Un représentant de la première génération métisse face à l’aristocratie acolhua
Juan Bautista Pomar, Tezcoco (Fin XVIe-début XVIIe siècle)
p. 183-200
Résumé
J. B. Pomar forma parte de los escasos descendientes de la dinastía de Tezcoco capaces de defender sus privilegios a finales del siglo XVI. Su posición de intermediario entre la corona española y las familias nobles indígenas ilustra notablemente la situación ambigua de los mestizos de primera generación. Tiene relaciones conflictuales o armoniosas, según las per sonas y las épocas, pasando de la categoría de “español” a la de “descendiente legítimo de los caciques de Tezcoco” según los pleitos y los intereses que defiende. Obró muy astutamente para reunir en provecho suyo parte del patrimonio real tezcocano (por herencia, compra o arrendamiento), lo cual suscita la envidia de la aristocracia quien lo denuncia a la Corona en 1591 y le reprocha ser sobre todo descendiente de una bastarda real, apoyándose en una concepción europea de la legitimidad dinática para mejor apartar a un rival molesto
Texte intégral
1J. B. Pomar semble être pour la province acolhua et la dynastie de Tezcoco (Mexique central) le meilleur exemple de l’ambiguïté du statut du métis. Certains le présentent comme un arriviste, mais ce jugement mérite d’être nuancé. A la fin du XVIe siècle, seules trois branches de la famille royale de Tezcoco maintiennent encore un semblant de supériorité : les Pimentel, les Alvarado et les Pomar. Les autres paraissent s’être repliées sur leurs territoires respectifs, avoir tenté de conforter par un métissage intensif la fragilité de leur nouvelle position (c’est le cas des descendants d’Ixtlilxochitl pour Teotihuacan) ou bien se sont éteintes (Yoyontzin)1. Les rares branches indiennes restantes se disputent les restes du patrimoine royal ou opposent un front commun aux visées d’intrus espagnols. Seul parmi la multitude des descendants directs des rois de Tezcoco, Nezahualcoyotl et Nezahualpilli (plus de 140), J. B. Pomar semble avoir réussi à se hisser au sommet grâce à sa position intermédiaire entre la société espagnole coloniale et les familles nobles indigènes.
2Ses rapports avec les descendants indiens de Nezahualpilli sont tour à tour conflictuels ou harmonieux selon les personnes et les époques. Lui-même est inclus soit dans la catégorie des “Espagnols” soit dans celle des “descendants légitimes des caciques de Tezcoco” selon les procés et les intérêts qu’il défend. Enfin, on constate que, si son statut de métis restreignait son accès aux fonctions officielles (accaparées par la noblesse indienne), il a très intelligemment œuvré pour reconstituer à son profit une partie du patrimoine royal tezcocan, suscitant ainsi la jalousie de l’aristocratie locale dont le statut et le prestige étaient protégés par la législation coloniale, mais qui demeurait peu entreprenante au plan économique.
Pomar métis
3Selon les documents d’archives, Juan Bautista Pomar oscille entre la catégorie d’Espagnol et celle - tout aussi valable - de descendant de Nezahualpilli. Ces désignations occultent, ou mettent en relief, son origine indienne, signalant sa participation ou non aux divers réseaux de l’élite locale.
Pomar espagnol
4C’est comme Espagnol, clairement distingué des élites indigènes, que Juan Bautista Pomar (ou Joan de Pomar) figure dans de nombreux procès coloniaux. Ainsi, lors d’une merced d’un “herido de agua” dans les alentours de Tezcoco, il figure comme témoin de l’arrêté ou lecture solennelle faite aux habitants en l’église de Tezcoco le 28 février 1576. A ce titre, il est nettement séparé des nombreux Indiens nobles longuement mentionnés (en tout plus de dix-neuf “indios principales” nommément cités, dont les alcaldes, les regidores et le gouverneur de Tezcoco2). C’est sans doute l’un des documents qui matérialise le mieux la fracture entre métis et Indiens, Pomar se voyant relégué en fin de document parmi les vecinos ou habitants de Tezcoco, loin des branches légitimes de la dynastie tezcocane (les San Francisco, Ayala, Chavez, Alvarado, Pimentel et “autres nombreux nobles3”).
