La représentation du clair/obscur dans le Cántico de Guillén
Remarques sur le destin poétique des signifiants Día, noche, luz et claridad
p. 49-63
Résumé
Según Gérard Genette, en 1969, la tarea de la semiótica literaria podía definirse en estas palabras: «une exploration, en quelque sorte pré-littéraire des ressources, des inflexions, des limitations, des contraintes que chaque langue naturelle semble offrir ou imposer à l’écrivain et particulièrement au poète qui en fait usage» (Figures, II, Paris, Seuil, 1969, p. 101). Para Mallarmé, que veía en el «defecto de los idiomas» («le défaut des langues ») la razón de ser de los versos, los significantes jour y nuit eran para el poeta de habla francesa un material fecundo en el que la inadecuación palpable de la forma al sentido justifica la empresa poética de «rémunération» (es decir de motivación) del lenguage. En la pareja dia/noche, en cambio, las cosas son distintas, ya que el poeta hispanohablante encuentra en su lengua de escritura un sistema parcial ya motivado... Nos proponemos analizar en el Cántico de 1950 el destine poético de cuatro significantes prepondérantes: día, noche, luz y claridad. Objetivo de este estudio: mostrar que el discurso poético echa raíces en el propio significante verbal; mostrar que la poesía de Guillén, considerada a menudo como intelectual, se construye visceralmente en la percepcíon y explotación del cuerpo fónico de las palabras.
Texte intégral
1Le point d’origine de notre étude, c’est la mission que Gérard Genette confiait en 1969 au sémioticien de la littérature :
une exploration, en quelque sorte pré-littéraire, des ressources, des inflexions, des limitations, des contraintes que chaque langue naturelle semble offrir ou imposer à l’écrivain et particulièrement au poète qui en fait usage1.
2L’examen du système partiel constitué par le couple de vocables jour / nuit dans le français moderne l’amenait alors à préciser cette intuition mallarméenne selon laquelle la poésie serait essentiellement une activité de compensation, puisqu’elle viserait à pallier une inadéquation linguistique de la forme au sens.
3Inadéquation dont s’affranchirait volontiers le langage démotique, avide de transparence, pressé d’atteindre son objet, et préférant aux projections cérébrales du signifiant la saisie immédiate et sans surprises d’un signifié par convention ; mais inadéquation qui présiderait au projet poétique de fabriquer du sens à partir du signifiant, s’il est vrai que le défaut des langues est aussi, comme le prétendait Mallarmé, la raison d’être du vers.
A. Le système partiel motivé día / noche = clair / sombre, et sa place dans Cántico
4Au poète francophone qui doit exercer avec zèle sa palette de techniques et procédés motivants pour que la nuit ressemble au jour (et réciproquement), l’hispanophone Monsieur Tout-Le-Monde fait un pied de nez, qui n’a qu’à extraire du Trésor de la langue un système « parfait » que l’autre devra construire – et ne pourra finalement qu’approcher – avec les moyens du bord.
5Car día serait à noche ce que clair est à sombre en vertu d’une corrélation synesthésique opérant à un double niveau : acoustique et articulatoire.
a. Analyse des signifiants dia/noche
6Les voyelles /i / et /o/ qui reçoivent l’accent tonique, sont respectivement classées – sur le plan acoustique – dans la catégorie de l’aigu et du grave, auxquelles correspondraient, selon ce mécanisme, les impressions visuelles de lumière et d’obscurité. On renvoie le lecteur au commentaire proposé par Genette de la célèbre contradiction (le signifiant dirait l’inverse du signifié) que relevait Mallarmé dans le jour et la nuit :
Cette remarque se fonde sur une des données, disons les moins fréquemment contestées de l’expressivité phonique, à savoir qu’une voyelle dite aigüe, comme le /y/ semi-consonne et le /i / de nuit, peut évoquer, par une synesthésie naturelle, une couleur claire ou une impression lumineuse, et qu’au contraire une voyelle dite grave, comme le /u/ de jour, peut évoquer une couleur sombre, une impression d’obscurité : virtualités expressives sensiblement renforcées dans la situation de couple, où une sorte d’homologie, ou proportion à quatre termes, vient souligner (ou relayer) les correspondances à deux termes éventuellement défaillantes, en ce sens que, même si l’on conteste les équivalences terme à terme /i/ = clair et /u/ = sombre, on admettra plus facilement la proportion / i / est à /u/ comme clair est à sombre2.
