femme, ou devrions-nous dire plus humainement – toute référence métonymique au sphinx mise à part – aussi homme que femme, ou inversement, aussi femme qu’homme. Le narrateur désigne l’autre de sa relation par l’initiale A suivie de trois étoiles [A***] signifiant à la fois l’indifférenciation du genre grammatical et celle de toute identité socio-sexuelle.
4Un premier extrait de Sphinx met en évidence l’absence de toute référence au sexe grammatical. Cette absence permet de débusquer les stéréotypes traditionnels qui tendent à caractériser l’homme ou la femme sur le plan physique et mental :
A***, de toute la troupe, me marquait la plus vive sympathie. […] J’entrais dans sa loge peu après son arrivée, apportant souvent une marque de mon attachement : des fleurs, une photo […] Je m’émerveillais des soins que requiert un corps pour paraître toujours lisse, imberbe, souple et sans fracture, en un mot, angélique. A*** esquissait toujours quelques pas de danse pour mon égoïste plaisir avant de quitter sa loge. (S : 24-25)
5L’absence de genre interpelle le lecteur sur les références traditionnelles à la différence des sexes : qui, de l’homme ou de la femme en général offre des fleurs ? Qui s’introduit dans une loge d’artiste pour assister à une séance de maquillage ? Qui en général s’émerveille devant un corps lisse, souple et imberbe ? Mais à qui ce corps imberbe appartient-il ? Enfin, qui exécute quelques pas de danse pour le plaisir égoïste d’un(e) admirateur/rice ? Plutôt que de se laisser aller à deviner le genre des protagonistes en fonction d’un rôle masculin ou féminin stéréotypé, et bien que la tentation soit inévitable en certains points de lecture du roman, on se prêtera ici au jeu d’une traversée du genre par l’inversion de ces rôles socio-sexuels, sexués ou sexistes qui soutiennent les changements de mentalités cherchant à établir que ce n’est pas un homme mais une femme qui lui offre des fleurs ; que c’est une femme qui s’émerveille devant la beauté de l’artiste ; que l’homme a un corps lisse, souple et imberbe ; que c’est lui qui exécute quelques pas de danse pour séduire. Or force nous est de constater que la traversée de genre qui souligne les stéréotypes en question ne les élimine pas pour autant. Au contraire, en statufiant traditions et coutumes établies, elle les rappelle ou les met en valeur. D’autre part, elle fait apparaître d’autres stéréotypes tels que l’homosexualité masculine par la féminisation de l’homme, ou la relation lesbienne par la masculinisation de la femme puisque toute référence à l’orientation sexuelle d’un individu dénote un comportement homophobe, ce qui n’échappe pas à Anne Garréta.
6Mais Sphinx ne se limite pas à une œuvre de genre, c’est une œuvre romanesque, une histoire d’amour qui, conformément à l’adage « il n’y a pas d’amours heureuses » ou « d’amour sans histoires », en raconte les difficultés et l’échec. Sphinx est conçu sur la base d’un schéma tout à fait classique qui fait état de l’amour naissant, de sa maturité et de sa disparition. En cela le roman se prête à une déconstruction de la relation amoureuse dont nous observons trois périodes signifiant successivement l’attente, l’usure, puis la faillite de la relation en question :
71. L’attente et la demande d’amour
Je voulais A***, oui, et tous mes autres désirs, besoins, projets pâlissaient auprès de celui-ci. Brusquement, la nécessité de la possession amoureuse s’empara de moi.