5On retrouve cette séparation explicite dans un autre procès de 1583 où Pomar est inclus parmi les témoins espagnols de la citation faite aux alcaldes regidores de Tezcoco :
“mediante el dicho yntérprete siendo testigos Joan Chacón, Joan de Pomar y Joan de Contreras españoles estantes en esta dicha ciudad4”.
6De même, dans l’arrêté lu aux Indiens de Coatlichan le 8 septembre 1579 pour leur signaler la merced de deux caballerías de terre à un Espagnol, il figure à nouveau parmi les trois témoins espagnols de la procédure5. Il est même cité comme témoin dans l’instruction et se déclare en faveur de l’attribution des terres communautaires indiennes à l’Espagnol Guillermo Treviño. Au texte répétitif des réponses obligées il ajoute un passage propre à son témoignage :
“Y este testigo de muchas mercedes de tierra que a visto hazer no a visto otra que sea mas sin prejuicio que la que el dho [dicho] Guillermo Treviño pide6”.
7Par cette affirmation sans ambages il va à l’encontre des intérêts de la noblesse de Coatlinchan qui s’opposait à l’attribution de ces terres au motif qu’elles lui appartenaient. Pomar se fait ainsi le défenseur des intérêts espagnols, contre l’élite indienne (familles Santa Maria, San Francisco, San Miguel, de la Cruz ou autres7). Quand il s’agit de l’attribution de terres proprement tezcocanes, Pomar apparaît alors parfois du côté opposé.
8Le fait que Pomar soit distingué clairement de la haute aristocratie indienne n’interdit nullement sa collaboration avec elle. Ainsi, en juin 1589, on trouve trace de son rôle de trésorier dans un procès de terres :
“E luego en el d[ic]ho mes y año d[ic]ho ante el d[ic]ho Juan Amador teniente, paresció en d[ic]ho don Diego [Quautlaxcon] y [dixo’: tachado] excivió los d[ic]hos veyntitres p[eso]s de oro com[ún] en rreales de plata los quales se pucieron en depósito en poder de Ju[an] de Pomar v[e]z[ino] desta ciudad, el quai lo rrecivió en el d[ic]ho depócito rreal m[en]te y con efeto de que yo el escriv[ano] doy fee de que se obligó de los tener y dar cada y quando le fuecen pedidos, so las penas en que caen o yncurren los depositarios que no acuden con los depósitos que le son encargados y para ello obligó su persona y bienes y dio poder a las justiçias e otorgó escritura en forma8”.
9Pomar y est clairement désigné comme Espagnol (vecino desta ciudad) et distingué des plaideurs indigènes, Magdalena de la Cruz et don Diego Quauhtlaxcon. Ce dernier, de par son appellation et sa position, est un membre éminent de l’aristocratie indienne. Ce document atteste de la prospérité économique de Pomar à l’époque et surtout du rôle d’intermédiaire qui lui est dévolu. En effet, malgré la neutralité apparente de sa position, il semble bien que si don Diego Quauhtlaxcon ait accepté de lui remettre en dépôt 23 pesos c’est aussi parce qu’ils entretiennent des liens de parenté étroits : don Andrés Quauhtlaxcon est un cousin de Pomar et le couchera sur son testament9.
Pomar indien
10On retrouve trace de sa collaboration avec les élites indigènes tezcocanes dès 1567. Il est le défenseur de don Pedro de Alvarado, l’un des descendants les plus prestigieux de Nezahualpilli puisque fils aîné de Coanacochtzin (dernier tlahtoani légitime car choisi sans inter-position espagnole en 1520). Dans une déclaration du 2 mars 1567 don Pedro de Alvarado en fait son défenseur attitré :
“E otorgó que dava su poder cumplido para este pleyto y caussa y lo del dependiente en qualquier manera a Juan de Pomar presente y açestante10”.
11Il semble donc que Pomar ait eu quelque compétence juridique, sans que l’on puisse les préciser davantage. Toujours est-il qu’il fait faire appel de l’arrêté enjoignant à Pedro de Alvarado de cesser de travailler le terrain qu’il dispute à Juan de Herrera, habitant de Mexico11. Cette demande cite Pomar comme témoin aux côtés d’un autre prestigieux descendant de Nezahualpilli, don Francisco Pimentel (fils de l’ancien cacique de Tezcoco don Hernando Pimentel et petit-fils de Coanacoch), en omettant cette fois son statut de vecino12.