7L’équation voyelle aigüe / voyelle grave = signifié lumineux / signifié sombre n’est pas niée mais bien complétée par les résultats des tests sémantiques, relevant de la phonétique expérimentale, opérés en 1983 par Ivan Fonagy et rapportés dans La vive voix. Sommé d’expliquer l’adhésion d’un groupe d’enfants sourds ou ayant perdu l’ouïe en bas âge à la proposition /u/ est plus sombre que /i/, I. Fonagy commente :
Il peut paraître étonnant que la clarté des voyelles puisse être déterminée au niveau physiologique de la phonation, indépendamment de l’effet acoustique des voyelles, comme le montrent les « bons » résultats des enfants sourds. Cela devient moins étonnant, si l’on tient compte de l’aspect gestuel du mouvement lingual qui pointe vers le haut et vers l’avant en prononçant le /i/, c’est-à-dire qu’elle tend vers l’extérieur, vers la source de la lumière, tandis que le /u/ naît à la suite d’un mouvement inverse de la langue qui se rétracte3.
8Nous obtenons ici une seconde équation qui semble susceptible, pour des sujets normaux, de se superposer à la première : voyelle antérieure / voyelle postérieure = signifié lumineux / signifié sombre.
9Ce serait donc en vertu d’une synesthésie opérant simultanément de l’acoustique et de l’articulatoire vers le visuel (phénomène dont l’explication pourrait relever de la neurolinguistique ou de la médecine, mais dont le poéticien ne peut que mesurer les effets sur le sémantisme textuel) que les phonèmes /i/ et /o/ éclairent (ou assombrissent) un couple de signifiants chargés de dire le clair / obscur.
10On se rappellera, en effet, que le concept de synesthésie appartient à un secteur de la connaissance humaine qui n’est censé rencontrer les problèmes du langage qu’à travers l’accident, le pathologique (nous voulons parler de la médecine), comme le confirme l’article correspondant du dictionnaire Le Robert :
SYNESTHESIE. n. f (1865 ; synesthésique, 1872 ; gr. sunaisthêsis « perception simultanée »). Méd. Trouble de la perception sensorielle caractérisé par la perception d’une sensation supplémentaire à celle perçue normalement, dans une autre région du corps ou concernant un autre domaine sensoriel. V. Synopsie.
SYNOPSIE. n. f. (1893 ; de syn-, et opsie). Méd. Variété de synesthésie appelée aussi audition colorée (un sujet perçoit un son, une voyelle comme étant d’une couleur déterminée).
11On observe alors que ce qui est ici une anomalie, un « trouble de la perception », c’est-à-dire un symptôme de maladie, serait élevé en poésie au rang de norme : n’y voit-on pas traditionnellement le fondement de toutes les motivations de type direct (expressivité phonique ou graphique, symbolisme des sons, etc.) qui habitent le poème ? En bref : la synesthésie semble dominer le sémantisme poétique en devenant pour le poète – rêveur de mots – un véritable procédé sémiologique ou de fabrication du sens.
12Notons que l’on peut mener plus avant l’analyse des signifiants día / noche en considérant l’entourage phonétique des voyelles sous l’accent.
13On observe en effet, dans le signifiant día, un phénomène articulatoire que l’on pourrait nommer d’aperture progressive, et que nous suggérons de représenter au moyen des indices chiffrés que Bernard Pottier attribue aux phonèmes espagnols en fonction de leur degré d’aperture4 :
0 ; occlusives
1 : affriquées
2 : fricatives
3 : nasales
4 : liquides (latérales ou vibrantes)
5 : semi-consonnes et semi-voyelles
6 : voyelles fermées
7 : voyelles moyennes
8 : voyelles ouvertes.
14Dans l’émission du vocable Idía / (aperture = 0-6-8), on identifie dès lors un mouvement constant d’ouverture du canal buccal à partir d’un indice zéro correspondant au phénomène d’obturation dans la prononciation des occlusives. Si l’on accepte l’idée qu’une sensation articulatoire puisse être projetée dans le champ visuel, l’explosion provoquée par une brusque libération de l’air devient ici mimésis phonétique de l’irruption d’un faisceau lumineux dans une zone d’ombre. A l’aperture progressive correspond une impression d’éclairage. Impression qui n’est pas résultative mais dynamique, cursive : plus qu’un signe lumineux, día est un signe qui éclaire (ou s’éclaire) du jeu de ses composantes phonétiques.
15Notons au passage qu’une expérience quotidienne sert de relais, selon toute vraisemblance, à l’association synesthésique : ouvrir une porte, une persienne, un volet... pour faire entrer le jour.
