Vision du monde et théorie du roman, concepts opératoires des romans de Michel Houellebecq
p. 505-515
Texte intégral
1En partant des trois romans de Michel Houellebecq : Extension du domaine de la lutte, 19941 – Les Particules élémentaires, 19982 – Plateforme, 20013, et de ses essais théoriques : H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, 19914
2– Rester vivant, méthode, 19925 – Interventions, 19986 j’essaierai de traiter les deux aspects suivants de son œuvre, à savoir :
3– sa vision du monde et sa théorie du roman comme base conceptuelle de la fictionalisation
4– les points essentiels de la cohérence de l’œuvre qui en résultent.
5Je terminerai en me demandant si l’œuvre de Michel Houellebecq annonce une tendance vers un changement paradigmatique du roman contemporain.
6Je sais que le fait de se concentrer sur ces trois aspects comporte un risque : celui de réductions presque inacceptables et de présentations unilatérales et que ce faisant, je mets de côté l’analyse systématique de questions essentielles telles que : les modèles littéraires (Balzac, Zola, Camus, Perec), l’analyse du style et les problèmes de l’écriture, le succès surprenant qu’il rencontre en France et sur la scène internationale7 et beaucoup d’autres8.
Vision du monde et théorie du roman
7Le premier essai de critique littéraire de Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft (1991), contient déjà l’essentiel de sa théorie sociale ainsi que sa théorie romanesque.
8À la base de sa vision du monde : le rejet fondamental du système néolibéral, « qui vide le monde de son humanité9 » et où « les relations humaines s’effacent » – c’est-à-dire sa théorie sociale historico-économique et sa théorie de l’amour qu’il développe en homologie.
Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences ; marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel.10
9Dans Extension, Houellebecq a développé de façon plus approfondie l’homologie entre libéralisme économique et libéralisme sexuel, résultant des perturbations de 1968 :
Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte… à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte… à tous les âges… et à toutes les classes11
10Le style des passages cités, évidemment rhétorique, montre que pour Houellebecq, ce sont des assertions idéologiques et non pas des constatations scientifiques.
11Selon lui, la situation sociale dans son ensemble a pour conséquence une destruction progressive de l’humain sur tous les plans, une incapacité croissante des êtres humains à aimer dans les pays industrialisés, le remplacement de l’amour par le sexe et la recherche de satisfactions de rechange.
12Malgré tout, Houellebecq ne peut échapper au monde perçu dans cette optique, même s’il le voulait, car en tant qu’écrivain, il est « effroyablement perméable au monde qui [l]’entoure12 ».
13Ce sont les problèmes de ce monde qui l’entoure qu’il cherche à représenter pour faire apparaître les vérités dissimulées sous la surface. Pour la même raison, il considère que « sa mission la plus profonde [est] de creuser vers le Vrai13 » et « de mettre le doigt sur la plaie (ibid) » – comme Zola le disait déjà dans sa célèbre formule. Par le biais de son « activisme destructeur », à savoir « Offrir une alternative à la vie sous toutes ses formes, constituer une opposition permanente à la vie […]14 », il veut lutter contre toutes les formes d’« art utile » qui contribuent à la stabilisation du système dominant ; tout comme Zola qui en son temps luttait contre les mensonges trompeurs du « roman rose ».
