Contrastivité différentielle
p. 29-38
Texte intégral
1Dans le domaine de la didactique des langues, le "contrastif" a mauvaise presse : on craint des perturbations éventuellement causées, chez l’apprenant, par le recours, conscient ou non, à la langue maternelle dans les phases de compréhension et de production en langue étrangère. Des percées "téméraires" ont eu lieu il y a quelques années déjà chez les didacticiens : on a considéré longtemps l’analyse contrastive, la comparaison des langues I et 2, comme un outil d’appréciation pour l’enseignant ; cette analyse devait permettre une meilleure compréhension des erreurs produites par les apprenants, du moins des erreurs de type interférentiel. Que ce soit au niveau des structures (+ Cestern es hat geregnet), des lexèmes (+ Ich weiss Deutsch), des phonèmes (Fisch prononcé comme fiche) : les exemple d’interférence entre le français et l’allemand ne manquent pas. Cette perspective peut effectivement éclairer l’action pédagogique, et il n’est pas question de la rejeter. La mise à jour des "contrastes" n’est peut-être même pas achevée ; une théorie de. la comparaison a-t-elle même été élaborée ?
2Cependant, l’expérience quotidienne de l’enseignant, de même qu’un grand nombre d’études lapsologiques1 ont montré sinon l’insuffisance de cette analyse comme principe explicatif, du moins son caractère parcellaire : il y a des erreurs "aberrantes" et d’autres erreurs "internes", c’est-à-dire dues à la structure de L2 elle-même2.
3Notre propos n’est pas ici de poursuivre ce débat sur le rôle lapsologique des contrastes, mais de modifier radicalement la perspective en intégrant ces contrastes dans un modèle de production en langue 2, dans le processus d’apprentissage lui-même. En effet, s’il est intéressant, pour l’enseignant, de connaître l’origine de certaines erreurs des apprenants, il importe encore plus que l’apprenant puisse contrôler son apprentissage, et par là même engager un processus autonome de correction des erreurs. La difficulté de l’étude de cette intégration des contrastes dans les processus psycholinguistiques mis en oeuvre dans l’apprentissage n’échappera a personne. La didactique des langues ne saurait cependant occulter le problème, et c’est dans cette perspective que nous définissons la "contrastivité" comme le lieu des conflits mentaux et langagiers déclenchés par les contrastes entre L1 et L2.
4Les processus de production et de compréhension du langage sont si complexes, mettent en oeuvre des activités si diverses et si peu explorables que leur analyse – forcément pluridisciplinaire, au carrefour de la psychologie, de la pragmatique, de la linguistique, de la neurologie – ne peut avoir qu’un caractère largement hypothétique. La position du problème est simple et reconnue de tous les chercheurs de tous les horizons : que se passe-t-il entre le moment où un émetteur conçoit une "intention de parole" ou un "projet sémantique" et le moment où ce projet s’actualise en une suite linéaire et organisée de signifiants linguistiques, et d’autre part entre le moment où un récepteur perçoit cette suite et le moment où il la "comprend" ? Même la linguistique générative et transformationnelle, qui pensait, à l’origine, avoir trouvé la clef de ce problème grâce à la distinction entre les structures profondes et les structures de surface, semble avoir renoncé définitivement à étayer ses thèses en ayant recours à des procédures expérimentales, de peur, vraisemblablement, de voir précisément ces thèses contredites par la réalité psycholinguistique3.
5Dans ce contexte, on peut considérer les énoncés linguistiques comme le résultat de véritables opérations de "traduction mentale" (ce type de traduction mentale sera appelé par la suite TMA : traduction mentale de type A), c’est-à-dire la traduction en signes linguistiques de réalités, ou entités mentales, que cette traduction se fasse dans le sens entités mentales –-> signes linguistiques (émetteur) ou dans le sens signes linguistiques-–-> entités mentales (récepteur). Dans la langue maternelle, le locuteur se sert des moyens linguistiques dont il dispose, pour "traduire", plus ou moins directement, un "signifié", une entité sémantique incluse dans une situation d’énonciation. Dans une langue seconde, au contraire, cette traduction mentale n’aboutit pas généralement immédiatement aux signes linguistiques, mais a tendance à être suivie d’un deuxième type de traduction mentale, au sens où on l’entend le plus communément : la traduction des entités mentales vers les signes linguistiques ne se fait pas directement, mais médiatement, par l’intermédiaire d’énoncés linguistiques internes plus ou moins formés en langue maternelle, traduits ensuite (au sens linguistique du terme) en langue 2, plus ou moins correctement. Nous appellerons cette traduction mentale TMB, traduction mentale de type B.