Je me surpris à désirer, douloureusement. Vertige, le contact de la peau m’attirait. (S : 81)
82. L’usure
Nous nous vîmes dès lors rarement. Le jour, je demeurais à travailler dans mon bureau sans en sortir tandis que A*** satisfaisait avec une rigueur toute professionnelle aux exigences de sa préparation artistique et physique. Au soir, nous nous retrouvions pour dîner et très tôt aller nous coucher. Les nuits où je travaillais, A***, renonçant à sortir, restait à la maison. Rentrant au petit matin, je m’endormais dans le lit que bientôt A*** désertait. (S : 142)
93. La faillite
Tout ce que l’extérieur avait généré en nous d’insatisfactions, de rancœurs et de détresses, nous l’avions scellé en nous-mêmes. Côte à côte nous remâchions, comme en couveuse, nos griefs. Notre liaison en souffrit profondément : nous laissions libre cours à nos humeurs, sans plus d’invention ni d’effort pour rompre l’éloignement qui s’instaurait entre nous… (S : 145-146)
Cette indifférence qui m’assaille. J’ai cru ne pouvoir jamais me lasser d’aimer, mais un soir, je m’éveillai à cette absence sans torture aucune, dans l’absence même de torture qui m’effraya plus encore, jusqu’à se faire torture. (S : 177)
10La référence au schéma de base, une histoire d’amour classique dont les repères nous sont connus et familiers, sert à provoquer l’éclatement du genre grammatical, et donc potentiellement celui du genre romanesque traditionnel. Ajoutons qu’il satisfait même au désir de l’exploser ou de le désintégrer. Cette visualisation apocalyptique et destructrice contribue à rendre compte des ambitions et de l’actualité du roman. En effet, l’indifférenciation des genres encourage à penser que c’est une femme qui tient le poste de DJ dans une boîte de nuit ; La profession de A***, comme danseur de music hall rappelle qu’elle n’est pas une exclusivité réservée aux femmes. Raymond Queneau, le plus fameux des Oulipiens, l’avait d’ailleurs lui-même affirmé, en créant le personnage de l’oncle de Zazie.
11Alors que la littérature met en scène des relations de genres atypiques, alors qu’elle s’efforce ici de supprimer toute référence au genre grammatical et brouille les repères traditionnels, elle n’a de cesse de confirmer l’échec de l’amour. En dépit de la possibilité d’une redistribution des rôles et de l’accès à toute profession sans discrimination de sexe, on constate malgré tout que les rapports du couple restent profondément inchangés. Le narrateur fait état de la même usure et insatisfaction qui le menace. Les rôles s’inversent ou laissent la possibilité de penser qu’ils sont inversés, mais sans que cela provoque de profondes modifications. Tout au plus, les rôles s’échangent selon un procédé commutatif. Un dernier extrait de Sphinx atteste de ces corps indistincts dont l’agglomération évoque la figure d’un monstre à plusieurs têtes. Jouant avec ses consoles dans sa cage de verre, le DJ exprime comment il manipule son public :
Le dégoût de cette chair que je tentais toutes les nuits d’émouvoir, la brutale alternance de phases d’excitation et d’abattement finirent par me rendre à ma mélancolie essentielle. Mépris, mépris intense, c’en était venu à ne m’inspirer parfois plus que du mépris. Ça ! Des corps dénombrables, innombrables composaient un monstre à cent têtes, aux membres enchevêtrés et dont la seule cohésion et animation provenait de l’impulsion rythmique que je lui assénais. Toute la nuit, un impératif absurde m’ordonnait de retarder l’inéluctable mort et division de ce corps multiple que je faisais évoluer sous mes yeux. Depuis ma cage de verre, je le secouais de décharges sonores, le bombardais d’éclairs. […] Un dégoût vertigineux me prenait au moment même où je triomphais de l’inertie de ces corps séparés qui répugnaient encore à se fondre ensemble. (S : 63-64)
12Surplombant la piste des danseurs « en masse compacte, écrasés les uns contre les autres » (S : 65), le narrateur décrit ni plus ni moins ce sphinx à demi-femme ou à demi- homme, sorte d’animal captif cherchant à s’évader de son propre corps mais dont la tête n’est pas encore sortie du moule. Sur le lieu même où se cherche l’amour au rythme de la fusion des corps, dans la boîte de nuit, s’éclatent des corps que le narrateur finit par séparer en coupant la musique, telle une métaphore de l’histoire d’amour elle-même éclatée, décomposée, mise à mort.