16A l’opposé, on n’omettra pas de relever dans noche le phénomène articulatoire de la consonne affriquée /Ĉ/, cas unique dans l’espagnol moderne de combinaison entre deux modes d’articulation : l’occlusion et le frottement. L’effet de pesanteur, d’étouffement, lié à l’effort musculaire que suppose pour le sujet parlant l’émission du phonème, se laissant aisément appréhender.
17N’oublions pas enfin cet autre support à la rêverie des mots qu’est le signifiant graphique. Si l’on en croit Bailly, cité par Genette, la perception visuelle du mot écrit prendrait une part active au processus sémiologique en devenant idéogramme, c’est-à-dire en signifiant à son tour par le jeu des formes sensibles de l’écriture5. L’analyse du signifiant peut-elle dès lors s’affranchir des particularismes graphiques, et l’accent écrit de día – par exemple – ne vient-il pas confirmer l’impression de hauteur et de légèreté qui sied si bien au jour ?
b. Le refus d’un système « parfait » : c’est au défaut des langues que se construit le vers
18Les remarques précédentes, si elles ne prétendent pas donner des signifiants considérés une analyse exhaustive, suffisent au moins à marquer les différences entre un système français défectueux (au sens mallarméen) et son homologue espagnol qu’on se plaira pour l’opposer à qualifier de parfait, tant on croit y retrouver dans le rapport des images acoustiques un correspondant fidèle au rapport des signifiés.
19La théorie d’une création poétique ayant pour but de pallier / compenser / rémunérer la maldonne linguistique se heurte ici aux données immédiates d’une langue qui semble exclure l’intervention du poète : comment (et de toute manière : pourquoi ?) motiver un matériau qui l’est déjà avant toute littérature ?
20Ce qu’on voudrait d’abord observer, au travers d’une lecture de Cántico 6 centrée sur la représentation du jour et de la nuit, c’est l’éviction du système partiel motivé qu’engendreraient les équivalences día = clair / noche – sombre.
21L’imagerie poétique de Cántico privilégie, on le sait, l’impression lumineuse qui entre dans un rapport de synesthésie naturelle avec le credo qu’exprime assez haut le sous-titre de l’oeuvre : fe de vida. Poète des impulsions vitales, de la saisie admirative des multiples manifestations de l’être, Guillén est aussi le poète de la clarté, et nul ne s’étonnera d’observer que la nuit guillénienne est un espace vif, festif, constellé d’étoiles ou éclairé par la lune : la cohérence du « fond » suffit ici à justifier le paradoxe. Mais que dira-t-on, en revanche, du jour assombri qu’évoque le poème « Contigo el día oscuro » ? Il s’intégre mal au réseau de symboles qui servent l’édifice réglé de Cántico. Et comment expliquera-t-on l’acharnement à convoquer dans le discours poétique des signifiants opaques (sol, et surtout luz) qui ne sauront jamais exprimer la lumière au même titre que día ? Etrange attitude, sans doute, dans un secteur du langage où l’efficacité, la rentabilité sémantique, ont toujours paru occuper le premier plan.
22Pourtant, c’est bien la conclusion du relevé lexicologique auquel s’est livrée Eisa Dehennin dans un essai justement intitulé : Cántico de Jorge Guillén. Une poésie de la clarté.
Jorge Guillén est essentiellement, depuis qu’il s’est mis à écrire, le poète de la lumière. Luz est le mot-témoin de son oeuvre. Dans Cántico de 1928, il est le substantif de loin le plus fréquent : il est attesté 37 fois, suivi immédiatement par cielo, attesté 23 fois, tout comme mar d’ailleurs, puis par aire (21), sol (15), puis plus loin par viento (12) et claridad (11)7.
23Nous proposons alors d’aborder ce corpus de vocables, cette constellation de signes, d’un point de vue que la tradition des études littéraires a souvent négligé : celui du signifiant. Nous suggérons de considérer leur place et leur fonction dans la poétique guillénienne en rapport au postulat suivant : un signe linguistique ne devient l’acteur principal d’un message poétique que s’il offre à l’instance productrice de ce message matière à motivation.
