Alberdi et la géopolitique de la mondialisation
p. 337-344
Texte intégral
1Il serait illusoire de vouloir reconstituer en système cohérent la pensée des relations internationales de Juan Bautista Alberdi, tant ses écrits sont divers, destinés ou non à la publication par leur auteur, sans qu’il existe à ce jour une édition critique de référence. On peut cependant repérer des jalons dans quelques textes écrits à partir de la guerre de la Triple Alliance (1865-1869) qui posent clairement les questions des relations internationales et de la place des Amériques dans le monde. Il s’agit notamment de la critique de l’impérialisme brésilien, analysée dans ce volume par Diana Quattrocchi Woisson et Rut Diamint, qu’il exprime dans le petit ouvrage intitulé Projet de reconstruction dynastique et territoriale de l’Empire du Brésil1. On trouve également des éléments importants dans sa brochure, éditée après sa mort, sur le Crime de Guerre2 qui propose une réflexion de portée plus générale sur la guerre à partir des expériences américaines.
2Ces deux textes, qui font écho à des préoccupations antérieures de leur auteur, abordent de façon explicite la question de la recomposition des relations internationales dans un monde en voie d’unification sous l’effet du commerce international et de l’affirmation des grandes puissances européennes et des Etats-Unis, autrement dit dans la mondialisation libérale du XIXe siècle. Alberdi s’y montre à la fois polémiste, comme il en a l’habitude, mais également désireux de saisir de façon concrète l’organisation des relations internationales en dépassant les analyses classiques issues de la tradition européenne. Qu’il s’agisse en effet des références à l’histoire antique ou de la pensée du droit international, mobilisées par Alberdi dans Le Crime de Guerre, elles sont insuffisantes pour appréhender les problèmes américains conditionnés par la formation conflictuelle des nations et des Etats et par l’irruption de nouvelles technologies de transport et de communication en phase avec la mondialisation commerciale. Il devient donc nécessaire de proposer d’autres catégories pour saisir l’évolution des rapports de force entre les jeunes nations américaines et de leurs relations avec l’Europe comme avec les Etats-Unis se réclamant de la doctrine de Monroe.
3Le souci d’Alberdi d’articuler finement le cas d’étude, particulièrement l’évolution des rapports entre le Brésil, l’Argentine et le Paraguay, avec une réflexion plus générale sur la constitution des nations amène à risquer l’anachronisme de « géopolitique » pour ces textes. En effet, Alberdi ne s’attarde pas sur les circonstances spécifiques des conflits, les événements militaires qui ponctuent la guerre du Paraguay3, mais s’efforce de lier les conditions politiques de coopération ou de conflit entre les nations avec l’évolution concrète de territoires qui connaissent alors des mutations accélérées sous l’effet même de la mondialisation des flux commerciaux, l’expansion des techniques et les grandes migrations. Il se montre en cela proche de la pensée d’Elisée Reclus, dont Diana Quattrocchi-Woisson révèle dans ce volume les liens avec Alberdi. Or, le géographe Elisée Reclus, auteur d’une œuvre monumentale et notamment d’une Nouvelle Géographie Universelle publiée chez Hachette en dix-neuf volumes (1816 - 1894), connaissait particulièrement bien l’Amérique du Sud : il résida en Nouvelle Grenade à la suite du coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, d’où il rapporta la description de la Sierra de Santa Marta, et où il voyagea quelques décennies plus tard, dans les années 1890. Quelque peu éclipsé, il a été relu et revendiqué par la Nouvelle Géographie à partir des années 1980, comme l’un des précurseurs de la géopolitique4 précisément pour sa capacité à lier l’histoire des peuples, la politique et la géographie, en évitant à la fois les causalités linéaires ou les présentations compartimentées des géographes de son temps, tout comme la sécheresse de la géographie administrative en vigueur au XIXe siècle5. Alberdi pose d’emblée la question dans les premières pages du Projet :
« l’équilibre politique est une question de géographie, il est subordonné à la conformation des frontières »6.
4Autrement dit, il inscrit la question classique de la guerre et la paix dans la matérialité des territoires, au moment précisément où les frontières de l’Amérique du sud sont en pleine élaboration. Ce projet trouvera un écho tardif dans le petit livre de Jean Gottman La politique des Etats et leur géographie7 qui explore la façon dont l’organisation géographique des États conditionne leurs politiques et fait le lien qu’Alberdi cherche à établir entre l’organisation matérielle des territoires et les décisions possibles pour leurs gouvernants.
5Or, la situation sud américaine est particulièrement instable. Si la limite entre les empires portugais et espagnols, dont la continuité est revendiquée par l’Argentine et le Brésil, a été en partie fixée par les traités de Saint Ildephonse et de Madrid dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la plus grande partie des tracés frontaliers reste évolutive et se stabilise progressivement à la fin du XIXe siècle dans son dessein actuel, dont rien ne garantit qu’il soit définitif8. La guerre de la Triple Alliance est un épisode majeur de ces redéfinitions, qui amena une perte substantielle de territoire pour le Paraguay au profit du Brésil et de l’Argentine, tout comme, quelques années plus tard, la guerre du Pacifique (1880-1884) et le traité des limites entre l’Argentine et le Chili (1881)9 mais surtout l’expansion vers l’ouest du Brésil sous la houlette du Baron Branco.
