La Politique du malaise à l’âge du plastique
p. 517-526
Texte intégral
1Il faut se mettre d’accord avant tout, sur la nature – certainement pas sur la qualité – du roman de cette saison et reconnaître que le matériau, dont il est composé, est d’une nature différente de celui utilisé par d’autres générations : en effet, on est passé de l’âge d’or à l’âge de l’argent, et encore à celui du bronze, ensuite à celui du fer, puis à l’âge de l’argile. Aujourd’hui, il est fondamental et préliminaire d’en prendre acte : pour ce qui concerne le roman, nous sommes entrés dans l’âge du plastique. Il s’agit d’une matière particulière, opaque et transparente, incolore et de toutes les couleurs, qui se distingue par sa mutabilité et qui prend, dans les formes narratives, les traits de l’« hybridisme ». À l’âge du plastique, comme le plastique, le roman peut prendre toutes les formes, et c’est justement parce qu’il est par essence informe, c’est-à-dire extrêmement adaptable, flexible et malléable, qu’il peut prendre n’importe quel aspect et c’est ainsi que le rien devient tout et n’importe quoi. En outre, puisqu’à la saison du plastique, le roman a, comme celui-ci, une nature non périssable, voici qu’elle lui consent d’être jeté, réutilisé, mais non transformé dans le temps. Quant à la catégorie du consommateur à l’âge du plastique, le roman, qui s’en inspire, se révèle « sans préjugés de classe », car il s’adresse « urbi et orbi », il n’établit pas de hiérarchies de public : il a, en effet, besoin d’une foule de pratiquants indistincts et non d’un lecteur capable de juger, pour inconnu qu’il soit.
2Mais je ne suis pas en train de faire un procès à la qualité, ou bien un éloge du passé. Il s’agit seulement de vérifier la condition actuelle du roman, qu’il est bon d’accepter sans nostalgie : avec le plastique, on fabrique aussi des pièces de rechange pour le cœur. Quelques-uns de ces romans – reconnaissons-le – nous parvenons même à les apprécier et, disons-le, en tant que lecteurs, nous ne nous sentons pas volés de notre temps.
3Ce n’est cependant pas le lieu d’exagérer : dans un roman récent, dont je préfère rappeler l’auteur et le titre, et auquel le Figaro Littéraire a consacré un compte rendu attentif, on dépasse les limites avec désinvolture. La banalité quotidienne prend une inquiétante solennité épigraphique : « Elle sort le tapis et le secoue. Elle passe l’aspirateur. Elle nettoie les carreaux. Elle vide le réfrigérateur et le dégivre1 » ; les dialogues sont d’une profondeur stupéfiante : « – Qu’est-ce que vous écrivez ? – Oh… rien. Le gâteau à la banane était encore meilleur que la dernière fois (ibid., p. 125) » ; différents chapitres commencent par « Bonjour », offrant un inoubliable cours de bonnes manières ; une lettre au père défie en intensité dramatique celle de Kafka : « Papa, Je voulais venir te voir pour ton anniversaire mais un contretemps m’oblige à rester ici pour le moment (ibid., p. 93) ».
4Malgré ces excès occasionnels, le fait que des spécialistes qui ont une formation et des intérêts classiques fréquentent de plus en plus le terrain de la littérature de l’extrême contemporain est la preuve la plus convaincante du changement dans un domaine, autrefois réservé à la critique éphémère (mais, ici encore, on ne saurait voir aucune morgue dans cette définition). Je crois qu’en nous tous, réunis par la passion pour le roman « au présent », encore que dans la diversité, retentit la même voix, celle de la mer, comme elle s’exprime dans le roman d’un écrivain péruvien de langue anglaise :
Là où tu te diriges, aucune piste n’existe, /aucun sentier ; il n’y a que tes propres instincts/pour te guider. Tu as suivi les présages et tu/es finalement arrivé à destination. À présent, /il te faut faire le grand saut dans l’inconnu et/découvrir par toi-même qui a tort, qui a raison, /qui tu es2.