24C’est en ce sens que nous envisagerons le destin des signifiants día, noche, luz et claridad dans le Cántico de Guillén dont ils sont, croyons-nous, des acteurs principaux, soit en tant que mots-témoins (luz ; claridad) soit en tant que mots-clés (noche ; día)8. Nous tenterons de montrer que le rapport entre l’imaginaire poétique et les « surfaces » signifiantes d’une langue donnée n’est pas ce rapport unilatéral qu’on a trop souvent considéré au nom de l’arbitraire linguistique. Pour reprendre une terminologie traditionnelle, la « forme » n’est pas le vecteur d’un « fond » qui lui préexisterait et s’exprimerait, pour ainsi dire malgré elle (ou indépendamment d’elle) comme si le message poétique ne puisait pas sa substance aux sources mêmes du signifiant. L’exégèse de la poésie tirerait, croyons-nous, avantage d’une inversion des termes. Le poéticien gagnerait à poser, par exemple, que la nuit guillénienne est claire parce que noche, porteur de timbres obscurs, est un matériau linguistique propice à l’éclaircissement. Il gagnerait à croire que luz tire sa fécondité poétique des phonèmes sombres qui l’habitent et justifient un effort verbal comparable pour adapter le signifiant défectueux à la mission que lui a confiée l’économie générale de la langue : dire la lumière. Il gagnerait à reconnaître dans le signifiant día un prétexte à l’exercice motivant que cristallise le court poème « Contigo el día oscuro ».
B. Étude de quelques techniques ou procédés motivants impliquant les signifiants : dia, noche, luz et claridad
25Noche :
26Jakobson, relayé par Genette, a montré que l’aspiration poétique à rapprocher le signifiant du signifié s’assouvit par la mise en œuvre de deux types de techniques :
celles qui agissent sur les sèmes dits compatibles pour en reléguer d’autres dans l’oubli ;
celles qui ciblent l’image acoustique et tentent une refonte de l’entourage phonétique du signifiant9.
27Dans l’exemple qui nous occupe, la « noche encendida »10 de Cántico, on observera que l’instance poétique agit et sur le signifié et sur le signifiant ; mais pas au même moment – et surtout dans un sens divergent.
28Car la saisie d’une nuit claire (opération verbale portant sur le signifié) fait figure d’opération à contre-courant dans la problématique de la motivation : c’est la rupture d’une harmonie, une décomposition du langage, une démotivation. Le vocable noche, qui pour Monsieur Tout-Le-Monde connote l’obscur, le sombre, le noir... dispose en effet, comme on l’a vu, des moyens phonétiques de s’acquitter de cette tâche ; mais dès qu’on lui demande de connoter le lumineux, tout ou presque s’inverse dans le rapport qui relie la notion pure à un conglomérat de sons, et la noche guillénienne devient un signe immotivé.
29Certes, on ne saurait concevoir que le poète, ce faisant, a modifié la langue. De même qu’à de très rares exceptions près, le locuteur poétique répugne à transformer l’architecture phonétique du signifiant11, de même renoncera-t-il à bouleverser dans le champ des signifiés les données immédiates d’un matériau qui le réunit à la communauté des sujets parlants. Comment nommerait-il jour ce que d’autres nomment nuit (ou réciproquement) au nom de cette pulsion cratylienne qui le somme de « rémunérer » l’apparemment arbitraire ?
30Pour préciser l’action de Guillén sur le signifié « noche », nous suggérons de faire appel aux notions de connotation sémantique et connotation sémiotique proposées par Michel Launay dans un article intitulé : « Effet de sens : produit de quoi ? ». L’auteur y raisonne en ces termes sur l’exemple de nuit :
C’est ainsi qu’on pourrait dire que le signifiant NUIT, sur lequel on a beaucoup écrit depuis certaine observation de Mallarmé :
– dénote (réfère à) la portion de temps comprise entre le coucher et le lever du soleil,
– peut connoter sémantiquement, à ce titre (...) l’obscurité, le noir, la peur, etc. (ou au contraire la fête),
– peut connoter sémiotiquement, entre autres choses, la lumière, tant en raison de ses sonorités propres que de la paronymie qui le lie par exemple à LUIRE (...).
Ce qui peut avoir, comme on le verra, des conséquences sur l’usage qui en sera fait12.
31On comprend alors que la représentation d’une nuit claire se fonde sur une exploitation avisée des ressources de la langue, puisque c’est au niveau de la connotation sémantique (niveau 2) qu’on s’écarte des saisies traditionnelles de la nuit en choisissant l’envers, la luminosité, que le système n’a jamais exclue. On voit aussi que cette opération verbale (l’action sur le signifié) est notionnellement antérieure à la rémunération poétique du défaut par la mise en oeuvre de techniques motivantes appartenant au second groupe jakobsonien, c’est-à-dire centrées sur le signifiant.
32Pour que noche, aux résonnances sombres, puisse connoter efficacement le clair, l’écriture guillénienne lui adjoint en effet, comme on se propose maintenant de le montrer, un voisinage fourni de signes motivés, que l’on pourrait définir comme signes dont la connotation sémiotique s’accorde, sous l’effet de la synesthésie (motivation directe) et /ou de la paronymie (motivation indirecte), à la connotation sémantique. Aussi est-ce une constellation de valeurs phonétiques et sémantiques éclairantes que le lecteur de Cántico retrouve majoritairement dans les représentations poétiques de la nuit.
