Avant-propos
p. 383-384
Texte intégral
1La figure kafkaïenne de l’arpenteur semble obséder de nombreux écrivains, pour lesquels elle représente comme un emblème de leur travail : mesurer, évaluer, baliser les espaces communautaires, les géographies imaginaires, les lieux de fiction.
2Aline Bergé propose en ce sens une lecture de plusieurs récits de François Bon, qui portent un regard critique sur les espaces citadins des années 1980. Tous développent, par le biais d’une analogie entre architectures urbaines et édifices mentaux, une méditation anxieuse sur l’idée de dérive. La structure topographique de certaines banlieues, l’organisation aléatoire des grands ensembles favorisent un sentiment d’égarement identitaire, que les récits transposent dans des structures polyphoniques complexes où s’entrecroisent des bribes de discours hétéroclites : « à l’égal des lieux, les sujets flottent ». Loin de renvoyer à quelque conditionnement sommaire, cette situation engage une représentation de l’être au monde – une ontologie des temps présents marquée par la perte. Lynn Higgins, qui s’intéresse à Dora Bruder de Patrick Modiano, montre comment, dans un Paris où s’estompent les traces matérielles du passé, c’est toute une civilisation qui semble gagnée par l’amnésie. En tentant de reconstituer avec minutie les déambulations parisiennes d’une victime des camps de la mort quelques mois avant sa déportation et la configuration d’une capitale alors occupée, l’écrivain résiste à cette aspiration sournoise par le vide, « un vide autour duquel s’organise la remémoration voire l’identité du narrateur » et qui institue son récit en « lieu de mémoire ». Selon Andreas Gelz, Christian Oster joue, quant à lui, de la dynamique romanesque pour stimuler une intelligence du monde pleinement active. La mise en fiction d’états de société communs et le recours à des situations apparemment anodines se comprennent comme un « mouvement imaginaire » par lequel la littérature multiplie « des expériences, des processus de signification toujours nouveaux pour inachevés qu’ils soient ».
3Certaines mutations poétiques semblent induites, en matière de narration, par cette volonté de qualifier les fluctuations de société et les ondulations d’être propres à la fin du vingtième siècle. Si Wolfgang Asholt observe ainsi « une hybridation du genre dramatique due à l’intrusion et à l’intégration de procédés romanesques » dans le théâtre de Marie Redonnet, Jacques Serena ou Emmanuel Darley, Mairéad Hanrahan se montre sensible aux glissements d’écriture d’Hélène Cixous dont les publications les plus récentes, déjouant les limites du roman, de la fiction et de l’autobiographie, saisissent un « sujet qui ne s’est pas encore constitué en je ». Cette écriture expérimentale de soi et d’elle-même, Frank Wagner la retrouve dans plusieurs récits néo-oulipiens, et étudie « les ruses et les détours de l’intime » dans des romans à contraintes qui tentent de marquer/masquer une identité ainsi déduite de ses seules indécisions textuelles.
4S’ils animent de l’intérieur un espace littéraire en pleine effervescence, ces bougés obéissent aussi à des déterminations culturelles qu’une perspective sociocritique aide à cerner. Revenant sur quelque effet de mode – l’actuel succès rencontré par les écritures féminines pornographiques-, Guillaume Bridet montre combien un phénomène d’apparente emancipation fonctionne en fait comme un conformisme des plus aliénants, tant « dans cette publicisation de l’intimité organique et sexuelle effaçant la frontière entre la sphère publique et la sphère privée (…) une marchandisation de soi ôte une grande partie de leur potentiel de révolte à l’ensemble de ces textes en les incluant dans la vaste entreprise du spectacle ». Sollicitant une autre littérature française – celle considérée comme telle aux États-Unis – Sabine Loucif s’intéresse pour sa part aux limites définitoires du champ littéraire lui-même, qui depuis une production identique présente des reliefs pourtant décalés. Autre civilisation, autres modes de légitimation : le système universitaire américain favorisant des critères de sélection communautaires plutôt qu’universalistes, « la complexité du processus d’écriture en tant que réfraction du réel motive moins le choix des chercheurs […] que la possibilité offerte […] de s’attacher à l’air du temps ». De la mode du textuellement conforme (France, années 1970) à la vogue du politiquement correct (« cultural studies », années 2000), il est toutefois un large espace pour des œuvres qui soignent leur forme à rebours de tout formalisme et s’impliquent dans le débat public sans relever de la littérature de circonstances. Les pages qui suivent le confirment.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le récit minimal
Du minime au minimalisme. Littérature, arts, médias
Sabrinelle Bedrane, Françoise Revaz et Michel Viegnes (dir.)
2012
Du "contemporain" à l'université
Usages, configurations, enjeux
Marie-Odile André et Mathilde Barraband (dir.)
2015
L’exception et la France contemporaine
Histoire, imaginaire et littérature
Marc Dambre et Richard J Golsan (dir.)
2010
Narrations d’un nouveau siècle
Romans et récits français (2001-2010)
Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft (dir.)
2013
La France des écrivains
Éclats d'un mythe (1945-2005)
Marc Dambre, Michel P. Schmitt et Marie-Odile André (dir.)
2011
Le mot juste
Des mots à l’essai aux mots à l’œuvre
Johan Faerber, Mathilde Barraband et Aurélien Pigeat (dir.)
2006
Le roman français au tournant du XXIe siècle
Marc Dambre, Aline Mura-Brunel et Bruno Blanckeman (dir.)
2004
Nomadismes des romancières contemporaines de langue française
Audrey Lasserre et Anne Simon (dir.)
2008