Les Proses de Pierre Michon : « autobiographie du genre humain » ? Ambiguïté générique et statut du narrateur
p. 223-230
Texte intégral
1Dans un univers romanesque dominé par l’écriture blanche, la prose travaillée de Pierre Michon est bien singulière. On a souvent noté, aussi, l’ambiguïté générique de textes qui hésitent entre biographie, autobiographie, essai et légende, entre roman et nouvelle. Aux confins du roman, l’œuvre de Pierre Michon occupe une place incontournable dans la fiction contemporaine. L’ambiguïté générique est plus qu’une question de forme. Elle est l’un des signes d’une prose réflexive, d’une fiction qui s’interroge sur la fiction. En effet, la situation du narrateur qui joue avec le réel et l’Histoire conditionne la forme même du récit. L’analyse du statut du narrateur et de la voix narrative s’avère alors essentielle pour comprendre l’ambition de Pierre Michon d’écrire l’« autobiographie du genre humain ».
2Afin de situer l’œuvre de Pierre Michon dans une cartographie de la littérature contemporaine, il faut, me semble-t-il, partir de deux constats relatifs à la forme, dont découle une situation particulière de l’identité narrative.
3Que son œuvre soit constituée de formes brèves, c’est l’évidence même. Guère de romans. Pas de « roman » au sens strict du terme, même si La Grande Beune a pu être reçu comme tel. Plutôt des textes brefs, livrés seuls (Vie de Joseph Roulin, L’Empereur d’Occident, Le Roi du bois) ou dans des livres qu’on pourrait qualifier de recueils (huit « vies » dans les Vies minuscules, trois textes dans Maîtres et serviteurs et dans Trois auteurs, douze dans Mythologies d’hiver) avec une prédilection marquée pour la trilogie (Mythologies d’hiver regroupe deux séries ayant fait l’objet d’une publication séparée « Trois prodiges en Irlande » et « Neuf passages du Causse »). Fragmentation ou démultiplication des récits, c’est une question d’interprétation. En tout cas, dans les Mythologies d’hiver que j’étudierai ici, les « Neuf passages du Causse » peuvent être pris comme passages au sens géographique du terme, mais aussi au sens littéraire : neuf fragments de l’histoire des Causses.
4L’autre postulat vient d’un leitmotiv dans les interviews de Michon : le roman est un genre en fin de vie. Certes, il faut se méfier des déclarations d’un écrivain qui élabore un système auquel il voudrait croire, plus qu’il ne dit la vérité. Ainsi, dans un entretien avec Yaël Pachet dans la revue Esprit1, Michon évoque-t-il « un débat contemporain plus ou moins tu ou affiché dont le cœur serait cette question inavouée : le roman n’est-il pas un genre exténué comme l’était la tragédie classique au temps de Voltaire ? ». Et plus loin, il ajoute :
À mon sens, le roman long, romanesque, sans excipient, puissant sans bavardage, a été mené à son terme au XXe siècle dans des expériences comme celles, de Joyce ou Faulkner, ou Beckett, qui y ont mis fin. Ils ont mené le genre à sa perfection. Nous vivons dans un temps d’épigones de ces gens-là, bien sages, bien pensants, bien obéissants, bien révolutionnaires qui sont tellement en dessous de leurs modèles.
5Ce que Pierre Michon refuse, c’est d’abord l’arbitraire. Il s’explique là-dessus avec Thierry Bayle2 qui l’interroge sur le tiers de roman que constitue La Grande Beune. Michon répond que les deux autres tiers étaient de trop, qu’ils contenaient « tous ces événements relatifs et arbitraires dans lesquels le roman perd en chemin le potentiel énergétique de la prose. » C’est que la brièveté fait partie de la mythologie de l’écrivain. Il déclare souvent « attendre » le texte, puis l’écrire d’un trait, et revendique une rapidité du récit, que l’objet planifié, ficelé, « truqué » que représente le roman de trois cents pages ne peut produire.
