Le Sujet sous contrainte(s)
p. 431-438
Texte intégral
« Ce n’est pas la colle qui fait le collage1 ».
Max ERNST
1La littérature dite « à contrainte(s) » constitue assurément l’une des identités marquantes du narratif à l’époque contemporaine, comme en témoignent les nombreuses publications d’écrivains oulipiens, par exempte Jacques Roubaud, Jacques Jouet, Marcel Bénabou, Harry Mathews ou Anne-Françoise Garreta. Encore l’Oulipo n’est-il ici que l’arbre qui cache la forêt : sa popularité croissante ne doit pas nous faire oublier les productions d’écrivains non affiliés à l’Ouvroir, comme Yak Rivais, Benoît Peeters, Daniel Oster, Jean Lahougue, Antoine Volodine, Régine Detambel, Gilles Tostivint, etc. Cette identité du narratif est donc une identité plurielle, comme le confirme l’intitulé de la revue Formules : « Revue des littératures à contraintes ».
2Cette multiplicité essentielle et irréductible, outre qu’elle récuse les tentatives réductrices d’assimilation de tels écrits au produit de quelque avant-garde historique, implique un effort de clarification. D’accord avec l’auteur pluriel de l’éditorial du numéro 5 de la revue Formules2 qui souligne la dimension nécessairement subjective des critères mis à contribution pour délimiter la notion de contrainte (« cluster concept (ibid., p. 6) »), je lui emprunterai sa formulation tout en insistant à mon tour sur son caractère provisoire :
Nous appellerons contraintes les prescriptions textuelles (explicites, ou pouvant être explicitées) peu canoniques, souvent très contraignantes mais toujours totalement obligatoires, que l’on emploie systématiquement lors de la rédaction et/ou de la lecture d’un texte donné (ibid., p. 7).
3La formule appelle quelques mots de commentaire. Il s’agit d’une tentative de définition que je qualifierai d’entrouverte : elle n’est pas complètement fermée puisqu’elle ne réduit pas la contrainte à quelque axiome formel mathématisable, par exemple, mais elle n’est pas non plus totalement ouverte dans la mesure où elle insiste sur la dimension systématique de son objet – ce qui permet de le distinguer des pures et simples normes linguistiques et pragmatiques. La notion de « prescriptions textuelles […] peu canoniques » peut paraître insuffisamment rigoureuse, puisque les canons en question sont appelés à varier en fonction des différents ancrages historiques comme de la subjectivité des observateurs, et qu’en matière d’écriture et de lecture, en l’absence d’une norme clairement formalisable, il est pour le moins hasardeux de raisonner en termes d’écarts. Mais, conformément à ses prémisses, le raisonnement parvient ainsi à intégrer les paramètres – d’un maniement certes mal commode – que sont le subjectif et le provisoire, ce qui permet de se garder de toute tentation dogmatique.
4On remarquera en outre que la visibilité de la contrainte (sa dimension explicite, ou non) est laissée à la discrétion des écrivains : s’il est indispensable pour que l’on puisse parler de littérature à contrainte(s) que les auteurs soient à même d’expliciter les procédés génératifs dont ils ont fait un usage systématique, rien ne saurait les obliger à une telle divulgation, qu’elle soit intratextuelle, péritextuelle ou épitextuelle – même si un souci d’accessibilité aisément compréhensible les conduit bien souvent à de telles révélations. Il s’agit d’ailleurs là d’une ligne de fracture au sein de la nébuleuse disparate formée par ces écrivains, les uns considérant les procédés élaborationnels utilisés comme de simples échafaudages qui doivent être retirés une fois l’édifice textuel achevé (c’est le cas d’auteurs aussi divers que Raymond Queneau, Alain Robbe-Grillet ou Régine Detambel), les autres plaçant au contraire la dialectisation des contraintes employées au cœur de leur activité scripturale (par exemple Jean Lahougue ou Jacques Jouet) – quand certains se situent plutôt au mitan de ces attitudes antagonistes (Georges Perec, Jacques Roubaud, Italo Calvino)3. Il s’ensuit que l’usage de contraintes génératives n’est pas seulement affaire d’écriture mais, conformément à la définition de Formules, participe d’une relation dialectique entre écriture et lecture, impliquant la prise en compte de l’espace mixte ainsi délimité. Il importera de s’en souvenir le moment venu.
