Images et mètres dans España en el corazón : de la poïesis nerudienne comme célébration et chant des noms
p. 125-148
Texte intégral
Introduction théorique
1Ce travail, qui n'est qu'une ébauche, un inventaire de questionnements, commencera par une nécessaire définition phénoménologique (et non ontologique) de la poématisation (= acte mettant en oeuvre les mots d'une langue pour aboutir au texte poétique) qui, bien entendu, consistera en une épure, en un schéma minimal, où figureront exclusivement les conditions indispensables à l'existence de l'objet-poème, ceci indépendamment de l'espace et du temps. Certes le poète écrit en son époque et avec les langages dont il dispose, là où il vit, mais toute recherche poétique doit s'attacher à déceler ce qu'il y a de commun entre les poètes, non pas en établissant des rapports entre les contenus, entre les démarches conceptuelles, et pas davantage en juxtaposant des ensembles de formes, ou en comparant les genres, des types strophiques ou versaux, mais en essayant d'identifier la nature de l'être poématique, les conditionnements de la textualité, en nommant les mises en oeuvre langagières qui engagent le poème vers l'existence. Poématiser consiste prioritairement à émettre des phrases selon un rythme totalement différent de celui du langage normatif, parlé ou écrit. Les mots s'associent en des énonciations qui impliquent des intonations, et le dit réside dans une progression de formes/sens/sons vers ce qu'exige ultérieurement chaque manifestation de ces formes qui sont des sens et des sons. Le premier mot commande un rythme, une structure textuelle, ou plutôt, le premier mot est le signe de la structure virtuelle qui va devenir réelle dès l'inscription de ce mot. Le rythme représente la colonne vertébrale du corps textuel, ses membres, sa capacité de mouvement, la pérennité de sa mise en marche. Mais les lignes de force du poème sont ponctuées de neurones qui irradient l'influx ou l'énergie poétique dans une chair langagière qui s'ordonne autour de l'axe fondateur. Ces points sensibles sont, au sens large, les images du texte ; elles ont pour fonction d'illustrer constamment l'acte initial qui a présidé à l'écriture. Peut-être l'image est-elle antérieure à l'inscription du rythme, peut-être engendre-t-elle le texte pour sécréter ensuite ses équivalences ou ses antithèses en cours de rythme. Du moins est-elle un point de ralliement, une croisée, où le poète se situe au plus près de l'auditeur. Par image j'entends une forme de langage qui crée un système de relation, entre deux éléments dont l'un est nécessairement présent dans le texte, tandis que l'autre, parfois expressément notifié (comme dans le cas de la comparaison et dans celui de la métaphore in praesentia), peut aussi être totalement absent de l'énoncé tout en existant hypothétiquement, comme conséquence ou complémentarité, ou origine, donc plus généralement comme objet improbable et nécessaire d'une quête contraignante (ainsi dans la métaphore in absentia). Pour plus de clarté je précise que la métaphore est prise ici dans le sens de substitution, de passage d'un sens à un autre, de transfert. Dans son étude sur l'image poétique chez Luis de Góngora, Federico García Lorca la désignait par une autre métaphore, un salto ecuestre, qui renvoyait à la fois à un mouvement d'éloignement hors du comparé, à un mouvement d'approximation vers le phore (ou comparant), puis un troisième mouvement, un retour mystérieux vers le comparé enfin véritablement identifié, et nommé désormais en son essence.
2Rythme et images du texte (colonne et chair poématiques) émanent d'une tête qui n'est point l'auteur ni le Moi mais une Voix poématique s'inscrivant graphiquement, par le biais de la main, et de la plume sur le papier blanc, et phoniquement par le biais de la bouche qui prononce, autrement dit chante le texte. Le corps textuel est constamment en rapport avec le corps du poète. Le poème suppose l'acte d'écrire et de chanter d'abord ponctuellement, dans le temps de l'écriture, entre le premier et le dernier mot. Si le poète dit le texte, comme ce fut le cas et à maintes reprises pour Pablo Neruda -, divers enregistrements sont là pour l'attester - il perpétue oralement son acte inaugural. Enfin lorsque le texte est lu, dans le silence il fait l'objet d'une contemplation de son corps graphique et, d'une émission (intérieure ou réelle), de la voix (qui est celle d'un lecteur répétant les mots écrits et prononcés, avant, par le poète). Ce texte lu suppose donc la coexistence d'une notion de tonalité immédiate du texte définitivement terminé (la création ponctuelle est depuis longtemps achevée), et du concept de recommencement permanent de l'écriture du fait de la reémission phonique de rythmes toujours nouveaux puisqu'une voix prononce chaque fois différemment un même message, et aussi du fait d'une possible redécouverte des images dont le sens n'est jamais arrêté, mais en suspens, remis en cause par la syntaxe du chant, lié au sort des autres relations qui exigent parfois des siècles de relectures, et aussi d'oublis, pour devenir enfin perceptibles.
Mètres et images nérudiennes dans l'oeuvre antérieure à 1937
3Avant de traiter du rythme et de l'image dans España en el corazón, j'examinerai, de manière globale, sans les nuancements et les explications qu'exigerait une étude spécifique de chacun des recueils publiés par Pablo Neruda entre 1923 et 1936, les rapports qu'entretiennent le vers et l'image nérudiens au sein de l'instance créatrice.
4Dès Crepusculario (1923) l'image apparaît comme procédé-clef, comme pièce fondamentale d'un système d'illustration. Les comparaisons de type classique, introduites par como se juxtaposent aux métaphores (généralement in praesentia), pour définir le Moi, l'Autre et les autres, en une interminable interrogation qui capte très tôt les formes les plus variées d'un prodigieux cosmos. Les corps sont des collines, des mers, des pluies, des fleurs, des étoiles, etc. mais un fait attire l'attention : à côté du procédé comparatif et métaphorique surgit, surtout après Veinte poemas de amor y una canción desesperada (1924), et principalement dans Residencia en la tierra, 1, 2 (1933 et 1935), un autre type de représentation imaginale, qui consiste non plus à comparer ni à metaphoriser (c'est-à-dire à déplacer et à remplacer), mais à désigner un espace-temps cosmique, une forme quelconque, par son seul nom, mais en lui conférant une place d'exception, soit au sein de séquences exclusivement métaphoriques soit dans des phrases où l'image n'existe pas, et toujours en lui donnant un relief phonique dans une chaîne conceptuelle où le surprenant substantif, inattendu de par l'immédiateté de la figuration, déclenche un mouvement nouveau dans l'émission et la lecture du texte. Ainsi le poème El sur del océano de la seconde Residencia fait-il naître après les successives métaphorisations de l'eau et de la lune, des processus de restriction, qui s'instaurent dans des phrases négatives, et qui loin de réduire l'espace océanique le recréent dans l'unicité de sa substance, l'eau, simplement dénommée, et qui, avec d'autres éléments littéraux, la tierra, el viento, la lluvia, composé des représentations nouvelles, inédites, de la mer, qui à leur tour engendrent par le verbe, au sens grammatical du terme, des actes multiplicateurs qui ne sont pas des hyperboles, ni des métaphores, mais l'être même de la matière dans son exercice le plus littéral, c'est-à-dire le plus mystérieux, et dont la lecture implique un éclatement de sens et d'images chez un lecteur/auditeur qui se voit renvoyé à d'autres déchiffrements du cosmos infini, ici à l'infinie dialectique de la chute et de la croissance :
Es una región sola, yo he hablado
de esta región tan sola,
donde la tierra está llena de océano,
ya no hay nadie sino unas huellas de caballo,
no hay nadie sino el viento, no hay nadie
sino la lluvia que cae sobre las aguas del mar,
nadie sino la lluvia que crece sobre el mar.