6Si « la notion de genre finit avec le XVIIIe », il est alors possible à l’écrivain d’être réellement un créateur, d’« être libre », d’« écrire dans une forme qui n’a pas de nom3 », situation absolue et hyperbolique de création. Dès lors, dire que ces récits, par leur structure nette, linéaire, concentrée autour d’un épisode et d’un personnage rappellent la nouvelle, mais que l’importance de la tradition orale et du narrateur ainsi que la valeur symbolique contenue les rattachent au conte, est hors de propos.
7L’autobiographie, au sens stria, est absente. Il n’y a pas de pacte autobiographique dans le prologue de La Grande Beune. Même si les personnages évoqués dans les Vies minuscules sont réels et reliés au narrateur – directement quand il les a côtoyés, ou indirectement quand ils n’ont existé pour lui qu’à travers les récits que lui faisait sa grand-mère – on ne trouve que des bribes de soi livrées au cours des récits de vie. De même, les digressions du narrateur dans Rimbaud le fils, tracent, au mieux, un autoportrait de l’écrivain. Jean-Pierre Richard4 proposait deux expressions pour qualifier ces textes : « biographie oblique », car c’est toujours par le biais d’un témoin du personnage focal que le récit est abordé, et « autobiographie oblique et éclatée » pour parler des Vies minuscules et de Rimbaud le fils où l’adéquation auteur-narrateur s’impose à la lecture.
8Mais Pierre Michon, lorsqu’on lui soumet cette désignation (« autobiographie oblique et éclatée ») acquiesce et désapprouve à la fois. Il reconnaît ne pouvoir écrire qu’à la première personne, mais nie s’intéresser à lui-même. Il reprend alors une expression de Gil Jouanard pour définir son œuvre et son projet, celle d’« autobiographie du genre humain ». Cette proposition paradoxale est à l’image du style de Michon qui bien souvent tient ensemble les extrêmes ou les contraires : d’un côté, le « je » d’une identité singulière, l’intime, le récit rétrospectif de la vie personnelle ; de l’autre, l’altérité radicale, la totalité de ce monde, la nécessaire fiction de ce que l’on ne peut connaître tout à fait. L’expression « autobiographie du genre humain » valorise, selon moi, certains points spécifiques de l’écriture et de l’œuvre de Pierre Michon autour de la question centrale « qu’est-ce que narrer ? » qui, sujet ou thème des histoires racontées, est aussi nécessairement posée par l’existence même du récit.
9La place du « genre humain » est nette : d’abord, parce que Pierre Michon semble ne jamais pouvoir créer ses personnages ex nihilo, mais prend toujours des êtres de chair qui ont existé, et s’intéresse à eux dans leur singularité, dans leur anonymat parfois, dans leur banalité (le fait qu’ils ne soient pas hors du commun). On a souvent remarqué que les textes consacrés aux « grands », aux illustres, étaient narrés depuis le point de vue des « serviteurs », des humbles qui vivaient à leurs côtés (cf. les maîtresses de Goya, le facteur Joseph Roulin et Van Gogh). Le modèle biographique, voire hagiographique, informe indéniablement l’écriture de Pierre Michon. S’il envisage « l’autobiographie du genre humain » c’est que Pierre Michon pose une équivalence entre les hommes. S’il parle de lui, c’est à travers le récit de la vie des autres : tout individu fait partie du genre humain qui le dépasse mais l’intègre. Le narrateur de Mythologies d’hiver le fait penser à l’un de ses personnages, saint Hilère, dans la chute du récit : « un homme est tous les hommes, un lieu est tous les lieux. Il se demande si cette pensée est de Dieu ou du diable ». La métaphore de la trajectoire, du croisement, du passage exprime ce souci constant de Pierre Michon. Le je et la troisième personne se retrouvent dans leur lien à l’histoire du genre humain.
