La Résurrection des morts. L’art de la « mémoire de l’oubli » chez Pierre Michon
p. 141-150
Texte intégral
« Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France !
Mais non, rien1. »
Arthur RIMBAUD
1Soucieuse des oubliés du tournant du siècle, des morts demeurés sans sépulture livresque, l’entreprise narrative de Pierre Michon a parfois été inféodée à une tentative de restauration d’un âge d’or littéraire, où le chantier identitaire de la bourgeoisie avait encore partie liée avec les modes de transmission traditionnels de la mémoire, où l’historiographie et les lettres semblaient se régler, communément, sur l’utopie d’une transparence à soi, d’une ressaisie sans reste des temps passés. Aussi sa marque distinctive consisterait à introduire dans une langue marquée par les grands stylistes du siècle bourgeois la voix des innombrables que les filets de la littérature, des Lumières au romantisme, du naturalisme au surréalisme, laissèrent glisser entre leurs mailles. Son verbe rejouerait en ce sens le mythe michelétiste d’une résurrection des morts, offrant des tombeaux aux fantômes des sans-part, des sans-nom que l’Histoire de France n’a pu elle-même mémorialiser, soit que ces minuscules soient trop tard venus, après la ritournelle thaumaturgique, soit que leurs biographies dessinent non la saillie d’un événement repérable, comme une anfractuosité dans le cours de l’histoire, mais la lente extinction d’un monde, l’évanouissement d’une généalogie qui, dès lors, inscrivent une béance étrangère aux protocoles de la narration historienne. Quand Michon évoque sa dette à l’endroit de Faulkner, ce sont d’ailleurs les intonations emphatiques de Michelet que l’on croit entendre : « Enfin, et c’est le plus inavouable : je cherche à poser ma voix où Faulkner a posé la sienne, c’est-à-dire depuis le Royaume des Morts, ou plutôt du sein de ce que jadis on appelait le Paradis – quelque chose comme le point de vue des anges (c’est-à-dire ceux qui chantent éternellement de l’autre côté de la mort en regardant de ce côté-ci)2 ».
2Et pourtant, au mythe d’un immémorial à exhumer, d’une collectivité des morts qui fonderait la parole littéraire, Michon me semble opposer une attitude paradoxale, étrangement tendue vers une certaine mémoire de l’oubli. Car Vies minuscules, Vie de Joseph Roulin ou encore Rimbaud le fils se situent à mille lieues des dispositifs identitaires d’une résurrection des morts à la Michelet : leur visée concerne moins un contenu d’expérience à transmettre que l’événement même de l’oubli – un événement venant rompre sans fracas le fragile fil des temps, un événement inaccessible par essence aux velléités identitaires. Raconter des « vies minuscules », comme par un devoir de mémoire inversé, c’est bien plutôt rendre à l’oubli son imprescriptibilité, mais aussi mettre en garde contre les ravages d’une mémoire présomptueuse qui prétend accomplir maintenant ce qui ne le fut jamais, rendre à la transparence ceux qui pénétrèrent un jour une opacité si radicale que, là-bas, ils n’attendent plus l’heure du Jugement. Cet art de la mémoire de l’oubli ne correspondrait donc ni à l’oubli actif de Nietzsche, ni à la mémoire inconsciente chez Freud3, mais à une éthique du souvenir indissociable du caractère irréparable de la mort et de l’impuissance ontologique du langage devant l’effacement des êtres.