Obras completas, I, p. 218.
5La phrase nérudienne qui porte toutes ces différentes figurations (comparaisons, métaphores et représentations substantives littérales), apparaît, dans les premiers recueils, sous la forme de mètres rigoureusement classiques, alejandrinos (= tetradecasílabos), et endecasílabos, principalement, souvent organisés en pareados (rimes plates) ou en quatrains où s'impose une riche consonancia, dans des textes de composition fixe (sonetos écrits en alejandrinos, distiques et séries de quatrains hendécasyllabiques). Même si les Veinte poemas répondent à cette définition globale, l'isométrie certes prédominante, cède parfois le pas à la polymétrie, et l'on trouve ponctuellement des vers de plus de vingt syllabes (poèmes 11 et 14). Ces vers existent généralement d'une juxtaposition rythmique de deux mètres classiques, tels que l'hendécasyllabe et l'heptasyllabe, ou bien l'heptasyllabe et le dodécasyllabe. Ces vers ne sont pas à proprement parler des vers libres, mais des combinaisons de rythmes connus, implicitement identifiables à l'oreille. L'heptasyllabe apparaît comme un ensemble phonique préférentiel non pas comme vers autonome, mais comme parcelle d'une phrase où il précède d'autres mètres, ou bien comme partie initiale de l'hendécasyllabe a majore (accentué sur la sixième syllabe), qui de ce fait permet d'identifier d'autres mètres tels que le pentasyllabe et l'éneasyllabe (poème 11).
6Après les vingt poèmes d'amour Pablo Neruda écrit tentativo del hombre infinito où règne la polymétrie, le corpus étant une seule phrase sans aucune ponctuation, divisée en moments strophiques d'inégale longueur et de superficie différente. Les vers les plus brefs sont des pentasyllabes (seul le dernier vers, todavía est un tétrasyllabe). La phrase versale reste un vers blanc où interviennent parfois des assonances qui forment des rimes internes, mais toujours à des intervalles irréguliers. La masse poématique, a priori constituée de longs mètres qui sont, ou bien des associations de vers classiques, ou bien des ensembles de plus de vingt syllabes, ne naît pas d'un vers court, et ne progresse pas à partir d'unités de plus en plus croissantes. Elle évolue sans perdre son aspect graphique de bloc compact, en intégrant quelques rares vers a minore qui constituent des espaces du Moi, définis par lui et sur lesquels toute lumière doit être faite (ésta es mi casa, p. 114) ou des temps symboliques dont la fiabilité si trouve réaffirmée par les nouveaux rythmes du discours poétique ultérieurs (antes del alba, 109).
7En 1926 le poète abandonne la métrique classique pour traverser le roman, El habitante y su esperanza, et la même année il publie Anillos (Prosas), poèmes en prose, ou plutôt proses où prédomine l'écriture imaginale comparative. Le retour au texte poétique s'opère avec El hondero entusiasta (1933) où règne la polymétrie répartie en masses strophiques inégales (de 5 à 7, 8 ou 11 vers). Comparaisons et métaphores reculent considérablement pour donner lieu à une mise en valeur obsédante des substantifs (non métaphoriques), des pronoms, des adverbes, et des verbes. Le poète invoque par le biais des anaphores : agua (7 fois, p. 100), Ella (5 fois, p. 100), he aquí (5 fois, p. 158), et surtout sufro, deseo, yo soy, eres, qui ne cessent de réapparaître anaphoriquement dans les 12 séquences (ainsi chiffrées par Neruda), car ce livre est une interpellation à l'Autre, une supplique écrite à l'impératif (dímelo, déjame), que le Moi adresse à un toi potentiel non nommé, non métaphorisable, afin de lui conférer ou plutôt de lui déléguer ses pouvoirs d'être, la part d'éternité de son propre regard. Ici règne l'assonance, irrégulièrement répartie dans les strophes, mais suivant un double schéma dont le premier comporte la voyelle atone ο (ainsi e-o, deseo, quiero, negro, puertos, etc.), signe du Moi masculin émetteur du langage, et le second la voyelle atone a, ainsi e-a, reza, sangrienta, pena, flecha, tierra, et i-a, vida, tibias, neblina, enigma, caída, etc. signe du toi féminin. La voyelle tonique de l'assonance peut être ausi bien a (manos), (llevaba), o (sollozo), (sobre), u, (muro), (uvas), etc. et il existe d'autres voyelles que le ο et le a dans la dernière syllabe atone du vers, mais elles sont moins importantes en nombre, et suivent généralement des mots oxytons ou paroxytons qui, au sein du vers, polarisent l'attention par un excès d'émission phonique. Au premier vers du moment n°6 Déjame sueltas las manos (p. 164) l'assonance a-o (manos) impliquant l'hégémonie du Moi, et réitérée ensuite avec intacto, astros, puis en guise d'épiphore dans le premier vers qui sert d'amorce à la deuxième séquence de ce même moment 6 (Déjame libre los manosp. 165), cette assonance, qui est relayée par l'assonance e-o, dans la première séquence (cuerpo, lesos, esto, nervios), oblitère, conjointement avec l'oxyton corazón et le proporosynton déjame l'assonance de l'adjectif libre qui se trouve au deuxième vers, mais l'on voit comment cet escamotage phonique, cette strangulation de l'assonance met en valeur l'adjectif que le poète réclame au point d'en perdre la voix, afin de retrouver le désir absolu.
8Residencia en la tierra (1 et 2) constitue une somme métrique ou s'allient en strophes, inégales, des alejandrinos ou des mètres de plus de 20 syllabes (Significa sombras (p. 207), qui le plus souvent sont des vers blancs, mais, qui au gré d'une strophe se regroupent en masses assonancées. Il existe de ponctuels retours à une versification traditionnelle en particulier à une variante du carteto lira, la strophe saphique (inaugurée par Esteban Manuel de Villegas (1589-1669), dont les trois premiers vers sont des hendécasyllabes et le quatrième un pentasyllabe (Angela adónica, p. 189-190). D'autre part, dans le poème Cantores, si l'on excepte les sept premiers vers regroupés en une unité autonome, les cinq autres strophes sont des quatrains écrits en éneasyllabes également répartis en trochaïques, dactyliques et mixtes. Enfin le texte intitulé Alberto Rojas Giménez viene volando est une autre variante du cuarteto lira, une strophe dite de la Torre où un heptasyllabe succède aux hendécasyllabes initiaux (p. 243-244). Enfin, bien que Residencia 1 comporte cinq poèmes en prose, et quelle que soit la variété strophique des textes des Residencias, il me semble que la plupart des textes (surtout Las furias y las penas (1934), qui porte en exergue une citation de Quevedo, et que le poète fait figurer dans Tercera residencia), s'ordonnent suivant le schéma sous-jacent de la silva. L'heptasyllabe demeure un vers dominant, placé le plus souvent au début des strophes ou des sous-séquences strophiques, tandis que l'hendécasyllabe se place aux articulations stratégiques du texte, pour nier, refuser, provoquer, préparant la venue du relais amplificateur que représente l'alejandrino et la constitution du vers nouveau que je n'ose pas nommer versículo, mais que je tiens pour un engendrement syntaxique et versai comparable, du point de vue de l'extension à la phrase chez Aleixandre, Paul Claudel et Saint John Perse, mais qui en diffère par l'origine et le statut. La phrase nérudienne me semble très clairement et constamment liée aux mètres classiques dont elle est issue, elle se juxtapose à eux, mais pour donner passage à d'autres mètres traditionnels.