33Soit le poème p. 184 : « Noche del gran estío ». Nous y entendons un concerto, admirablement réglé, entre des sonorités claires et sombres qui se répondent de distique en distique. Affrontement incertain dans les premières strophes :
i Qué de amarillos conjura
Lecho tu oscura ventura !
34et qui se résout en définitive par l’avènement de la lumière :
Que toda la noche brilla
Con calentura amarilla
¡ Ay, amarilla, amarilla,
Ay, amarilla, amarilla !
35Au point final du poème, la résonnance des voyelles dites claires et des liquides /ll/ (ou semi-consonnes /j/ dans la prononciation yeísta) a produit le contexte phonétique susceptible d’éclaircir un signifiant sombre qu’on avait appelé à la clarté13.
36Dans « Noche de luna (sin desenlace) », p. 211, le projet poétique d’iluminar la noche est déclaré au vers 12. Le texte invite alors son lecteur à en saisir le mécanisme : une chaîne d’associations lexicales fondée sur la parenté sémantique des termes qui la constituent (noche – luna – luz ; v. 3 – iluminan ; v. 12) aboutit à l’introduction des timbres clairs concentrés dans le verbe iluminan. C’est la mise en route d’un processus bien connu : le sens dynamise les potentialités expressives du son convoquées en un point précis (et stratégique) du texte.
37Voyons enfin dans « Noche de más luna » (p. 283) – poème qui par son titre fait écho au précédent – une inversion du phénomène. Soit la strophe numéro 2 :
Hasta el frío. visible al fin, agrada
Resplandeciendo como la textura
Misma de aquellos rayos, mientras dura
Su proyección en la pared lunada.
38L’accession du froid à l’état visible, c’est aussi celle du signifiant qui cesse d’être un passeport pour le concept et se met à exister en tant que tel, par la grâce de la versification (on se souviendra de la métaphore mallarméenne de la vitre). La paronymie des images acoustiques (frío / resplandeciendo) suffit à justifier la perception poétique d’un froid lumineux.
39L’exemple intéresse par sa radicalité. Car ces vocables que l’esprit associe en vertu du son partagent ce qu’un mathématicien appellerait le plus petit dénominateur commun, /frío/ (éventuellement /frijo/) rangé aux côtés de /resplandecjendo/ : c’est bien une correspondance minimale, une « rime pauvre » qui repose au mieux sur la communauté d’un seul phonème, mais qui met à l’avant-scène un ensemble de traits distinctifs ayant en commun leur pouvoir éclairant. L’accumulation des /i / dans le syntagme intermédiaire visible al fin indique avec force au lecteur que ce sont ces traits-là qui vont compter, et qui créeront entre les termes imbriqués une attraction irrésistible que la raison eût ignorée. L’association des signes passe ici du plan phonique au sémantique mais ne s’inscrit pas moins dans l’effort général entrepris par Guillén pour éclaircir (Genette aurait dit « diéser ») le contexte phonétique de noche.
40Día :
41Día, signifiant lumineux, introduit naturellement à la problématique inverse : celle de l’assombrissement par une action « bémolisante » sur les sons qui l’entourent. L’invention poétique d’un jour sombre (voir Contigo el día oscuro, p. 250) joue à cet égard le même rôle – propédeutique à l’acte littéraire – que la contrainte que l’on s’était précédemment donnée : représenter une nuit claire. Dans l’un et l’autre cas, c’est la maldonne nouvelle qui motive (c’est-à-dire qu’elle rend nécessaire) l’intervention du poète. L’objet final – le poème – existant surtout pour lui-même, à savoir comme un être de langage : un témoin de la réflexion métalinguistique qui l’a précédé. Nous le reproduisons in extenso, en détachant les sonorités sourdes (ou sombres) qui propagent par-delà les signifiés le murmure grave et sous-terrain qui sied au monde de la nuit.
Contigo el día oscuro,
Bajo el cielo nublado, da al présenté un aroma
De adorable futuro.
La vaguedad orea con aura gris y toma
Dulzura a tu conjuro.
42Ici encore, on aura noté dans le premier vers l’affrontement des forces diurnes et nocturnes (des /i/ et des /u/ accentués) qui se résout au dernier vers au bénéfice des secondes.