5Toutefois, si l’on se focalise momentanément sur le seul versant de la scription, il apparaît qu’au regard de la doxa, en dépit de leur manifeste diversité, les littératures à contrainte(s) pourraient être réduites à un dénominateur commun : l’impersonnalité. En effet, les contraintes formelles peuvent paraître jouer le rôle de « procédures d’automatisation4 » qui, une fois « verrouillées », permettraient de produire des textes qui d’eux-mêmes s’écrivent, réduisant par là même la part de l’intime, et plus généralement celle du sujet, à la portion congrue. Cette vision schématique et caricaturale a très probablement été alimentée par une assimilation abusive des écritures à contrainte(s) aux créations oulipiennes qui, en apparence du moins, participent d’« une sorte de lyrisme anti-lyrique : un lyrisme qui se serait débarrassé de l’émotion, du pathos et du « moi » pour devenir célébration silencieuse de l’algèbre de la langue (ibid., p. 11) ». Mais cette image stéréotypée n’est nullement représentative de la totalité des écritures oulipiennes, et ne saurait résister longtemps à un examen plus attentif : ainsi W ou le souvenir d’enfance5 de Georges Perec, ou Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale6 de Marcel Bénabou ne peuvent être couchés sur le lit de Procuste d’une telle caricature. En outre, comme il l’a déjà été signalé, l’Oulipo ne saurait représenter à lui seul l’intégralité des littératures à contrainte(s), et nul sans doute ne songerait à nier l’intense investissement humoral et affectif qui se donne à lire dans des romans comme Dans l’intervalle7 de Daniel Oster ou La Verrière8 de Régine Detambel, entre autres exemples.
6Je me propose donc de démontrer que les littératures à contrainte(s), dans leur multiplicité, se situent à la croisée des deux principaux axes de réflexion qui nous réunissent, puisque cette identité composite du narratif favorise, à rebours des idées reçues, l’émergence d’identités narratives obliques et plurielles -ce qui implique d’examiner les ruses et les détours de l’intime dans ces romans particuliers.
« Je » est partout
7Pour un observateur dénué d’idées préconçues, il est en effet évident que les particularismes personnels et les préférences intimes régissent toutes les étapes de l’écriture à contrainte(s) :
- son choix, tout d’abord : qu’il provienne d’une impossibilité empiriquement éprouvée d’écrire autrement, d’une défiance marquée à l’encontre des pratiques scripturales spontanéistes et « égotistes » (écriture-cri et écriture-confession), de l’aspiration à se doter d’une parentèle esthétique où par exemple Roussel, Queneau et Perec feraient figure de glorieux ancêtres, ou, plus probablement, de la conjonction, variablement hiérarchisée selon les individus, de ces divers facteurs.
- Le choix de la (ou des) contrainte(s) ensuite, qui relève à la fois du fonds encyclopédique personnel du sujet et de dilections plus intimes. Le goût marqué de Perec pour le lipogramme et le palindrome, celui de Michèle Grangaud pour l’anagramme, de Jacques Roubaud pour la sextine9 confirment ce propos de Claude Burgelin : « Rien de plus impliqué et de plus personnel que le choix d’une contrainte. […] La fixation sur une modalité d’obsession est une signature10 ».
- Les modalités d’exploitation créatrice desdites contraintes, enfin. Sur ce point s’opposent les tenants d’une stricte observance du corps de prescriptions initial, et les partisans de la licence et du clinamen. Ainsi Yak Rivais reproche-t-il à Georges Perec d’avoir « beaucoup triché, hélas11 » avec la contrainte lipogrammatique durant l’écriture de La Disparition12. Système de règles rigoureusement intransgressible pour l’un, cadre normalisateur néanmoins ouvert aux déformations que lui inflige la fantaisie du sujet pour l’autre : les théoriciens anglo-saxons du jeu opposeraient ici le « game » au « playing ». Fidèle au précepte quenien (« […] des goûts et des couleurs…/[…] Non est discutandum13. »), entre ces deux conceptions antagonistes je n’arbitrerai pas, mais ferai simplement remarquer qu’elles traduisent des relations opposées à ce que l’on pourra nommer « norme », « ordre », ou encore « Loi ». Rien d’étonnant à cela, puisque, contrairement à l’opinion courante, l’écriture à contrainte(s) peut en définitive être caractérisée comme lieu d’expression privilégié du pulsionnel. Le choix de règles extrêmement contraignantes sur lesquelles l’écrivain doit concentrer toute son attention favorise en effet une levée de la censure de l’inconscient qui peut ainsi « parler » plus librement dans le texte en train de s’écrire14.