España en el corazón
9Le rythme nérudien dans España en el corazón me paraît en filiation directe avec les rythmes de l'oeuvre antérieure, et toutes les observations que nous avons faites à propos d'une coexistence entre le métaphorique (= le figuré) et le non métaphorique (= le littéral) restent également appliquables au corpus d'Espagne au coeur. La lecture que je propose ne consistera pas en une synthèse résultative, mais en un examen partiel par nécessité, de chacun des poèmes, suivant l'ordre chronologique de la publication textuelle, pour que se dégage avec clarté le sens de l'évolution du rapport mètre/image, dans un corps bien entendu unique, en croissance, et qui ne cesse jamais d'être un ensemble en mouvement, mais où la voix poématique s'arrête parfois, trouvant dans le silence la possibilité de changer de registre et d'intonation, c'est-à-dire de poursuivre sa conquête langagière.
10Dans le poème initial, Invocación, dont le titre est aussi celui qui recouvre les premières phrases de l'Iliade (Homère, NRF, Bibliothèque de la Pléïade, chant I, p. 93). Pablo Neruda invoque un désir de chant (la voluntad de un canto,... el deseo de un canto inmenso) qui dépasse le désir de chanter puisqu'il tend à définir l'obtention d'un chant réalisable, dont les proportions ne sont pas délimitées, bornées, et dont la surface est notifiée, littéralement et figurativement, comme texte vaste et ample (livre et non poème isolé), dont l'audition sera assurée auprès d'un large auditoire, qui ne saurait être qu'à, la mesure de l'espace universel. Le livre commence par la bouche, il est désir de rythmes avec des mots encore inconnus qui vont être prononcés, criés, proférés, sécrétés par le corps qui émet la voix poématique et ce livre s'achève par une marche des soldats du peuple qui réside en la poétisation des pas, plus charnellement des pieds qui parcourent et foulent une terre labourée par la guerre mais déjà aussi par la vie promise. Le Moi qui chante à la première personne émet les mots de son propre corps ou plutôt son propre corps en mots pour que ce nouveau corps infiniment potentiel qu'est le texte engendre et nourrisse chez d'autres hommes le désir d'être des corps. Les phrases aperturales établissent métaphoriquement la nature du chant, qui est d'abord défini comme surface incluant un contenu (un chant/champ miné par des explosions : un canto con explosiones) (p. 272), comme surface métaphorisée par le mot metal (p. 272), lui-même lié à un contenu qui n'est point concept mais réalité de l'acte (de un metal/ que recoja guerra y desnuda sangre) (p. 272). Le poème suppose la référence totale à un événement et à ses conséquences : il les contient absolument. Le corps géographique où se livre la guerre est notifié d'abord sous la forme du nom qui constitue aussi le premier mot du titre, España, mais la littéralité fait aussitôt place à la métaphorisation (in praesentia) puisque lui sont juxtaposés des comparants qui évoquent sa substance, plus exactement les matières dont elle est pétrie et qui portent les traces de l'Histoire, mais aussi par antiphrase, les formes qui sont son contraire, afin de révéler ce que l'on pourrait prendre pour des métamorphoses et qui ne sont que les lieux d'un corps disloqué, éclaté, comme le processus métaphorique luimême qui utilise des substantifs désignant des matières incorruptibles, éternelles, aussi diverses que chez Góngora (cristal, piedra, luna...) en les associant à des adjectifs ou des participes passés qui notifient l'irréversible anéantissement des formes, la destruction de leur unité. Le personnage allégorique (madre natal, p. 272) est à la fois poing (d'avoine durcie où se fige la vie), et planète (sèche et sanglante, donc morte).
11Le poème est une silva qui semble ne pas pouvoir se constituer. A l'hendécasyllabe initial se juxtaposent des dodécasyllabes, tetradécasyllabes, éneasyllabes et heptasyllabes. A la masse des six premiers vers (une phrase comportant cinq enjambements), succèdent des masses plus brèves car le corps textuel est peu à peu mitraillé, attaqué, métriquement et syntaxiquement, dans la totalité de sa constitution langagière par un ennemi non nommé qui n'est notifié que sous la forme d'une interrogation monosyllabique, Quién ? (p. 272) qui se répète huit fois et troue graphiquement le texte, avant même l'émission du titre Bombardeo. Une arme intermittente se profile ou bien la silhouette du bombardier se détachant au-dessus des blancs du texte, par le biais des lignes (ou vers) échelonnés. Le corps textuel s'effondre avec l'association quien ? cae, entraînant une chute non métaphorique de termes littéraux, cendre, fer, pierre, matières concrètes et sur le même plan syntaxique les substantifs qui désignent les conséquences de l'explosion verbale (y piedra y muerte y llanto y llamas), tandis que l'accumulation dans l'horizontalité du vers recrée une surface, un sol espagnol recouvert de cendres. Cendres de mort mais aussi littéralement, et non plus symboliquement, cendres des brûlis dont renaît la semence. A la bouche d'une Espagne assoiffée la voix poématique répond par un autre type de langage, dans la masse versale de Maldición.
12Un mur d'alejandrinos, de dodécasyllabes, et d'hendécasyllabes culmine ici avec un dernier heptasyllabe qui réaffirme la littéralité : de España fusilada (p. 273). Le rythme se fonde sur l'anaphore Malditos qui identifie les félons, en dehors de toute comparaison et métaphore, et qui instaure le poème suivant España pobre por culpa de los ricos (p. 273).
13Après les anathèmes apparaît l'explication : la voix poématique s'interrompt pour énoncer des affirmations à l'imparfait de l'indicatif, afin de qualifier une durée ininterrompue, univoquement vouée à la non existence. Le rythme s'établit d'abord par la juxtaposition de structures comparatives parallèles (como caballos ... como piedras) mais les vers sont des mètres bâtards terminés par del et sin, et peu à peu s'accumulent des substantifs qui nomment des espaces clos (bodegas, ovarios, profundidades), dont le destin passé consistait à ne jamais s'ouvrir, à ne jamais exister, tandis que surgissent des propositions négatives qui miment ou citent le discours castrateur de ces "vagos señores" (p. 273), où je vois une amplification du concept ou de l'image sous-jacente d'un impossible accouchement. Le parir deux fois répété (p. 273) se rapporte à une Espagne qui ne peut avoir accès à son être potentiel, excepté par la dénomination (país manzanar y pino).
14Une nouvelle masse compacte d'alejandrinos, ponctuée de dodécasyllabes et d'hendécasyllabes impose alors le schéma rythmique répétitif d'un hetpasyllabe initial accentué sur la sixième syllabe (4 exceptions). Le titre La tradición, laisse entendre que la voix poématique ne se livre plus à l'imprécation mais à l'explication. Le Le substantif inscrit au deuxième vers n'a pas de majuscule, ce qui lui interdit tout accès à l'allégorie. Cette tradition est une personnification péjorative, fort composite, qui se fonde sur le champ sémantique des maladies du corps (pus, peste, asma, sin muelas), mais elle constitue une autre représentation de la mort : une mort qui dévorerait peu à peu les substances vitales de la terre espagnole, grâce à un incognito nocturne, tandis que de jour (temporalité non notifiée) elle se métamorphoserait non plus en Faucheuse hugolienne, mais en semeuse d'os et de poignards. La voix poématique abandonne alors visions et fantasmagories quévédiennes pour changer de graphie.