3Pour mettre en lumière ce souci d’une mémoire de l’oubli, revenons a ce dix-neuvième siècle au cours duquel l’expérience du temps de l’histoire se modifie profondément, où se redéfinissent les images du passé, du présent et de l’avenir, ouvrant ainsi la voie à une transformation des pratiques de soi et des dispositifs identitaires. L’une de ces pratiques, qui donnera le jour a un dialogue jusque là inédit avec les morts, peut être approchée par les propos de Marx et Engels sur les rapports temporels du capitalisme à l’ère de la grande industrie : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société bourgeoise, le passé domine le présent4. » La puissance du capital dirige donc d’une main de fer le destin des vivants, comme si les morts étaient devenus dans l’au-delà les maîtres de la société bourgeoise ; mais à l’accumulation du capital dans les réseaux de l’échange généralisé répond un phénomène parallèle dans l’économie de la mémoire : la puissance de la traditionnelle memoria s estompe, et peu à peu se dessine une capitalisation des morts par laquelle le passé devient l’opérateur d’un dispositif moderne d’identification narrative. Au-delà de la succession générationnelle et de la diversité des appartenances, Michelet travaille par exemple à constituer « l’âme nationale », à poser dans ses écrits historiographiques « la France comme une personne », produisant ainsi une identité rétrospective par la médiation narrative5. Si la méthodologie de Michelet consiste, selon la célèbre préface à son Histoire de France, en une résurrection des morts, c’est que ce sont eux qui assurent en dernier recours l’identité des vivants. Pourtant, à cantonner ces transformations à la seule historiographie, on risque de négliger le fait que l’intériorité de la psyché s’imprègne aussi de ces révolutions de la mémoire. Car c’est du vivant de Michelet que se propagent des pratiques identitaires, en apparence infimes, comme la mémorisation de la date de naissance, la rédaction d’épitaphes personnalisées, la publication des rubriques nécrologiques6. L’élaboration d’une durée à soi, mais qui outrepasse pourtant l’expérience vécue en propre, d’abord mémorisée, puis mémorialisée, devient ainsi garante du présent comme instance productrice de l’identité.
4Ce que Michelet écrit de son rapport à ses recherches, c’est-à-dire que ce sont elles qui l’ont créé, que c’est l’histoire qui a fait l’historien, qu’il a été un fils donnant naissance à son père, doit être entendu littéralement : c’est l’historiographie qui, par sa capitalisation des morts, constitue le sujet qu’elle prétend étudier comme objet, c’est elle qui fabule une généalogie, c’est un enfant créant sa propre ascendance. De semblables pratiques de soi se présentent alors comme un travail effectué à la fois à partir de la mort et contre la mort, comme sous l’impulsion d’un deuil par essence impossible à achever7. C’est ainsi qu’Hugo, qui s’y connaissait en histoires de revenants et en prophéties révolutionnaires, pouvait décrire la naissance d’un peuple en ces termes : « Ainsi tombe le noir suaire ; le désert devient ossuaire ; et l’ossuaire nation »8. Le musée de soi qui se forge dans ce travail de mémoire est donc toujours aussi un tombeau, au sens où l’entendent les poètes : un discours qui se réclame des morts pour les ensevelir à nouveau, mais une fois seulement célébré l’auteur de l’oraison funèbre. La résurrection des morts ne partagerait donc que peu avec la justice utopique du Jugement dernier, mais ressemblerait plutôt à un roman familial, voire à une industrie identitaire fondée sur la capitalisation des cadavres. Toute la question est alors de savoir comment raconter les morts aujourd’hui, comment penser leur présence parmi nous – ou leur absence – sans les faire se retourner dans leur tombe, et surtout sans nier le caractère irréparable de leur mort.
5L’œuvre de Michon participe sans nul doute de cette grande pulsion moderne appelant à la résurrection des morts. Dès l’ouverture des Vies minuscules, « Avançons dans la genèse de mes prétentions9… », nous savons qu’il importera de se méfier des puissances génératrices de l’imagination, qu’il s’agira de préférer la résurrection des morts au délire démiurgique, et que cette ascèse sera l’amorce d’une justification rétrospective du scribe thaumaturge. Une double légitimité devra donc être conquise par les puissances du récit : d’une part la légitimité d’une généalogie, qui fonde les prétentions littéraires de l’écrivain ; d’autre part la légitimité de la parole littéraire, qui prétend préserver la vérité des morts. C’est ainsi qu’après deux décennies à trafiquer en vain la langue auprès des avant-gardes, à rêver de Rimbaud, d’Artaud, de Faulkner, de Des Forêts, à se modeler un personnage de poète maudit, Michon entreprendra de se faire écrivain en reprenant les histoires infimes que sa grand-mère lui racontait. Dans ce chapelet de récits sur les disparus et les oubliés que constituent les Vies minuscules, apparaîtront néanmoins, comme autant de spectres, certains des grands mythes littéraires de la modernité, mythes dont la présence révélera bientôt la disjonction inéluctable entre une généalogie rêvée et une parole orphique.