12Dans ce procès, il collabore donc à la défense des intérêts de deux des branches les plus illustres de la dynastie tezcocane : les Alvarado et, indirectement, les Pimentel, également concernés par ces terrains13. Cette collaboration est à la fois précoce (dès 1566-1567) et prestigieuse, compte tenu de la renommée des nobles indiens en cause. Ceux-ci semblent avoir vu en Pomar un médiateur métis capable de défendre leurs intérêts par sa facilité à manier l’espagnol comme sa connaissance des rouages administratifs coloniaux, et en même temps apte à comprendre leur position de par son ascendance indienne noble. Pomar joue donc un rôle charnière très intéressant, aux frontières entre deux cultures et deux mondes dont il partage également les intérêts.
13On retrouve Pomar aux côtés du noble indien Pedro de Alvarado lors d’un procès de février 1592 à propos de l’attribution de terres à Pedro de Bocanegra. Cette fois il défend également ses propres intérêts puisqu’il est concerné par une partie des terrains en cause :
“Marcos Mexía. Respondiendo a lo que dizen y alegan el governador alcaldes y Regimiento desta ciudad [Tezcoco] y don Pedro de Alvarado y consortes y Juan de Pomar y Luis de San Sebastián en contradición del sitio de estancia y las tres caballerías de tierra que Pedro Mexía de Bocanegra mi parte pretende se le haga merced14”.
14Il y a donc une opposition totale avec le Pomar de 1579 défendant l’attribution de terres à Guillermo Treviño contre les nobles indiens de Coatlichan : treize ans plus tard c’est lui qui fait opposition à la merced promulguée. Sans doute la différence est-elle géographique (les intérêts de Coatlichan n’étant pas directement ceux de Tezcoco, encore que la distance entre les deux villes soit minime) ; mais elle est surtout économique, car Pomar entre temps est devenu lui aussi propriétaire foncier.
Pomar propriétaire foncier
15Le procès de février 1592 permet de comprendre un aspect essentiel de la personnalité de notre chroniqueur tezcocan. On y apprend comment il s’est constitué avec opiniâtreté un patrimoine foncier important (quantitativement et symboliquement) de diverses façons : héritage, achat ou affermage.
L’héritage
16Le testament de doña Angelina, veuve sans enfant de Fernando de Chaves (qui fut alcalde de Tezcoco en 1539 et électeur de don Hernando Pimentel en 1545 comme cacique) est riche d’enseignements. Il révèle comment Pomar, quoique métis, put cependant se constituer un patrimoine considérable grâce à la générosité de sa “tante” (veuve de Fernando de Chaves, frère de la mère de Pomar) qui lui lègue plus de neufs terres du patrimoine royal tezcocan (énumérées dans son testament en date du 10 octobre 1590) :
“y no solamente porque es mi sobrino le doy todas las tierras referidas sino porque también me [h]a tenido mucho amor y lo mismo haze al presente y en él hallo todo consuelo y me provee y da lo que [h]e menester y por esto lo nombro por hijo para que represente la persona del dicho Fernando de Chaves que era [...] porque no tengo hijo y [h]a veynte y cinco años que soy viuda tanto tiempo que me tiene buena voluntad el dicho mi sobrino15”.
17Ce qui prouve que tout métis qu’il était, Juan Bautista Pomar était considéré comme Indien par certains nobles tezcocans, au point d’être préféré à d’autres descendants légitimes de Nezahualpilli. Cet héritage considérable permettra à Pomar de se hausser au niveau de l’aristocratie indienne tezcocane, l’égalant en richesse foncière. Il serait fastidieux d’énumérer les terres concernées. Notons simplement qu’elles se répartissent dans toute la province acolhua (Calpulalpa, Maçoapan, Yahualiuhcan) et aux alentours de Tezcoco :
“La primera en esta ciudad de Tezcoco hazia la laguna que se nombra...xoyacac Tepetlacalco en medio de las que pertenecen a don Carlos y a don Pablo de Santa María16”.
18Nul doute que les Santa María eussent aussi souhaité hériter de ces terres. Le dépit envieux explique sans doute les nombreuses rumeurs malveillantes colportées par les nobles de Tezcoco au sujet de Pomar :
“Save este testigo y [h]a oido dezir a muchos principales de este pueblo que se [h]a metido Juan de Pomar en muchas tierras de aquellas que tiene que estovan yermas diziendo ser de su patrimonio17”.