5De quoi est-ce que je veux parler ? Je veux affronter un problème qui me semble particulièrement urgent, celui d’un conformisme du malaise et de la plainte, d’un conformisme de la souffrance répétée, organisée, dans le roman, comme parabole obsessionnelle de l’humanité contrainte à vivre dans un ou plusieurs personnages – dotés de toujours moins de qualités et souvent peu exemplaires – au sein d’un monde inacceptable, créé on ne sait pas bien par qui, peut-être par le cruel profit d’une minorité invisible et aveugle. Des textes, qui ne sont pas dépourvus d’intérêt, participent de cette tendance et l’écriture se plie à la « politique de la souffrance », multiforme et répétée, traduite dans un système narratif affligeant et fermé. C’est vrai, on pourrait m’objecter que la littérature de toutes les époques est pétrie des formes infinies de la douleur : et, cependant, il me semble inévitable de rappeler que, si l’œuvre d’art exprime, dans tous les cas, une souffrance, il est de sa nature de la dépasser, en la filtrant à travers le corps de ses mots, et de prendre ses distances, avec sérénité et profondeur. En se décantant au fil de la page, la subjectivité perd son arrogance et la douleur assume une dimension différente, elle n’est plus constatation d’un destin atroce, elle se transforme en une métaphore esthétique, en une sensibilité différente d’une condition commune noyée sous le silence. Je veux, donc, parler d’une habitude insidieuse qui envahit la littérature de nos jours, du choix, souvent sous-évalué, d’un bon nombre de narrateurs de respecter un code d’écriture « politically correct ». Face à cette tendance, les invectives à la Pierre Jourde, accumulées dans La Littérature sans estomac3 ne sont pas productives ; beaucoup plus comptent les travaux d’analyse, comme ceux de Christian Authier, dans Le Nouvel Ordre sexuel4, même si la limite réside dans ce dernier adjectif : le corps n’est en effet qu’une des formes du désordre qui témoigne du malaise.
6Aujourd’hui le risque le plus grand est, donc, celui de parcourir les chemins d’un roman stéréotypé, assemblé avec quelques convictions recyclées d’un bagage idéologique archaïque, renié dans les faits par les irrépressibles transformations en cours, un roman servi à la sauce moderniste, de grande consolation dans son excessive simplicité. Un incroyable raccourci moral s’offre à la prose pour faire éprouver à l’auteur le sentiment qu’il se trouve du bon côté, celui des « victimes », la conscience tranquille, rassuré par la paresse générale, à laquelle il est difficile de se soustraire. Aussi garde-t-on jalousement les recettes d’un passé héroïque, et les prépare-t-on encore, en contemplant, satisfaits, une ingénue fidélité au mythe, facile à recycler auprès de ceux qui ne veulent pas vivre sans les garanties d’un projet général. Alors, il suffit d’un rien : insatisfaction et malaise, dans le corps et dans la tête, dans la foule et dans la solitude, malgré l’accent mis sur quelques idées généreuses, parfois porteuses d’une allusion politique transparente, et le jeu est fait. Il y a tout de même bien quelqu’un qui est responsable de tout cela : et toi, lecteur tourmenté par la vie, penses-y et trouve le coupable ! D’ailleurs, les rédacteurs des Inrockuptibles, d’une originalité toujours plus douteuse, semblent ignorer l’importance pour la narration, de ne pas respecter le conformisme de l’anticonformisme : ils insistent encore sur les Écrivains face au politique5 pour bavarder sur les choix de camp.