10L’expression « autobiographie du genre humain » rend compte d’une autre particularité des textes. Le temps de l’histoire nous est rarement contemporain. Pierre Michon insiste même, au cœur du texte, sur la difficulté à le comprendre ou à l’aborder. Ainsi lit-on dans « Tristesse de Columbkill », le deuxième passage du Causse :
[…] ce loup [Columbkill] est aussi un moine comme ils l’étaient en ce temps, de manière inconcevable à nos entendements. Quand il pose l’épée, il chevauche de monastère en monastère oil il lit […] avec cette violente façon d’alors qui ne nous est pas concevable non plus5.
11Pierre Michon se fait passeur, en quelque sorte, pour nous faire appréhender cette histoire trop lointaine et autre, trop différente de la nôtre. En présentant ces différences, ce que nous ne sommes plus, il dit entre les lignes ce qui nous définit aujourd’hui. Tout l’enjeu des histoires racontées, placées dans le passé, est d’aborder le présent du genre humain, que Pierre Michon envisage comme la somme des fragments du passé. L’écrivain déclarait à Catherine Argand : « La littérature est toujours ailleurs, elle parle du monde qui lui est contemporain en ne parlant pas de lui » et il ajoutait qu’elle est « l’un des derniers lieux où l’on peut se permettre de n’être contemporain que de l’homme » (ibid.). Écrire permet alors de transcender le temps, de rétablir, par delà les siècles, un lien entre ses personnages, Columbkill, Barthélémy Prunières, Édouard Martel, et Pierre Michon. La présence en un lieu semble unifier le temps et mettre en lumière cette filiation. Les « Neuf passages du Causse » contiennent tous une de ces deux phrases-type : « X est sur le causse », « Y marche sur le causse ». Cela explique certainement aussi le choix de personnages dont le destin bascule, les histoires de « vies » qui se transforment en « destin », celui du saint ou du créateur notamment. Il s’agit, en somme, de témoigner du moment où un anonyme acquiert un nom et laisse une trace dans l’Histoire. Dans Mythologies d’hiver, les quatre textes consacrés à Énimie – « Énimie », « Simon », « Santa Énimia » et « Bertran » – retracent ce parcours. Énimie, abbesse au VIIe siècle, puis, dans « Simon », l’invention d’une relique et de la Vita santa Énimia au milieu du Xe siècle, puis, avec « Santa Énimia », le récit du récit inventé et enfin dans « Bertran », au XIIIe siècle, la naissance de l’hagiographie en langue vulgaire pour justifier de la possession du monastère consacré à la sainte.
12Un des traits de l’« autobiographie du genre humain » qui paraît ici nettement, c’est la place du récit rapporté. Tout se passe comme si le narrateur ne se reconnaissait pas l’autorité du récit, comme s’il déléguait sans cesse la parole à d’autres – qui ont existé et dont les œuvres existent elles aussi –, ne se réservant qu’un droit de régie, à travers l’emploi de déictiques et celui du présent de narration pour actualiser la scène. Ce serait l’existence du récit-source qui légitimerait son propre récit.
13Les incipit de « Trois prodiges en Irlande » sont exemplaires par la posture de retrait qu’adopte le narrateur. La présence systématique du verbe « raconter » l’indique : « Muirchu, abbé, raconte que Leary, roi de Leinster, a trois filles jeunes et tendres. », « Adomnan raconte que saint Columba d’Iona, qui s’appelle encore Columbkill, Columbkill le Loup, de la tribu des O’Neill du Nord, par son aïeul des Neuf Otages, est dans sa jeunesse un homme brutal. ». Même l’identité et la généalogie de Columbkill semblent être du texte-source introduit de manière brute dans le texte de Michon. « Les Annales des Quatre Maîtres racontent que Suibhne, roi de Kildare, a le goût des choses de ce monde. » Il est symptomatique que Pierre Michon reprenne des annales qui constituent en elles-mêmes une compilation.