15Avec Madrid (1936) s'inscrit en italique une synecdoque de l'Espagne qui est à la fois le lieu/temps originel de la guerre qui va changer l'Histoire d'un pays et du monde, le centre et l'épicentre d'un conflit que le poète chante dans ce texte par le biais de comparaisons, qui, toutes, font de l'affrontement un cataclysme, cosmique : Como una vengadora/ montaña, como una silbante/ estrella de cuchillos (p. 274).
16Le sixième texte marque un retour aux caractères d'imprimerie. Parce qu'ici se produit une rupture, un démarquage temporel. Le poète interpelle ses lecteurs supposés : Preguntaréis, mentionnant les questions possibles que suscite la lecture ou l'audition des cinq poèmes initiaux de España en el corazón, et particulièrement l'étonnement face à un corpus d'où sont bannis les mots fondamentaux des livres précédents, lilas, amapolas, lluvia, tous repérables dans les recueils et pouvant être considérés comme des motifs, des "thèmes" de la poéticité nérudienne auparavant toute vouée à la quête ontologique d'un Moi égotiste. La voix accepte le rôle de narrateur (os voy a contar lo que me pasa (p. 275) d'un temps nouveau. Le corps strophique est une silva où l'emportent heptasyllabes et hendécasyllabes, mais où font irruption un disyllabe (todo), tétrasyllabes, pentasyllabes, dodécasyllabes, alejandrinos, mètre de 16 syllabes.
17Le moi instaure un diptyque dont les deux faces s'excluent : d'abord un espace madrilène, où la beauté s'inscrit dans un énumération de substantifs qui désignent des matières premières, les plus indispensables à la vie, les substrats de la nourriture (sel, pain, huile), mais aussi les instruments de mesure les plus familiers que l'homme manipule afin de livrer les fruits de son travail (la cuillère, le mètre, le litre). Le texte comporte peu de métaphores, si ce n'est l'alliance entre rostro seco et océano de cuero, le terme océano omniprésent dans toute l'oeuvre nérudienne évoquant ici, malgré la substance eau qui détermine l'existence de l'espace océan, une surface sèche mais infinie et mouvante fort proche des images unamuniennes. La silva ne change pas de mètres mais de rythme avec l'introduction temporelle de ce matin où s'instaure le feu. La phrase se construit systématiquement sur des anaphores dont la morphologie et la fonction grammaticale sont très diverses (bandidos, mirad, pero). La reprise du mot Preguntaréis ne donne pas lieu a une parfaite antipiphore. Ce n'est point là le dernier mot du texte, mais cette réapparition presque finale à propos d'une pseudo poésie nérudienne, telle que, du moins, la rêvent des lecteurs européens (de los grandes volcanes de su país natal, p. 277), permet l'instauration d'une réponse poétique qui ne s'établit que sur la présentation littérale, non métaphorique du fait espagnol. Un seul vers, hendécasyllabique contient l'événement exclusif et nécessaire qui engendre la poétisation,
venid a ver la sangre por las calles,
18mais les vers qui suivent, même s'ils reprennent mot pour mot ce premier vers, et trois fois une anaphore, créent deux autres rythmes pour la voix, dont le premier appelle à voir et le second à regarder le sang, tandis que se répercute la rime intérieure a-e (sangre, calles).
19Le Moi ne peut poursuivre une écriture hédoniste où le lecteur n'a décelé que des contenus (no nos halla), mais c'est seulement à l'issue du texte né de la rupture que la voix poématique identifie l'Histoire et la proclame, poétiquement, par le biais de contenus invariables, dans la variabilité de formes rythmiques littérales, d'où est exclue toute métaphorisation. Ce texte s'affirme comme transition dans une oeuvre, comme signe d'une nouvelle position poétique. Non pas qu'il prétende abandonner résolument ses formes passées, mais il signifie l'ouverture mentale vers d'autres espaces-temps jusque-là étrangers au Moi.
20Le chant qui suit tient d'un planctus que le Moi partagerait avec les mères des miliciens morts, mais son unité résulte surtout de la création langagière d'une éternité vivante des morts. Ce n'est point la croyance en une résurrection transcendante qui anime le Moi mais la foi en un rassemblement matériel des corps des morts dans une terre où ils vont fructifier - conformément à une vision cyclique de l'univers organique - où, ils sont déjà vivants, non pas à la manière de Lazare qui revécut de la parole du dieu, mais, totalement recréés par la phrase poétique, après bien des rappels du passé, et essentiellement après notification de martèlements, de piétinements, de crachats, que le Moi et les mères potentielles revendiquent au sein d'un texte, dont la structure consiste en un perpétuel va et vient entre les morts et les vivants. Les mots font exister des poings levés au-dessus des blés. Plus que des affiches, ou des photographies, ils proclament la permanence temporelle du jour universel, qui est le lieu de ralliement de la voix, des mères et des absents, ou plutôt le point inatteignable vers lequel le texte invite chacun à se trouver. Quand le Moi affirme, No sólo son raíces (p. 277), on ne peut parler de métaphorisation pure et simple. Les morts sont assimilés à des racines car ils sont les fondements réels de l'espoir espagnol. Il n'existe pas de substitution : les miliciens sont définis par le nom d'une réalité qui constitue leur fonction primordiale. Celle-ci est née de la guerre, mais la poéticité lui permet non pas d'accéder à l'exagération, à l'hyperbolisation, mais à la divulgation par répétition et extension de la surface poétique.
21Un deuxième texte en italique succède à la déploration funèbre collective. Le Moi ne se réfugie pas dans des souvenirs ni ne cherche à lutter contre l'oubli : Cómo era España commence par des métaphores où l'Espagne est désignée par des espaces cosmiques, dont le propre est d'évoquer une matière qui définit l'essence espagnol (diurno tambor de son opaco ... piedra solar), la forme d'une peau, la quintessence d'un paysage plan sous le soleil. Puis le texte, jusqu'alors de masses strophiques polymétriques, s'ordonne en 14 quatrains non rimés, d'abord hetpasyllabiques, puis peu à peu porteurs de ponctuels octosyllabes, éneasyllabes, endécasyllabes et alejandrinos. Le langage ne comporte que des toponymes dont certains évoquent des villes connues, Palencia, Sepulveda, Orihuela, Atienza, Oropesa, etc. d'autres des lieux dits ou hameaux inconnus ; l'ordonnance des mots institue un jeu phonique qu'il faudrait étudier exhaustivement, mais qui apparaît à la seule lecture littérale comme reprise d'allitérations, regroupements de mots de la même racine, et représentation passagère d'un sens, d'une scène, d'un acte (Aldea Quemada, p. 281) ou simplement d'une forme naturelle, arbre, eau, ruches, etc. Il conviendrait de juxtaposer à un travail de ce genre une autre lecture du poème qu'Aragon intitula Le conscrit des cent villages (La diane française, Seghers, 1946, p. 41-43) et où s'edifie à la place du corps géographique de l'Espagne, une vaste carte française :
Adieu Forléans Marimbault
Volore-Ville Volmerange
Avize Avoine Vallerange
Ainval-Septortre Mongibaud
22L'interrogation fondamentale porterait sur la juxtaposition de mots sans doute issus non d'un ou de voyages familiers mais d'une rêverie sur quelque encyclopédie ou atlas des provinces, c'est-à-dire sur la pure littéralité. Le poétique réside strictement en l'aménagement rythmique dans un ordre strophique de mots qui, mis en contact, deviennent les jalons d'une géographie d'une Histoire, d'une culture, d'un art, s'alliant pour constituer un espace mythique espagnol, totalement ouvert et non clos, malgré les structures textuelles, puisque le dernier toponyme est Orgaz, signe plastique de l'hispanité absolue d'un Theotocopuli venu de Crète.