7Le responsable de cet égarement de l’écriture n’est pas seulement celui qui la pratique : l’industrie culturelle a sa part de « mérite », car, en organisant l’écriture comme production, elle a conduit les auteurs à croire que la profession d’écrivain est une profession comme les autres, un métier, et non un « état transitoire », qui vaut tant que l’écriture est en acte. L’« écrivain de profession » dévoile des analogies avec le « révolutionnaire de profession » : paradoxalement, donc, l’écrivain à dimension industrielle tend à justifier la durée de sa condition avec une vérité éternelle, dont il se veut porteur, en accord avec une multitude qui l’acclame. Une fois que l’écrivain a vendu son âme en échange du « paradis », l’engagement idéologique conditionne son œuvre par une logique extérieure à l’écriture, faisant d’elle un accessoire de la morale politique. De son côté, le politicien accepte l’art seulement si ce dernier, soumis à la contingence des faits, produit un effet immédiat, un profit pour la politique. Il arrive ainsi qu’on confonde l’exigence de dévoiler par les mots un fragment douloureux et inexprimé de la condition humaine, avec le dogme de l’engagement revu et corrigé, avec le besoin de la dénonciation de l’injustice sociale, en tant que seules motivations légitimes de l’art. De cette manière, on remplace alors l’indicible atemporel de l’humanité par l’injuste fugacité d’un cas exemplaire. Mais la ruse de la politique aujourd’hui consiste à prétendre que l’injustice sociale, désormais usée, se camoufle en malaise de la personne. L’invasion du « politically correct » en littérature, dont j’ai déjà commencé à m’occuper dans Poussière de romans6 opère donc en opposition à l’écriture, car l’écriture, lorsqu’elle est art, se révèle bien loin des options concrètes de la politique (explicites et implicites). Au contraire, la vraie orthodoxie de l’écriture consiste à faire émerger le non-dit, en le traduisant dans des mots qui composent une écriture inouïe et, pour cela, mémorable. On peut peut-être résumer cette notion de façon plus claire et emblématique : l’écriture artistique doit être, au moins dans ses composantes structurelles, incorrecte, car une nouvelle règle porteuse d’un monde et d’une liberté méconnus élit déjà demeure dans le bouleversement des règles.
8À partir de quelles œuvres est-il opportun d’aborder le problème de ce conformisme persistant de la souffrance ? Le choix le plus simple serait sans aucun doute celui de s’en remettre aux romans « historiques », ceux qui concernent, en particulier, les années obscures de la Deuxième Guerre mondiale, les fantômes de la collaboration et de la résistance (en Italie, Ida Porfido s’occupe de ces aspects). Une épique jeune, bâtie sur la mémoire de mai 1968 s’est ensuite placée à côté de cette nouvelle épique attardée, bien éloignée de celle du Silence de la mer. Tiphaine Samoyault nous en a donné, dans Météorologie du rêve, un essai bien différent par rapport au Pouvoir des fleurs de Jean-Marie Laclavetine. Cependant, le roman lié aux événements historiques plus ou moins récents n’est certes pas le lieu idéal, où chercher la trace d’un malaise avec des implications différentes de celles liées aux phénomènes sociaux : l’évidence et l’immédiateté de la confrontation politique seraient excessives. Mais si, à titre de curiosité, quelqu’un a besoin de visiter une œuvre récente, exemplaire du genre historique et de son conditionnement, il peut aller voir La Princesse oubliée de Laurent Joffrin7 À mon avis, le terrain à privilégier est, au contraire, celui de l’écriture de la normalité, celle des jours quelconques, bref le terrain du roman « privé », un exercice qui coïncide encore, dans beaucoup de cas, avec le roman sentimental, où même l’affection la plus élémentaire est offensée, dans une saison sans espoir pour l’humanité. Si l’on devait remarquer une présence encore silencieuse du « politically correct », c’est alors dans ces pages que le phénomène dévoilerait son insidieux enracinement.
9À quels romans s’adresser, alors ? Et, surtout, comment faire pour choisir parmi les nombreux volumes publiés, même si l’on se limite aux parutions du premier trimestre de cette année ? La porte de sortie en présence de cette offre éditoriale démesurée consiste à appliquer au choix des textes à analyser, pour le peu qu’il soit possible de le faire en littérature, une bribe de la « théorie du chaos », celle qui prétend que tout se passe à la limite entre l’ordre et le chaos : c’est sur cette frontière que s’organise la complexité. J’ai, donc, sélectionné trois romans de femmes, non parce que je crois en une littérature féminine, mais pour souligner la présence féminine grandissante en littérature et pour exploiter, si c’est encore possible, la distance « anthropologique » des femmes par rapport à l’histoire et à la politique. Un expédient pour rendre la recherche plus difficile et, si possible, plus vraie.