6Il faut cependant nuancer cette description : en effet, la traduction mentale "linguistique" (TMB) est un phénomène soumis à un grand nombre de variables chez les apprenants :
variable de l’âge, tout d’abord ; il semble bien que plus se développent les fonctions réfléchies, l’ "abstraction réfléchissante", plus le recours à cette traduction est fréquent.
variable du degré de conscience des opérations effectuées : cette variable est en partie liée à la précédente, car elle est fonction des capacités de "distanciation" par rapport au langage produit, capacités de rétroaction, d’anticipation, c’est-à-dire de contrôle postérieur ou antérieur dont nous aurons à reparler par la suite.
variable du degré de "conflit" mental provoqué par l’écart entre l’intention sémantique et les moyens linguistiques dont dispose l’apprenant pour traduire cette intention en signes linguistiques. Ce conflit peut d’ailleurs se situer à deux niveaux : ou bien le projet sémantique à transmettre "résiste", de par la difficulté qui lui est inhérente, à une mise en forme linguistique et passe d’abord, par commodité, par une formulation en langue I, ou bien le signifiant linguistique correspondant à ce projet n’est pas immédiatement à la disposition du locuteur, et c’est alors la langue I qui s’impose à nouveau.
7Ce conflit n’existe d’ailleurs pas obligatoirement à tout instant : même chez les apprenants débutants se développent des automatismes langagiers qui permettent précisément une libération de ce passage par la langue I. Ces automatismes concernent surtout les phraséologies liées à des situations particulières (salutations, échanges rituels de la vie sociale...). Certaines tendances actuelles de la didactique des langues, qu’elles se définissent comme approche notionnelle ou approche communicative, ont pour objectif primaire une extension systématique de ces automatismes, en particulier dans des situations de dialogue : expression du regret, de la surprise, de l’approbation, de la critique... L’objectif ultime de cette approche est évidemment le montage d’automatismes langagiers et par conséquent la mise en relation immédiate entre l’intention de parole et sa traduction linguistique. Le rôle que l’on a voulu faire jouer en partie aux images dans la méthodologie audiovisuelle semble maintenant dévolu à cette mémorisation de formules toutes faites, l’image servant le plus souvent simplement à présenter ces situations stéréotypées.
8- variable du type d’apprentissage : il faut distinguer les deux types d’apprentissage fondamentaux que sont l’apprentissage "naturel", en situation, dans le pays de la langue 2, et l’apprentissage "non naturel", qui est l’apprentissage de type scolaire. Il est certain que les modalités différentes de ces apprentissages entraînent des différences dans le comportement mental des apprenants, en particulier dans la relation avec la langue I ; et peut-être faudrait-il encore distinguer plusieurs types d’apprentissages scolaires selon la méthodologie utilisée. Mais ceci est un autre problème... Il est en tout cas vraisemblable que dans une situation d’apprentissage "naturel" le passage de l’intention de parole à sa traduction linguistique (TMA) soit plus durablement immédiat que dans une situation de type scolaire. D’ou l’appellation de "bain linguistique" appliquée à certaines méthodes prétendant recréer le milieu naturel. Ceci ne veut pas dire que dans la situation "naturelle" les erreurs dues aux différences entre L1 et L2 soient absentes4, elles sont peut-être moins nombreuses, mais elles sont certainement plus rarement le produit de traductions mentales de type linguistique (TMB).
9Toutes ces variables ne doivent pas cependant masquer la différence fondamentale entre le modèle de production en L1 et le modèle de production en L2 ; on peut schématiser ainsi cette différence :
10Modèle de production en L1 :

11Modèle de production en L2 :


12Il existe, notons-le en passant, un autre modèle de production caractérisé par le changement de code (code switching), dont on trouve des exemples dans certains territoires dialectophones, et en particulier en Lorraine germanophone, et que l’on peut représenter ainsi (L1 et L2 sont les deux codes en question) :

13TMA en L1 et TM A en L2 alternent selon un rythme qu’il ne peut être question d’analyser ici.