23Le poème suivant marque l'irruption inattendue et inespérée des adjuvents qui font à l'Espagne offrande de leur étrangeté. A partir de ce moment du livre chaque texte s'institue écho des rythmes antérieurs. L'arrivée à Madrid de la brigade internationale est une réponse au poème Madrid (1936) et un autre volet du polyptique des héros, c'est-à-dire le complément au chant des miliciens. Au peuple espagnol mort et vif se joignent d'autres peuples venus vivre et mourir en Espage (nuestro sacrificio, p. 282), par elle et pour elle. Les strophes de silva comportent des mètres plus longs que le Canto a las madres. L'hendécasyllabe et le tétradécasyllabe ne suffisent plus à signifier la magnificence épique. Une nouvelle phrase se crée où se jouxtent l'heptasyllabe, l'hendécasyllabe et encore l'heptasyllabe (p. 281), ou bien l’hendécasyllabe et l'éneasyllabe (p. 281). Les deux strophes nées de l'interpellation (Camaradas, hermanos), sont faites d'une seule phrase qui s'étend sur 12 et 8 vers. La structure temporelle initiale qui suscite l'attente (cuando... cuando... entonces, p. 281) impose l'usage de comparaisons introduites par como, dont le comparant appartient au paysage espagnol, car une équivalence doit s'établir entre le don et la cause, mais le métaphorique est presque inexistant, laissant la place aux inventaires objectifs et littéraux des destructions.
24Le poème suivant est lié temporellement à l'arrivée des brigades internationales. La vallée du Jarama devient en effet le signe ou le symbole d'une internationalité du conflit espagnol (Jarama Valley). Pour la première fois dans le livre intervient une bataille (non plus un siège ni des bombardements) au cours de laquelle l'ennemi essuya une défaite et qui inspira l'espoir d'une ultime victoire républicaine. Le poète inscrit ici une structure métrique classique, la strophe de la Torre (3 hendécasyllabes et un heptasyllabe) avec une seule strophe saphique, la seconde (3 hendécasyllabes et un pentasyllabe). L'hendécasyllabe a majore héroïque (accentué sur la deuxième et à la sixième syllabe) apparaît ponctuellement, anaphoriquement avec le mot Jarama, mais il n'est pas la forme privilégiée, car la voix poématique utilise toutes les ressources accentuelles de l'hendécasyllabe A (emphatique : 1-6-10/ ; mélodique 3-6-10/) et aussi celles de l'hendécasyllabe Β (4-10 ; 4-8-10) (p. 282, 283).
25L'axe créateur du texte est le fleuve non métaphorique, qui certes devient implicitement le Styx (non notifié) des vaincus, et le fleuve de vie dont les rives sont gardées par les yeux du peuple : yeux des soldats, yeux éternels des hommes. Le poète ne fait pas ici usage de la syllepse, car le mot οjos n'est pas pris à la fois au littéral et au figuré. Il désigne la littéralité absolue mais en créant une double temporalité, celle de l'événement historique et celle, encore inexistante mais tenue pour réelle, de l'Histoire à venir.
26L'horizontalité crée dans la dernière strophe et en particulier au dernier vers, heptasyllabique, qui établit les rives, coïncide avec un silence, une pause que le poète a fait précéder d'une notification de ses propres insuffisances face au Jarama (no es mi boca/ suficiente, y es pálida mi mano) (p. 283), procédé que l'on peut identifier comme précaution oratoire topique, mais qui témoigne d'une inadéquation entre ce qui est et ce qu'il faudrait dire. Le corps du Moi, bouche et mains, se dit malhabile, aux prises avec d'autres nécessités poétiques. L'échec tacite du langage et le silence du fleuve étant deux signes d'une culmination du texte, donc peut-être de l'arrêt d'un rythme, la voix poématique change de ton et opte délibérément pour la satire qui engendre un renouvellement des rythmes et un retour au métaphorique.
27Le poème intitulé Almería (p. 284) évoque la barbarie de la répression dans la ville par le biais d'une seule image ; à partir du substantif un plato et de la préposition para, Neruda constitue un nouveau mets, irréalisable, mais composé de fragments des corps d'une offusquante réalité. Le sang apparaît comme substance omniprésente, et symbole de l'holocauste. Cet assemblage macabre de nourritures sera présenté au monde (comme en une sorte d'offertoire sacrilège), sur la table de l'autel où festoient l'évêque et le banquier. Le spectacle sarcastique, bouffon, d'une volontaire mauvais goût dans sa structure rigide et lourde de mètres qui semblent avoir débordé de leur cadre (18 et 20 syllabes), n'est pas sans évoquer les langages de Quevedo. Avec ce poème s'introduit dans le livre la veine satirique, pamphlétaire dont la première amorce annonce l'étonnant pouvoir de détonation.
28Tierras ofendidas (p. 284-285) s'inscrit en italique dans ce premier mouvement de dérision poétique. C'est un contre écho de Batalla del río Jarama, un autre jalon événementiel de la guerre, et surtout de la destruction des populations civiles par les vainqueurs du jour. Au sacrificio des soldats correspond tanto martirio (p. 285), des innocents (interminable martirio, p. 284). La silva ne comporte guère de métaphores mais essentiellement une répétitive notification des blessures et coups infligés au corps espagnol. Les adjectifs (5 syllabes) éternisent le temps souffrant, interminable, incalable (p. 284) tandis que les participes passés utilisés en l'absence du verbe auxiliaire impliquent une contrainte à l'immobilité, une extinction des formes, leur anéantissement, submergidas, exterminada, (p. 284), enterrada (p. 285). La sépulture coïncide avec l'étranglement de la voix, d'où le passage à une autre graphie, à un autre type métrique et le retour à d'autres registres qui sont toutefois renouvelés et amplifiés.