6André Dufourneau, pauvre journalier qui quitte sa famille adoptive pour l’Afrique, laissera dans l’esprit du narrateur le fantasme rimbaldien du choix inéluctable entre la gloire et la mort ; Antoine Peluchet, sans goût pour le travail de la terre, sera renié par son père qui rêvera jusqu’à la fin de sa vie d’un fils ayant fait fortune en Amérique, alors que le pauvre diable n’aura quitté La Rochelle que pour le bagne de l’île de Ré ; puis, les frères Bakroot, collègues de lycée, marqueront la fracture entre les livres et le monde, l’aîné étant assoiffé des Salammbô et des Quichotte, le cadet, des jeunes provinciales aux jupes légères ; le Père Foucault, rencontré dans un hôpital de province et dont le patronyme est pourtant identique à celui d’un philosophe à la mode en ces années, refusera le transfert à Paris parce qu’il est analphabète et croit que dans la nouvelle Babylone française chacun n’a qu’une alternative, qui est toujours celle des écrivains : écrire savamment ou mourir dans le silence le plus parfait, sans même laisser entendre sa voix ; Georges Bandy, jeune curé à la langue flamboyante, qui fait claquer les syllabes de l’Ancien Testament comme « un pauvre Mallarmé fascinant l’auditoire d’un meeting prolétarien » (ibid., p. 188), finira sa course dans la chapelle d’un hôpital psychiatrique où, ivre mort, il balbutiera les Écritures devant une assemblée de fous digne d’un « roman de Gombrowicz » (ibid., p. 202). Or ces Vies minuscules se continueront encore dans Rimbaud le fils, qui devait s’intituler initialement Rimbaud le grand, car il devait moins y être question d’Arthur que de Frédéric, frère aîné qui ne laissa ni alexandrins ni illuminations ; elles se perpétueront dans Vie de Joseph Roulin, esquisse biographique du facteur qui servit de modèle au tableau de Van Gogh, barbu travaillant aux postes artésiennes puis marseillaises, fasciné sa vie durant par la coexistence sur son mur du portrait de Blanqui et du portrait de lui-même fabriqué par l’amateur d’absinthe. Toujours chez Michon la quête des ancêtres fantasmés – la généalogie fabuleuse des créateurs s’engendrant hors de toute famille, par ces lignées prodigieuses que produisent les œuvres10 –, cette quête, donc, se heurte aux minuscules qui peuplent son ascendance et qui n’ont pu voir ces hommes avec les traits que nous leur prêtons aujourd’hui, selon la vulgate qui fait de Van Gogh un suicidé de la société ou de Rimbaud un passant considérable. Et inversement, pas une résurrection des morts les plus modestes qui ne se prête à une nouvelle vulgate, pas un souvenir des humbles qui n’entraîne une mythification posthume.
7La disjonction entre les prétentions littéraires de l’écrivain et son souci des morts les plus près de l’oubli se manifeste sans détour dans son usage de la langue. La rhétorique de Michon, presque désuète, parfois pompeuse, se tourne vers le passé, par cet héliotropisme des maîtres du verbe, mais ainsi elle oblitère, alors qu’elle visait à en révéler l’accent propre, la voix de ceux dont elle parle. Le vieux Félix, son grand-père, causait certes sans peine, mais « en français pour interroger son hôte sur les pays lointains, en patois pour évoquer des souvenirs11 ». Mais existe-t-il réellement, au-delà des patois et des jargons de chacun, une langue partagée par les vivants et les morts, comme le croyait Michelet, et par laquelle les uns pourraient ressusciter les autres ? Mais surtout est-il possible de nommer adéquatement les morts, eux qui, dans une délicatesse oubliée, ne prononçaient pas même le mot impudique entre tous, le mot mort ?