14Cet activisme destructeur est, par ailleurs, l’expression d’une conception traditionnelle de la fonction de la littérature, visant à une efficacité sociale. Cette vision se situe à l’opposé de l’autosuffisance fonctionnelle de l’avant-garde, du nouveau roman, et de l’écriture postmoderne. En revanche, à d’autres endroits, Houellebecq insiste expressément sur le fait qu’il ne se situe « ni pour ni contre aucune avant-garde », qu’il se singularise par le simple fait qu’il s’intéresse « moins au langage qu’au monde15 ». Malgré de telles ambiguïtés, Houellebecq a, d’entrée de jeu, pris position dans le champ littéraire par l’affirmation de son intérêt plus grand pour le monde que pour le langage et, par conséquent, pour un roman du retour à la fiction et à la narrativité. Qu’on le qualifie de « balzacien », Houellebecq n’y voit rien de choquant16 ; Cependant, il sait pertinemment que le recours au roman « réaliste » traditionnel, critiquant la société, n’est pas possible car il risquerait de ne reproduire que des clichés. Lui aussi constate la crise de l’histoire et du personnage, modèles structuraux centraux du roman, non pas, comme Robbe-Grillet, en tant que catégories foncièrement inadéquates de l’esthétique romanesque, mais en raison de leur déficience mimétique par rapport aux phénomènes de la réalité à représenter. Dans un monde moderne, dont le système économique dominant exige une mobilité croissante, une capacité à être opérationnel dans plusieurs domaines, autrement dit une grande polyvalence, les parcours individuels sont toujours plus éclectiques, plus incohérents. « Leur vie prise dans son ensemble n’a ni direction ni sens17 », de sorte qu’il devient plus difficile de saisir cette vie en une histoire cohérente. Le fractionnement du récit en une suite d’« instantanés » s’avère un équivalent narratif plus adéquat. Et puisque le même néolibéralisme assujettit l’homme moderne en le soumettant aux besoins du développement du marché et en influençant de plus en plus ses structures mentales par le truchement de l’industrie médiatique, l’individu est sujet à « un processus de dépersonnalisation (ibid., p. 65) », de sorte qu’un certain manque de personnalité, [est] perceptible chez chacun (ibid., p. 72) ». C’est de cette situation que découlent, pour Houellebecq, les difficultés à construire, dans le cadre d’un roman « réaliste » moderne, des personnages consistants. Houellebecq tente d’appréhender la double détermination de l’homme moderne qui se définit par des facteurs historiques et socio-économiques d’un genre particulier et par une recherche incessante de son propre « poids d’être qu’il ne trouve plus en lui-même (ibid., p. 75) » en recourant à une formule empruntée à la physique quantique moderne : le principe de complémentarité de Niels Bohr (L’Interprétation de Copenhague, 1927) (ibid, p. 34).
15À l’image des corpuscules et des ondes à la fois incompatibles et indissolubles qui conditionnent l’existence de la matière, les individus du monde moderne sont « onde et particule, position et vitesse, individu et histoire (ibid., p. 45) ». Houellebecq a fondé l’ensemble de la structure romanesque des Particules élémentaires sur ce principe de complémentarité.
16La représentation mimétique suppose nécessairement la capacité de la langue à représenter les phénomènes du monde tels qu’ils sont18.
17Mais, tout comme Barthes avant lui, Houellebecq constate :
Profondément infectée par le sens, la représentation a perdu toute innocence. On peut désigner comme innocente une représentation qui […] prétend simplement être l’image d’un monde extérieur (réel ou imaginaire, mais extérieur) ; en d’autres termes qui n’inclut pas en elle-même son commentaire critique19.