19Nous en reparlerons.
20La mention d’autres membres de l’aristocratie indienne l’ayant couché sur leur testament conduit à nuancer sérieusement le prétendu rejet de Pomar par celle-ci :
“Y otras que heredó de Julián Metzololtzin y don Fernando de Chavez y doña Angelina sus tíos y de don Andrés Cuauhtlaxcon y don Jorge de Soto sus primos y de D[ieg]o Acatonal y otras que tiene por arrendam[ient]o de Gaspar de la Cruz de que tiene recaudos18”.
21Pomar aurait donc été apprécié par plus d’une branche de la dynastie tezcocane coloniale : c’est l’intention de cette énumération qui vise à contrer les attaques dont il fut l’objet.
22Cette présentation simplifiée peut être complétée par les documents rédigés en nahuatl, entre 1580 et 1605, concernant l’héritage de Pomar19 Y figurent ses liens avec la noblesse locale (ainsi don Miguel de Carvajal y appelle Pomar son cousin20). Nous renvoyons à l’étude détaillée de Lopez y Magaña citée par Lockhart21.
L’achat
23Pomar fait état (à la question cinq du questionnaire qui devra être proposé à ses témoins) des divers moyens par lesquels il a acquis des terres du côté de San Miguel Tlaixpan :
“Son del dicho Pomar porque [h]a más de treinta y más años que las comenzó a comprar a indios y españoles22”.
24La localisation de ses achats de terres aux alentours de San Miguel Tlaixpan n’est sans doute pas neutre. C’est en effet l’un des deux villages limitrophes du Cerro de Tetzcutzingo où Nezahualcoyotl possédait ses fameux bains et jardins. La patiente constitution d’un patrimoine foncier dans cette localité obéit sans doute à des motivations non seulement économiques mais aussi de prestige. Il semble bien que l’acqueduc construit par Nezahualcoyotl pour alimenter ses fontaines et ses bains passait sur les terrains de J. B. Pomar23.
25On le retrouve défendant également un autre site tezcocan prestigieux, le Cerro de Quauhyacac qui servait de lieu de récréation à Nezahualcoyotl :
“Contradigo lo suso dicho porque Cuauhyacac uno de los cuatro cerros contenidos en el dicho m[andam]i[ent]o, es de mi patrimonio y herencia proindivis o entre mi y los demás herederos de Neçahualpiltzintli, mi abuelo señor que fue desta çiudad y sus provincias en t[iem]po de su gentilidad24”.
26Cette assertion n’était certainement pas du goût de tous les descendants de Nezahualpilli qui auraient sans doute préféré ne pas avoir à partager leurs terres avec Pomar. La partie adverse l’accusera d’abuser de sa position pour étendre ses possessions :
“Que la contradicción hecha por Juan de Pomar del dicho sitio y cavallerías alegando ser de su patrimonio es según pública voz y fama lo contrario porque con título de que es sucesor y heredero de Neçahualpiltzintli se apoderó de las que tengo señaladas sin otra causa justa siendo antes valdías25”.
27Cette accusation n’est sans doute pas dénuée de fondement, Pomar jouant de sa position de métis pour acquérir des terres. Dans ce cas son métissage indien jouerait en sa faveur, par rapport aux colons espagnols.
L’affermage
28De même, il inclut la copie d’un acte d’affermage de terres pour une durée de sept ans passé avec Gaspar de la Cruz et Francisca de la Cruz, autre famille de l’aristocratie tezcocane26. Le contraste entre un métis entreprenant au plan économique - comme l’atteste le procédé économique choisi -27 et une vieille famille indienne affermant ses terres (pour échapper à la ruine ?28) est révélateur.
Les inimitiés
29Cette position économique prééminente, partageant des terres avec la noblesse acolhua, lui en affermant d’autres, voire les lui rachetant, a certainement contribué à l’inimitié solide dont il semble avoir été l’objet de la part de la haute aristocratie tezcocane.
Un métis envié par une partie de l’aristocratie indienne
30Nous avons déjà cité les accusations recensées par les Espagnols contre Pomar lors des discussions d’attributions de terres29. D’autres sont le fait de la seule noblesse indienne. Un an avant le procès de 1592 on retrouve trace d’une dénonciation par la noblesse tezcocane auprès de la Real Audiencia contre Juan Bautista Pomar, rejeté et vilipendé.