Comment certains de mes livres m’ont écrit
8Choix de l’écriture à contrainte(s), choix des contraintes, choix des modalités de leur exploitation créatrice : le sujet est partout. On ne sera donc pas surpris de constater que, franchissant un pas supplémentaire, certains écrivains s’ingénient à réconcilier les présumés irréconciliables, Roussel et Rousseau, et célèbrent les noces de la contrainte et de la confession15. Le cas de Georges Perec est désormais bien connu : dans son œuvre jeu et je sont indissociables, au point que, selon le mot de Bernard Magné, il peut être considéré comme « oulibiographe16 ». J’en dirais volontiers autant de Marcel Bénabou, qui écrivait récemment que la « fusion de l’exigence formelle et de l’émotion intime […] a[vait] déterminé [son] propre rapport à la littérature (ibid., p. 89). » En effet, dans la majeure partie de ses écrits il multiplie les références, plus ou moins explicites, à son enfance marocaine, à ses années de formation, et plus généralement à son itinéraire personnel. Mais ce qui importe surtout ici, ce sont précisément les modalités spécifiques de l’inscription du sujet au sein de l’univers fictionnel, qui témoignent comme chez Perec de la possibilité d’une identité narrative oblique. Ainsi, à première vue, Jette ce livre avant qu’il soit trop tard17 semble purement et simplement relever, conformément à l’indication péritextuelle, du genre « roman ». Pourtant, les lecteurs familiers de l’œuvre de Marcel Bénabou sont en mesure de repérer divers indices d’une écriture personnelle, qui peuvent donc être interprétés comme autant de discrets biographèmes. C’est par exemple le cas du syntagme récurrent « ma lointaine banlieue » qui sur le plan dénotatif renvoie au narrateur homodiégétique, mais qui sur le plan connotatif favorise simultanément une transgression de la clôture diégétique et désigne alors l’une des particularités biographiques de l’auteur : son origine marocaine. Toutefois, en l’absence d’indices supplémentaires et complémentaires, la détection de tels biographèmes ponctuels pourrait sembler d’une pertinence et d’un intérêt plutôt contestables. Mais ce phénomène est précisément relayé et débordé par l’emploi récurrent d’un procédé que je nommerai « la signature paraphonique18 ». En voici quelques exemples19 : « me mène au bout20 », « un vaste groupe de croyants en turban à Boukhara (ibid., p. 179) », « Philippe Le Bon à bout de forces (ibid) », « Anbenas, Bourg-en-Bresse (ibid., p. 193) », etc. L’inscription sur la page du patronyme de l’instance littéraire s’effectue selon les modalités spécifiques du paraphone : diffraction-dissémination des phonèmes constitutifs du nom – en l’occurrence du nom propre. On remarquera en outre que de nouveau le « game » est débordé par le « playing » sous la forme de récurrentes approximations homophoniques.