18Cette déviation, cependant, est précisément le signe de la contrainte sociale inhérente à l’usage moderne du langage : « Tout se passe… comme si l’expression directe d’un sentiment, d’une émotion, d’une idée était devenue impossible, parce que trop vulgaire (ibid., p. 73) ». Afin d’échapper à ce double piège de la langue qui menace la représentation mimétique, Houellebecq utilise différentes stratégies, et notamment un langage sans fard, qui évite systématiquement tout excès poétique. Ce « style » sobre mais soigneusement élaboré20, auquel la critique journalistique reproche une absence de style, constitue une des tentatives pour redonner au texte littéraire sa vraisemblance. C’est au même but, la production de vraisemblance et d’un horizon de lecture référentiel, que sert la constante utilisation de tous les procédés de l’effet de réel que Philippe Hamon a répertoriés dès 1973 dans son article « Un Discours contraint21 ». À cela s’ajoute, comme renforcement de la vraisemblance, un autre procédé textuel : le mélange radical des genres de discours pour suggérer l’authenticité. Réflexions théoriques, digressions scientifiques, rapports de recherche, débats, notices encyclopédiques, conversations, bref tous les discours pragmatiques devraient pouvoir – selon Houellebecq – faire leur entrée dans le roman – opinion partagée par la théorie littéraire moderne. « Isomorphe à l’homme, le roman devrait normalement pouvoir tout contenir », c’est ainsi que débute le recueil Interventions. C’est Lovecraft, qui, injectant des discours pragmatiques dans ses histoires fantastiques dans le but de renforcer leur crédibilité, a livré à Houellebecq le modèle du mélange des discours, notamment du domaine des sciences exactes. Cependant, dans la perspective d’une théorie romanesque, quand Houellebecq dit « le roman devrait tout contenir », il ne s’agit pas d’un mélange des discours mais d’un mélange des genres. D’après Novalis, le roman total22 devrait pouvoir tout contenir, une alternance des genres entre poésie et prose – passages versifiés ou chantés (ibid.) – aussi bien qu’une alternance des formes de prose : roman – nouvelle23 ou encore des combinaisons de plusieurs sous-genres dans le cadre d’un roman comme Houellebecq a tenté de le réaliser dans Les Particules élémentaires. Pour résumer, on pourrait dire que les conceptions à la base de sa théorie romanesque et les concepts se cachant derrière les codes « supermarché » et « principe de complémentarité » fonctionnent comme les opérateurs des romans de Houellebecq.
La cohérence des romans, résultat de cette conceptualisation
19Thomas Clerc a souligné cette cohérence dans sa critique de Plateforme24, publiée dans Livres Hebdo le 29 juin 2001, dans laquelle il salue ce roman comme un « nouveau jalon de la geste romanesque de Houellebecq… (ibid) ». Ce qui sous-entend que Houellebecq choisit ses sujets dans un objectif littéraire précis, alors qu’ils dérivent de sa vision du monde. Il repère des sujets qui mettent en évidence les problèmes de transformation propres à la société néo-libérale, les traite sur le plan thématique dans de nouveaux domaines et situe l’action fictionnelle (à l’exception de l’utopie contenue dans Les Particules élémentaires) dans un présent que le lecteur reconnaît comme étant le sien. Ce type de roman se caractérise par son contenu et choisit avec prédilection le roman à thèse comme sous-genre dominant. Dans Extension Houellebecq délibère, en narrant l’histoire de deux informaticiens, du problème de la quête identitaire, problème qui ronge l’homme moderne de l’intérieur. Dans Plateforme, il recourt, pour discuter la problématique de la mondialisation, au thème provocateur du tourisme sexuel. Pour Les Particules élémentaires, conçues comme « roman total », Houellebecq a choisi un sujet tout aussi total : l’analyse des transformations socio-historiques et des changements des mentalités