Une approche contrastive de la négation en français et en hongrois1
p. 53-69
Texte intégral
1. Fonctions et critères de la négation
1Pour saisir la notion de négation, il faut la séparer impérativement de toute considération logique, car la valeur de vérité est une notion inopérante en grammaire. D’ailleurs dans les analyses grammaticales le terme "négation" est déjà chargé de différentes connotations : on a tendance à ranger dans cette catégorie toute opposition de sens (propre/sale), des verbes a sens opposé (aller/venir ; ouvrir/fermer), ou même des verbes à préfixe privatif (écrémer). Une autre erreur serait, à notre sens, de vouloir définir a priori ce que serait la négation universellement valable dans toutes les langues (ou du moins dans les langues indo-européennes et/ou finno-ougriennes). Or il apparaît que les manifestations linguistiques de la négation varient d’une langue à l’autre (cf. le verbe négatif conjugué en finnois ou la cohésion entre l’aspect verbal et les procédés négatifs en chinois). Il faut faire une analyse concrète dans telle ou telle langue et le résultat serait la définition d’une négation valable hic et nunc.
1.1. Les critères de la négation
2Comme point de départ il faut donner les traits définitoires de la négation dans sa conception formelle et les critères de l’analyse ultérieure : c’est un procédé grammatical formel donc systématisé et opérant régulièrement dans la langue pour exprimer le type le plus simple d’opposition, le rapport d’exclusion.
3La signification de cette définition :
41.1.1. Le procédé grammatical formel signifie que dans la négation, quelle que soit sa manifestation (syntaxique, lexicale, paradigmatique) on est en présence d’un ou de plusieurs éléments formels. Il y a donc un monème négatif d’au moins un phonème reconnu comme tel dans la langue donnée ; dans une structure négative l’élément de base (= toute la structure négative moins le(s) monème(s) de négation) doit être reconnu comme identique phonologiquement parlant a l’élément affecté du monème de négation ; cela donnerait le schéma suivant :
"forme affirmative" | A |
"forme négative" | A + monème négatif d’au moins I phonème |
5(l’ordre des éléments n’est pas pertinent dans ce schéma).
6Les exemples les plus simples dans les deux langues pourraient être :
ez | cela |
nem ez | pas cela |
7Sur cette base on peut exclure des procédés de négation :
les antonymes : fort/faible – erós/gyenge
les verbes de sens opposé : rire/pleurer – nevet/sfr
les prépositions de sens opposé : avec/sans – valamivel/valami nélkül.
8Dans les exemples ci-dessus on ne saurait dire si c’est le premier qui est la négation du deuxième ou le contraire, alors que le schéma que nous avons proposé plus haut indique clairement que la négation marche en sens unique : on peut très bien dire que nem a est la négation de a, mais non le contraire : là tout ce qu’on peut en dire, c’est : a = l’opposé de nem a, mais opposition ne signifie pas encore négation (voir 1.1.2.).
9Remarque : il faut également exclure de la négation (= procédé grammatical et formel) le type savoir/ignorer, même s’ils sont en rapport d’exclusion l’un par rapport à l’autre ; c’est que l’usage actuel ne décompose plus le verbe ignorer en s monème négatif + verbe phonologiquement identique à "savoir". Par là encore on peut dégager une règle utile en matière de recherches linguistiques : une structure (ignorer par exemple) quelconque n’est pas identique à sa traduction ou périphrase ("ne pas savoir") que ce soit dans la même langue ou dans une autre ("nem tudni").
10Il faut faire attention également au type immobile... immense : si on reconnaît les deux éléments en immobile = im + mobile, cela n’est plus valable pour immense – * im + mense ; c’est que la fonction ou la signification d’un monème peut ne plus être sentie : * mense. Dans cet exemple on pourrait parler de figement.
11Tout cela veut dire également qu’il faut être extrêmement prudent dans l’approche des phénomènes de ce type, d’autant plus que : in-, im-, ir- peuvent avoir, outre la négation, une autre fonction (et sens) :
in-digne | mais | in-duction |
im-possible | mais | im-bibé |
ir-reel | mais | ir-radiation |
12Ne pas être formaliste tout en restant sur les bases de l’analyse formelle et fonctionnelle n’est pourtant pas toujours facile : le sens y est pour beaucoup et peut entraver l’approche correcte ; cf. hg. hirtelen s même des linguistes aguerris excluent ce mot des procédés négatifs (tout comme n’importe qui en français). A l’origine on devait admettre la négation : hirtelen = sans prévenir, subitement, par la suite le sens négatif de l’ensemble disparaît, mais non le sens négatif de -telen, et surtout pas le caractère négatif de la structure même.