13Néanmoins, le schéma classique sur lequel Anne Garréta intervient pour suggérer l’indifférenciation du genre va en définitive beaucoup plus loin. En ce qu’il permet de prendre la mesure du chemin restant à parcourir, il suggère une relève de l’indifférenciation par l’absence. Le narrateur rappelle que nous sommes encore dans un cadre d’identification au genre, quand bien même celui-ci serait inversé. Nous sommes encore manipulés, mais dans cette prise de conscience, nous devenons aussi les victimes de nos propres manipulations. Ainsi se justifie le dégoût qu’éprouve le narrateur DJ à propos de ces corps qu’il observe et qui se cherchent mutuellement mais répugnent à se fondre ensemble.
14Une autre lecture de Sphinx est encore possible qui prévoit un véritable projet de déconstruction de l’amour et de la relation amoureuse. Se joue ici, au-delà de l’indifférenciation des sexes, l’absence même du ou des genres entraînant la perte de tout référent. Le concept d’absence, celle de toute représentation féminine ou masculine mais aussi celle de la relation codée entre l’homme et la femme, contribuerait au mouvement échappatoire qui consiste à repenser les relations humaines, à sortir du schéma de manipulation, à sortir de la masse, pour envisager, on le souhaite, une renaissance possible de l’individu en tant qu’être social. Dans le même geste se dessinerait la possibilité d’un renouveau de la relation amoureuse qui toujours peut mais surtout doit se réinventer.
15Bien que prenant des formes différentes, on assiste aussi à une faillite ou à l’éclatement de la relation amoureuse dans les romans de Lydie Salvayre. Sous couvert d’un narrateur essentiellement masculin, l’auteure tente d’exprimer les relations qu’entretiennent l’homme et la femme. Que se passe-t-il dans la traversée du genre chez Lydie Salvayre ? S’agit-il pour la romancière de se raconter tout en se dissimulant sous une identité masculine ? Cherche-t-elle au contraire la liberté de se penser ou d’agir au masculin ? Pour quelle liberté, et, s’interrogera-t-on, dans quel but ?
16Lydie Salvayre présente cette particularité que tous ses romans, sauf un, ont recours à un héros-narrateur masculin. Autre constance des romans de Lydie Salvayre, le narrateur en question se pose à la fois en victime et bourreau de sa femme. Il se venge d’elle car elle lui rend la vie insupportable. C’est le cas de Monsieur Donte qui, dans La Médaille2, raconte une vie de misère et de colère, dirigées comme il le dit lui-même, « contre tout l’univers » (M : 30). Sa vie de travaux forcés, que la médaille de l’usine est censée récompenser, s’apparente en tout point à celle d’un prisonnier dans un goulag. Il fait part de son embrigadement, de l’humiliation, de l’épuisement et du dégoût de l’humanité tout entière avec le brio de l’ouvrier soumis mais révolté. De retour à la maison, et non sans une certaine forme d’humour, c’est sur sa femme, véritable bouc émissaire, qu’il s’acharne. Elle devient son témoin et sa victime :
J’étais dominé par ma femme à la maison et par mon contremaître à l’usine. J’étais dominé par les machines à l’atelier, par le temps et par l’épuisement. Je ne commandais plus ma vie. Elle partait, si j’ose dire en couilles.
Pas un jour de cette affreuse période, je ne me suis senti normalement sain, normalement libre et normalement puissant. J’étais perpétuellement mortifié et perpétuellement irrité. […]
Malgré les soins maternels dont ma femme m’accablait dans le but de me neutraliser et, comme je l’ai dit, de me dominer en secret, je n’étais pas du tout gentil avec elle. Pauvre couille, je lui disais, pour un oui pour un non. Ferme-la pauvre couille. […]
Alors ma femme se mettait à pleurer et à renifler. Et je me disais en moi même là où tu espères la consolation et le silence, tu trouves les larmes et les gémissements. Et plus j’entendais ma femme pleurer et renifler, plus je devenais furieux. Contre elle. Contre moi. Et contre tout l’univers. (M : 29-30).