en France ainsi que dans le monde occidental durant la seconde moitié du vingtième siècle. La vie de deux demi-frères, Bruno, professeur de lettres érotomane et Michel, professeur de génétique au CNRS détaché du monde, vient exemplifier cette conception. Cette analyse débouche, selon Houellebecq, sur le diagnostic d’un échec total des mœurs et des valeurs dans tous les domaines, qui, inéluctablement, ne peut mener qu’à la catastrophe. L’utopie25, seule issue à ce cercle vicieux, et dans laquelle la technique génétique est utilisée pour créer une nouvelle espèce – proposée comme solution radicale à tous les problèmes sociaux et individuels – associe le « sujet total » à un thème actuel et délicat. De tous les romans de Houellehecq, Les Particules élémentaires sont, d’après moi, du point de vue littéraire et compte tenu du sujet, de la thématique, de la structure, de la combinaison des discours (articles scientifiques, méditations, exposés sociologiques et historiques) et des genres (saga familiale génético-généalogique, poésie, roman d’apprentissage, roman à thèse, roman d’amour, roman pornographique, roman de science-fiction)26, malgré une insistance exagérée sur les scènes pornographiques, le roman le mieux élaboré. La cohérence des romans sur le plan de la vision du monde se retrouve dans les histoires sur le plan de la théorie concernant l’amour et la sexualité développée en homologie. De prime abord, la description des rapports entre hommes et femmes, sur le plan sexuel, se rapporte à toutes sortes de pratiques déviantes. Mais derrière la chasse à l’assouvissement sexuel, il y a la quête sans relâche d’une proximité humaine, d’une familiarité, de l’amour. On pourrait penser que cette quête inlassable constitue le véritable aspect utopique de son œuvre. Dans les trois romans, les protagonistes se rapprochent en quelque sorte pas à pas de ce rêve, sans jamais qu’il ne se réalise pour eux dans la durée. Dans Extension Tisserand est brisé par son extérieur tellement répugnant qu’il ne parvient pas à conquérir une femme pour satisfaire son appétit sexuel, même si son obsession l’a presque conduit au meurtre. Dans Les Particules élémentaires, Bruno et Michel parviennent certes à vivre quelques moments de bonheur, mais l’issue est tragique. Plateforme fut annoncé par Flammarion comme un roman d’amour, mais le bonheur amoureux des protagonistes, de Michel, fonctionnaire moyen au ministère de la culture, et de Valérie, employée modèle d’une agence touristique, ne dure pas non plus, en raison d’un attentat terroriste d’islamistes contre le nouveau centre de tourisme sexuel. Ces issues confirment la vision du monde foncièrement pessimiste de Houellehecq, mais elles ne sont pas le dernier mot de l’auteur. Les issues ne sont pas identiques à la fin des romans. Après une construction en trois parties habituelle, dont la deuxième, toujours la plus importante, contient l’issue de l’histoire, on trouve toujours une sorte de conclusion dans laquelle le narrateur réfléchit à sa façon à la question du « soi-même comme un autre », posée par Ricœur d’un point de vue philosophique comme le problème fondamental de l’homme moderne. C’est comme si l’approche de la fin physique était synonyme pour le sujet d’un « accomplissement de son moi », que ce soit en fusionnant avec la nature, comme par exemple dans Extension et Les Particules élémentaires, où Michel sombre dans les gorges de son pays d’origine, Michel Dzerjinski disparaît dans les flots de la mer, ou que ce soit, en acceptant son propre destin, comme Michel l’exprime en guise de conclusion dans Plateforme : « J’ai connu la haine, le mépris, la décrépitude et différentes choses ; […] Quant à l’amour, […] Ce phénomène est un mystère […] Et si je n’ai pas compris l’amour, à quoi me sert d’avoir compris le reste27 ? ».
20Houellebecq, un cynique ? J’en doute. Plutôt un désespéré, qui voudrait être un croyant.