6Or, la théorie des frontières appliquée alors sous l’influence des États européens est encore limitée : on y trouve d’une part l’application du principe Westphalien de coïncidence entre un peuple et un territoire, et l’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui nourrit les mouvements nationalistes dans l’Europe du XIXe siècle. Pour ce qui est des tracés, le souhait de définir des frontières linéaires rationnelles, ne laissant pas d’espace sans attribution politique à un Etat conduit à valoriser les tracés s’appuyant autant que possible sur des repères paysagers (les frontières dites naturelles) et permettant la fortification des positions pour répondre aux exigences stratégiques des armées10. Ce principe est appliqué à la limite entre Chili et Argentine, que le traité de 1881 fixe sur la ligne de partage des eaux et des plus hauts sommets, afin de faire coïncider la frontière politique avec une barrière montagneuse considérée comme infranchissable.
7Or, ce type de solution est encore inapplicable dans les années 1860 et surtout dans le paysage de plaines et de plateaux de l’intérieur de l’Amérique du sud, où nul élément naturel ne se prête de façon incontestable à l’établissement d’une frontière linéaire. Les cartes de l’Atlas de Martin de Moussy11 sont éloquentes à ce sujet, qui montrent pour le Nord de l’Argentine des délimitations incertaines suivant pour certaines des lignes astronomiques qui ne se raccordent pas aux frontières existantes. Pis, la présence indigène12, très forte dans ces régions, fait planer un doute sur les revendications de souveraineté des États transplanté sur le modèle européen. Victor Martin de Moussy signale sur ces cartes des « territoires indigènes ». Deux problèmes se posent donc : celui de l’identification des peuples et de leurs territoires et celui de leur mise en relation.
8La difficulté à établir des frontières en Amérique du Sud provient du fait que celles-ci sont définies en même temps que se constituent les nations et les États, et que les territoires sont progressivement colonisés. Il ne saurait donc y avoir ni principe historique de définition, ni revendication légitime au nom du droit des peuples. Le grand mouvement d’immigration et d’occupation du territoire de l’Argentine, pourtant inscrit dans le texte constitutionnel alberdien, ne se fit véritablement qu’après la mort de son auteur. Dans les années 1860, l’extension territoriale de l’Argentine est encore loin d’être définie, particulièrement en Patagonie et dans le Chaco où l’influence argentine rencontre respectivement celles du Chili et du Brésil. La question de la délimitation des pouvoirs passe donc par l’organisation matérielle de la frontière en fonction non pas de considérations militaires mais bien du lien à créer entre des peuples migrants et des Etats encore instables. En effet, pour Alberdi, l’État ne précède pas la nation, mais l’accompagne et en est d’une certaine façon l’émanation. À cet égard, le peuple paraguayen uni de force autour du Supremo, Gaspar Francia, défendant ses terres, dispose d’une légitimité supplémentaire par rapport aux Brésiliens de Rio, contraints de s’aventurer loin de leurs bases, pour conquérir des territoires sur lesquels ils ne peuvent revendiquer de légitimité et en envoyant à la bataille des troupes d’esclaves ou de repris de justice13.
9Alberdi se montrait déjà dans les célèbres Bases et l’incisif Sistema Rentistico14 attentif à l’organisation matérielle du territoire argentin, à la mise en culture des terres et à la répartition de l’impôt pour renforcer l’État. La Constitution alberdienne n’est pas seulement fondée sur l’organisation des compromis politiques entre les provinces et Buenos Aires, elle s’attaque directement à la nécessité de susciter la mise en valeur de l’Argentine :
« La constitution fédérale argentine contient un système de politique économique intégral, dans la mesure où elle garantit, à travers des dispositions catégoriques, la libre mise en œuvre du travail, du capital et de la terre en tant qu’agents principaux de la production15 ».
10Ainsi, plutôt que de chercher à renforcer l’État pour l’État, il est indispensable de créer les conditions de la prospérité et de l’attractivité de l’Argentine qui permettra le renforcement substantiel de l’État. À l’inverse, Alberdi doute que le Brésil puisse jamais accueillir une nombreuse population européenne. Tropical, il reste pour lui, « l’Empire noir ».
11L’autre difficulté d’organisation de l’Amérique du Sud tient au problème des distances, fait nouveau par rapport à la pensée européenne des relations internationales, qui repose avant tout sur le voisinage et la nécessité d’organiser au mieux les rapports entre des États contigus sur un continent exigu. Au contraire, les régions de peuplement européen en Amérique du Sud sont très éloignées les unes des autres et de l’Europe. Alberdi qui connaît la longueur du voyage entre le Rio de la Plata et l’Europe en tire les conséquences géopolitiques :
« Le gouvernement impérial est tellement éloigné de ses grands amis les présidents des républiques, que le plus rapproché, celui de l’État oriental de l’Uruguay, est à six jours de vapeur du Rio-de-Janeiro […] Il s’ensuit pour le Brésil que tous les pays du monde, même les plus rapprochés, sont des pays distants […] Le Paraguay se retranchera lui aussi dans ses hauteurs inaccessibles, protégé en outre par un formidable rempart, celui de la distance »16.