9Loin de relever d’une pratique hyperformaliste « gratuite », le procédé de la signature paraphonique apparaît significatif à plus d’un titre. Tout d’abord, son utilisation récurrente contribue à frapper d’incertitude l’identité générique du volume où il apparaît, puisque la dominante clairement fictionnelle du texte est ainsi parasitée par une mise en équivalence détournée des instances que sont l’auteur, le narrateur et le personnage. Le pacte péritextuel de fictionalité est donc concurrencé par l’établissement d’un « pacte » autobiographique indirect ou oblique. Ensuite, dans la mesure où le procédé est utilisé non seulement dans Jette ce livre avant qu’il soit trop tard mais aussi dans Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres21 et dans Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale, la clôture de chacun de ces textes sur lui-même s’en trouve fragilisée, et transcendée par la désignation implicite de la cohérence supratextuelle qui unifie l’œuvre de Marcel Bénabou. Enfin, les implications du phénomène manifestent une forme d’hybridité à la fois identitaire et esthétique. En effet le procédé témoigne clairement de la part du « signataire » d’une revendication de son patronyme, ainsi assumé dans son altérité supposée pour des lecteurs de nationalité et d’origine françaises. Mais, simultanément, cette réconciliation de l’auteur avec son nom propre, c’est-à-dire aussi avec son origine « exotique », dans la mesure où elle transite par une inscription expérimentale dans ses modalités, manifeste une affiliation complémentaire de la précédente. L’emploi de ce procédé d’écriture spécifique favorise en effet la fusion de la parenté originelle (l’appartenance au groupe familial comme à la communauté plus étendue des Juifs marocains) et d’une parentèle d’élection (l’appartenance à l’Oulipo). Aussi l’impasse générée par l’originelle acculturation bilatérale dont a souffert Marcel Bénabou finit-elle par se révéler porteuse d’un dynamisme doublement productif qui aboutit à une issue existentielle autant qu’esthétique, dont les deux pôles constitutifs (le jeu et le je) n’ont pas à être dissociés.
10On trouverait une confirmation partielle de ces analyses dans cette affirmation épitextuelle de Marcel Bénabou :
Les contraintes sont d’autant mieux adaptées à l’autobiographie que, bien souvent, elles en procèdent plus ou moins directement. On peut dire en effet que tantôt le jeu découle du je, le goût du jeu verbal étant dans ce cas une composante de la personnalité de l’auteur, tantôt le je découle du jeu, et dans ce cas c’est la personnalité de l’auteur qui se construit à partir de sa maîtrise des jeux verbaux22.
11Toutefois, il importe de préciser que les deux cas de figure reposent sur des présupposés fort différents : le premier relève d’une perspective psychologiste et essentialiste, qui suppose l’existence d’une réalité empirique préconstituée (la personnalité de l’auteur) s’investissant ultérieurement dans l’activité littéraire. Le second, au contraire, récuse l’hypothèse d’un tel clivage normatif « objectiviste », et se révèle intrinsèquement dynamique puisqu’il fait dépendre la constitution du sujet de l’ici et maintenant de l’activité créatrice, en l’occurrence de l’écriture à contrainte(s). C’est dans ce second sens qu’on peut parler d’identités narratives obliques et plurielles.
12En effet, Georges Perec et Marcel Bénabou ne représentent en aucune façon des cas isolés, et l’on pourrait multiplier à l’envi les exemples d’écrivains qui se construisent au présent de l’écriture à contrainte(s). Tel est notamment le cas de Jean Lahougue, dont tous les romans sont élaborés à partir de contraintes génératives différentes et d’hypotextes variés, de sorte qu’on y rechercherait en vain des constantes stylistiques qui seraient « l’homme même », selon l’ancien credo essentialiste. Pour autant il ne s’agit nullement d’éradiquer le sujet ou de nier sa part dans l’écriture, simplement de préciser qu’il ne préexiste pas sous une forme figée et immuable à cette activité intrinsèquement dialectique et doublement fondatrice. Le recours aux contraintes hypotextuelles illustre clairement ce phénomène : si, par exemple, Benoît Peeters choisit comme hypotexte l’œuvre de Claude Simon (Omnibus23), Daniel Oster celle de Paul Valéry (Dans l’intervalle), Jean Lahougue La Méprise de Nabokov (« La ressemblance24 »), c’est sans doute au nom de motivations personnelles, mais cette part subjective ne constitue pas pour autant une entité autonome et pérenne qui pourrait recevoir le nom rassurant de « personnalité ». C’est au contraire dans le cadre de la confrontation à la « langue » de l’autre, conçue comme ensemble de valeurs esthétiques, idéologiques, éthiques, que les auteurs de réécritures inventent leur propre « langue » au cours d’un procès dialectique de destruction-reconstruction. Dans cette perspective, le geste créateur excède de beaucoup un simple mécanisme d’assimilation ou d’incorporation, puisque créer c’est alors devenir soi en dialoguant avec l’autre.