“De cuya caussa y por ser pobres de ocho años a esta parte se [h]avía enttrado en todo ello un Juan de Pomar so color que era uno de los heredores el qual [...] lentamente y conttra su voluntad poseya todas las casas y tierras llevando los arrendamientos y frutos deltas sin ottras casas solares y tierras del dicho su patrimonio que avía vendido y disipado que valían muchos millares de pesos de30”.
31Cette demande de justice au plus haut niveau intervient avant la réponse du roi, datée du 20 décembre 1591. On constatera que les familles que Pomar avait aidées en 1567 se sont retournées contre lui. On retrouve comme promoteurs de la dénonciation les mêmes don Pedro de Alvarado et Francisco Pimentel qui avaient eu recours à son aide juridique et à son témoignage en 1567. C’est qu’entre temps leur situation économique semble s’être considérablement détériorée (de leur aveu même) tandis que Pomar, lui, a pris un essor que seul le roi semble pouvoir arrêter. Torquemada évoque cette situation dans ses écrits, où il accuse Pomar d’ambitions démesurées :
“Et quand il faisait ces rapports ou relations [de Tezcoco] il aspirait au gouvernement de la ville de Tetzcuco et à presque tout le patrimoine que les rois ses prédécesseurs avaient laissé à d’autres31”.
32Rappelons que le poste électif de gouverneur avait été rapidement accaparé par les caciques ou descendants des lignées dynastiques indiennes32. Pomar aurait donc su user de sa double origine pour se hisser au niveau des descendants légitimes de Nezahualpilli (les familles Pimentel et Alvarado) en s’assurant de son vivant le tiers des possessions royales restantes :
“Bien qu’il n’obtint pas la totalité de ses prétentions, il en tira au moins une grande partie et le tiers des demeures du roi, les deux autres restant à deux autres arrières petits-fils de celui-ci33”.
33Cette position prééminente est confirmée par la cédule royale du 16 mai 160234. Si l’on en croit Fray Juan Torquemada ce sont les origines espagnoles de Pomar qui lui permirent de prétendre à des possessions ou positions rivalisant avec celles de la noblesse acolhua légitime :
“Et la plus grande [force] était d’être fils d’Espagnol, lequel mélange le poussait à la forte contradiction qu’il faisait35”.
34Pomar serait en somme le représentant type d"une nouvelle classe de parvenus, jouant de leurs origines espagnoles pour essayer de supplanter les derniers descendants légitimes des dynasties indiennes. On remarquera que parmi les terres concernées se trouvent “las casas prinçipales”, très certainement l’un des palais royaux de Tezcoco, ainsi que des possessions au pied du Tetzcutzinco ou de Cuauhyacac, jardins de Nezahualcoyotl. Pomar semble donc avoir effectivement tenté de reconstituer à son profit une part prestigieuse de l’héritage de Nezahualcoyotl et Nezahualpilli. Cet effort visait sans doute à obtenir la reconnaissance que l’aristocratie indienne lui refusait.
Un métis méprisé par l’aristocratie indienne
35Il semble que la seule revanche possible des descendants légitimes de Nezahualpilli ait été de dévaloriser l’ascendance noble de Pomar. Torquemada se fait l’écho de ces rumeurs malveillantes :
“Du côté de sa mère, il était notoire qu’elle était fille d’esclave, de laquelle le roi Nezahualpilli l’engendra, comme il arrive d’ordinaire à un seigneur de s’enticher d’une esclave36”.
36Ainsi, contrairement aux Alvarado ou Pimentel, J. B. Pomar était présenté, non sans un certain mépris, comme un descendant illégitime (d’un point de vue occidental) de la dynastie de Tezcoco :
“Il faut savoir qu’il se targait [d’être issu] de cette lignée royale, comme il en faisait partie en réalité, mais par voie bâtarde37”.