10Je suis parvenu aux romans sélectionnés, tous publiés par de petites maisons d’édition, celles qui prennent souvent des risques majeurs, par des voies différentes : le premier, Je l’aimais d’Anna Gavalda8 a attiré mon attention par un compte rendu enthousiaste de Patrick Besson ; le deuxième, L’Ongle rose de Sylvie Garcia9 m’a été suggéré par Gérard Bobillier des éditions Verdier ; le troisième, Caspar Friedrich Strasse, de Cécile Wajsbrot10 m’a été conseillé par Serge Safran. Je n’exprimerai pas de jugements de valeur sur ces textes et je ne prononcerai pas d’acquittement ou de condamnation ; au contraire, je me limiterai à enquêter sur la présence et sur l’épaisseur de la tendance au « politically correct », afin de comprendre si la politique des sentiments cache un sentiment politique déguisé. Abordons, donc, ce voyage dans le roman « sincère et menteur ».
11Je l’aimais exhibe pour titre, une action qui dévoile l’axe de la narration, en posant tout de suite le problème du temps passé, du regret et de la mémoire. L’écriture, peu narrative et très dialogique, semble un scénario pour le théâtre ou pour l’écran : les phrases sont brèves, pauvres, avec sujet, attribut, prédicat et complément, et l’organisation syntaxique est principalement confiée à la coordination. La nature humorale se traduit par un florilège de brèves interrogatives – « Ah bon11 ? » ; « Parce que quoi (ibid., p. 77) ? » ; « Pardon (ibid., p. 100) ? » ; « Où ça (ibid, p. 129) ? » ; « C’est tout (ibid., p. 149) ? » ; « C’est fini (ibid., p. 202) ? » – et par quelques exclamatives minimales – « Maman (ibid., p. 23) ! » ; « Quel pèlerinage (ibid., p. 36) ! » ; « Merci, merci, c’est trop (ibid., p. 42) ! » ; « Non, non, pas du tout (ibid., p. 136) ! » ; « Quelle horreur (ibid., p. 170) ! » ; « Bravo, les amis (ibid., p. 173) ! » ; « Chez moi, pardi (ibid., p. 204) ! ». Le langage révèle une tendance à la familiarité, peut-être justifiée par la volonté de « parler vrai » ; sur cette composante se greffent des voix en patois, accompagnées d’éclats anglais, – « You’re a Barbie girl (ibid., p. 27, 49) ! » ; « I am very concentrated (ibid., p. 140) ! » ; « I am fine, I mean I am calm (ibid., p. 141) », – et complétées par une note pittoresque en italien : « Al dente (ibid., p. 79) ». De temps en temps, les mots sont rendus par des phonèmes, qui en enregistrent l’oralité – « tou vas etre soupperrrrrrrrr (ibid., p. 26) ! » (avec neuf r) ; « Jeeurouerdre » (au lieu de « j’ai peur de vous perdre (ibid., p. 149) ») – afin de donner à l’écriture l’authenticité de la voix.