14Cette description schématique recouvre largement l’analyse que A.A. Leontiev fait du processus de production en langue étrangère : "In the early stages of mastering a foreign language, the transition from the programme to the actual utterance is not achieved directly as programme – > utterance, but is effected through the médiation of the mother tongue, viz. programme – > utterance in the mother tongue – > utterance in the foreign language"5.
15Ce qui nous intéresse ici, c’est d’analyser le passage de TMA à TMB en termes opératoires, analyse que précisément nous trouvons un peu sommaire chez Leontiev : "There are three different types of transition from operations in the mother tongue to those used in the foreign tongue. The first type is simple transference of the operation to new linguistic material. The second is the sort of transference which requires corrections and clarification (both Russian and German are inflected languages, but one cannot simply put a German Dativ where the Russian has a dative). The third type is where the operation has to be formed from scratch (if we teach Russian to a Vietnamese he will have to form all the operations connected with the grammatical aspects of the utterance)6.
16Il y a certainement plus de trois types de transfert de TMA à TMB ; et si l’on veut les différencier, on peut commencer par distinguer les macro-contrastes, c’est-à-dire les contrastes qui font partie des catégories d’opérations définissables linguistiquement et universellement, et les micro-contrastes, c’est-à-dire les contrastes considérés dans leur spécificité opératoire pour des langues I et 2 particulières.
17La constrastivité "différentielle" se manifeste en effet d’abord au niveau des macro-contrastes : la première distinction concerne, dans les cas de production orale, la production des éléments linguistiques non porteurs de sens, non sémantiques, c’est-à-dire les phonèmes, et d’autre part la production des éléments linguistiques porteurs de sens, à savoir les morphèmes, les lexèmes, les taxèmes et dans une certaine mesure les prosodèmes. La production des phonèmes met en jeu, en effet des mécanismes de motricité, des choix d’ordre purement physiologique, ce qui ne veut pas dire que ces choix soient les plus faciles et les moins complexes. On sait que la conscience des mouvements articulatoires est délicate, et d’autre part que la variabilité des contrastes est très grande selon les individus : les habitudes phonatoires en langue I ne sont pas homogènes dans une communauté linguistique ; il faudrait que chaque apprenant se demande d’abord à quelle catégorie de "phonateurs" il appartient, à celle, pour ne prendre qu’un exemple, qui prononce le "i" français / !/ ou à celle qui le prononce /i/. Il est clair que l’appartenance à un groupe ou à un autre modifiera considérablement les problèmes de production des phonèmes / !/ et /i/ en allemand.
18Les éléments porteurs de sens supposent des opérations, des choix psycholinguistiques d’une toute autre nature. Ce qui est en jeu ici, c’est le projet sémantique dans son ensemble, un projet qui va trouver sa traduction dans les multiples relations entre les éléments linguistiques porteurs de sens, grâce à l’interaction des lexèmes, des morphèmes, des taxèmes (ordre des éléments sur la chaîne) et accessoirement des schèmes prosodiques. Parmi ces systèmes, on peut dégager une hiérarchie, des paliers d’abstraction, qui correspondent, là encore, à des mécanismes psycholinguistiques differents. Le premier palier serait constitué par l’appareil morphologique, important, comme on sait, en allemand : il s’agit des signes "observables", morphèmes que l’on pourrait hiérarchiser à leur tour selon qu’ils existent, ou non, dans les deux langues, et s’ils existent dans les deux langues, selon qu’ils y exercent, ou non, la même fonction ; il existe en français, comme en allemand, des morphèmes de temps, de mode, de personne, accrochés au verbe, mais en allemand seulement des morphèmes de groupe nominal, ces morphèmes pouvant exprimer des relations fort différentes, par exemple, pour l’accusatif : den ganzen Tag arbeiten, in den Wald gehen, ohne seinen Hund, den Berg hinuntergehen, den Baum nicht sehen...