À Mourioux en effet, comme peut-être plus généralement chez les modestes que ces pages complaisantes trahissent, on répugne à dire mort, défunt, disparu ; feu Untel même est rare ; non tous les morts sont « pauvres », grelottant on ne sait où de froid, de faim indécise et de grande solitude, « les morts, les pauvres morts », plus fauchés que des clochards et plus perplexes que des idiots, tout déconcertés, empêtrés sans un mot dans une tracasserie de mauvais rêve, et qui ont l’air si terribles sur de vieilles images quand ils sont si doux, bénins et égarés dans le noir comme des petits poucets, à jamais les derniers des derniers, les plus petits des petites gens. (ibid., p. 233)
8Si la dénomination, à elle seule, trahit inéluctablement les morts qu’elle désigne, c’est encore sans compter les prestiges de l’écriture, que quelques femmes dans l’ascendance de Michon maîtrisaient, mais que les hommes, préoccupés par leurs labeurs, ignoraient le plus souvent. Le père Foucault, qui refusait de subir son traitement dans un établissement parisien par crainte de découvrir là-bas une monstrueuse population de lettrés, Michon l’imagine d’ailleurs se demander : « Qui sait : ils connaissent peut-être la date de leur mort, ceux qui savent écrire le mot ‘mort’ ? » (ibid, p. 156)
9La violence de l’écriture, Michon la connaît, sachant qu’elle se donne aux minuscules comme la médiation idéale pour transmettre ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, pour magnifier les pouvoirs de l’invisible, mieux encore que la parole qui, dans la voix, laisse transparaître encore un peu de chair. Mais ressusciter les morts, est-ce possible quand ceux-là parlaient une autre langue, quand ils ne savaient pas reconnaître ces caractères d’imprimerie qui les appellent aujourd’hui en silence, quand la prose charrie ces allusions à ceux qui, par exemple, revendiquèrent le dérèglement de tous les sens, annoncèrent une alambiquée crise de vers, ou recherchèrent le temps perdu ?
Il est vrai : ce penchant à l’archaïsme, ces passe-droits sentimentaux quand le style n’en peut mais, cette volonté d’euphonie vieillotte, ce n’est pas ainsi que s’expriment les morts quand ils ont des ailes, quand ils reviennent dans le verbe pur et la lumière. Je tremble qu’ils s’y soient obscurcis davantage. […] Si je repars à leur poursuite, je délaisserai cette langue morte, en laquelle peut-être ils ne se reconnaissent point (ibid., p. 247).
10Tout se passe comme si Michon baissait alors pavillon et avouait son échec, après s’être abîmé dans une généalogie impossible, jusqu’à découvrir en fin de course que nulle ascendance romanesque ne pouvait justifier son désir d’écriture ; jusqu’à s’apercevoir que sa langue n’était pas partagée par ceux dont il parlait, ceux auxquels il s’adressait ; que les caractères imprimés de ses livres, édités à Paris ou ailleurs, n’apparaîtraient pas plus significatifs aux yeux des minuscules que quelques insectes écrasés sur une page blanche. Et la langue est morte, et l’écriture est morte, et les morts attendent encore le Jugement dernier pour ressusciter, chacun dans son caveau, et jusqu’à Michon l’écrivain, à la fin des Vies minuscules, qui dit ne pas être encore né. De cette galerie de corps sans mémoire, auxquels il n’a su insuffler une vie posthume, il prétend avoir « failli naître souvent de leur renaissance avortée, et toujours avec eux mourir » (ibid., p. 248). Rien ne réveille donc les morts, et une langue morte risque toujours d’entraîner avec elle les vivants qui en abusent.