13C’est seulement l’analyse formelle et fonctionnelle qui peut révéler un changement de fonction des monèmes de négation. Soit la phrase : il n’y avait rien, rien que des bulles d’air ; dans la première partie ne – rien sont négatifs ensemble ; rien que dans la deuxième partie donne plutôt un sens de restriction et non de négation.
141.1.2. Le rapport d’exclusion. Le type le plus simple d’opposition est la négation :
15c’est possible
16c’est impossible
17Le rapport d’exclusion est un système binaire, il y a un choix obligatoire entre les deux. Dans cet exemple il y aurait encore la possibilité (du moins théorique) de dire :
18c’est (du) non possible
19Du point de vue de la structure non possible est à possible ce que impossible est à possible, donc il s’agit du même type d’opposition : deux sortes de réalisations affectent le même mot.
20A l’opposition qu’on dit souvent négative toujours-jamais on peut facilement ajouter quelquefois, par là on a affaire à un rapport de contraste qui est un système ternaire et non-binaire :
21quelquefois
22toujours........ jamais
23(cf. de même quelque chose – tout – rien).
24En résumé : les deux éléments du système binaire sont bien en opposition, de plus ils sont en rapport d’exclusion.
25La seule opposition (de sens par exemple) ne suffit pas encore pour que négation soit faite. Soit le mot pur qui peut être en opposition, suivant le contexte avec s
26pur / " impur, souillé, dilué (solution diluée), mélangé, altéré, hybride, frelaté, corrompu, concupiscent, et même appliqué (sciences pures – sciences appliquées).
27Or la négation de pur ne peut être que "monème négatif + pur" qui a deux réalisations : impur et non pur.
28Dans NON + Adjectif (du type non pur) on a affaire à un acte d’exclusion : on exclut par ce procédé une qualification positive ou négative (non indécent). Prefixe de négation + Adjectif : c’est une qualification, on pose une qualité négative obtenue sur la base de la qualité positive.
1.2. Structure négative, phrase négative
29Jusqu’ici nous faisions abstraction de la phrase, on parlait en général de n’importe quel syntagme négatif : pur/impur, ez/nem ez. A un certain moment de l’analyse il faut distinguer le cas de la phrase négative du cas où il y a bien une manifestation négative dans la phrase, mais ou elle reste non-négative (affirmative ou interrogative). Sans entrer dans le détail, il apparaît en français standard aussi bien qu’en hongrois que la phrase est négative à condition que le centre de la phrase, autour duquel gravitent les différents constituants, c’est-à-dire le prédicat (verbal ou non-verbal) soit affecté de la négation ; autrement on ne peut pas parler de phrase négative.
30Exemple : hg. * elmondtam senkinek : il faut la forme négative de elmondtam – > nem mondtam el pour la phrase négative : nem mondtam el senkinek (sem).
nem tegnap reggel érkezett meg | (hanem tegnapelött) – ’il est arrivé le matin non pas d’hier mais d’avant-hier’ |
nem tegnap reggel érkezett meg | (hanem délben) – ’ce n’est pas le matin qu’il est arrivé hier (mais à midi)’. |
31Les phénomènes prosodiques intervenant dans la négation demandent à être étudiés à part.
2. Analyse de la négation en détail en hongrois et en francais
32Avant toute approche contrastive d’un phénomène grammatical il faut toujours tirer au clair la structuration dans les deux langues de ce phénomène. Pour la négation il faudrait donc voir ce qu’est la négation en hongrois et en français indépendamment et enfin, et là seulement, on peut procéder à l’approche contrastive. Ainsi pourrait-on éviter de mélanger les différents niveaux, de vouloir expliquer le fait français par sa traduction en hongrois et vice versa. Or ceci est très important : comme nous l’avons souligné plus haut, on ne peut pas expliquer la nature d’une structure ou d’un phénomène grammatical par une autre formule qui la décrit et encore moins par sa traduction dans une autre langue (exemple déjà vu de savoir/ignorer).