14On pourrait alors définir, en miroir, l’activité de Pierre Michon comme une compilation, un recueil d’histoires, de légendes orales, de « on-dit ». L’écrivain n’en serait que le réceptacle/dépositaire pour en pérenniser la transmission, pour prolonger la tradition, en leur prêtant passivement sa voix. Et c’est d’ailleurs la manière dont le narrateur qualifie Bertran de Marseilles, dans le texte du même nom : « Il est commis aux choses écrites. […] le flot de paroles écrites qui passe par ses mains et ne lui appartient pas, il voudrait en un point le détourner, l’endiguer, le dire sien, en être le maître devant Dieu6 ». L’expression « paroles écrites » constitue une formule oxymorique applicable au matériau que Pierre Michon travaille lui aussi. La parole dans les histoires narrées occupe une place importante, marquée par les occurrences fréquentes du verbe « dire », des termes « phrase » et « mot », et par les dialogues. On a comme « des fragments de discours traînant les fragments d’une réalité dont ils font partie » pour reprendre une expression de Michel Foucault dans « La Vie des hommes infâmes »7.
15Les personnages choisis entretiennent eux-mêmes un rapport étroit avec le passé et l’histoire, et parfois grâce à l’acte d’écrire. L’image de ceux qui écrivent, dans Mythologies d’hiver, est remarquable. Pas d’écrivains mais des « scribes », des moines qui « copient », des hommes qui « manient » la langue. On ne peut s’empêcher de voir aussi dans ces désignations le « fabriquant de textes » comme se définit Pierre Michon. Si le récit de vie a une place, c’est que la vie n’existe que par le récit. Le scribe se voit confier une tâche importante, une responsabilité pour le genre humain. Aussi n’est-il pas anodin de lire que Simon, le moine chargé d’écrire la Vita Santa Énimia, « se sent […] responsable d’une femme morte ». Puisque la vie n’est plus, c’est le récit qui prime, transformant la femme en sainte8, élaborant une sorte de tombeau. Pierre Michon fait de même avec chacun des personnages qu’il tire de l’archive. Le récit, le plus souvent au présent, est au sens fort une e-vocatio. Avec Thierry Bayle9, Pierre Michon définit ainsi les Mythologies d’hiver :
Ce sont des récits très brefs, dans les trois ou quatre pages, où je dirais bien que j’essaye de brasser l’histoire, c’est-à-dire tout ce qui a été écrit, par des moines, des chroniqueurs ou des notaires, donc à des fins extralittéraires, et de faire passer tout ça dans le giron de la littérature. Ça paraît très ambitieux dit comme ça, l’autobiographie du genre humain etc., mais c’est très simple : je cherche des hommes dans l’archive, j’en trouve, et j’essaye de leur redonner vie.
16Pourtant, le narrateur des Mythologies d’hiver semble vouloir, tout comme Bertran, « dire sien » le récit rapporté. Il y parvient progressivement, en le légendant, avant même de le faire passer dans la légende (quand celle-ci n’existait pas). C’est le cas, par exemple, dans l’incipit du huitième récit, celui intitulé « Santa Énimia ». « Le moine anonyme qui a pu s’appeler Simon écrit une Vie qui ressemble à ceci10 ». Avènement d’une autorité et d’une légitimité ? En tout cas, le narrateur s’immisce dans le récit et s’affirme. La surprenante opposition entre l’article défini « le » et l’adjectif « anonyme » se justifie par le commentaire donné dans la proposition relative : le narrateur a le pouvoir de décider d’un nom, tout comme Barthélémy Prunières, anthropologue, dans le premier passage du Causse, l’a de nommer des os.