43Luz :
44Comment expliquer, de plus, l’exceptionnelle fécondité du vocable luz dans Cántico (attesté 37 fois dans l’édition de 1928) sans évoquer d’entrée de jeu l’opacité du signifiant ? Certes, il s’agit d’un de ces lexèmes dits élémentaires qui s’intégrent naturellement au projet poétique de réifier le langage14. Mais la fascination de Guillén pour la luz réside surtout, pour nous, dans l’inadéquation manifeste de la forme au sens qui la rapproche de ses cousins français jour et nuit.
45Ce que perçoit le poète – prioritairement – dans nuit, c’est un signifiant noctiluque : ayant la propriété d’émettre une lueur dans l’obscurité. Ce qu’il verra dans jour, mais aussi dans luz, c’est le phénomène inverse que la langue française ne permet pas de nommer. Car l’un et l’autre monosyllabes partagent les potentialités assombrissantes du /u / (déjà analysées plus haut) que confirme dans le mot espagnol l’action fermante du /ϴ/ placé en position implosive. En effet, si comme l’affïrme Ivan Fonagy, l’analyse articulatoire de la différence /il/ – /u/ suppose que l’on interprète l’abaissement de la langue dans l’émission des voyelles postérieures comme un éloignement de la zone labiale ou source lumineuse, il appartiendra aussi d’éprouver la fermeture partielle de la bouche, due à la prononciation d’un phonème inter-dental et fricatif, comme une restriction de lumière. Ici encore, la synesthésie reliant l’articulatoire au visuel est dynamisée par le sens dénotatif, révélant au poète – chantre du signifiant – cette disharmonie interne au signe dont le langage démotique s’était accommodé.
46Le poème Luz diferida (p. 70) permettra d’illustrer l’intérêt poétique du vocable et sa pertinence dans un projet poétique que dit assez haut le titre de la pièce : préférer luz à día, claridad, ou à tout autre signifiant lumineux, c’est déjà retarder l’instant où la lumière fera irruption dans l’univers nébuleux du dormeur (vers 9). Nous prendrons à témoin le premier quatrain où le rejet du réveil immédiat et brutal trouve un allié phonétique dans la multiplication des sonorités sombres qui inondent la strophe à partir de son mot-thème : luz.
¿ Luz ? Que espere. Luz, no,
Niebla aún. Y yo, quieto.
Dure, dure el sopor,
Tan dulcemente dueño.
47C’est bien aux racines mêmes du signifiant que s’amorce le mouvement contrôlé vers l’éveil, la prise de conscience méthodique de cette expérience quotidienne que le texte s’est proposée.
48Au nombre des opérations verbales visant explicitement à éclairer la luz, on convoquera (p. 78) la dernière strophe de La tormenta :
Una luz resucita
Desnudos. Silbos sesgos
Arrebatan lo cierto.
¿Vispera ? ¡ Viva, viva !
49L’architecture phonétique du vers 1 (l’accumulation de sonorités sombres) force le lecteur à éprouver violemment l’apparition des phonèmes et graphèmes éclairants (/i/ ; /a/ ; -t)15 au centre du verbe resucitar.
v. 1 : Una luz resuc – (ita)
50L’écho du son et du sens est immédiat : on aperçoit soudain dans le jeu des phonèmes la métaphore linguistique de la résurrection. Le verbe s’éclaire brutalement. C’est l’irruption inattendue de la vie que confirment, dans un élan trop guillénien, les allitérations en /s/ et assonnances en /i/ – /a/ qui dominent la strophe.
51Au dernier vers du poème :
¿Vispera ? ¡ Viva, viva !
52c’est une envolée lyrique des sonorités claires (soutenues par l’exclamation) qui donne au triomphe de la clarté sur les ténèbres un aspect définitif. Enfin, l’assonnance en /i/ – /a/ permet de reproduire dans le vers la structure vocalique de /día/.
53Les exemples sont légion d’un éclaircissement phonétique (et sémantique)16 de luz. Nous citerons pour conclure, p. 242, le dizain Presencia de la luz :
j Pájaros alrededor
De las fugas de sus vuelos
En rondas ! Un resplandor
Sostiene bien estes cielos
Ya plenarios del estío,
Pero leves para el brío
De esta luz...¡ Birlibirloque !
Y los pájaros se sumen
Velándose en el volumen
Resplandeciente de un bloque.
54¡ Birlibirloque ! « Comme par enchantement »17, la lumière s’introduit dans le texte sous la force irrésistible des sonorités claires. A partir de la conjonction y, qui exprime au vers 8 la conséquence, c’est une vision renouvelée du monde poétique.