332.1. Les monèmes de négation en hongrois sont multiples et variés, l’inventaire rapide en est :
34– modifiants négatifs : NEM, NE (pour l’impératif négatif) SEM, SE
35p.ex. nem nézed, ne nézd ; ezt se (m) tudom
– verbes négatifs | NINCS/SINCS : nincs szíve/szíve sincs |
– pronoms négatifs | SENKI, SEMMI : senkit nem látok |
– adjectifs négatifs | SEMMILYEN, SEMMIFELE, SEMMI, SEHANY |
– circonstants négatifs | SEHOL SEHOVA SEHONNAN |
– conjonction négative | NEHOGY nehogy ö is elkapja a nathat |
36En envisageant la combinatoire de ces monèmes et synthèmes négatifs, il se trouve que les plus utilisés sont NE/M et SE(M) : à part l’interjection ils peuvent affecter toutes les classes des monèmes. Exemples :
NEM + verbe | nem ér annyit |
NEM/SEM + nom | késsel sem lehet elvágni |
NEM/SEM + adjectif | nem-végleges döntést hozott |
37Dans nem én kiáltottam "ce n’est pas moi qui ai crié", il y a eu acte de crier, dans ce sens la phrase est affirmative, positive ; par la négation la 1ère personne du singulier est exclue de cet acte comme sujet acteur. Par contre dans les phrases du type je ne chante pas c’est tout le rapport je chante qui est nié. Cette approche n’est pas à accepter selon la Grammaire de l’Académie de Budapest (cf. MMNyR. Vol. 2 p. 51, la négation analysée par Károly Sándor) : les phrases du type nem en kiáltok sont opposées en réponse à des questions du type Te kiáltasz ? – Nem. Nem en kiáltok –. Par là on obtient des phrases négatives. Or dans cette réponse Nem. Nem en kiáltok on voit deux fonctions de Nem (ou plutôt deux incidences différentes) s
Te kiáltasz ? – | 1. Nem |
38Nem de 1. exclut d’une façon globale le rapport Te x kiált
39Nem de 2. procède à un acte d’exclusion de la 1ère personne du singulier dans le contexte de l’acte de crier ; la cohésion entre en et kiált est très faible : formellement elle vient de la conjugaison :
40nem en * kiálfd’où
41nem én kiáltok – ici, le point d’ancrage de NEM est sur en (cf.
42én nem kiáltok – le point d’ancrage est maintement sur le verbe, ou encore nem én nem kiáltok – cette phrase correspondrait au schéma de MMNyR ; en réalité la faible cohésion de én kiáltok nécessite, dans le cas de la phrase négative, le réemploi de nem). D’ailleurs dans ces analyses il vaudrait mieux tenir compte des faits prosodiques pour saisir la différence entre, par exemple : nem én kiáltok et nem én kiáltok (hanem...).
43C’est que, en hongrois surtout, mais dans une certaine mesure en français également, à part les rapports syntaxiques "purs" il y a d’autres phénomènes qui entrent en jeu : emphase, thématisation, ordre des mots ; tout cela peut modifier le rapport "incidence syntaxique x incidence sémantique (voir la contribution de Jean Perrot1). Un exemple :
44a küldemény nem érkezett meg a reggeli postával
45= avec thématisation de reggeli posta :
46a reggeli postával nem érkezett meg a kuldemény
47en français : l’envoi n’est pas arrivé par le courrier du matin
48ou par le courrier du matin l’envoi n’est pas arrivé ;
49ce sont des phrases négatives, puisque
50arriver par le courrier du matin
51a reggeli postával megerkezni
52subissent l’acte d’exclusion.
53Par contre :
54nem tegnap reggel érkezett meg "il est arrivé, mais pas hier matin"
NEM/SEM + pronom | ó sem |
NEM/SEM + infinitif | nem enni, hanem aludni kell |
NEM/SEM + préverbe | nem fel (hanem átmegyunk) ; el se jött |
55Les autres monèmes de négation se comportent du point de vue de leur conbinatoire comme les membres positifs de leur classe respective :
SENKI comme un (pro) nom | senki nem erti |
56SOHA comme un circonstant de temps : soha nem jön idóben
57Si pour NINCS/SINCS nous avons employé le terme "verbe négatif", c’est parce qu’ils forment leur pluriel sur le modèle de :
58tekint : tekint – e – nek
59legyint : legyint – e – nek
60NINCS : NINCS – E – NEK
61SINCS : SINCS – E – NEK
62(d’où par régression non-analytique une deuxième forme pour le singulier NINCSEN et SINCSEN).
63En outre, il y a cette régularité bien connue :
64VAN + NEM – > NINCS
65VANNAK + NEM – > NINCSENEK
66Si dans nincs l’usage linguistique ne décèle plus clairement un élément de base A + monème de négationcomme nous avons proposé plus haut pour le schéma négatif, il l’emploie dans ce sens là, à la place de *nem + van, donc la valeur de NINCS ne peut être que cela malgré la différence phonologique.
67Voici maintenant comment procède le hongrois pour la négation

68Dans les deux cas de gauche, à part ces monèmes de négation (qui sont d’ailleurs obligatoires pour que négation soit faite et qui ne sont pas compatibles entre eux = l’emploi de NINCS/SINCS exclut celui de NEM/NE) il peut y avoir, dans chacune des deux colonnes, les autres mots de négation, donc : SENKI/SEMMI
69SEMMILYEN SEHOL
70SOHA SEHOL etc.