11L’échec de Michon n’existe pourtant que pour un regard comme celui de l’auteur de l’Histoire de France, qui entend forcer le passé à l’engendrer. Plus pénétré que Michelet des vices de procédure du grand tribunal de l’histoire que présuppose la résurrection des morts, Michon ne cesse de désigner l’incommensurabilité de la langue, de l’écriture et de la littérature face aux disparus. On peut donc croire que son travail de mémoire concerne moins des individualités perdues, des souvenirs disparus, des habitudes ensevelies sous les ans, que l’événement même de l’oubli, de la perte, de la disparition. Ce que Michon veut rappeler à la mémoire, ce ne sont peut-être pas ses aïeux, ses ancêtres, ces petites gens rencontrées furtivement au détour d’une vie ou au fil du récit d’une grand-mère ; non, c’est la brutalité du simple fait que nous les avons perdus et que nous ne sommes pas Orphée pour les ramener à la lumière grâce à nos chants. Or vers quoi la mémoire devrait-elle se tourner, vers ce qui peut être rappelé ou bien vers la grande blessure qui incite à la mémoire mais la nie aussitôt, c’est-à-dire la mort elle-même et ses éternels mercenaires, l’oubli, la perte, la disparition ? Car il n’est pas certain que le sens du verbe oublier soit lui-même protégé de l’oubli. Par là, le travail de mémoire de Michon paraît très proche de ce que le philosophe Giorgio Agamben nommait pour sa part une « exigence de l’inoubliable ». Au contraire d’un souvenir prétendant donner droit de cité aux morts ou aux vaincus, l’exigence de l’inoubliable concerne une conscience qui à chaque moment – dans chaque présent de l’histoire – prend la mesure de la perte qui frappe irréparablement notre expérience du temps :
Ce que le perdu exige, c’est non pas d’être rappelé et commémoré, mais de rester en nous et parmi nous en tant qu’oublié, en tant que perdu – et seulement dans cette mesure, en tant qu’inoubliable. De là l’insuffisance de toute relation à l’oublié qui chercherait simplement à le renvoyer à la mémoire, à l’inscrire dans les archives ou les monuments de l’histoire, – ou à la limite, à construire pour celle-ci une autre tradition et une autre histoire, celle des opprimés et des vaincus, qui s’écrit avec des instruments différents de ceux qui sont employés par l’histoire dominante, mais qui ne diffère pas substantiellement d’elle. Contre cette confusion, il faut rappeler que la tradition de l’inoubliable n’est précisément pas une tradition – elle est bien plutôt ce qui marque toutes les traditions d’un sceau d’infamie ou de gloire, et parfois des deux à la fois12.
12L’échec de la résurrection des morts proviendrait alors de tout autre chose que d’un simple pathos nostalgique, né d’une utopie rétrospective dévoilant tardivement son échec, mais bien plutôt d’une certaine conscience de l’histoire, profondément ancrée dans le dix-neuvième siècle, à l’égard de laquelle notre contemporanéité marquerait sa suspicion.
13Ce souci d’une mémoire de l’oubli constitue sans nul doute l’une des conséquences tardives de la profonde modification de la conscience historique amorcée dès la fin du dix-huitième siècle et dans l’ouverture de laquelle nous nous tenons encore. L’historien Reinhart Koselleck distinguait à cet égard la condition moderne par une tension sans cesse croissante, tendant à la fracture, entre les champs d’expérience et les horizons d’attente13. La nécrophilie romantique, que l’on décèle sous sa forme la plus achevée dans l’historiographie de Michelet, rendrait alors compte du désir de retrouver une expérience organique du temps de l’histoire, alors même que les champs d’expérience perdent leur pérennité et que le temps met constamment en jeu de nouvelles inconnues tant dans la vie collective que dans la biographie individuelle. Il s’agit alors pour l’historien, en se constituant en intercesseur entre les morts et les vivants, en alchimiste capable de transformer l’absence en présence, de démontrer qu’au-delà de la fracture des générations l’homme possède la capacité de surmonter ses morts successives, la mort individuelle n’étant qu’un simple accident dans l’existence nécessaire d’un sujet collectif – Nation, République, Humanité – avançant dans une durée continue et lisse. Répliquant aux césures de la naissance et de la mort que l’expérience moderne du temps paraît accentuer, le dix-neuvième siècle invente un corps de sens appelé Histoire, qui tient lieu de filiation sans reste et sans dehors. Or ce fantasme d’une expérience historique où la triple temporalité du temps serait unifiée à nouveau, mais sans le soutien d’une tradition désormais rompue, repose sur un dispositif discursif qu’a savamment mis en lumière Jacques Rancière14. L’écriture historienne de Michelet se fonde selon lui sur la substitution du sens des discours des acteurs de l’histoire à leur parole propre. Il ne s’agit pas de rendre le contenu des énoncés ou de raconter le déroulement des événements, mais de désigner la puissance de la durée, par essence synthétique et téléologique, qui les soutient. Par là, l’écriture historiographique travaille à faire coïncider l’aveuglante hétérogénéité des mots et des gestes avec une visibilité parfaite du sens de l’histoire et du sujet collectif qui l’incarne dans son corps et sa voix. Par la substitution du présent d’un sens au passé des faits et des mots, l’historiographie pénètre alors dans l’espace d’une synonymie généralisée qui permet, en identifiant la mort à une naissance, de postuler l’existence d’un sujet inaltérable portant en lui l’inscription d’un destin partagé. La métaphorique de la résurrection des morts, qui trouve son équivalent dans le thème de la métempsycose chez Hugo, est en ce sens nécessaire à la fondation d’un sujet en marche, depuis la nuit des temps, vers son émancipation.