21De telles phrases plutôt simples, exprimant des sentiments élémentaires de l’homme moyen – auxquelles on pourrait ajouter les derniers mots de Michel « La mort maintenant je l’ai comprise ; je ne crois pas qu’elle me fera beaucoup de mal. J’ai connu la haine, le mépris,… j’ai même connu de brefs instants d’amour. Rien ne survivra de moi, et je ne mérite pas que rien me survive ; j’aurais été un individu médiocre, sous tous ses aspects28 » – correspondent à un autre aspect de la cohérence de l’œuvre, au choix privilégié de protagonistes issus des classes moyennes. Cet aspect, critiqué et souligné par la presse, a été assumé explicitement par Houellebecq comme un trait distinctif de ses romans. Dans l’interview donnée à Didier Sénécal pour Lire29, il déclare « …à un moment donné, il m’a paru spécialement opportun de m’intéresser aux classes moyennes. Âge moyen, situation sociale moyenne… Une opinion majoritaire me paraît toujours intéressante, quelle qu’elle soit » (p. 32) Et dans l’interview avec Dominique Guiou, il se désigne lui-même comme « l’écrivain de la souffrance ordinaire30 ». Le choix privilégié de ces protagonistes, nivelant, entre autres procédés pratiqués par Houellebecq, la distance entre littérature « sublime » et littérature « triviale » explique peut-être en partie le succès énorme de ses livres. Rappelons que Zola fut le premier à élever dans le roman sérieux les classes moyennes et même le peuple au rang de personnages centraux. Dans son article programmatique sur Flaubert, publié en 1875, il déclara : « Fatalement le romancier tue les héros, s’il n’accepte que le train ordinaire de l’existence commune…la médiocrité courante de la vie… Un égal niveau abaisse toutes les têtes ». Dans la même interview donnée à Dominique Guiou, Houellebecq explique également les raisons pour lesquelles il choisit toujours son propre prénom Michel pour les narrateurs de ses romans31, ou pourquoi il a adopté l’autofiction32. « Oui, il est très important pour moi de créer avec mon héros, qui est aussi le narrateur, un lien très fort dès le départ… Il me faut cette proximité pour démarrer. Ensuite,… je peux établir une distance… Cela me permet de dire « je » et de faire exprimer par mon héros… des pensées qui peuvent être les miennes… ou de lui faire exprimer ce que je ne voudrais surtout pas être ou penser, d’en faire un double négatif. Cette identification/répulsion avec le narrateur crée un rapport complexe… ». Ces mots, pris au sérieux, expliqueraient ce procédé par un besoin de proximité à l’aide du nom « pour démarrer (ibid.) ». Il s’agirait donc d’une stratégie du processus créateur. Les phrases de Michel vers la fin de Plateforme sur l’état de l’Europe (« Jusqu’au bout je resterai un enfant de l’Europe […] », 369) qui le dénoncent, en accord avec la vision du monde de l’auteur lui-même, comme une catastrophe, de telles phrases mettent en place un jeu ambigu entre fiction et autofiction parce qu’elles nivellent les différences entre réalité et littérature.
22On peut se demander si ce jeu ambigu n’entre pas dans les stratégies narratives de Houellebecq utilisées dans le but de fortifier la vraisemblance de ses histoires.
23Au vu de la popularité de l’autobiographie ces vingt dernières années (même chez des auteurs de l’avant-garde comme Robbe-Grillet), dans laquelle la crédibilité reposait sur l’auteur garant de la vérité et qui réhabilitait en même temps la réalité comme référence d’une œuvre littéraire, l’idée s’impose que cet exemple invitait à revendiquer pour un roman autofictionnel la même crédibilité et authenticité.
24Autre soutien de la cohérence : le choix des titres, déterminé par un même principe, à savoir, la symbolisation de la thèse centrale des romans respectifs. Le titre d’Extension se rapporte à la théorie d’ensemble sous-jacente ; quant aux Particules élémentaires, le titre se rapporte à sa thèse de la réduction des personnalités au simple fonctionnement de « particules élémentaires ». Et pour Plateforme, Houellebecq, transgressant la simple symbolisation de la thèse centrale, semble aussi jouer sur la polyvalence de ce terme polysémique. Au sens propre, plateforme signifie (je cite le Petit Robert Nouveau) : « ensemble d’idées sur lesquelles on s’appuie pour présenter une politique commune », comme le plan développé par Michel pour lancer le tourisme sexuel à l’échelle globale = thèse centrale. La deuxième signification : « plateforme de tir » pourrait se rapporter au caractère explosif du thème choisi, qui éclate comme un projectile. Si l’on se rapporte à l’issue de l’histoire, on pourrait penser à une troisième signification : la « plateforme d’un autobus ». De la « plateforme du tourisme sexuel globalisé », les protagonistes du roman se jettent dans l’abîme et la mort, comme des suicidés désespérés de la « partie ouverte d’un véhicule public ». Et pour finir, on peut, comme la presse l’a fait remarquer non sans ironie, rapporter le titre à la « forme plate » du roman – le choix de ce titre serait alors conformément à la manière houellebecquienne un exemple particulièrement relevé d’autodérision.