13Or ce renversement de perspective n’est pas l’apanage des seules réécritures hypertextuelles, mais concerne l’écriture à contrainte(s) en général, et même me semble-t-il toute pratique d’écriture lucide et rigoureuse. Tel est le sens de la formule d’Alain Robbe-Grillet qui, dans Le Miroir qui revient25, estime qu’en raison de « la résistance du matériau qui caractérise toute création […] le biais de la fiction est, en fin de compte, beaucoup plus personnel que la prétendue sincérité de l’aveu (ibid., p. 16-17) ». Si l’on souscrit à cette opinion, il s’ensuit que l’écriture à contrainte(s) jouerait en quelque sorte le rôle d’un miroir grossissant, puisque la « résistance du matériau » qu’évoque Robbe-Grillet s’y trouve considérablement accrue.
14On constate donc qu’à l’heure actuelle, loin d’occulter la problématique du sujet comme à l’époque de « la mort de l’auteur », il est possible de lui redonner toute son importance sans pour autant retomber sous la coupe du diktat essentialiste. Mais ce très général regain d’intérêt implique une vigilance accrue sous peine de tourner à court terme, par un fâcheux retour de balancier, à une valorisation somme toute régressive de l’expressionnisme et de l’intentionnalisme. Dans le champ qui nous occupe, celui des littératures à contrainte(s), la traque systématique des biographèmes et « subjectivèmes » cryptés me semble précisément menacée par ce danger, du moins lorsque le repérage de tels indices tend à constituer le but principal de l’activité critique. Car, sans aller pour autant jusqu’à élire pour modèle le singe dactylographe, il importe tout de même de se demander en quoi et surtout à quel point une œuvre littéraire est valorisée par les traces qu’y laisse le je de l’auteur, fut-ce par le biais du jeu. La rigueur de l’approche « structuralo-textualiste » risque en effet dans certains cas de servir de simple façade à la tentation du biographisme le plus banal et d’alibi à une sacralisation idolâtre de l’intention d’auteur. S’il importe d’établir ou de rétablir le rôle du sujet à chaque étape de l’écriture à contrainte(s), cela ne doit pas pour autant conduire à substituer l’érudition à la réflexion, ou à proposer régressivement d’expliquer l’œuvre par l’homme.
15De plus, si la focalisation de l’attention critique sur la détection de tels indices biographiques peut parfois devenir gênante, c’est aussi parce qu’un tel parti-pris, en valorisant outrageusement le pôle de l’inscription26, risque de limiter l’activité de lecture à une réduplication inversement symétrique du cheminement antérieurement tracé par l’auteur, ce qui revient à faire bon marché de la complexité constitutive du phénomène littéraire, qui repose sur l’interaction d’au moins un auteur, un texte et un lecteur. La détection érudite des biographèmes cryptés relève ainsi bien souvent, consciemment ou non, d’une attitude élitaire où, sous le masque du « suffisant lecteur27 », perce le lecteur suffisant28 – confit dans l’autosatisfaction de l’« ethnocentrisme lettré ». Cela revient à oublier que, comme tout procédé d’écriture, la contrainte, sauf cas particulier où elle conditionne directement l’accès au sens de l’œuvre, n’a pas tant vocation à être découverte qu’à générer des effets esthétiques variés dont l’actualisation incombe à la pluralité des lecteurs concrets, et repose à la fois sur des aptitudes analytiques et participatives. Le sujet sous contrainte(s), c’est certes celui qui écrit, mais aussi celui ou plutôt tous ceux qui tiennent le livre entre leurs mains.
Notes de bas de page
1 J’emprunte cette épigraphe à Yak RIVAIS, « Présentation, règle du jeu », Les Demoiselles d’A., Belfond, Paris/Montréal, 1979, Mémoire du livre, 2000, p. 9.
2 « Pastiches, collages et autres réécritures », Formules, n° 5, Noésis, 2001.
3 Sur ce point, je me permets de renvoyer à Frank WAGNER, « Visibilité problématique de la contrainte », Poétique, n° 125, février 2001, p. 3-15.