12Dans cette logique, même le silence trouve son espace, se manifestant par le substantif (ibid., p. 33) lui-même, ou bien se résolvant en trois points de suspension. Le dialogue, volontairement dépouillé, traduit souvent une communication minimale – « Tu m’écoutes ? – Oui. – Je t’embête ? – Non (ibid., p. 105) » – ne serait-ce parfois que parce que la question n’exige pas de réponse – « C’est hallucinant, comment faites-vous pour vous rappeler tout ça (ibid., p. 83) ? ». Au contraire, l’écriture de plus grande durée est celle des deux longues lettres qui sont citées par cœur, comme si l’on assistait à leur lecture (ibid, p. 184-186, p. 194-196) D’ailleurs, l’événement raconté n’est certes pas des plus insolites : Pierre, ancien PDG, avoue à sa belle-fille, abandonné par son fils, le drame de son seul amour vrai, celui pour une jeune femme qu’il n’a pas su aimer au point de quitter sa famille pour essayer avec elle une nouvelle vie. Mais son renoncement n’a produit que malheur autour de lui. Au cours de ces pages, l’écriture offre des moments dignes d’attention. Elle se permet des parenthèses de prose poétique : « Et je pleure derrière mes mains (ibid, p. 11, 83) ». Elle ne se soustrait pas à certaines réflexions difficiles à comprendre : « Parce que le piège, justement, c’est de croire qu’on est amarré… Nigauds que nous sommes. Assez naïfs pour croire une seconde que nous maîtrisons le cours de nos vies (ibid., p. 54) ». Elle fait des constats douloureux : « J’avais quarante-deux ans et je me trouvais vieux déjà (ibid., p. 103) » « Je n’attendais rien. Je travaillais. Encore et encore et toujours. C’était ma tenue de camouflage, mon armure, mon alibi. Mon alibi pour ne pas vivre (ibid., p. 104) ». Elle avance des doutes insoupçonnables pour un chef d’entreprise : « Je suis dur dans le travail, mais là, c’est parce que je joue un rôle, tu comprends ? je suis obligé d’être dur. Tu imagines s’ils perçaient mon secret ? S’ils apprenaient que je suis timide (ibid., p. 107) ? ». Elle donne des indications courageuses : « Assume tes dons. Assume cette responsabilité… Montre-nous ce que tu as dans le ventre (ibid., p. 127) ».
13Mais malgré tout, le texte ressemble parfois à un vêtement élégant qu’on met dans une vitrine pour un spectacle édifiant : un « beau-père – grand-père » admirable, racheté par l’aveu d’un coup de vie tardif ; une belle-fille, femme prévenante et trahie, méfiante désormais à l’égard d’un monde cruel, – « Je vais regarder ma vie à travers un judas (ibid., p. 90) » –, mais encore disponible à écouter ; le confort des livres comme forme noble de garantie culturelle (ibid., p. 83, p. 215) ; la pratique d’une morale triste, qui nie le plaisir personnel blâmé comme un vol (ibid, p. 143) ; l’abandon de l’autre comme une injustice, la rhétorique des choses et des désirs simples qui triomphent le samedi soir, lorsqu’on pousse un caddie plein de marchandises dans un supermarché (ibid., p. 195) ; la réduction d’une relation amoureuse à une extase de la banalité quotidienne, au triomphe du silence des émotions et de l’attention. Le « politically correct » trouve, à l’épilogue, sa représentation symbolique dans un caprice d’enfant : la demande pressante de la part de la petite-fille d’un « croûton de la baguette (ibid., p. 217) » qui n’est pas accueillie tout de suite et devient prétexte à se souvenir des occasions perdues, parce qu’elles n’ont pas été satisfaites tout de suite, un « carpe diem » anthropophage et instantané. Le renoncement à soi-même au nom de la famille n’est certainement pas de l’amour, mais la passion réduite à produit de consommation immédiate pour l’écriture n’est pas de l’amour non plus.