17On retrouve dans d’autres romans de Lydie Salvayre cette constante du narrateur-héros qui exprime rancœur et déception de la vie, en ce qu’elle passe, ou est canalisée par le dégoût que lui inspire, comme témoin de sa misère, la femme à ses côtés. C’est le cas de La Puissance des mouches3 où un ancien guide du musée Pascal épris de mots et d’une pensée qu’il est loin de maîtriser justifie avoir assassiné sa femme par le martyr qu’elle lui faisait endurer. En réalité ce martyr ne consistait qu’à le maintenir dans la médiocrité et l’ignorance de sa propre existence.
18Les romans Quelques conseils utiles aux élèves huissiers4 et La Compagnie des spectres5 semblent avoir été conçus avec la même intention. Ils méritent qu’on s’y arrête en ce que le dernier constitue une réponse au premier et confirme la thèse d’un narrateur masculin victime non de sa propre épouse dont la proximité quotidienne use ou démoralise, mais de deux femmes, une mère et sa fille qui symbolisent le genre féminin en général tel qu’il perturbe le monde du travail jusque-là réservé aux hommes. Dans La Méthode Mila6, le narrateur s’acharne cette fois contre sa mère âgée et impotente. Reconnaissant sa propre inutilité et l’ennui qu’il dégage, y compris pour lui-même, il consent à prendre sa mère en charge et l’installe chez lui.
19Dans La Conférence de Cintegabelle7, Lydie Salvayre attaque de front la question du langage et de la communication avec un narrateur veuf qui propose de rendre vie à l’art de la conversation. Son discours prend la forme d’un dialogue de sourds ponctué d’inepties, de vérités premières, et de propos discriminatoires qui mêlent d’étrange façon le deuil de sa femme à la disparition de l’art de la conversation qu’il déplore. Là encore, il convient de se demander de quelle perte, du langage, de sa femme, ou de sa propre vie, problème de cause à effet, le narrateur souffre.
20Enfin, retenons un dernier roman, La Déclaration, dans lequel le narrateur juxtapose au mauvais traitement qu’il inflige à sa femme, un système d’autodéfense qui l’entraîne, dans le meilleur des cas, à sa propre extinction :
Je découvre la méchanceté. Je l’explore comme une terre nouvelle tout en sachant que je m’y perdrai, qu’il n’y aura pas de retour possible. Je m’approche chaque jour du désastre dans une exaltation d’ivrogne. Je l’accable de reproches de plus en plus fantasques, de plus en plus injustes, exorbitants. Pourquoi achètes-tu du beurre salé ? Pourquoi fais-tu ces œufs à l’huile d’olive ? J’en perds le contrôle sur les nerfs. Je suis à l’affût de ses tares physiques ; la moindre de ses rougeurs me donne la nausée. Certains détails de son être me deviennent si insupportables que je crains par moments qu’ils ne me rendent fou. Le bruit de sa mastication soulève en moi une haine ivre, hallucinée. Je finis par m’enfoncer des boules Quies dès que je suis en sa présence. Je suis fou, Henriette, je suis fou. Le visage d’Henriette est méconnaissable, déformé de douleur…8
21La traversée du genre chez Lydie Salvayre exemplifie le défaut ou l’absence de communication qui pèse sur les couples vivant en situation de proximité excessive. Les narrateurs masculins ont à charge de dénoncer la faillite de l’amour, en ce qu’elle prend racine dans celle des mots, et la disparition de l’art de la conversation. Dans l’effort consistant à lui redonner vie, s’identifie chez Lydie Salvayre l’espoir d’une communication efficace qui améliorerait les relations humaines, celle du couple vivant en vase clos et que le quotidien rend insignifiant, mais de façon beaucoup plus ambitieuse, et à l’autre extrême, celle qui rapprocherait les êtres les moins familiers et que l’on désigne par ignorance du terme « étranger ». Que l’on considère l’ouvrier exemplaire médaillé, l’huissier expert dans l’art de la saisie du bien des pauvres, l’intellectuel pascalien meurtrier de sa femme, le fils modèle dévoué à sa mère impotente, ou enfin, dans Passage à