19Le deuxième palier comporterait les relations exprimées par la position relative des lexèmes les uns par rapport aux autres, avec une distinction entre les relations exprimées par un signe explicite, syndétiques, et les relations non exprimées par un signe explicite, asyndétiques, dans la coordination ou la subordination.
20Le troisième palier concernerait l’organisation de la proposition en thème, phème et rhème, et le quatrième l’organisation du discours, c’est-à-dire l’organisation de l’enchaînement des propositions, avec, en particulier, le problème de l’occupation de la première place.
21Chacun de ces paliers représente dans tout couple de L1 et L2 un lieu de contrastivité différentielle, dans la mesure où les mécamismes de réflexion et d’anticipation7 requis pour la production de L2 supposent des choix différenciés : choix de types articulatoires, choix de formes, choix de schémas syntaxiques, sans oublier les choix de lexèmes co-présents à tous les degrés de la hiérarchie.
22Mais il est peut-être plus intéressant encore d’examiner les micro-contrastes en prenant trois exemples illustrant les différences de contrastivité pour les francophones qui produisent :
des groupes nominaux allemands comportant un adjectif épithète,
des groupes prépositionnels allemands exprimant soit une relation locative, soit une relation directionnelle,
des syntagmes verbaux soit à base "sein" soit à base "werden".
23En ce qui concerne le premier de ces problèmes, précisons, pour simplifier, que si l’on met à part le cas des génitifs masculin et neutre singulier dans le type II, la morphologie du groupe nominal allemand avec adjectif épithète fonctionne selon deux modes :
le type I, caractérisé par le fait que c’est le déterminatif qui porte la marque la plus "informative", la plus différenciée ;
le type II, caractérisé par un transfert de cette marque sur l’adjectif, soit parce qu’il n’y a pas de déterminatif, soit parce que ce déterminatif est défectif (par exemple, certains déterminatifs, ein, kein et les possessifs, sont défectifs à trois cas : le nominatif masculin singulier, les nominatif et accusatif neutre singulier).
24Lorsqu’un apprenant passe du projet sémantique à l’énoncé linéaire par l’intermédiaire de TMA et TMB, il doit, en particulier, se poser la question de l’appartenance de ces groupes nominaux au type I ou au type II, ce qui suppose éventuellement la résolution d’un "conflit mental" : l’origine de ce conflit réside non seulement dans le fait qu’en français les groupes nominaux fonctionnent très différemment, mais aussi dans le fait que, soit à cause d’un apprentissage antérieur, soit à cause d’une propension semble-t-il naturelle chez un francophone, pour qui les oppositions marquées du groupe nominal concernent surtout les oppositions des lexèmes article défini – article indéfini, les oppositions morphématiques étant largement neutralisées (diese graue Katze et eine graue Katze présentent les mêmes marques morphologiques, de même que ein guter Wein et guter Wein), les apprenants ont tendance à considérer les groupes comportant un article défini comme appartenant au type I et les groupes comportant un article indéfini comme appartenant au type II, ce qui est manifestement faux d’une part, dangereux et peu "économique" d’autre part.
25Reste le problème des mutants, c’est-à-dire de la classe des déterminatifs qui font fonctionner le groupe tantôt selon le type I, tantôt selon le type II. Seule la mémorisation des listes peut résoudre le problème, car il y a des cas de neutralisation au niveau des marques d’une part (le e de alle pourrait être analysé comme le e de diese – déterminatif – ou le e de transfert sur l’adjectif sans déterminatif), et d’autre part il faut savoir si ce mutant est considéré morphologiquement et sémantiquement comme D(éterminatif) ou A(djectif).
26On peut résumer schématiquement cet algorithme de résolution qui met en jeu des capacités de réflexion et de mémorisation, et prépare éventuellement une approche heuristique des notions de déterminatif et d’adjectif dans le groupe nominal :
27Le groupe nominal comporte-t-il un déterminatif ?

28Mais la question : ce déterminatif est-il marqué ? ne peut avoir de réponse à partir du seul français, puisque précisément en français le système de marquage est différent ; il faut savoir que les déterminatifs de la classe morphologique de "ein" sont défectifs à trois cas, et donc se demander si l’on a un tel groupe à "traduire".