71Remarque : peuvent former énoncé étant seuls : tous, sauf SEM/SE et SINCS.
72Dans ce tableau on ne voit pas la manifestation de la négation lexicalisée avec ses nominalisations du type tehetetlen – tehetetlenség, voir à ce sujet la contribution de Anne-Marie Loffler-Laurian dans ce volume.
73Remarques :
742.1.1. La régularité de répartition de NEM/NE n’est pas valable pour SEM/SE (ce fait est reconnu comme tendance dans MMNYR : Vol. 2, p. 54). En effet dans le corpus que nous avons examiné on voit SEM/SE employés l’un pour l’autre, ce qui correspond d’ailleurs à l’usage de la langue parlée, par exemple :
75se ház, se fa, semmi sem látszott ; kutya se vakkant, madár se csippent (ni arbre ni maison, on ne voyait rien : pas un chien à glapir, pas un oiseau à pépier).
76eiviszi Öket, seriki se tudja hová
77(il les emmène personne ne sait où)
78sót Frenc se válaszolt
79(en plus Ferenc non plus n’a pas répondu)
80L’auteur, Móra Ferenc, écrit ’semmi sem’ mais ’senki se’, ailleurs c’est le contraire ; pour donner le sens de ’ni... ni’ il préfère se... se. Un autre écrivain, Devecseri Gabor, écrit plutôt sem... sem. Formellement il y a d’autres différences entre NEM/NE et SEM/SE :
81– – NEM/NE "regardent à droite", ils précèdent le mot à nier :
82nem kell rosszra gondolni ’il ne faut pas penser à mal’
83ne gondolja Vali...’que Valérie ne pense pas...’
84Dans le cas de la négation renforcée par IS : NEM IS / NE IS se comportent comme NEM/NE tout seuls, le point d’ancrage reste quand même sur kell/gondolja :
85NEM IS kell rosszra gondolni
86NE IS gondolja Vali etc
87alors que SEM/SE, à moins de servir d’exclusion énumérative, suit le constituant tout en pouvant "regarder des deux côtés" : én SEM kiáltok ’moi non plus je ne crie pas’.
88Dans én sem on exclut én des sujets possibles en compagnie d’autres exclusions ; le parallélisme de structure de :
én sem kiáltok | avec |
89– Une deuxième différence réside dans le fait que SEM/SE contiennent dans leur forme même l’élément de renvoi /S/ dérivé de IS
90NEM + IS – > NEM IS mais IS NEM – > SEM/SE.
91IS et /S/ (dans SE(M) par rapport à NE(M) et dans SINCS par rapport à NINCS) ont une fonction de renvoi au contexte ou à l’un de ses éléments ou encore à toute la situation :
nincs is könyvem – könyvem sincs | ’je n’ai pas de livre’ |
nem is ment el – el se (m) ment | ’il n’est pas parti’. |
922.1.2. On trouve par contre des exemples où la fonction de cet élément /S/ est une simple emphase, c’est la négation d’insistance, au lieu d’un renvoi au contexte :
93nem IS erról van szó = nem erról van szô emphatique
94el SEM tudom képzelni = nem tudom elképzelni emphatique
95o is azt mondja, hogy ilyen szépet sose látott. Pedig nincs a képen semmi szép se" (Móra F.).
962.1.3. D’autre part, par effet d’insistance et par attraction phonétique, on voit apparaître très souvent deux mots de négation tous deux commençant par S : au lieu de : S.... N....
97on a : S.... S....
98Exemples :
99de levelet sehol se tudtak neki mutatni (au lieu de sehol nem)
100’mais de lettres, on ne pouvait lui en montrer nulle part’
101"szétosztani azok között, akiknek semmije sincsen’ (semmije nincsen)
102’partager cela entre ceux qui n’ont rien’.
1032.1.4. A part ce phénomène d’ordre phonétique, il y a d’autres faits qui sont impliqués dans la négation en hongrois : emphase, ordre des mots, thématisation :
104l’incidence sémantique dépendra de l’emphase :
105nem otthon írtam meg (exclusion de otthon pour l’acte d’écrire)
106l’ordre des mots peut jouer dans les thématisations
107otthon nem írtam meg
108de hogy aztán vissza nem jôtt (a férj), az ozvegy banataban
109osszeszokott az itallal
110’comme (le mari) ne revint plus, la veuve dans son chagrin se mit à boire’
111(vissza nem jött pour nem jött vissza).
1122.2. La négation en français.
113Monèmes de négation pouvant être employés seuls : NON /_NE / PAS.