17De plus, la part de fiction est clairement désignée dans l’emploi du verbe « ressembler ». On comprend dès lors que le narrateur a « détourné » sa matière première, sa source, l’a peut-être aussi « endiguée », en tout cas, s’en est rendu « maître ». Ce phénomène d’appropriation du récit-source se retrouve souvent sous la plume de Pierre Michon. Il apparaît parfois dans des comparaisons11 et dans l’emploi de certains adverbes modalisateurs dont on doute s’il faut les attribuer au narrateur source/second ou au narrateur (des Mythologies d’hiver). Il apparaît encore dans la récupération de citations précédemment données, littéralement tissées en métaphore par le narrateur. Par exemple, dans ce passage de « Santa Énimia » : « Plus tard une autre nuit dans cette fenêtre s’encadre une forme adorable qui vient de l’au-delà. C’est un ange assurément12 », on ne peut trancher si l’adverbe « assurément » relève des pensées d’Énimia rapportées sur le mode indirect libre, du narrateur Simon, ou du narrateur (des Mythologies d’hiver) qui, par ailleurs, actualise le récit en le narrant au présent et le met en scène avec le déictique « cette ». C’est ainsi, dans des effets de brouillage de la voix, que le narrateur s’impose.
18De manière moins ambiguë, mais aussi plus subtile, le narrateur trahit sa présence dans une distorsion de la concordance des temps attendue (c’est la suite exacte du passage précédent) : « Il lui dit que le Seigneur ne veut pas que Sa servante demeure lépreuse. Qu’il aime Ses épouses belles et pâles. Que le nid de guêpes qu’elle a sur les épaules était un leurre pour éloigner Gondevald, et que maintenant il faut guérir13. » Cet imparfait est, si j’ose dire, un imparfait proleptique. Le narrateur pointe du doigt le miracle à venir du bain à la fontaine de Burle et accomplit un prodige. Il convoque le miracle. La prolepse signe dans le texte la présence d’un narrateur qui assume pleinement son rôle14. Il devient « le père du texte » pour reprendre une expression de Michon appliquée à Faulkner.
19À vrai dire, une unité se dessine entre « Trois prodiges en Irlande » et « Neuf passages du Causse » à travers les thèmes du miracle et de la fondation.
20Les premiers et dernier récits de « Neuf passages du Causse » ne sont pas des récits de seconde main, et l’on y remarque la présence insistante d’un narrateur omniscient15. Leur position dans le recueil, par ailleurs, requiert aussi l’attention. Ils présentent deux hommes, en rapport avec l’histoire du genre humain, à travers ses traces matérielles et non écrites. L’un, Barthélémy Prunières, est anthropologue et l’autre, Édouard Martel, qui « a abandonné le triste métier de scribe près le tribunal de Paris » est le fondateur de la spéléologie. Le premier nomme des os, le second nomme des grottes. Ce pouvoir de nomination les rapproche du narrateur. Celui-ci fait dire à Barthélémy : « Les dieux me demandent, à moi, de rassembler chaque jour, le puzzle de l’humanité morte16 », en une phrase emblématique de la démarche de Pierre Michon. L’homme est investi d’une mission qui le dépasse et a trait au « genre humain », il rassemble, c’est-à-dire recueille des éléments disparates, les nomme, et, par là même, leur donne sens. Le parallèle est évident.
21Édouard Martel est une figure qui dit beaucoup du pouvoir de l’écriture, de l’autorité et du plaisir qu’elle procure. Devenu explorateur du « royaume des morts » où « il cherche le sien », il est un « découvreur », s’est fait une réputation et, « à cent pieds sous terre il goûte un pur bonheur17 ». Par la suite, il s’interroge sur le sens des avens et des grottes qu’il a découverts. Le narrateur met en scène de manière détaillée, dans les dernières pages, le passage à l’écriture et la création des noms par son personnage (par exemple, « il écrit Grande Forêt ; il barre aussitôt et écrit : Forêt Vierge »). C’est que la scène est cruciale à double titre. D’abord, Édouard Martel se disait que les pierres découvertes n’avaient « pas le moindre sens », et le fait de les nommer leur confère une existence18 et un sens : « mais non, ce ne sont pas des pierres livides dressées pour rien dans le noir, ce sont des objets pleins de sens qui ont un nom dans la bouche des hommes19 » ; on est ici dans la mythologie personnelle de Michon, où la nomination des choses renvoie au pouvoir du Créateur suprême. En second lieu, l’écriture contribue à donner un sens non seulement aux pierres mais à la vie de Martel lui-même. Cet homme qui était « désespéré » et avait « envie de mourir » est comme sauvé par l’écriture : « Il se relit et goûte un pur bonheur. Il se dit que c’est un beau métier que le métier de scribe20. » Le Sauveterre est aussi une terre qui sauve. Du « triste métier de scribe » au tribunal, au « beau métier de scribe », et du « pur bonheur » de la découverte à celui de la (re)lecture, l’écriture est salvatrice.