Les romans de Houellebecq indiquent-ils un nouveau paradigme ?
25Les romans de Houellebecq dérangent. Houellebecq pose des questions. Pour lui, le monde ne tourne pas rond. Mais il sait aussi, « qu’il n’a aucun message d’espérance à délivrer33 ». Pour cette raison, il voudrait, par son activisme négatif de l’attaque, au moins déclencher une réflexion, et ceci avec des moyens littéraires qui, à première vue, semblent terriblement démodés. Mais si l’on considère le grand succès que Houellebecq rencontre auprès du public, on ne peut s’empêcher de se demander si ce succès n’est pas dû à un changement au sein de l’horizon d’attente des lecteurs et par conséquent à la revalorisation du pacte de communication entre auteur et lecteur, rompu par l’avant-garde postmoderne et donc à une modification du paradigme romanesque en cours. Dans tous les romans, les points essentiels de la conception sont concordants : choix des sujets et des thématiques déterminé par sa vision du monde, choix de titres emblématiques d’après un principe identique, personnages principaux issus des « classes moyennes », constance du prénom Michel pour le narrateur et narration à la première personne, structure et procédés narratifs correspondant aux règles de sa théorie du roman. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un projet romanesque cohérent « sui generis » qui se démarque consciemment de l’insignifiance d’une littérature anodine pour laquelle les problèmes urgents de notre temps sont inexistants. Considérons les traits constitutifs qui le distinguent de l’avant-garde dominante, c’est-à-dire l’inscription du roman dans le système de communication entre auteur et lecteur (« Tout art, comme toute science, est un moyen de communication entre les hommes34 »), un référentiel conscient, une critique sociale. Ces caractéristiques semblent simplement renouveler l’écriture « réaliste » traditionnelle, mais il les contrecarre en même temps par la transformation fondamentale de la facture à l’aide du mélange des genres, des discours, des styles, de la destruction de l’illusion cohérente et de la métamorphose de la fonction sociale en fonction mobilisatrice du lecteur (comme sujet)35, et de l’effacement des frontières entre art sérieux (« Höhenkammliteratur ») et art trivial. Alors on peut constater que les romans de Houellebecq, comme ceux de toute une série d’autres représentants de la jeune génération que la critique a pris l’habitude de mentionner en même temps que Houellebecq, je pense à Ravalée, Darrieussecq, Beigbeder et d’autres, annoncent un changement de paradigme, dont on pourrait désigner la tendance, vu son affinité avec certains aspects de l’œuvre de Zola, sous le terme de « néo-naturalisme provocateur ».
Notes de bas de page
1 Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte, Éditions J’ai lu, Maurice Nadeau, 1994.
2 M. HOUELLEBECQ, Les Particules élémentaires, Flammarion, 1998.
3 M. HOUELLEBECQ, Plateforme, Flammarion, 2001.
4 M. HOUELLEBECQ, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Éditions J’ai lu, Éditions du Rocher, 1991, 1999.
5 M. HOUELLEBECQ, Rester vivant et autres textes, Librio, Éditions Flammarion, 1997.
6 M. HOUELLEBECQ, Interventions, Flammarion, 1998.
7 Les Particules élémentaires ont atteint en France en 2000 le chiffre de 400 000 exemplaires, Plateforme dans la seule année de sa parution déjà 250 000 exemplaires.