29Les trois poèmes consacrés à l'abjection des généraux félons doivent être dits sans hiatus, mais suivant un irrépressible crescendo puisque le troisième texte est le plus long du livre, celui où la surface créée est la plus vaste et la plus haute en intonation. Ces textes se situent sous le signe de la Commedia de Dante, et plus précisément sous les auspices textuels de l'Infierno : Sanjurjo en los infiernos (p. 285),Mola en los infiernos (p. 285-286). El general Franco en los infiernos (p. 286-288). Les deux premières diatribes appartiennent à la métrique classique : écrits en tercets (terza rima) rimés (ABA/BAB/ABA) hendécasyllabiques, séparés par un espace dans Sanjurjo, soudés dans Mola (où s'instaure une nouvelle rime ABA/BCB/CBC), ces poèmes se fondent sur une syllepse (le feu qui brûle les corps dans l'accident (litteralité), le feu des enfers où les traîtres sont justement et éternellement jetés (figuré). Les jeux de mots (mulo/Mola culo/cola) qui appartiennent à d'autres textes de la guerre civile (José Bergamin, El mono azul, 17.9.1935, Milicia popular, 20.9.1935), notamment à des romances populaires, les images des supplices infernaux (cocido en cal y hiel y disimulo), qui évoquent à la fois Quevedo et Jérôme Bosch, sont des signes destinés à créer le rire collectif pour que les mots exercent véritablement leur pouvoir de conjuration. Il ne saurait être question de dénoncer "la haine" du poète ou de faire toute autre référence éthique à propos de ce type de construction langagière. Ici Neruda libère la langue, il en extirpe les ressources les plus cachées, les plus insoupçonnées car l'inflation poétique qui procède à l'engendrement d'une laideur de plus en plus réelle à force de folle irréalité, et de démesure, aboutit au bout du compte à créer une inexistence du sujet traité : le général n'est qu'une baudruche que seule l'outrance sera parvenue à nommer. La métaphore est ici le procédé de choix puisque le personnage est nécessairement une substance qui n'a pas accédé à l'être : estiércol, espunto..., etc. La structure strophique et versale s'instaure également dans l'excès. Inscrite en italique, à la différence des deux groupes de tercets antérieurs, la masse poématique progresse de manière destructrice, à partir d'un tutoiement qui, accolé à la malédiction, traverse toutes les étapes supplicielles que le langage invente pour la plus grande jouissance et réjouissance du poète, de l'auditoire. Le personnage est à jamais condamné à l'enfer des mots. Ainsi s'accomplit la nécessaire catharsis, la délivrance poétique indispensable à la poursuite du livre.
30Canto sobre unas ruinas (p. 288) est un écho de Tierras ofendidas et de Batalla del río Jarama. Le texte constitue un tableau qu'il faut montrer, exhiber, et plus encore traduire, déchiffrer. Si les malheurs de la guerre de Jacques Callot et Los desastres de la guerra de Goya se suffisent à eux-mêmes, le texte poétique dit ce qu'il montre. La métaphore est peu à peu éliminé pour donner lieu à des énumérations, dans des mètres classiques (hendécasyllabes, dodécasyllabes, alejandrinos), de substantifs (cas synoptiques pour la plupart), qui désignent des objets, des matières, des morceaux de corps, c'est-à-dire des bribes de poésie qui seules ont le pouvoir de rendre compte de la désintégration d'un monde qui s'était peu à peu édifié dans le temps.
31Une nouvelle série de trois textes s'inscrit alors dans le livre. Totalement en italique cette suite uniforme de tercets majoritairement hendécasyllabiques mais ponctués par l'irruption d'autres mètres (tétrasyllabes, heptasyllabes, octosyllabes, énéasyllabes), constitue une reprise du langage de la célébration épique de la victime, donc un écho de la poétisation du fleuve Jarama, et un contre-écho homothétique aux trois textes consacrés aux généraux. La victoria de las armas del pueblo (p. 289). Los gremios en el frente (p. 289-290). Triunfο, p. 290 utilisent divers procédés topiques de là rhétorique mais pour les démystifier, ainsi dans le second texte la voix poématique trompe-t-elle l'attente anxieuse de l'auditoire, lorsqu'à la triple anaphore Donde estan, qui eût pu laisser présager un chant de mort autour de l'Ubi sunt ?, elle fait succéder un rythme de chanson populaire (au sein de l'hendécasyllabe) qui notifie par deux fois l'arme des combattants engagés dans un combat sans merci (con un fusil, con un fusil. Entre los). Le triomphe poétique coïncide avec l'éloge de la littéralité, car l'hommage aux héros provient des matières les plus immédiates, en dehors de tout processus de métaphorisation : la ciega patata y la uva/ celeste brillan en la tierra (p. 290). Le poème suivant, Paisaje después de una batalla est un écho au Canto sobre unas ruinas et un contre-écho et aux trois textes antérieurs. La voix se prononce à nouveau dans une structure métrique classique déjà présente dans Batalla del río Jarama, (strophes de La Torre, strophe saphique) une simple juxtaposition de matières/formes porteuses des signes d'une violation, d'un enfouissement ou d'une calcination. Le verbe actif a disparu, escamoté par l'inventaire des participes passés et adjectifs qui notifient un irréversible glissement vers l'inexistence. Seule la régularité métrique et strophique conduit le langage à lutter contre l'oubli.
32Antitanquistas (p. 299-292), appartient à la série des textes, qui exaltent la collectivité des héros, c'est-à-dire les miliciens et la brigade internationale. Les Les caractères d'imprimerie donnent à cette silva plus conforme au modèle traditionnel puisque seuls deux vers outrepassent le tétradécasyllabe - la verticalité et le pouvoir de la norme. Même dans la mort les antitankistes représentent l'homme debout, se dressant contre el monstruo (p. 291). Ce texte construit un symbole mais en insistant sur la littéralité du geste qui a conduit pêcheurs et paysans à agir en soldats : les substantifs désignent les matières, les outils qui étaient et auraient dû rester des présences réelles et non devenir les signes poétiques d'une cessation. La création dans le texte d'une véritable allégorie (La Libertad, avec une lettre majuscule), par deux fois mentionnée, apparaît ici comme notification du pouvoir des mots puisque le personnage a pour rôle exclusif d'interpeller (pidió paz, llorando, gritó, su voz pasaba, ...llamando) et de susciter le plus extrême sacrifice au nom des mots, à savoir la destruction de la bouche et l'imposition d'un silence définitif (calladas/vuestras bocas, machacado/hasta la destrucción vuestro silencio). Pour redevenir possible le langage passe par sa propre annihilation, dont ne peut renaître que le langage.
33Inscrit en italique, l'avant-dernier texte, Madrid (1937), est un écho au texte Madrid (1936), mais son espace compact est un contre-écho au vaste poème consacré aux généraux. La silva s'épaissit d'alejandrinos et de nouveaux mètres (19, 20 syllabes). Après avoir dressé un inventaire objectif des négations et destructions qui aboutit à une ébauche de ville vidée, creusée (socavada, herida,/ rota, golpeada, agujereada, llena/ de sangre) (p. 192) la voix poématique entreprend une nouvelle célébration qui marque le retour au métaphorique. Le Moi juxtapose dans les strophes hendécasyllabiques et heptasyllabiques d'une véritable silva, des unités métaphoriques qui toutes désignent des matières/formes clairement signifiantes d'une complexe culture, et qui établissent le rythme d'un chant d'hommage qui me parait être le schème imaginai privilégié des textes de célébration dans Canto general (II).
deslizamiento de dulzura dura,
claro cuna en relámpagos armada,
material ciudadela, aire de sangre
del que nacen alejas. (p. 293)
34Le métaphore nérudienne n'est pas qu'une substitution. En son espace textuel se synthétisent elliptiquement la définition et la fonction de la matière, leur dialectique. Le texte relatif au siège de Madrid (1937) inclut toutes les contradictions d'un temps en suspens. Sur l'image il met en mouvement les assignés au retranchement. L'hypothétique défaite est transfigurée par la célébration langagière qui réaffirme non pas les certitudes didactiques du politique mais les évidences du poétique. La continuité de l'oeuvre apparaît ici, entre ce lieu dit de circonstance et les gestes américaines où dans l'espace illimité du chant général s'inscrivent en se refondant sans cesse les procédés initiaux de la voix poétique.