37On retrouve un écho discret de ces rivalités, momentanément tues, dans un procès de 1592 faisant figurer Pomar aux côtés des branches les plus prestigieuses de l’aristocratie acolhua. L’égalité apparente entre héritiers (petits-fils et arrière-petits-fils de Nezahualpilli) n’est que de façade car dans le questionnaire vient se glisser une pique discrète destinée à rabaisser les prétentions de Pomar. Nombre de témoins de don Pedro Alvarado répètent :
“Y sabe este testigo quel dicho don Pedro de Alvarado es nieto de línea de varón de Necagualpilcintli señor natural que fue de esta ciudad38”.
38Cet accent mis sur la descendance par voie masculine est une sorte de “loi salique” tezcocane coloniale. Elle n’a rien à voir avec les traditions préhispaniques où les fils d’esclave accédaient parfois au plus haut rang (cf. le tlatoani de Tenochtitlan Itzcoatl). Mais, en recourant à des valeurs occidentales de patrilinéarité, la haute aristocratie indienne marque qu’entre Pomar et les autres descendants de Nezahualpilli il y a tout de même un fossé39.
39Cette inimitié n’empêche pas des rapprochements pour s’opposer aux Espagnols quand les intérêts communs tezcocans sont menacés. Dans sa défense pour l’attribution de terres du côté de Tlayxpan, Marcos Mexía fait demander avec justesse :
“La contradicción fecha por Don Pedro de Alvarado y consortes creen los testigos ser negociación hecha por ellos y por Juan de Pomar porque ambos acuden a la contradizión de las dichas cavallerías por una misma orden diziendo ser de su patrimonio de que ynfieren los testigos la malicia referida y más porque hasta agora los suso dichos [h]an sido contrarios40”.
40Il trouvera plusieurs témoins pour confirmer ses dires41.
41Ainsi Juan Bautista Pomar semble ballotté entre Espagnols et aristocratie tezcocane, rejeté et jalousé par celle-ci mais encore capables de s’allier pour contrer les visées d’Espagnols sur les terres de Tezcoco, ce qu’atteste une Cédule royale du 16 mai 1602 en faveur des descendants de Nezahualpilli pour des problèmes de terres dont se seraient emparés des Espagnols. Significativement on y retrouve Pomar parmi les demandeurs, aux côtés des fils de don Pedro de Alvarado et de don Hernando Pimentel :
“Por parte de don Joan de Alvarado et Joan Bautista Pomar, y don Francisco Pimentel naturales de la ciudad de Tezcuco, en la Nueva España, por sí y en nombre de los demás descendientes de Necahualpilcintli42”.
42Tour à tour allié à, dénoncé par, puis de nouveau aux côtés de Francisco Pimentel entre 1567 et 1602, Pomar semble avoir une position instable. Mais ces procès nous restituent en partie sa trajectoire sociale : toléré et utilisé par la haute aristocratie tezcocane, qui tente de briser son élan en le dénonçant aux autorités espagnoles (apparemment en vain), il est à nouveau admis à la fin du XVIe siècle à ses côtés (cette fois sans doute à cause de son poids économique incontournable). C’est tout l’intérêt de ces procès, rappelant à la fois l’instabilité de sa position de métis, le parti qu’il sut en tirer et, par contre-coup, l’essor économique indéniable de Pomar.
***
43De plus amples recherches permettront un jour d’affiner cette opposition symbolique entre noblesse indienne et métis de la première génération. L’ostracisme semble être surtout le fait de la haute aristocratie (familles Pimentel et Alvarado), celle qui se consolide pendant le XVIe siècle au détriment de la noblesse indienne traditionnelle. D’autres descendants de Nezahualpilli, moins soucieux d’accaparer un pouvoir colonial, sont restés fidèles à Pomar et en ont fait leur héritier. Nous renvoyons aux travaux de Lopez y Magaña, précédemment cités.
Bibliographie
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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Notes de bas de page
1 Pour plus de détails sur la dynastie acolhua préhispanique ou coloniale cf. Jacqueline Durand-Forest, L’Histoire de la Vallée de Mexico selon Chimalpahin..., Paris, 1987, p. 250-259 ; Patrick Lesbre, “Nobleza tetzcocana colonial”, Actas del II° Congreso Europeo de Latinoamericanistas (Halle, 1998).
2 Sur ces différentes fonctions électives des municipalités indiennes cf. Charles Gibson, Los aztecas bajo el dominio español 1519-1810, Mexico, 1975, p. 168-195 (chap.