14Le souvenir de la fin d’un amour offre encore le prétexte narratif au récit dans L’Ongle rose de Sylvie Garcia. Ici, l’écriture est le fruit d’une élaboration qui tient compte du goût pour la prééminence de la construction verbale : les phrases sont « en accordéon », brèves et brisées, moyennes et achevées, longues et complexes. La recherche linguistique fait surface, même si l’on ne remarque aucun maniérisme : au contraire, plutôt une tendance à la sobriété. Le discours indirect s’inscrit dans le flux narratif, comme s’il ne voulait pas créer de distinction entre la narration et la voix. Un amour s’évapore de façon inexplicable et un autre abandon se produit à l’improviste pour une femme : le déchirement s’accomplit, peut-être un peu trop symboliquement, tandis qu’elle écrit à l’ordinateur. L’accusation prononcée par l’homme, par l’« amant aimé », est sans appel et sans explication : « voleuse de vie12 » Un ongle couvert de vernis rose, tombé à cause d’un coup reçu par hasard pendant une rixe, devient alors le souvenir d’une partie d’elle-même à jamais perdue. En traversant un Paris ambigu et mystérieux et en rencontrant des personnages à la dérive, la blessure d’une femme seule se cicatrisera dans la douleur diffuse des autres et, puisque, comme dans le roman de Gavalda (ibid., p. 207) une force vitale pousse l’humanité (ibid, p. 36) la protagoniste, capable d’abord de se bâtir seulement par opposition – « Tu ne sais pas dire oui (ibid., p. 43) » —, ressurgira enfin de la négation et acceptera de dire oui, mais à un étranger. Un nouvel amour et un nouvel ongle s’incarneront. Le happy end surprend et contraste avec les images blêmes de la banlieue et avec les cicatrices d’une souffrance qui habite les rues, les maisons et même le ciel.
15Et pourtant, dans L’Ongle rose, la « politique de l’orthodoxie » exige qu’on lui paie son tribut. Conversazione in Sicilia de Vittorini est jugé par ses effets sur le contexte politique dans lequel il fut publié (ibid., p. 23) ; les livres et les auteurs exemplaires prennent place dans un minuscule Panthéon personnel (ibid, p. 92) et s’empilent en désordre le long des murs d’un couloir (ibid, p. 34) ; une citation de Racine intervient afin d’illustrer une tragédie au présent, mais sans la force du dilemme (ibid., p. 58) Les figurants de la narration sont émouvants : l’arabe Ahmed est gentil et prévenant et témoigne d’une intégration réussie dans une société multiraciale (ibid., p. 40) tandis que la sage-femme, expression de la force brutale de la nature, proclame une opposition idéologique au changement : « Je vais pas laisser les communistes passer (ibid., p. 49) ! », et que les faits divers affleurent avec urgence dans la condamnation des comportements des talibans contre les femmes (ibid., p. 59-60) Cependant, la rhétorique l’emporte rarement, seulement là où l’on veut souligner le mal de vivre de façon définitive : on peut lire « Je marche à la mort (ibid., p. 72) » comme s’il s’agissait d’un destin unique et méconnu, tandis qu’« aux travailleurs » reste « le corps qu’il faut vidanger de la fatigue dans un sommeil lourd (ibid., p. 73) ». Une femme, professeur de philosophie, se sauve – heureusement – puisqu’elle prononce des affirmations obscènes, qui ne sont pas dans la ligne du conformisme : « Jamais je n’ai été aussi élégante que durant les années d’Occupation (ibid., p. 31) ».