8 Pour compléter les informations de cette communication cf. : Rita SCHOBER, « Weltsicht und Realismus in Michel Houellebecqs utopischem Roman Les Particules élémentaires », Romanistische Zeitschrift fur Literaturgeschichte/Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 25e année, n° 1/2, 2001, p. 177-211 ; Rita SCHOBER, « Renouveau du réalisme ? ou De Zola à Houellebecq ?, dans La Représentation du réel dans le roman », Mélanges offerts à Colette Becker, éditions Oséa, 2002, p. 333-344 ; Rita SCHOBER, « Aimez-vous… Houellebecq ? Der Autor und sein Roman Plateforme », dans Lendemains ,26e année, 2001, n° 101/102, p. 216-232.
9 M. HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 116.
10 M. HOUELLEBECQ, H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, op. cit., p. 144.
11 M. HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 100.
12 M. HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 111.
13 M. HOUELLEBECQ, Rester vivant et autres textes, op. cit., p. 26.
14 M. HOUELLEBECQ, H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, op. cit., p. 150.
15 M. HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 111.
16 « …je perçois mal en quoi l’adjectif de balzacien (italique dans le texte) dont il (Bertrand Leclair) affuble de temps à autre tel ou tel romancier, a quoi que ce soit de péjoratif ; » (Michel HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 138). Mais dans le même contexte il prend ses distances à l’égard de la facture de Balzac, surtout en ce qui concerne ses personnages qui dépassent la taille moyenne, et le considère juste à cause de sa « puissance » extraordinaire comme « un immense producteur de clichés. » (Ibid) Pour Plateforme, il prend pour devise une maxime de Balzac : « Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. » Christian Authier, qui lui consacre dans son livre Le Nouvel Ordre sexuel (Bartillat, 2002) le troisième chapitre : « La vie littéraire de Michel Houellebecq » (p. 51-68), le range moins parmi les promoteurs de ce « nouvel ordre » – malgré les passages considérables voués à la description des pratiques sexuelles de toutes sortes – que dans la tradition balzacienne, en accord avec le précepte fameux de cet auteur : « Indiquer les désastres produits par les changements de mœurs est la seule mission des livres. » (p. 49) La première phrase du chapitre suivant sur Houellebecq relie son œuvre à ce précepte : « L’entreprise littéraire de Michel Houellebecq s’inscrit dans cette ambition balzacienne et son œuvre romanesque tend à peindre l’évolution des mœurs et des mentalités en Occident. La sexualité constitue la clé de voûte de ses trois romans… » et la dernière phrase du chapitre confirme encore une fois cette même tendance comme la base de la cohérence de son œuvre : « En trois romans, Michel Houellebecq a d’ores et déjà créé une œuvre essentielle sur l’évolution des mœurs et de la sexualité. » (p. 68).
17 M. HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 115.
18 L’orientation épistémologique de la linguistique moderne a miné cette conviction « naïve », soulignant le rôle décisif que la langue médiatrice du monde joue sur la perception de ce dernier.
19 M. HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 72.
20 À Dominique Guiou, qui lui reproche son manque de style, il répond d’abord avec un phrase de Schopenhauer : « La première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire. » et ajoute : « Je n’ai pas un style, j’en ai plusieurs… Le style doit refléter un certain état mental. Il me semble normal d’avoir plusieurs styles… j’aime bien reproduire de manière facétieuse divers types de discours : marketing, sociologie etc. » Dominique GUIOU, « Je suis l’écrivain de la souffrance ordinaire », Le Figaro Culture, 4 sept. 2001, p. 27.