35Le dernier poème est intitulé, Oda solar al ejército español (p. 294-295). Le substantif oda fait référence à un type de poème, qui en Grèce archaïque, était destiné à être chanté. Héritière de la pratique de Sapho (VIIe siècle avant J.-C.), de Pindare (Ve siècle), l'ode nérudienne ne me paraît pas avoir recueilli l'héritage horacien, mais avoir replongé aux sources musciales du chant. Certes la structure ne révèle aucune permanence de la strophe, de l'antistrophe et de l'épode (que Ronsard respecte dans ses odes). Comme les odes hugoliennes (1822), le poème final de España... invente une célébration qui se fonde primordialement sur un rythme anaphorique, un chant lié à la marche militaire mais populaire. Deux mots déclenchent la mise en route de l'heptasyllabe Ejército del pueblo - qui se trouve inclus dans le titre (dodécasyllabe à mettre en rapport avec les vers de Darío dans Marcha triunfal), puis dans la partie initiale du nouveau mètre de 17 syllabes, enfin dans le second hémistiche de l'un des derniers alejandrinos du poème. De ces deux mots l'un désigne le salut (salud) et l'autre notifie l'injonction à la marche (adelante !). La trame textuelle qui s'instaure par le biais de ces termes inscrits dans le même champ sémantique, illustre par amplification le sous-titre du livre : Himno a las glorias del pueblo en guerra (p. 272) Le pouvoir poétique est délégué aux différents groupes qui font l'objet de l'interpellation : hermanos (p. 294), soldados (p. 295), pueblo parados (p. 295), peublo (p. 295). Le chant émis par la voix nérudienne restitue aux destinataires leur voix et leur capacité de chant. C'est pourquoi le dernier inventaire de substantifs consiste en un énoncé des mètres, des fonctions de toutes les collectivités réunies en une seule entité qui s'inscrit dans deux types de vers, l'hendécasyllabe et l'alejandrino, regroupés de deux en deux afin que soit notifié phoniquement et rythmiquement le double son de démarche. Les métaphorisation reste inexistante : les substances, matières, objets, paysages que la voix poématique interpelle à la suite l'armée du peuple ne sont pas des comparants, mais les signes nécessaires de ce mouvement unique issu des profondeurs minérales de l'espace espagnol, qui se confond, dans la partie ultime du texte (donc du livre) avec la création d'une nouvelle allégorie sans majuscule, concept personnifié dont l'engendrement constitue une ébauche de projet, une projection du texte.
Synthèse
36L'ode solaire apparaît donc comme l'apogée d'un ensemble de 24 moments poématiques dont la fonction tend vers l'obtention d'un épos. España en el corazón ne constitue pas, à proprement parler, une épopée, mais le livre côtoie et traverse le genre épique. Il commence, comme il se doit, par le récit d'une défaite initiale, car l'attaque s'est produite par surprise, du fait de la trahison des généraux félons. L'Espagne apparaît exclusivement comme une terre d'innocence bafouée dont le destin fut gauchi. Le poème met en exergue le déséquilibre des forces, pour expliquer les malheurs et revers de fortune dans une guerre manichéenne, pourvue de tous les signes d'un conflit moderne, mais aussi les symboles les plus ancrés dans les mentalités, telle cette épée de flammes (tu espada ardiendo, p. 274) qui gardait l'entrée du paradis et protégeait l'accès à l'arbre de vie (Genèse, 3, 24). Armes réelles et armes symboliques ne constituent pas des illustrations, des phores : toutes s'allient à égalité pour créer un assaut langagier, qui mime, parfois chaotiquement l'aventure héroïque annoncée dans les prémisses du texte. Le siège de Madrid coïncide avec la naissance d'une résistance qui ne peut se situer qu'au coeur de l'espace espagnol et dans les coeurs, comme le nom de l'Espagne est au coeur du Moi poématique. Comme tout texte épique España en el corazón est un hommage à ses héros, morts ou vifs, à leur vaillance, à leurs exploits, à leur exemplarité, etc.
37Enfin, à l'égal des chants homériques España clame de grands deuils collectifs eux-mêmes liés à la reprise nécessaire d'un conflit comme gage de fidélité aux morts.
38Cependant le livre n'est pas véritablement subordonné à sa fonction épique. Il ne conciste pas en une mémorisation célébrante de l'Histoire passée, mais en une émission langagière immédiate, contemporaine, excluant tout recul spatio-temporel, instituant d'une part le règne de l'interpellation (à la deuxième personne, du singulier ou du pluriel), et d'autre part l'allitération du Moi égotiste en faveur d'une voix qui réinvente une pratique de la poésie.
39Le livre appelle et apostrophe continuellement tout ce qui n'est pas le Moi : l'Autre (l'Espagne), les autres personnes ou les autres choses liées à l'unique entité espagnole. Le message se réitère par le biais des pronoms personnels, sujets ou compléments, des pronoms et adjectifs démonstratifs et possessifs, ou parfois par la seule notification du verbe à la deuxième personne. La plupart des textes s'ordonnent autour d'un tu ou d'un vosotros, mais quelques-uns, tels España pobre por culpa de los ricos (p. 273, 234) ou l'ode finale (p. 294-295) passent par des moments alternés où le tu et le vous s'affrontent ou se complètent. L'inventaire des formes reste à dresser mais le nombre des formes et leur manifeste diversité fonctionnelle met en valeur la complexité des rôles de toutes les entités invoquées et l'existence d'une dynamique du Moi que la trame textuelle renouvelle et multiplie, tandis que le lecteur assiste au débat entre le poète et son langage, sans jamais devenir l'objet d'un enseignement, sans recevoir de leçon, car le Moi n'est pas en dialogue avec l'auditoire, ou plutôt ses auditoires sont dans le texte et uniquement là.
40A première vue l'hispanité du poème paraît obsédante et l'américanité du poète passablement éludée. España s'est créé en Espagne, avec elle et pour elle. Le rappel de l'oeuvre passée introduit des références à une quête ontologique au sein du cosmos aussi bien oriental qu'américain. Lorsque le Moi intervient en son nom propre, c'est pour évoquer une maison, un marché, un quartier situés à Madrid, des amis, l'un argentin, les deux autres espagnols, clairement liés à un climat culturel des années 1935-1936. Enfin les images matérielles consacrées au corps espagnol extraient leur substance d'une géographie physique et humaine bien péninsulaire. Les Brigades internationales, de ojos azules (p. 282) sont une émanation des peuples du monde et rien dans le texte ne laisse entendre une origine sud-américaine. Le voyageur Pablo Neruda s'est arrêté en un lieu dont il sortira pour clamer ultérieurement une américanité ici absente, alors qu'elle me paraît omniprésente dans les quatre Angustias de Nicolas Guillen (la race, l'espace, l'Histoire, la lutte dialectique).