14Or c’est précisément à cette substitution discursive que la mémoire de l’oubli s’oppose. La parole de Michon refuse de se faire le truchement de la parole des morts par une substitution du présent du sens au passé des vies perdues, puisqu’il n’appartient pas selon lui aux puissances du langage des vivants de traduire le souvenir des morts. Si, comme le soutenait Agamben, l’exigence de l’inoubliable se présente comme une conscience exacerbée du fait que « la mesure de l’oubli et de la ruine, le gaspillage ontologique que nous portons inscrit en nous, excèdent largement la piété de nos souvenirs et de notre conscience15 », cette éthique de la mémoire doit désormais s’attacher à briser la synonymie généralisée qui fondait les identités collectives des deux derniers siècles en désignant le mensonge que reproduit sans repos la résurrection des morts. C’est pourquoi, dans Rimbaud le fils et Vie de Joseph Roulin, l’écrivain n’approche ni Arthur ni Vincent par la médiation des archives ou des traces conservées ici ou là, dont un regard rétrospectif assurerait la synthèse et manifesterait le sens latent ; il travaille au contraire à rompre le babil de la tradition mythologique autour du poète maudit et du peintre à l’oreille coupée. Il ne cherche pas l’homme d’avant l’œuvre, l’artiste d’avant le mythe, comme en quête d’une vérité jusque là muette, mais le pullulement de vies contemporaines qui n’ont jamais connu ni mythe ni vulgate les auréolant, ce que l’historien Alain Corbin appelait pour sa part « l’atonie des existences ordinaires16 ». Quand nous préférons ce corps de sens appelé Histoire, qui péremptoirement se croit transparent à l’égard des morts, qui rêve d’identités inébranlables et de traditions allant se perpétuant alors qu’elles ne sont que de voraces mythologies qui se nourrissent de la mort des disparus, nous sommes tous « des crapules romanesques17 ». Ces esquisses biographiques ne cessent donc de marquer l’opacité de l’oubli, la prudence d’un descendant qui n’avance dans son récit qu’à coups de peut-être, de on sait, de je veux croire, qui ne présuppose jamais qu’à travers sa voix parlent celles des disparus. L’objet de la mémoire n’est plus alors la trace mais son absence, non le contenu d’un souvenir mais la coquille vide de l’oubli – et surtout l’inadéquation ontologique entre le langage et les morts.