114Monème de négation lexicalisée s I + consonne (réalisé / i, ε + consonne) ; écrit im-, in-, ir-.
115Combinaisons de plusieurs monèmes :
NE – PAS | pour la négation des verbes, |
NE – PERSONNE | comme pronoms négatifs |
NE – AUCUNE | comme adjectifs négatifs |
NE – NULLE PART | comme circonstants négatifs |
116Les exemples abondent pour ces mots négatifs et il peut sembler que leur emploi ne pose pas de problème ; quelques remarques suivront quand même.
1172.2.1. L’analyse traditionnelle veut qu’il y ait un seul monème négatif fonctionnant seul s NON.
118Pour NE seul et PAS seul on prend presque toujours comme point de départ la combinaison NE – PAS avec chute de NE ou PAS. Or il faut plutôt voir que dans certaines circonstances NE ou PAS suffisent à eux seuls à exprimer l’idée de la négation et à affecter dans ce sens l’énoncé ou l’un de ses constituants :
119Pour PAS seul, du type c’est PAS poli on revient tout le temps à ce n’est pas poli alors que les deux énoncés peuvent être différents et par leur structure et par leur sens. Le rapport être x poli est exclu dans le langage parlé dans c’est pas – poli ; mais c’est – pas poli pose une qualité négative (voir plus haut : 1.1.).
120Dans l’acte de parole, lors des réalisations du type c’est pas poli il serait difficile de dissocier les deux analyses possibles ; toujours est-il que les deux restent valables : cela peut amener par la suite une différenciation dans les fonctions négatives.
121Il y a un cas où l’emploi de PAS seul semble être obligatoire au lieu de NON- ou IM-, dans les phrases du type :
122c’est un enfant pas comme les autres ’nem olyan gyerek mint a többi’
123et puis ils s’enhardissent, encore un peu inquiets, pas tout a fait sûrs
124d’eux (’aztán vakmerobbekké válnak, elobb kissé meg nyugtalanul, nem
125teljesen bizva magukban’).
1262.2.2. Pour NE seul il y a des règles précises
127– avec certains verbes : oser, pouvoir, savoir qui ne nécessitent pas la forme complète :
128l’homme ne cesse d’évoluer’a.z ember állandôan fejlodik1
129– dans des propositions subordonnées où ne (seul) apparaît en emploi "explétif" facultatif :
130après avant que ou sans que :
131avant qu’il (ne) parte ’mielott elmegy
132après un verbe de crainte ou d’empêchement (craindre, empêcher, éviter)
133je crains qu’il (ne) vienne ’félek hogy eljön’
134qu’il ne vienne pas ’hogy nem jön el’
135(mais pas de ne après l’expression n’empêche que ’azért mégis’ :
136n’empêche qu’il a raison ’de azért neki mégis igaza van’)
137après un verbe de doute lui-même employé négativement :
138je ne doute pas qu’il (n’) accepte’biztosra veszem, hogy elfogadja’
139après plus/moins que :
140plus bête qu’on (ne) le pense ’butább mint gondolnánk’
1412.2.3. Pour les monèmes de négation lexicalisée (im-possible, im-mobile, ir-reel, etc.) voir l’étude de Anne-Marie Loff ler-Laurian dans ce volume.
142Il y en a par contre quelques-uns qui sont moins généralisés donc moins fréquents que IM- IN- IR-.
DIS- | dans certains mots disgracieux = * in-gracieux |
A- | anormal, agrammatical |
MÉ- | dans certains mots : mécontent = * incontent |
MAL- | dans certains mots s malhabile pour inhabile qui est de valeur littéraire ; mais non négatif dans mal aimé une opposition parfaitement négative s heureux/malheureux. |
1432.2.4. Dans l’énumération ci-dessus l’ordre des éléments n’est pas significatif :
144NE – NI – NI ou NI – NI – NE
145NE – PERSONNE ou PERSONNE – NE
146NE – RIEN ou RIEN – NE
147NE – AUCUN ou AUCUN – NE.
148Dans telle ou telle structure par contre il y a un ordre établi, ou encore l’ordre des éléments peut avoir une pertinence :
149je n’ai vu personne – fonction objet de personne
150personne n’est venu – fonction sujet de personne
151NE + verbe a une forme conjuguée ou participiale + PAS
152je ne dors pas : en ne dormant pas
153par contre : NE + PAS + infinitif ; ne pasavaler.