55Claridad :
56Tout se passe, en somme, dans Cántico comme si l’on avait trouvé dans luz, opaque, un signifiant de substitution à día ou claridad qui ne justifient pas au même titre la versification, et semblent plutôt promis à s’intégrer à la représentation du clair / obscur comme des pièces rectificatrices ou palliatives à la maldonne linguistique. C’est cette fonction de correcteur – exploitation poétique des signes motivés et donnés comme tels par la langue – qu’on voudrait enfin relever dans l’attention accordée par Guillén au lexème claridad (11 apparitions dans l’édition de 1928).
57Dès l’abord, nous recevons un vocable dans lequel tout semble concorder en faveur de la clarté. Les voyelles /il – /a/, déjà analysées dans día, présentent ici un schéma d’aperture (qu’on notera : 8-6-8 sur l’échelle de Pottier) propre à susciter l’impression lumineuse d’un scintillement. Après le /k/ occlusif situé à l’initiale, les phonèmes consonantiques (/1/ latéral et [d] fricatif) n’opposent jamais d’obstacle au passage du souffle dans le canal buccal : le courant (d’air, mais aussi de lumière...) circule sans interruption à l’intérieur du signifiant. Le graphisme lui-même, obstinément tourné vers le haut (Cl ; d ; d), semble confirmer la luminosité à la fois subtile et franche qui émane de ce conglomérat de phonèmes. A cette motivation directe (centrée sur le pouvoir évocateur des lignes et des sons), s’ajoute enfin – et peut-être surtout – une motivation indirecte (ou relative), puisqu’on aura reconnu dans claridad un syntagme de type poirier (= poir x ier) à forte articulation morphologique18. A ce titre, il entre dans un évident rapport paronymique avec claro, clarear, clarecer, clareza, etc. et se trouve inclus dans la série des mots espagnols dérivés du latin clarus.
58C’est donc un signifiant lumineux que Guillén utilise comme tel, activant pleinement les potentialités éclairantes que la langue lui a octroyées. Sans doute la lecture de Tarde muy clara (p. 60) suffira-t-elle à appréhender cette fonction. Au point final du poème, le lexème représente (nous pourrions dire : il est) l’avènement de la lumière.
¡ Qué oscuros tantos enigmas
A la par !
Entera lució la tarde :
Claridad.
59Ce ne sont là, à l’évidence, que des remarques ponctuelles, des notes de lecture, qui ne concernent qu’un secteur très limité de la poétique guillénienne : celui que nous avons nommé la représentaion du clair / obscur.
60Nous envisageons pourtant de leur donner trois destinataires : le lecteur de Cántico, le poéticien et le linguiste.
61Au premier, nous suggérons de réévaluer au bénéfice du signifiant le rapport d’interdépendance qui unit les deux faces du signe poétique. Fidèles à l’intuition mallarméenne, et à certaines formulations de Crise de vers, nous reconnaissons dans l’écriture guillénienne un discours jailli des ressources profondes de l’idiome espagnol. Ressources pesées, analysées – et transcendées – par une instance créatrice qui a fait le voeu d’un « mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire ».
62Au deuxième, nous proposons de voir dans la problématique de la motivation la brèche qui mène le plus sûrement à la réalité poétique. Le poéticien n’est-il pas ce lecteur singulier qui doit imposer silence à une haute – et trop intelligible – voix : celle de la raison, en proie au dogme de l’arbitraire et à l’usage quotidien d’un langage démotique d’où la linguistique moderne a voulu évacuer la pulsion, l’inconscient, c’est-à-dire simplement : le sujet ? Qu’il donne la parole au murmure étouffé qui lui souffle que l’acte poétique est bien le rêve (ou le désir) consommé d’un langage motivé : la réalisation d’un élan cratylien.
63Au troisième enfin – le linguiste –, nous rappelons la voie ouverte en 1981 par Françoise Gadet et Michel Pêcheux : celle de La langue introuvable19 qui voulait déplacer les discours « déviants » des bords au centre de la linguistique afin de mieux saisir le système fuyant de la langue. Nous croyons, en effet, que la problématique de la motivation constitue la raison d’être du glissement souhaité. Le Saussure du Cours de linguistique générale n’a-t-il pas désigné la « limitation de l’arbitraire » comme la meilleure base possible de toute réflexion linguistique ? D’autres voix, à sa suite, se sont fait entendre. Celle de Gérard Genette n’était pas, on l’avouera, une des plus attendues20 ; pourtant, on lit dans Figures 2 l’observation suivante :
Du langage poétique ainsi compris, qu’il vaudrait peut-être mieux nommer le langage à l’état poétique ou l’état poétique du langage, on dira sans trop forcer la métaphore qu’il est le langage à l’état de rêve, et l’on sait bien que le rêve par rapport à la veille, n’est pas un écart, mais au contraire... mais comment dire ce qu’est le contraire d’un écart21 ?