15Cette volonté de sauvegarder le souvenir de l’oubli implique enfin une définition mélancolique de l’écrivain, fondée non plus sur ce qu’il a écrit, mais sur ce qu’il a échoué à écrire. Si les Vies minuscules s’ouvraient sur la volonté de consacrer la genèse d’une œuvre, elles s’achèvent sans que cette origine fondatrice ait été révélée, sans que jamais Michon ait été en mesure d’affirmer qu’il est désormais l’écrivain qu’il entendait devenir par la traversée de cette galerie des ancêtres. Il a donc lentement ciselé une image de lui-même hors de toute présomption rétrospective, précédant toujours de peu ce moment où il aurait pu, à la manière de Michelet, « devenir le fils de ses œuvres, c’est-à-dire en accepter la paternité », fidèle en cela à l’attitude rimbaldienne (ibid., p. 104). Cette suite de récits biographiques se renverse donc en autant de fragments d’un autoportrait, où Michon se dessine en creux, exactement comme il avait le projet de le faire pour Van Gogh à travers le vieux Roulin, c’est-à-dire « en deçà de l’œuvre ; par les yeux de quelqu’un qui ignore ce qu’est une œuvre18 ». Ainsi, par leur singulier mouvement de bascule, les Vies minuscules deviennent pour les lecteurs l’expérience d’une absence d’œuvre, de même que le musée intérieur qu’elles portent au jour ne présente que des photos jaunies, des reliques anciennes, des grigris anonymes, autant d’objets qui toujours signalent l’approche de la plus grande distance, l’évanouissement des identités. Ce ne sont plus les morts qui offrent aux vivants la certitude de leur être, comme chez Michelet ou parfois chez Hugo, ni les poètes qui célèbrent la grand-messe qui réchappe le présent du poids de l’histoire comme dans les avant-gardes, mais les vivants qui s’effacent tour à tour, littérateurs d’abord, pour rappeler ce souci d’une mémoire de l’oubli. C’est précisément par là que Michon peut légitimement prétendre parler depuis la mort, en ce qu’il s’est immiscé, par un autoportrait sans visage, dans les limbes de l’histoire ; en ce qu’il s’est constitué en tombeau vide, à la manière des mystiques d’autrefois, en prêtant son corps d’écriture au calvaire de l’histoire.
Notes de bas de page
1 Arthur RIMBAUD, « Mauvais sang », in Une saison en enfer. Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1946, p. 206.
2 Pierre MICHON, « Le père du texte », in Trois auteurs, Verdier, 1997, p. 86.
3 Pour une vue d’ensemble des usages de l’oubli dans la littérature et la pensée occidentale : Harald WEINRICH, Léthé. Art et critique de l’oubli, trad. D. Meur, Fayard, 1999.
4 Karl MARX et Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, trad. L. Lafargue, Mille et une nuits, 1997, p. 34.
5 Jules MICHELET, « Préface de 1869 », in Histoire de France. Œuvres complètes, Tome IV. Flammarion, 1974, p. 11-27.
6 Voir les pages sur « l’individu et sa trace » : Alain CORBIN, « Coulisses », in Philippe ARIÈS et Georges DUBY (dir.), Histoire de la vie privée. 4. De la Révolution à la Grande guerre, Seuil, Points/Histoire, 1999, p. 389-402.
7 Michel de CERTEAU, L’Écriture de l’histoire. Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1975, p. 11-13.
8 Victor HUGO, « Les Mages », Les Contemplations. Gallimard, Poésie, 1999, p. 379.
9 R MICHON, Vies minuscules. Gallimard, Folio, [1984] 1997, p. 13.
10 Le problème de la filiation dans l’art sera au cœur de Maîtres et serviteurs, Verdier, 1990.
11 P. MICHON, Vies minuscules, op. cit., p. 27.
12 Giorgio AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, trad. J. Revel, Rivages, 2000, p. 69.
13 Reinhart KOSELLECK, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. J. Hoock et M.-C. Hoock, EHESS, 1990.
14 Jacques RANCIÈRE, « Le Récit fondateur », Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Seuil, La Librairie du XXe siècle, 1992, p. 89-124.
15 G. AGAMBEN, Le Temps qui reste, op. cit., p. 68.
16 Alain CORBIN, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Flammarion, 2002 [1998], p. 8. Cette enquête historiographique sur un sabotier indigent et analphabète du dix-neuvième siècle semble appartenir au même paradigme narratif d’une mémoire de l’oubli, comme en fait foi la volonté de son auteur « d’écrire sur les engloutis, les effacés, sans pour autant prétendre porter témoignage ».
17 P. MICHON, Rimbaud le fils. Gallimard, Folio, [1991] 1999, p. 74.
18 P. MICHON, Vie de Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988, quatrième de couverture.
Auteur
Université du Québec à Montréal (Canada)
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