1542.2.5. Il faut également envisager les compatibilités des mots négatifs avec les modalités des noms. Par exemple :
155NE – PAS -+- le/la/les-–-le/la/les
j’ai le livre | je n’ai pas lu le livre |
156– +- un/des-– de....(s)
j’ai trouvé un disque des disques | je n’ai pas trouvé de disque(s) |
157– +- un/une-– peuvent rester, avec un sens d’emphase
158un/une
159je n’ai voulu emporter que le strict nécessaire, je n’ai pas emporté un bijou : (= aucun bijou).
160son/sa, etc.– son/sa, etc
j’ai trouvé son calepin | je n’ai pas retrouvé son calepin |
1612.2.6. Ce que nous avons dit à propos des critères de la phrase négative reste valable ici. Je considère comme phrase négative le type s
162mais Martereau ne veut rien, (I ne cherche à éveiller ni l’envie ni l’admiration
163Les deux prédicats verbaux sont à la forme négative ; mais non la phrase du type :
164ce n’est pas lui qui veut quelque chose
165mise en relief négatif de "lui" + phrase positive.
166Par contre ce n’est pas lui qui ne veut rien
167est une phrase négative.
1682.2.7. La fonction négative des mots de négation ne les empêche pas de servir dans d’autres types de structures, par exemple pour exprimer dans une autre combinaison, non pas le rapport d’exclusion mais le rapport de restriction : NE – GUÈRE (ex : je ne risque guère de perdre) ou le rapport de mise en relief avec exclusion des autres possibilités : NE – QUE (ex. je n’ai voulu emporter que le strict nécessaire), ou encore en emploi emphatique (sans restriction) de NE – QUE :
169(ex. : on ne connaît que trop ce genre de raisonnement").
170ou enfin la mise en relief sans exclusion : RIEN QUE (ex. : ca va coûter tres cher, rien que la main d’oeuvre est hors de prix, vous vous rendez compte !).
1712.2.8. Tout ce qu’on conçoit comme mot négatif ne l’est pas toujours :
172RIEN, PERSONNE, JAMAIS, peuvent être employés dans un sens positif :
173il se fâche pour un rien (rien substantivé)
174c’est fini a jamais.
3. Approche contrastive
175Dans cette partie, il faut envisager d’une part les phénomènes qu’on a en partant du français, d’autre part ceux qu’on a en partant du hongrois.
3.1. En partant du français
176Les réalisations de la négation du français ne posent guère de problème particulier dans la traduction par exemple.
177On arrive facilement à des schémas :
NE verbe PAS – | NEM verbe |
NE verbe NI nom NI nom – | NEM verbe SE(M) nom SE(M) nom |
NE verbe PERSONNE (objet) | SENKI/t (ou autre cas) NE(M) ou |
PERSONNE NE verbe – | SENKI NEM ou SE(M) + verbe |
IL NE – PERSONNE il n’est venu personne | NEM – SENKI |
178(etc. : NE – JAMAIS = SOHA NE(M) ou SE(M) ;
179NE – PLUS = többet nem ; már nem).
180Là où il peut y avoir des difficultés, c’est du fait des possibilités de non-concordance : cf. Jean Perrot). En outre on peut trouver des emplois en français où soit la formule négative soit le monème négatif correspondent en hongrois :
1813.1.1. A un procédé négatif, avec une autre conception et une autre expression de la mise en exclusion. Exemple :
182tout le monde ne sera pas admis (en parlant d’un examen, par exemple)
183hg. nem mindenkit fogadnak el au lieu de mindenkit nem fogadnak el.
184fr. ne – pas – que – hg. nemcsak
185je n’aime pas que la musique classique
186nemcsak a klasszikus zenét szeretem
187(pour le schéma NE verbe QUE – CSAK ou NEM verbe CSAK, v. plus bas).
1883.1.2. Il y a bien une phrase négative du côté hongrois, mais il peut y avoir un changement de mode verbal ou de verbe même. Je cite quelques phrases à titre de curiosité sans vouloir aller plus loin, car ici il s’agit de phrases presque situationnelles qui témoignent une fois de plus d’une autre valeur et d’un autre emploi des verbes ou des noms :
189on ne se promène pas pendant les messes
190ne mászkáljunk a mise alatt
191(au lieu de : a mise alatt nem mászkálunk).
192ça, je ne veux pas savoir
193ez nem tartozik rám
194(au lieu de : ezt nem akarom tudni)
195cela ne me regarde pas
196ez rám nem vonatkozik
197(au lieu de : ez nem néz engem).
198pas si bête que ça
199nem is olyan hülye
200(au lieu de s nem olyan hülye mint ez – qui veut dire autre chose).
2013.1.3. fr. Préposition NE PAS / PLUS etc. + INFINITIF
202– hg. hogy NE/M verbe (au lieu de *NEM + INF.).