16Caspar Friedrich Strasse de Cécile Wajsbrot met en évidence, déjà dans le titre, le caractère étranger d’une langue et celle d’un lieu et, en même temps, offre cependant, une adresse possible. Cette rue porte le nom d’un peintre, confirmant, au cas où cela serait nécessaire, l’attention particulière du monde de l’écriture pour celui de la peinture. Dans d’autres romans de l’âge du plastique, la figure de l’artiste est au centre de la narration et, lorsqu’elle ne met pas en scène un écrivain, elle a recours à un peintre. Rappelons-nous le personnage principal de Bienvenue parmi nous d’Éric Holder : Taillander, un peintre en crise, a produit un seul tableau au titre éloquent, transcrit en italien : « Punto e basta13 ». Le texte de Wajsbrot est un enchevêtrement d’histoire (l’écroulement du mur de Berlin), de réflexion sur l’art, à partir des tableaux de Caspar Friedrich, et d’un amour impossible, à cause du mur infranchissable qui existe en chacun de nous. La narration est à la première personne, racontée par une voix masculine, celle d’un poète (à l’occasion, une écrivaine se met à la place d’un homme). Une porte est ouverte au lecteur, appelé par le discours direct à voir et à lire les tableaux de Caspar Friedrich, introduisant ainsi une troisième dimension, externe et imprévue. À mi-chemin entre l’apologie de la contrainte et le monologue sur l’insuffisance de l’art pour bien vivre, l’écriture avance par phrases longues, parfois élégantes, comme si elles voulaient garder le goût d’un classicisme désormais perdu. À plusieurs reprises, la page accomplit son devoir, elle fait affleurer l’indicible : l’insupportable « fidélité à notre jeunesse14 » pour les adultes, c’est-à-dire pour ceux qui ont oublié la nécessité du superflu, et donc de l’art aussi ; la conscience inacceptable du fait qu’une fois abattu un mur imposé par l’histoire, il reste « l’obligation à vivre, séparés, divisés, séparés de nous-mêmes », condition ontologique d’une humanité, obligée à parcourir les « dédales insoupçonnés… ceux de la division, de la rupture et de la guerre contre soi-même (ibid., p. 52) » ; la valeur de la métaphore à l’époque de l’oppression, cette précieuse « habitude de dissimuler (ibid., p. 14) », une espèce de « Place du Mensonge et de la Vérité » bâtie avec les mots pour se rencontrer impunément ; la fausse innocence des « murs tagués parcourus d’inscriptions violentes contre la violence (ibid., p. 13) » ; l’apparente homologation des lieux et des personnes et leur inconciliable différence, avec le besoin, donc, de l’exprimer et de « parler du silence (ibid., p. 53) ». La frontière que chaque artiste, exactement comme chaque homme, doit franchir est celle de la peur : celle qui se situe entre la « politique du confort » et « la politique du désir (ibid., p. 66, p. 72) » entre l’usage des personnes et l’usage des choses (même dans l’art) (ibid., p. 80), celle qui se place entre le renoncement et le risque et qui, en amour, se place entre l’autre et soi.
17Et pourtant, à ce premier propos, on en ajoute un deuxième : l’orthodoxie, toujours tardive, de certaines réflexions politiques (ibid., p. 25, p. 26, p. 36, p. 46), le passage à la politique des sentiments quand celle des philosophies a échoué, la défaite individuelle après la défaite collective (ibid., p. 79) Cela peut étonner, mais même à la fin de ce roman, même s’il raconte un amour, il ne semble rester qu’un slogan politique : « Nous voulons tout et tout de suite (ibid., p. 85) ». À partir de cette fureur enfantine, même la littérature est anéantie et ce n’est pas un hasard si la femme aimée par l’écrivain peut prendre définitivement congé de lui en lui disant : « Je ne lis plus. Je ne peux plus. Je vois chaque personnage, chaque tu, dans chaque poème comme un vol (ibid., p. 103) ». De quoi avons-nous besoin, nous tous ? Pour Cécile Wajsbrot, nous sommes tous à la recherche d’une Caspar Friedrich Strasse « une rue simple, une rue droite, ni longue ni courte, une rue sans histoire (ibid., p. 110) » parce que « nous sommes surtout prisonniers de nous-même, nous sommes les pires gardiens de nos prisons intérieures (ibid., p. 113) ». Mais, est-ce que sortir de l’histoire et l’effacer ne signifie pas imaginer une histoire pure ? Est-ce que prendre un ton prophétique et annoncer l’avenir n’est pas le dernier masque d’un conformisme du « politique d’abord » ?
18Trois romans, à l’âge du plastique, sont bien peu de choses : qui se souviendra d’eux dans quelques mois ? Malgré l’hypothèque cruelle du temps, je ne vous cache pas que, comme critique, je leur suis reconnaissant : en les lisant, ils m’ont fourni des indices précieux sur les ruses du « politically correct ».