41Le Moi remplit vis-à-vis de la primordiale Espagne le rôle de témoin lucide et attentif : he visto (p. 276, 278, 282), dont les yeux (p. 282) et le coeur (p. 278) perçoivent ou reçoivent tous les signes émis par un corps. De spectateur il s'est mué en gardien d'une mémoire, contre l'oubli et de cela il a fait par deux fois promesse (juro que, p. 272, 273). Le poétique implique dès lors un engagement langagier qui passe implicitement par la pluralité des tons, d'où le didactisme de España pobre... où le Moi explique et s'explique à soi-même ce qui est par ce qui fut, les conséquences par la cause ; d'où les imprécations que nourrit peut-être la parfaite connaissance du livre biblique et particulier des anathèmes, d'Israël ; d'où le sarcasme et la dérision que le rythme invente par nécessité et non point sous l'effet de l'indignation, car ici le propos reste poétique et non éthique. La communion dans le deuil avec les mères des miliciens et les anaphores martiales de l'ordre solaire qui président à la mise en marche des soldats du peuple me semblent constituer les seules réponses possibles au Moi en ces lieux du livre, les nécessaires constructions langagières que le temps du texte exige en cet instant de son déroulement. Le corps du Moi qui délègue à ses genoux, à ses paupières et a son sang l'impérieuse fonction impérative d'être le corps espagnol, de l'incarner dans des mots,
guárdenlo mis rodillas enterrado
más que este fugitivo territorio,
agárrenlo mis parpados hasta nombrar y herir,
guarde mi sangre este sabor de sombra para no haya olvido (p. 290)
42ne se fige donc pas dans un rôle de prophète univoque, dans une fonction enseignant ou démonstrative. S'il explique, explicite ou juge, ce n'est pas pour convaincre un lecteur, pour lui transmettre un unique contenu. Le poème se fourbit sans cesse à l'aide de nouvelles intonations ;il repart en quête d'identifications qui ne sont pas des sens délimités, mais des formes/sens que le Moi réinvestit constamment dans les mètres, les images, et la littéralité.
43Certes des questions demeurent. Si le livre est un hymne à la gloire du peuple en marche, si l'ode solaire incite à combattre - donc à tuer ou à être tué - peut-on en déduire que la fonction pratique du chant consiste à devenir soldat ? A qui s'adresse le langage poétique ? Contraint-il à donner une réponse qui soit action ? Le poète ne risque-t-il pas d'apparaître comme l'homme qui s'identifie sans risque à la Vérité. Sa certitude ne pourrait-elle être synonyme de bonne conscience ? Et l'auditoire interpelé, ou supposé tel, est-il vraiment ce peuple à qui le Moi n'adresse jamais aucun de ces romances que les revues ou les radios avaient rendu familiers et qui étaient avant tout les signes d'une permanence poétique communautaire ? Le passage du métaphorique au littéral attesterait-il le désir d'être déchiffré, d'être compris du plus grand nombre ? Le langage n'existe-t-il que pour être mis au service d'une cause identifiable par tous ? Le livre ne restituerait-il donc que le réfèrent ? Et en ce cas n'y aurait-il pas une exclusive communication entre la voix poématique et le lecteur à propos de l'Espagne, titre, poème et réalité historique ?
44Toutes ces interrogations peuvent être examinées à la lumière de quelques propositions théoriques relatives à l'ontologie de la poïesis.
45L'une des données fondamentales de l'autre poétique me parait résider dans le fait qu'une voix n'entreprend le travail d'écriture que pour se construire et construire contre l'inévitable anéantissement. Quelle que soit la réponse au métaphysique (et même si la voix opte pour la transcendance) le Moi en tant que structure spatio-temporelle sera définitivement anéanti. En prenant la parole le poète délègue au texte ce pouvoir d'être qui est appelé à lui échapper : grâce au verbum il s’arroge le droit divin de faire naître extérieurement à lui hors de lui ; il n'en constitue ni le reflet ni le réaménagement. Charriant divers langages la langue poétique tue son pouvoir d'elle-même, des instances inconnues que suscite la mise en présence des mots. Ceci explique que l'artifex régisse ses rythmes mais en ignorant les multiples réseaux de sens que la phrase versale engage et contient virtuellement. La quête du sens qui n'est ni un concept ni un syllogisme - impose que le poème graphiquement clos s'ouvre sur une inconnue, une énigme à jamais insoluble. Il n'y a poématisation que dans la mesure où l'oméga potentiel demeure inaccessible. De ce fait la position du lecteur me parait plus claire : si la raison d'être du texte se trouve au-devant de lui, c'est qu'il n'y a pas de communication à proprement parler entre le poète et ses lecteurs ou ses auditeurs. Certes la poématisation implique le désir de communiquer et l'existence potentielle d'une lecture ou d'une diction. Mais il n'y a pas de jonction, de point de ralliement, de dialogue entre la voix et celui qui reçoit le texte et peut se prendre pour un destinataire. Nadine Ly utilise à propos de ce phénomène l'admirable formule de pont non fonctionnel" qui me paraît illustrer a la perfection l'existence de deux démarches, de deux dynamiques mais en dehors de toute convergence textuelle.
46Un poème ne recèle donc pas de sujet. On ne saurait y chercher seulement des thèmes et des motifs. La querelle du politique et du poétique n'est aucunement un problème spécifique. Rien n'est anti-poétique et a poétique. Seul importe le processus langagier qui invente, autrement, un monde. Bien loin d'être une leçon, un sermon, Espana en el corazon est un parcours métrique qui traverse la tradition et y retourne tout en libérant de nouveaux rythmes par le biais de phrases différentes qui sont des sommes et des alliances. Emis par une voix le livre est primordialement souffle générateur, d'abord de métaphores puis celles-ci à leur tour accouchent de la littéralité, selon des séries croissantes qui s'achèvent par un chant à la création en marche. Le langage sécrète son propre lexique qu'il soumet à de constantes réévaluations : ainsi le substantif corazón désigne-t-il dans le titre l'impact de l'Espagne sur la sensibilité, la mise en oeuvre d'une passion ; puis le moi établit une commune mort métaphorique entre les coeurs des mères et son propre coeur (p. 278) ; il célèbre les coeurs des héros, coeurs littéralement jetés, lancés vers l'explosion (p. 291), mais il désigne aussi le coeur de l'ennemi, la cible qu'il faut chercher et trouver irrévocablement (p. 276). Dans plusieurs textes le mot coeur entre en relation avec d'autres substantifs, tels que fusiles (p. 295) ; enfin le coeur est notifié comme coeur du Moi, et de ce fait capacité de regard (con este corazón que mira, p. 281). La constante plongée des mots dans la masse de l'écriture crée leur expansion tout en attestant la nécessité d'une exploration des étymologies. L'Alpha et l'oméga sont au plus près lorsque s'exerce l'acte poétique, c'est-à-dire qu'ils s'éludent perpétuellement, pour témoigner du pouvoir de subversion du langage sans lequel le cosmos ne serait pas. Potentiellement inscrit dans la matière, le verbe pense la matière. Poématiser signifie dès lors à la fois faire et être. Il suffit de relire Nazim Hikmet, Paul Eluard, Louis Aragon, et bien avant eux Walt Whitman pour comprendre que le plus grand engagement est l'acte poétique lui-même. España en el corazon illustre cette définition ontologique comme ce texte de Iannis Ritsos intitulé : Legs.
47Il dit : je crois en la poésie, en l'amour, en la mort c'est précisément pourquoi je crois en l'immortalité.
48J'écris un vers,
j'écris le monde ; j'existe ; le monde existe.
49De l'extrémité de mon petit doigt coule un fleuve.
50Le bleu du ciel l'est sept fois. Cette pureté est à nouveau la première vérité, ma volonté ultime.
51(Pierres Répétitions Barreaux, Gallimard, 1970, p. 153).
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