203Exemple :
204Prière de ne pas stationner : sortie de voiture
205kérjük (hogy) ne parkírozzon a (kocsi) kijáró elött
206(on met plutôt en Hongrie : várakozni tilos ou tilos a várakozás).
2073.1.4. A un procédé non négatif, alors qu’il existerait une traduction parallèle avec une négation : il s’agit là de certains verbes + Préposition * INF en fr.
208Exemple :
209l’homme ne cesse d’évoluer
210az ember állandóan feflödik
211(au lieu de : az ember nem hagyja abba a fejlódést).
2123.1.5. Nous avons déjà parlé (2.2.7.) des procédés de restriction et de mise en relief : là encore en hongrois normalement il n’y a pas de phrase négative (ni de procédé négatif) :
213je ne connais guère ce phénomène-là
214alig ismerem ezt a jelenséget ;
215il n’aime que la musique classique
216csak a komoly zenét szereti
217(mais une traduction possible : nem szereti csak a komoly zenét)
218on ne connaît que trop ce genre de raisonnement
219túl jól ismerjük ezt a fajta okoskodást
220(ou nagyon is (jól) ismerjük)
221rien qu’à la rue Mouffetard, il y en a une dizaine, de restaurants grecs
222egyedül a Mouffetard utcában van vagy t (z görög étterem
223(ou ha csak a Mouffetard utcát vesszük/veszem).
2243.1.6. Il y a une structure moins fréquente en français (qui a sa structure opposée d’ailleurs) du type :
225à moins qu’il ne vienne – hacsak el (nem) jön
226à moins qu’il ne vienne pas – kivéve ha nem jön el (hacsak nem jon el)
2273.1.7. Il y a des structures, des tournures figées en français qui ne sont plus soumises à la commutation paradigmatique ; là, en hg., il faut considérer chaque cas. Exemples :
– ne serait-ce que | – hacsak azt (nem) vesszük hogy – akármelyik/bármelyik – elég az hozzá hogy |
228Remarque : tout ce qui est RIEN, JAMAIS, PERSONNE, n’indique pas toujours une négation :
229sans compter jamais sur personne – anélkül hogy bármikor is/ vaiaha is
230számitana / számitott volna valakire
231il se fache pour un rien ’minden kis semmiségért megharagszik’.
3.2. En partant du hongrois
232Outre ce que nous avons examiné dans le chapitre sur la négation en hongrois (2.1.), voici ce qui peut poser des problèmes.
2333.2.1. On a l’habitude de faire contraster le système français avec le système hongrois en disant qu’en fr. il y a une "double négation" alors qu’en hg. il n’y en a qu’une simple. Il est vrai que NE(M) + verbe et NINCS * nom verront leur correspondants se réaliser par un signifiant discontinu de la négation : NE – PAS. Mais c’est à peu près tout ce qu’on peut en dire, car dans les phrases toute autre négation en hg. se compose d’au moins deux éléments, tout comme en fr. :
234MAR NEM + verbe – NE – PLUS
már nem tudom folytatni ma | je ne sais plus continuer aujourd’hui je ne connais personne ici. |
235Il est à remarquer que már nem + verbe n’est pas la négation de már + verbe
236már nem tudom folytatni ne vient pas de már tudom folytatni.
237Pour que la phrase soit négative en hg., à part la présence de SENKI(T) SEMMI(T) SEHOL etc., il faut que le prédicat verbal soit à la forme négative ; cf : * ismerek itt senkit – nem ismerek itt senkit (cf.2.1.).
238Remarque : à défaut de verbe, il y a "simple négation"
sehol egy lélek | nulle part une a me qui vive. |
2393.2.2. Dans le cas de mise en relief ou de thématisation (par emphase et/ou par ordre des mots) en hg. le rapport mentionné d’incidence syntaxique/incidence sémantique entre en jeu ; ou encore le français peut avoir recours à la formule emphatique c’est – que tout en gardant la possibilité de thématisation à son tour ;
kávét nem iszom reggel | je ne bois pas de café le matin |
240nem vetítem le a diaképeimet, hanem kinagyittatom
241je ne projette pas mes diapos, je les fais agrandir sur papier.
242Ici, il est également possible en hongrois de recourir à une emphase :
243nem levetítem, hanem...
244En français, ce procédé d’emphase très forte par la prosodie n’est guère possible, mais une mise en relief légère peut affecter le verbe :
245je ne les projette pas, je les fais tirer.