19Le conformisme littéraire est, en premier lieu, la perméabilité passive de la narration à l’Histoire ; une Histoire qui se réduit à celle de la Deuxième Guerre mondiale, dernier rempart sûr entre le bien et le mal ; la reconnaissance des erreurs humaines se pratique vers le passé sans entamer le présent et ses doutes. À ce conformisme « extérieur » s’ajoute celui « intérieur », de l’écriture entendue comme confession et purification. L’énumération ou la citation de romans et d’écrivains de référence deviennent en elles-mêmes un passage obligé et une espèce d’authentification culturelle ; la présence d’incises en langues étrangères et, en particulier, en anglais, actualise l’écriture et témoigne de sa « mondialisation ». Le parlé prévaut sur le narré, le visuel sur l’imaginaire : le modèle est le scénario et la page aspire à devenir un écran cathodique. Le succès d’un roman semble habiter dans un « loft », dans l’exaltation narcissique des minuscules faits divers personnels, dans un espace où l’on flotte sur le vide des lieux communs et de la norme : le conformisme de l’anticonformisme. Tout ce réseau de conventions à caractère moral, ce petit autel fleuri d’hypocrisies communes et de bonnes intentions, contamine le roman de façons inaperçues. L’œuvre se greffe alors sur une souffrance d’amour, non comme forme infinie de connaissance de l’autre, mais comme indifférence à l’autre, nourrie avec complaisance. Dans ces textes, l’amour « politically correct » est un investissement capricieux et ruineux à la Bourse du Sentiment, un néo-romantisme comptable, qui pratique l’absence au monde et une logique creuse.
20Connaître quelques aspects cachés de l’aspiration à l’édification morale et sociale du roman à l’âge du plastique peut aider le lecteur à ne pas avoir peur de choisir le côté sombre de l’écriture, à refuser le piège de la politique de la souffrance et l’écrivain à chercher des chemins moins confortables, mais plus libres. Messieurs les auteurs, dans votre écriture, soyez politiquement incorrects, s’il vous plaît !
Notes de bas de page
1 Anaïs JEANNERET, La Traversée du silence, Albin Michel, 2002, p. 43-44.
2 Sergio BAMBAREN, Le Dauphin, Saint-Hubert (Québec), Un monde différent, 1999, p. 76.
3 Pierre JOURDE, La Littérature à l’estomac, L’Esprit des Péninsules, 2002.
4 Christian AUTHIER, Le Nouvel Ordre sexuel, Bartillat, 2002.
5 Les Inrockuptibles, 12 au 19 mars 2002, n. 330, p. 29-45 ; Lire « fait mieux » (décembre 2001) avec un dossier intitulé « Vous avez dit… politiquement correct » et des articles signés par J. Blain, C. Ferniot, M. Gobin, D. Bermond (p. 50-60).
6 Matteo MAJORANO, « Poussière de romans », dans Le Goût du roman, Actes du colloque Narrativa di Francia : leggere il presente/La prose française : lire le présent, Bari, B. A. Graphis, 2002.
7 Laurent JOFFRIN, La Princesse oubliée, Laffont, 2002.
8 Anna GAVALDA, Je l’aimais, Le Dilettante, 2002.
9 Sylvie GARCIA, L’Ongle rose, Lagrasse, Verdier, 2002.
10 Cécile WAJSBROT, Caspar Friedrich Strasse, Zulma, 2002.
11 A. GAVALDA, Je l’aimais, op. cit., p. 25.
12 S. GARCIA, L’Ongle rose, op. cit., p. 22.
13 Éric HOLDER, Bienvenue parmi nous, Flammarion, 1998.
14 C. WAJSBROT, Caspar Friedrich Strasse, op. cit., p. 35.
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2011
Le mot juste
Des mots à l’essai aux mots à l’œuvre
Johan Faerber, Mathilde Barraband et Aurélien Pigeat (dir.)
2006
Le roman français au tournant du XXIe siècle
Marc Dambre, Aline Mura-Brunel et Bruno Blanckeman (dir.)
2004
Nomadismes des romancières contemporaines de langue française
Audrey Lasserre et Anne Simon (dir.)
2008