3 AGN (Archivo General de la Nación, Mexico), Tierras, vol. 2726, exp. 15, f. 233: “y esto dieron por su rrespuesta siendo testigos Gonçalo de Espinosa y Nicolás García y Jhoan de Pomar v°s [vecinos]”.
4 AGN, Tierras, vol. 2737, exp. 27, f. 413v.
5 AGN, Tierras, vol. 2688, exp. 35, f. 354: “testigos Juan de Pomar, Juan Martín Veneciano y Rrodrigo de Rribera el moço”.
6 AGN, Tierras, vol. 2688, exp. 35, f. 364.
7 Cf. Ibid., f. 355.
8 AGN, Tierras, v. 1521, exp. 6, f. 16v.
9 AGN, Tierras, v. 2726, exp. 8, f. 39. cf. infra note 18.
10 AGN, Tierras, vol 1575, exp 4, f. 13v.
11 Ibid., f. 19: “e pido se me dé testimonio desta mi apelación como protestación que hago que en el entretanto que no se me diere no me corra término alguno”.
12 Ibid., f. 19: “Testigos don Francisco Pimentel e Juan de Pomar estantes en la dicha ciudad”.
13 Ibid., f. 8: “entre don Francisco Pimentel y el dicho su parte [don Pedro de Alvarado] thenían tres solares”.
14 AGN, Tierras, vol. 2726, exp. 8, f. 118.
15 AGN, Tierras, vol. 2726, exp. 8, f. 36v-37r.
16 Ibid., f. 36v: “y las otras son hocho en los pagos de Calpulalpa, Macoapan y Yagualiuhcan”.
17 Ibid., f. 22v.
18 Ibid., f. 39.
19 James Lockhart, The Nahuas after the Conquest, Stanford, 1992, p. 117 et 570.
20 Ibid., note 136 p. 570: “notiachcauh” et “no primo hermano”.
21 Ibid., pp. 117, 113, 139, 145, 157, 512,519, 570.
22 AGN, Tierras, vol. 2726, exp. 8, f. 39.
23 AGN, Tierras, vol. 2726, exp. 8, f. 19v: “que las tres caballerías de tierra que el dicho Marcos Mexía señaló en el paso de Tlaixpan al un cabo y otro del caño de agua son del dicho Juan de Pomar”.
24 Ibid., f. 32.
25 AGN, Tierras, vol. 2726, exp. 8, f. 19v.
26 Ibid., ff. 34-35.
27 Cf. James Lockhart, The Nahuas after the Conquest, p. 180-182 sur les pratiques économiques empruntées à l’Espagne. Pomar pourrait donc être assimilé dans ce cas à un Espagnol, par sa connaissance de pratiques économiques complexes.
28 Dans ses travaux, Leslie Lewis signale le déclin économique de l’aristocratie tezcocane au cours du XVIe siècle. C’est un sujet qui reste encore à étudier et affiner.
29 Cf. Supra, notes 13 et 20.
30 AGN Tierras, vol. 2991, exp. 38, f. 85.
31 Fray Juan Torquemada, Monarquía Indiana, Mexico, 1975-83, vol. 4, p. 75.
32 Cf. Gibson (Charles), “The Aztec aristocracy in colonial Mexico”, Comparative Studies in Society and History II, 1960, p. 178-179 pour l’enjeu que représentait le poste de gouverneur.
33 Fray Juan Torquemada, Monarquía Indiana, vol. 4, p. 75.
34 Ixtlilxochitl, Obras Históricas, México, 1975-77, t. 2, p. 292.
35 Fray Juan Torquemada, vol. 4, p. 75.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 AGN, Tierras, vol. 2726, exp. 8, f. 29.
39 Cf. Danièle Dehouve, “Les élites indiennes du Mexique central face à la conquête espagnole”, Caravelle n°67, Toulouse, 1997, p. 16.
40 AGN, Tierras, vol. 2726, exp. 8, f. 19v.
41 Ibid., f. 21 ν: “a la octava pregunta dixo este testigo que save que [h]a mucho tiempo que el dicho don Pedro y Juan de Pomar [h]an sido enemigos y esto responde”. cf. f. 22v.
42 AGN, Vínculos, tomo 232, f. 60. cf. Ixtlilxochitl, Obras históricas, t. 2, p. 292.
Auteur
Université de Toulouse Le Mirail GRAL-IPEALT
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