2463.2.3. Il apparaît que már nem et tobbet nem/tobbe nem vont vers une seule formule en français : ne – plus :
már nem fázunk többé nem látjuk a Mont Saint-Michel-t | on n’a plus froid |
247Par contre, si tobb/et a le sens de "davantage", "de plus en plus", sa forme négative donnera : ne – pas – plus
tobb nem kell nekem (abbol) | il ne m’en faut pas plus |
2483.2.4. Le jeu d’alternance de :
249verbe + hogy + ne + verbe (au subjonctif)
250verbe + nehogy + verbe (au subjonctif)
251n’a pas son équivalent en français et la différence de sens peut être saisie dans les phrases du type
irjál nekik hogy ne jöjjenek irjál nekik nehogy jöjjenek | "écris leur de ne pas venir" ("écris leur qu’ils ne viennent pas") "écris leur de peur qu’il ne viennent"). |
252En Français, il y a une autre alternance
253pour que – ne + ne verbe + pas
254pour (ne) pas que + verbe
255Ici, il y a une différence de niveau de langue : le langage parlé préfère la formule pour (ne) pas que + verbe
256lâche-moi ça pour pas que ça se casse "ereszd el nehogy eltörjön".
2573.2.5. Il peut y avoir une difficulté dans le passage du hg. en fr. du fait que la négativisation des circonstants fonctionne d’une façon plus universelle en hg. qu’en fr.
(vala) ki – senki | qui/quelqu’un – personne |
Mais : mennyi – semennyi | combien – ? aucune quantité |
258En réalité, on peut quand même rendre le sens des phrases hongroises contenant semennyi, sehanyadik :
van valamennyi pénzed ? Semennyi | tu as de l’argent ? Non, rien. |
2593.2.6. Senki, semmi ont un statut à part, dans la mesure où ils peuvent prendre les suffixes de possessivation :
senki + m/d, etc. | semmi + m/oetc. |
260mais s * sehol + om, * sosé + m.
261Cette possibilité de possessivation ne confère pas à senki, semmi une précision, car senkim peut signifier le manque de toutes les personnes que le locuteur considère comme les siennes, par quelque relation que ce soit (familiale, amicale, sociale), et semmim le manque de tout ce qu’on peut posséder. Alors il faut considérer le contexte suivant lequel le français peut ne rien préciser, ou décrire par un autre moyen.
262Exemple :
263ket hétig beteg voltam, de senkim sem Jött el meglátogatni
264= comme j’étais malade pendant 15 jours
265– personne n’est venu me voir
266– aucun ami n’est venu me voir
267– personne de mon entourage (ou de ma famille) n’est venu
268– aucun de mes collègues, etc.
2693.2.7. Il y a des tournures où un monème négatif apparaît dans une autre fonction ; par là toute la tournure perd sa valeur négative : alighanem, dehogynem, hogyne, hanem.
270Exemples :
271és te egyetértettél ? – Hát hogyne !
272"et tu étais d’accord ? – Mais bien sûr"
273az opera vége alighanem 11 után van
274"la fin de l’opéra doit être après 11 heures".
275Remarque : semhogy/nemhogy + verbe ne rend pas la phrase négative, mais la structure elle-même est négative : nem/sem ici se rattache à hogy.
276nem hogy siratni kellene a hadifoglyot, hanem orülni kell neki, hogy elfogták
277"au lieu de plaindre le prisonnier de guerre il faut se réjouir de ce qu’il ait été pris".
278D’autre part, la fonction négative peut être remplie par une expression qui n’est pas négative ailleurs ou qui ne contient pas l’un des monèmes négatifs usuels.
279Exemple :
280– üljôn le – jaj dehogy ülök le, szaladok haza
281"mai oui que je vais m’asseoir, je rentre en vitesse".
282Emploi occasionnel en un sens négatif :
283egy/a fenét : egy fenét értetted – "tu n’y as compris que dal"
2843.2.8. Dans certaines expressions le sens négatif de l’ensemble est oublié (mais la structure elle-même reste négative) : il y a même un changement de sens, mais non de fonction des monèmes négatifs :
285hirtelen (cf.1.1.1.) ne s’oppose plus à hîrrel, encore moins à híres, mais a pris le sens de "subitement", comme varatlanul, qui ne s’oppose plus à várt módon, vârhatôlag : váratlanul elhunyt"subitement décédé" ;
286esztelen ne s’oppose plus à eszes : milyen esztelen ez a gyerek "quel hurluberlu, ce gosse !".
Notes de bas de page
1 Jean Perrot, "Analyse Constrastive et Niveaux de Structuration" paru dans Etudes de Linguistique Appliquée, n 27, juillet-septembre 1977 (Hommage à Paul Pimsleur).
Notes de fin
1 Communication au Colloque de Linguistique Contrastive Français/Hongrois, Mátrafüred, Hongrie, 1976.
Auteur
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