29Le deuxième exemple de micro-contraste concerne apparemment aussi le choix de marques morphématiques, le choix entre les marques du datif et les marques de l’accusatif dans certains groupes prépositionnels. Mais le choix n’est pas ici fonction d’une typologie morphologique, de la présence ou de l’absence d’une marque, il est d’ordre sémantique : la relation entre la base et le groupe prépositionnel est-elle une relation locative ou une relation directionnelle ? C’est la réponse à cette question qui détermine le choix du datif ou de l’accusatif. La réponse à cette question n’est pas aisée pour un francophone, qui de par les structures de sa langue n’a pas à se la poser :
30Dans "Je vais en ville" – "Je suis en ville", les groupes prépositionnels "en ville" sont identiques, même si les relations sémantiques avec la base "vais" et la base "suis" sont différentes. Le fait que ces groupes sont identiques explique que les francophones ont quelque difficulté à percevoir cette opposition sémantique, et à la marquer en allemand dans la morphologie du groupe prépositionnel. Une difficulté supplémentaire réside dans le fait que soit à cause d’un apprentissage antérieur, soit, à nouveau, à cause d’une "propension naturelle", le choix sera fait le plus souvent en fonction de la nature de la base : un "verbe de mouvement" ou un verbe indiquant un changement de lieu entraînent l’accusatif, et inversement un verbe de "non-mouvement" entraîne le datif ; si cette équivalence fonctionne dans certains cas, elle n’en reste pas moins fausse fondamentalement, et "dangereuse" dans de nombreux cas : ankommen, landen, associés à des locatifs, zielen, pflanzen, graben, associés à des directionnels ! Et la liste des cas "bizarres" serait trop longue à énumérer ici...
31Enfin, il n’y a pas toujours correspondance des structures superficielles en français et en allemand : regarder quelque chose, mais auf etwas schauen, viser quelqu’un, mais auf jemanden zielen.
32Sans vouloir entrer dans les détails linguistiques de cette problématique, on voit la différence entre ce micro-contraste et celui qui concernait le traitement morphologique des groupes nominaux classés selon les deux types : si l’analyse sémantique fine (s’agit-il d’un déterminatif ou d’un adjectif ?) est quasiment inopérante dans le cas de la morphologie des groupes nominaux, elle est nécessaire ici (s’agit-il d’un directionnel ou d’un locatif ?), même si la mémorisation doit suppléer la réflexion dans quelques cas délicats.
33La contrastivite différentielle sera enfin illustrée par un troisième exemple de micro-contraste, à savoir le choix par l’apprenant francophone des lexèmes sein ou werden dans certaines structures verbales. Là encore, le français ne fait pas formellement, dans la plupart des cas, la différence entre la structure attributive (avec sein en allemand) et la structure passive (avec werden en allemand) : le verbe être peut être utilisé dans les deux types de structures (dans cette phrase précisément, "être utilisé" est intégré dans une structure passive). Et là encore, en français comme en allemand, l’opposition sémantique des deux structures existe bien. L’originalité, si l’on peut dire, de ce micro-contraste, surtout par rapport au micro-contraste entre le directionnel et le locatif est que l’opposition passif – attributif peut, en français, s’exprimer formellement de multiples manières, par exemple par l’utilisation du lexème faire s "se faire battre" – "geschlagen werden", ou par l’opposition des temps : "était blessé" – "verletzt worden ist". Il est délicat, là aussi, de trouver la question pertinente qui permettra de choisir la base verbale correcte. Une paraphrase du type "L’action de... est (était, sera...) – elle en train de se faire ?" sera peut-être une aide dans la majorité des cas ; il est clair que la question "S’agit-il d’une structure attributive ou d’une structure passive ?" se situe à un niveau d’abstraction trop élevé pour être opératoire.