l’ennemie9, le flic infiltré parmi des délinquants de banlieue parisienne, tous préconisent de restaurer le dialogue et la communication. Tous, en dépit de scénarios et situations des plus originaux, s’accordent à dire le défaut et la perte du langage qui isolent et détruisent. C’est une tragédie que la romancière associe volontiers à la perte de notre civilisation contemporaine. Les narrateurs montrent du doigt sur un ton gentiment moqueur les petites gens dont ils font aussi partie. Ce sont des antihéros qui signalent leur appartenance à la classe ouvrière et Lydie Salvayre les salue au passage. Chacun à leur manière adoptent ou se forgent une philosophie. Ils sont subjugués par le discours philosophique de Pascal ou Descartes mais, incapables d’en assimiler l’instruction et de la communiquer aux autres, ils sombrent dans la folie. Ils deviennent assassins, ils s’autodétruisent, ils se constituent en victime et bourreau de la société en général. Ils deviennent celui de la femme en particulier. Ce sont des espèces de Don Quichotte, nomades colporteurs qui cherchent à dire que dans l’art de manipuler le punch line qui est le propre de la communication humaine se trouve la seule – sinon la meilleure – recette, l’élixir de la vie et de l’amour. Il faut, pour notre salut, la rétablir au plus vite.
22La traversée des genres selon Lydie Salvayre contribue d’une part à une peinture de notre société où les relations humaines sont douloureuses, pour ne pas dire intenables, odieuses et fatalement destructrices. Elle restitue d’autre part, au centre de ce malheur, la relation amoureuse, et désigne la femme comme souffre-douleur de l’homme, montrant qu’elle est à la fois le réceptacle du mal et la plaie en tant que telle. Mais la femme incarne ici et à elle seule, situation de choix s’il en est, la société malade d’elle-même. Si la femme n’apparaît dans les romans de Lydie Salvayre qu’à travers le discours rapporté du narrateur qui l’accuse de tous les maux, on remarque qu’elle est omniprésente et ne le quitte jamais : elle est épuisante, décevante, difficile, redoutable et bête. C’est une perfide, une empêcheuse de tourner en rond. Elle est cruelle, incompréhensible, et par-dessus tout incompétente dans l’art de la conversation. En gros et dans le détail, c’est une emmerdeuse. Et elle n’est bonne à rien.
23On se rend à l’évidence que les narrateurs de ces portraits peu flatteurs de la femme sont eux-mêmes les victimes de situations personnelles qu’ils ne maîtrisent pas. De leur travail, ils disent aussi qu’il est fatigant, difficile et bête à la fois. À l’échec de la vie professionnelle et sociale est associé celui de leur vie amoureuse par une représentation négative de la femme. Poursuivant la métaphore, la femme est le témoin de ce foyer d’incompréhension généralisée qui fait enrager l’homme et le pousse à la folie et au désespoir. Mais l’homme en question signifie, et le Sphinx d’Anne Garréta ne le démentirait pas on l’aura compris, tout aussi bien la femme. Car la traversée du genre chez Lydie Salvayre autorise le narrateur à signifier l’exploitation des travailleurs, qu’ils soient homme, femme ou d’un sexe non différencié. Il s’agit d’un « je » qui est essentiellement neutre ou neutralisant et non plus masculin tant il est cerné10 et motivé par la femme dont il est épris et qui n’en est pas moins son souffre-douleur et son bouc émissaire. Celle-ci se trouve toujours en dernier ressort à l’extrémité de sa chaîne de malheurs et de souffrances. Le « je » de la narration est neutre dans la mesure où il est pénétré, sinon de sensibilité féminine du moins du regard inquiétant de la femme, à savoir du regard de la société qui surveille et punit, mais ne le quitte pas des yeux. Le narrateur, antihéros de Lydie Salvayre, vide son sac et confesse ses crimes non parce qu’il est un assassin mais parce qu’il est une victime de la société dont il cherche éperdument à se protéger faute de pouvoir lui échapper.