4 Claude BURGELIN, « Quelques remarques sur le sujet oulipien en guise de préface », Un art simple et tout d’exécution (Cinq leçons de l’Oulipo/Cinq leçons sur l’Oulipo), Circé, 2001, p. 16.
5 Georges PEREC, W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975.
6 Marcel BÉNABOU, Une épopée familiale, Seuil, 1995.
7 Daniel OSTER, Dans l’intervalle, P.O.L., 1987.
8 Régine DETAMBEL, La Verrière, Gallimard, 1996.
9 Voir Elisabeth LAVAULT, Forme et mémoire d’une contrainte – Poïé6 de la sextine dans les romans d’Hortense de Jacques Roubaud, thèse de doctorat réalisée sous la direction d’Emmanuel SOUCHIER, soutenue le 27 juin 2002 à l’Université Paris-VII.
10 C. BURGELIN, art. cit., p. 16.
11 Y. RIVAIS, « Présentation, règle du jeu », art. cit., p. 16.
12 Georges PEREC, La Disparition, Denoël, 1969.
13 Raymond QUENEAU, Le Vol d’Icare, Gallimard, 1968, p. 52.
14 Mais il faut préciser que la valorisation du « game » ne relève pas nécessairement ou exclusivement de prédispositions normalisatrices et « psycho-rigides ». Ainsi, si Yak Rivais défend cette position, c’est parce qu’à ses yeux elle constitue l’indispensable condition de possibilité d’une libération optimale de la pulsion - et correspond donc en dernière analyse, selon les mots de l’auteur, à un « désir ardent de privilégier la pulsion contre l’ordre » (Y. RIVAIS, « Présentation, règle du jeu », art. cit., p. 14).
15 Référence à l’article de M. BÉNABOU, « Entre Roussel et Rousseau ou contrainte et confession », Un art simple et tout d’exécution, op. cit., p. 69-94.
16 Bernard MAGNÉ, « Georges Perec, l’oulibiographe », Magazine littéraire, n° 398, mai 2001, p. 52-55.
17 M. BÉNABOU, Jette ce livre avant qu’il soit trop tard, Seghers, 1992.
18 Le passage qui suit reprend, sous une forme condensée et partiellement modifiée, les analyses produites dans l’un de mes travaux antérieurs : « Marcel (Ménahem) Bénabou, ou le judéo-maghrébo-oulipisme », Le Maghreb littéraire, Toronto (Ontario), vol. VI-n° 11, 2002, p. 29-55.
19 Dans tous ces exemples, c’est moi qui souligne le contreseing.
20 M. BÉNABOU, Jette ce livre avant qu’il soit trop tard op. cit., p. 167.
21 M. BÉNABOU, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Hachette, 1986.
22 M. BÉNABOU, « Entre Roussel et Rousseau ou contrainte et confession », art. cit., p. 93.
23 Benoît PEETERS, Omnibus, Minuit, 1976.
24 Dans La Ressemblance et autres abus de langage, Les Impressions Nouvelles, 1989, p. 54-79.
25 Alain ROBBE-GRILLET, Le Miroir qui revient, Minuit, 1984.
26 Au sens où l’entend Bernard Magné, qui propose « de distinguer dans le discours fictionnel :
1 – une instance de l’inscription dont l’énonciateur est l’auteur
2 — une instance de la scription dont l’énonciateur est le scripteur
3 - une instance de la narration dont l’énonciateur est le narrateur. » « Quelques problèmes de l’énonciation en régime fictionnel : l’exemple de La Vie mode d’emploi », Perecollages, Presses universitaires de Toulouse-Le Mirail, 1989, p. 62.
27 Formule trop souvent employée dans l’oubli du sens que lui attribuait Michel de Montaigne : « le suffisant lecteur descouvre souvent ès escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’autheur y a mises, et y preste des sens et des visages plus riches », Essais, I, XXIV.
28 J’emprunte cette formule à Nicolas Wagner, Poétique de l’infratextualité (cryptages et anamorphoses littéraires de la modernité), thèse de doctorat à l’Université Paris-III, sous la direction de Philippe Hamon.
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