22Des moines copistes au scribe, s’élabore un parcours dans lequel l’écrivain affirme progressivement son autorité et le pouvoir de l’écriture sous trois aspects : pouvoir de fonder, de légitimer un monastère, une relique, une possession ; pouvoir de régner21, grâce à des textes fondateurs qui « règlent l’advenue de choses réelles entre l’évêque et les chanoines, entre l’évêque et les vilains, entre l’évêque et Dieu » ; pouvoir, en œuvrant dans le « royaume des morts » de sauver de l’oubli des anonymes, de nous rapprocher d’eux, et par là même, peut-être, pour Pierre Michon, de donner un sens à sa vie, en créant des textes dont il est « le maître devant Dieu », en s’occupant « de choses écrites qui font advenir des choses réelles entre Dieu et lui ». Pierre Michon, dans chacun de ses textes, s’engage dans une réflexion sur la fiction et le réel, questionne l’autorité littéraire : de quel droit se met-on à écrire ? À qui revient la paternité d’une œuvre ?, et s’interroge, dans des récits d’origine et de création, sur les origines et la création du récit, sur une posture d’écrivain qui est une imposture.
Notes de bas de page
1 « La Chair est la proie de la langue », propos recueillis par Yaël Pachet, Esprit, octobre 2000, p. 5-9.
2 « Un auteur majuscule », propos recueillis par Thierry Bayle, Magazine littéraire, n° 373, avril 1997.
3 « L’Entretien », Propos recueillis par Catherine Argand, Lire, n° 271, décembre-janvier 1999.
4 Jean-Pierre RICHARD, L’État des choses, Gallimard, NRF Essais, 1990, p. 87.
5 Pierre MICHON, Mythologies d’hiver, Verdier, 1997, p. 22. Je souligne.
6 Je souligne.
7 Michel FOUCAULT, Dits et écrits, T. II, Gallimard, 1994.
8 Pierre Michon définissait le saint comme « quelqu’un sur lequel est appliqué du verbe » lors d’une lecture publique à Lyon en 1999.
9 « Un auteur majuscule », op. cit. Je souligne.
10 Je souligne.
11 En voici un exemple, parmi de nombreux autres : « Le roi à la plume noire est comme un portrait de son frère, mince et dur comme lui […] » p. 32. Je souligne. On peut douter de l’instance narrative qui fait la comparaison. Celle-ci est-elle dans les Annales des Quatre Maîtres ou une invention du narrateur des Mythologies d’hiver ?
12 Je souligne. La même ambiguïté se produit avec l’adverbe « curieusement » dans la description de Fin Barr dans « Légèreté de Suibhne » (p. 29)
13 Je souligne.
14 On trouve un phénomène similaire dans « Barthélémy Prunières » par exemple : « […] il trouve encore un très bel humérus blanc. En même temps que cet os, il trouve la phrase simple et belle qu’il prononcera au congrès d’anthropologie de Bordeaux le 12 septembre 1872 […] » p. 42.
15 Les références littéraires à Hamlet, à Dante etc., des tournures comme « Elle ne sait pas ce qu’il se dit » (p. 87) trahissent sa présence.
16 Op. cit. p. 40.
17 Je souligne.
18 D’ailleurs, ce faisant, Édouard Martel donne aussi un sens à l’existence de Louis Armand, il lui octroie une réputation à venir.
19 Je souligne.
20 Je souligne.
21 Cf. les occurrences du mot « maître » et des termes renvoyant au « règne », à la possession.
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