21 Philippe HAMON, « Un discours contraint », Poétique 16, 1973, p. 411-445.
22 M. HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 40.
23 M. HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte, op. cit.
24 Thomas CLERC, « Plateforme : le troisième étage de la maison Houellebecq », Livres Hebdo, le 29 juin 2001, p. 26-27.
25 Houellebecq a dédoublé cette utopie par une proposition utopique faite par Bruno (qui se trouve déjà dans une clinique psychiatrique) et remet ainsi lui-même en question la solution utopique de son roman. Bruno a écrit « …un scénario de film paradisiaque sur le thème de la Jérusalem nouvelle. Le film se passe dans une île entièrement peuplée par des femmes nues et des chiens de petite taille… les hommes ont disparu,… le temps s’est arrêté, le climat est égal et doux… Les femmes se baignent et se caressent, les petits chiens jouent et folâtrent autour d’elles… La seule trace de l’existence masculine est une cassette vidéo présentant un choix d’interventions télévisées d’Édouard Balladur ; cette cassette a un effet calmant sur certaines femmes, et aussi sur la plupart des chiens. » (Michel HOUELLEBECQ, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 321-322).
26 Robert DION et Élisabeth HAGHEBAERT, « Le Cas de Michel Houellehecq et la dynamique des genres littéraires », French Studies, vol. LV, n° 4, p. 509-524, p. 516.
27 M. HOUELLEBECQ, Plateforme, op. cit., p. 368-369.
28 Ibid., p. 369-370. Le personnage de Michel dans Plateforme rappelle sous certains aspects le personnage de Meursault dans L’Étranger de Camus, de même que le commencement et la fin de Plateforme ont été comparés dans quelques critiques au roman de Camus.
29 Entretien par Didier Sénécal, « Michel Houellebecq », Lire, sept. 2001, p. 28-36.
30 Dominique GUIOU, loc. cit., p. 27.
31 Dans Les Particules élémentaires la structure de l’autofiction est plus compliquée, parce qu’elle est médiatisée par le narrateur du cadre, appartenant à la nouvelle espèce, qui utilise les mémoires de Michel.
32 Le Magazine littéraire a consacré son numéro de mai 2002 à ce problème : Les Écritures du moi – de l’autobiographie à l’autofiction. Cf. notamment Jean-Maurice de MONTRÉMY, « L’Aventure de l’autofiction », p. 62-64, qui souligne que le concept a été inventé par Serge Doubrovsky en 1977.
33 M. HOUELLEBECQ, Plateforme, op. cit., p. 369.
34 M. HOUELLEBECQ, Interventions, op. cit., p. 72.
35 Dans l’article « Approches du désarroi » (Interventions, op. cit., p. 59-80) Houellebecq discute le pacte que le lecteur doit conclure avec un livre. « Un livre ne peut être apprécié que lentement ; » il exige une relecture, mais surtout « Les livres appellent des lecteurs ; mais ces lecteurs doivent avoir une existence individuelle… ils ne peuvent être de purs consommateurs… ils doivent être aussi, en quelque manière, des sujets. » (Interventions, op. cit., p. 75). La fonction « mobilisatrice » qu’il assigne à la littérature n’est pas de déterminer le lecteur dans un sens préalable idéologique ou politique, mais de lui rendre sa qualité de subjectivité, de libre-arbitre en le libérant, pendant la lecture, du carroussel du temps qui, comme le rythme de la vie moderne, tourne de plus en plus vite et éjecte le sujet comme un objet, (cf. ibid, notamment p. 77-80). De tels moments d’immobilisation produisent, selon Houellebecq, l’effet d’une sorte de révolution froide contre le monde (Ibid., p. 80).
Auteur
Université de Humboldt (Berlin, Allemagne)
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Narrations d’un nouveau siècle
Romans et récits français (2001-2010)
Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft (dir.)
2013
La France des écrivains
Éclats d'un mythe (1945-2005)
Marc Dambre, Michel P. Schmitt et Marie-Odile André (dir.)
2011
Le mot juste
Des mots à l’essai aux mots à l’œuvre
Johan Faerber, Mathilde Barraband et Aurélien Pigeat (dir.)
2006
Le roman français au tournant du XXIe siècle
Marc Dambre, Aline Mura-Brunel et Bruno Blanckeman (dir.)
2004
Nomadismes des romancières contemporaines de langue française
Audrey Lasserre et Anne Simon (dir.)
2008