64Et si le poème était l’être linguistique qui nous disait le mieux l’essence du langage ? S’il nous faisait entendre la parole de la langue : ce discours qu’elle tient sur le monde, puisque la langue – on l’a compris – est pour le sujet parlant (et plus encore pour le poète) le contraire d’un outil, neutre à l’égard du monde et trop simplement fonctionnel ?
Notes de bas de page
1 Gérard Genette, « Le jour, la nuit », in : Figures 2. Paris : Seuil, 1969, p. 101.
2 G. Genette, op. cit., p. 112.
3 Ivan Fonagy, La vive voix. Essai de psychophonétique. Paris : Payot, 1983, p. 112.
4 Bernard Pottier & Bernard Darbord, La langue espagnole. Eléments de grammaire historique. Paris : Nathan, 1988, p. 45.
5 G. Genette, op. cit., p. 112-113.
6 Nous utiliserons invariablement l’édition de 1950, imprimée par Seix Barral dans la collection : Biblioteca de bolsillo (1984). Chaque poème cité sera suivi du numéro de page correspondant à cette édition.
7 Eisa Dehennin, Cántico de Jorge Guillén. Une poésie de la clarté. Bruxelles : Presses Universitaires de Bruxelles, 1969, p. 19.
8 Nous empruntons ces concepts à E. Dehennin, op. cit., p. 32 : « Définissons le mot-clé comme un mot qualitativement important qui, indépendamment de son indice de fréquence – et contrairement donc au mot-témoin qui se distingue par sa fréquence absolue dans le texte – saisit un aspect que nous jugeons essentiel pour la vison poétique. Il est donc un élément d’appréciation subjective ».
9 Voir Roman Jakobson, Essais de linguistique générale. Paris : Editions de Minuit, 1963, p. 242.
10 Titre d’un poème de Cántico, op. cit., p. 323.
11 Exemple : changer sklèrotès (la dureté) en *skrèrotès, comme l’envisage Cratyle dans le dialogue éponyme de Platon (rapporté par G. Genette dans Mimologiques. Voyage en Cratylie. Paris : Seuil, 1976, p. 36).
12 Michel Launay, « Effet de sens : produit de quoi ? », in : Langages (82), juin 1986.
13 On notera que le verbe conjurar (strophe 1) acquiert une valeur performative en disant précisément ce que le texte prétend faire : conjurer l’obscurité de noche par les sonorités lumineuses.
14 Voir G. Genette, Figures 2, op. cit., p. 111.
15 A propos du graphème -t, voir l’analyse du signifiant nuit dans G. Genette, Figures 2, op. cit., p. 113.
16 L’utilisation d’un contexte sémantique favorable accompagne généralement l’action sur le signifiant, et tient à l’évidence un rôle prépondérant dans le projet poétique de motiver le langage. Cet exposé n’en fait l’économie que dans le but de contempler plus attentivement la « forme », c’est-à-dire en quelque sorte le parent pauvre dans les usages quotidiens de la parole.
17 Traduction proposée par Ramón García-Pelayo & Jean Testas dans le dictionnaire bilingue Saturne. Paris : Larousse, 1987.
18 Voir les exemples de signes relativement motivés dans Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, chapitre 6.
19 Françoise Gadet & Michel Pêcheux, La langue introuvable. Paris : Maspéro, 1981.
20 Ne semblait-il pas entreprendre son Voyage en Cratylie (voir Mimologiques, op. cit.) dans le but de se moquer de rêveries non-scientifiques ?
21 G. Genette, « Langage poétique, poétique du langage », in : Figures 2, op. cit., p. 152.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’argumentation aujourd’hui
Positions théoriques en confrontation
Marianne Doury et Sophie Moirand (dir.)
2004
L’astronomie dans les médias
Analyses linguistiques de discours de vulgarisation
Jean-Claude Beacco (dir.)
1999
L'acte de nommer
Une dynamique entre langue et discours
Georgeta Cislaru, Olivia Guérin, Katia Morim et al. (dir.)
2007
Cartographie des émotions
Propositions linguistiques et sociolinguistiques
Fabienne Baider et Georgeta Cislaru (dir.)
2013
Médiativité, polyphonie et modalité en français
Etudes synchroniques et diachroniques
Jean-Claude Anscombre, Evelyne Oppermann-Marsaux et Amalia Rodriguez Somolinos (dir.)
2014
Dire l’événement
Langage, mémoire, société
Sophie Moirand, Sandrine Reboul-Touré, Danielle Londei et al. (dir.)
2013