24Nulle part ailleurs cette vision omniprésente de la femme comme métaphore de la société n’est ressentie plus douloureusement par l’homme à la fois mentalement et physiquement. Cela justifie le geste de ce dernier qui cherche éperdument à se délivrer d’elle. Rarement un roman montre avec plus de sérieux et d’humour mais aussi d’humilité l’incapacité des hommes (s’entend ici le genre humain qu’il soit féminisé ou masculinisé) à vivre avec une femme, jusqu’à ce qu’on se rende compte que la femme, pour omniprésente, envahissante ou opprimante qu’elle soit, incarne véritablement la société. Ceci nous porte à dire que le recours à un narrateur masculin chez Lydie Salvayre consiste non pas à dénoncer une représentation de la femme en tout point négative mais à dire le conflit entre les genres. Celui-ci désigne, au-delà du référent grammatical féminin ou masculin, au-delà du socio-sexuel, ce que nous nommerons des genres d’individus, c’est-à-dire l’Étranger en général. Lydie Salvayre signifie l’urgence d’une réconciliation des inconciliables dans l’art de la conversation et des plaisirs que suscite cette dernière. Elle prône cet art, non pour prétendre qu’il peut tout résoudre, mais pour au moins jouir du plaisir qui consiste à feindre de vouloir ou pouvoir les résoudre. Si le problème ne peut encore être résolu, l’auteure en pose les modalités tout en vantant les plaisirs qu’il recèle. Ce plaisir-là traverse mais transgresse les questions de genres.
25Que ce soit pour Lydie Salvayre ou Anne Garréta, l’échec de la relation amoureuse dont elles font toutes deux le constat sert de métonymie à l’échec de la relation entre les humains, ce qui dépasse largement la question du genre et met un terme à la guerre des sexes. On aimerait qu’elles mettent un terme à la guerre tout court, mais on s’accordera facilement à dire que cette dernière est fomentée par un manque de reconnaissance d’un autre genre, celui qui refuse l’individualité et procède à l’agglomération de corps étrangers qui sont eux jugés trop dissemblables, ce qui entrave ou détruit la possibilité de l’amour. S’entend ici, on l’aura compris, et à l’échelle du monde, celle de l’entente entre les humains.
Notes de bas de page
1 Anne Garréta, 1986, Sphinx, Paris, Grasset : S.
2 Lydie Salvayre, 1993, La Médaille, Paris, Seuil : M.
3 Lydie Salvayre, 1995, La Puissance des mouches, Paris, Seuil.
4 Lydie Salvayre, 1997, Quelques conseils utiles aux élèves huissiers, Paris, Verticales.
5 Lydie Salvayre, 1997, La Compagnie des spectres, Paris, Seuil.
6 Lydie Salvayre, 2005, La Méthode Mila, Paris, Seuil.
7 Lydie Salvayre, 1999, La Conférence de Cintegabelle, Paris, Seuil/Verticales.
8 Lydie Salvayre, 1990, La Déclaration, Paris, Julliard, p. 76-77.
9 Lydie Salvayre, 2003, Passage à l’ennemie, Paris, Seuil.
10 Dans la double acception suivante : être entouré par et avoir des cernes à cause de.
Auteur
Professeure de Lettres modernes et de Littérature comparée à l’université de San Francisco. Spécialiste de Paul Valéry, elle a publié Figures de Valéry (L’Harmattan, 2000) ainsi que de nombreux articles sur la poésie et la littérature contemporaines, dont des travaux récents sur Véronique Olmi et Ryoko Sekiguchi. Ses publications sont parues dans des revues françaises et américaines dont le Bulletin des Études Valéryennes, Écritures Contemporaines, Modern Language Note, Nineteen Century French Studies, The Romanic Review, Contemporary French & Francophone Studies
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