34Les trois exemples de micro-contrastes que nous venons d’évoquer nous permettent de faire les remarques suivantes :
35– Le caractère "différentiel" de ces contrastes réside principalement dans les questions qu’il faut se poser pour résoudre le problème du passage de TMA à TMB, ou du moins elles sont un excellent révélateur de ces différences. Les questions "Le groupe nominal comporte-t-il un déterminatif ?" ou "Le déterminatif est-il marqué ?" s’opposent aux questions "S’agit-il d’un locatif ?", "S’agit-il d’un directionnel ?" ou bien "L’action de... est-elle en train de se dérouler ?", en ce sens qu’elles sont d’une part orientées vers la forme et d’autre part appliquées au code allemand et non au code français. La question "Le groupe nominal comporte-t-il un déterminatif ?" appliquée au groupe nominal français "d’une voix forte" doit en réalité se situer après la sélection lexicale et après la sélection syntaxique (absence d’article en allemand pour des séquences de ce type !), donc après la sélection "mit stark – Stimme", et porter par conséquent sur cette structure non encore bien formée morphologiquement.
36En revanche, la question "S’agit-il d’un directionel ou d’un locatif ?" s’applique dans la plupart des cas à la séquence française, dans quelques cas seulement à la séquence allemande (dans les cas, par exemple, où en français la relation syntaxique du groupe avec sa base est une relation de "complément direct d’objet"), et la question "L’action de... est-elle en train de s’accomplir ?" toujours à la séquence française. Ce sont en effet deux questions d’ordre sémantique.
37– Cette analyse fine des micro-contrastes sur le plan psycholinguistique questionne d’une certaine façon la linguistique didactique, sinon la linguistique tout court, dans la mesure où elle exige une description fonctionnelle et opératoire (on comprend ici le sens de ces deux termes) des faits linguistiques et l’efficacité la plus grande et la plus économique pour la résolution des problèmes de production.
38– Elle pose enfin le problème de la "verbalisation" des problèmes de production, c’est-à-dire du langage interne, que nous avons ici explicité, qui est anticipé par rapport à la production elle-même, ou qui du moins devrait l’être dans les phases d’apprentissage, dont l’émergence à la conscience peut être plus ou moins grande, que les didacticiens ignorent le plus souvent, ou dont parfois ils dénoncent au contraire la nocivité. Notre propos n’était pas ici de défendre un modèle didactique ; il est bien vrai aussi que le modèle de production en L2 que nous avons présenté plus haut ne peut être considéré que comme un modèle transitoire chez l’apprenant vers des processus plus automatisés ; nous plaidons évidemment pour une contrastivité "évolutive". Mais nous considérons cette "verbalisation" des contrastes comme la procédure obligée de toute véritable automatisation, comme une étape vers le modèle de production analogue à celui de L1.
39On voit donc que la différenciation des contrastes entre L1 et L2 ne saurait être limitée au niveau "strictement" linguistique. L’analyse fine de micro-contrastes entre l’allemand et le français a permis de mettre en évidence la composante psycholinguistique dans les processus de production. Il n’y a a pas d’un côté l’analyse du langage et de l’autre l’analyse des processus langagiers ; c’est au contraire l’étude de l’interaction des deux perspectives qui devrait intéresser aussi bien le didacticien que le linguiste, la composante "socio-linguistique", au sens large du terme, n’étant que provisoirement mise entre parenthèses.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, B. Py "Quelques réflexions sur la notion d’interlançue". Travaux Neufchâtelois de Linguistique décembre 1980 pp.31-54 et le numéro de la revue Encrages "Linguistique appliquée", 1979.
2 Cf. B.S. Phillips and L. Bouma "The acquisition of german plurals in native children and non-native adults". Studies in descriptiv Linguistics. J. Groos Verlag, 1980, pp.81-90.
3 Cf. J. Mehler s "La grammaire transformationnelle est une théorie qui porte sur les connaissances propres au locuteur et non pas une hypothèse sur les processus mécanistes et heuristiques employés lors de la reconnaissance des phrases ou lors de la production des énoncés linguistiques". Théories du langage – Théories de l’apprentissage Editions du Seuil, 1979, p. 485.
4 Voir, à ce sujet, l’article intéressant de R. Lachman et J. Mistler-Lachman "Dominance lexicale chez les bilingues". Bulletin de psychologie. La mémoire sémantique, 1976, pp.281-288.
5 A.A. Leontiev "Psychology and the Language Leaming Process" Pergamon Press, 1981, p. 26.
6 Ibid. p. 28.
7 Sur la notion d’anticipation, voir J. Janitza "Pour une intégration de la contrastivité dans le processus psycholinguistique de l’apprentissage". Contrastes n° 4-5, 1982, p. 65.
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