12En effet, le peuplement de l’Amérique du sud apparaît encore comme très discontinu, en forme d’archipel, ce qui explique des relations privilégiées avec l’Europe au détriment de relations intra américaines. Mais, puisque les technologies du transport et de l’échange d’information changent la carte du monde, Alberdi célèbre l’abolition prochaine des distances par la généralisation de la navigation maritime et fluviale, et du télégraphe.
« Ces pays nouveaux sont unis les uns aux autres par des mers magnifiques qui, au lieu de les séparer, les rapprochent davantage que si leurs habitants appartenaient à un continent unique ».
13Cette promesse renforce l’intérêt de la navigation fluviale, enjeu commercial et stratégique majeur puisque le fleuve Paraná est la clé du Paraguay pour le Brésil, et une clé que possèdent l’Argentine et l’Uruguay. L’île Martin Garcia, dont Sarmiento voulut faire la capitale de l’Argentine, apparaît comme une position privilégiée pour contrôler ces voies. La fin de la guerre du Paraguay s’accompagnera d’ailleurs d’une multiplication des expéditions de reconnaissance des fleuves, notamment d’explorateurs argentins (Jorge Luis Fontana) européens (Mouchez) et nord américain (Thomas Page).
14Les facilités de circulation n’amènent donc pas nécessairement la paix entre les peuples, même si Alberdi croit à ces solidarités d’intérêts entre les nations qui sont pour lui plus fortes que les décisions politiques.
« À mesure que l’espace disparaît sous le pouvoir miraculeux de la vapeur et de l’électricité, que le bien-être des peuples se solidarise grâce à l’œuvre de cet agent international que l’on appelle le commerce, qui noue, enchaîne et rend les intérêts des uns et des autres interdépendants, mieux que ne le ferait toute la diplomatie du monde, les nations se rapprochent, comme si elles formaient un seul pays »17.
15Ainsi, la technique est capable de neutraliser l’espace, ce qui bien évidemment bouleverse les rapports géopolitiques. Elle autorise la compréhension entre les peuples « en supprimant les distances, elle rassemble les souverains dans des congrès permanents et universaux sans qu’ils aient à sortir de leurs palais ».18
16Grâce aux échanges, les nations sud américaines peuvent se rapprocher de l’Europe et échapper à la domination des États-Unis :
« Chaque chemin de fer international équivaut à dix alliances ; chaque emprunt étranger est une frontière en moins. Les trois câbles atlantiques ont supprimé et enterré la doctrine Monroe sans le moindre protocole ».19
17La géopolitique alberdienne pêche sans doute par excès d’optimisme quant aux vertus combinées du doux commerce et du progrès technique, dont nous avons appris qu’ils n’étaient pas nécessairement porteurs de concorde. Elle n’en constitue pas moins une tentative originale pour relier de façon concrète les trois dimensions de la société, de la politique et des technologies pour rendre compte au mieux de l’originalité sud américaine. Pour y parvenir, Alberdi relève le double défi de dépasser à la fois la pensée européenne et ses contraintes séculaires tout comme les théories impériales, abolies par les indépendances, incapables toutes deux de rendre compte de l’originalité absolue de cette construction de nouvelles nations dans des espaces mal connus et aux statuts encore indéfinis.
Notes de bas de page
1 Paris, Rochette, 1869.
2 Juan Bautista Alberdi, El crimen de la guerra, in Escritos póstumos, 1895, Buenos Aires, Imprenta Europea, tome II, p. 1-231.
3 On trouve un récit intéressant d’Elisée Reclus qui prouve combien la guerre du Paraguay avait occupé les esprits européens « La guerre du Paraguay », Revue des Deux Mondes, Paris, 1867.
4 Voir Yves Lacoste, Hérodote et Reclus, Hérodote, 117, 2005.
5 Voir notamment Sébastien Velut, « Savante ou sauvage, la géographie dans la Comédie Humaine », Nicole Mozet et Philippe Dufour (éd.), Balzac géographe. Territoires. Saint-Cyr-sur-Loire, Roger Pirot, 2004, p. 39-54.
6 Juan Bautista Alberdi, Projet de reconstruction territoriale et dynastique de l’Empire du Brésil aux dépens des Républiques Américaines, 1869, p. 3.
7 Jean Gottman, La politique des États et leur géographie, Paris, Armand Colin, 1952.
8 Michel Foucher, Fronts et frontières, un tour du Monde géopolitique, Paris, Fayard, 1988.
9 Sébastien Velut, L’Argentine des provinces à la nation, Paris, PUF, 2002 et « Une si longue frontière », Confins, revue franco brésilienne de géographie, 7 | 2009 http://confins.revues.org/index6095.html
10 Par exemple, John Collins, Military Geography, for professionals and the Public, National Defense University Press, Washington DC, 1998.
11 Victor Martin de Moussy, Description géographique et statistique de la République Argentine - Atlas. Paris. Firmin Didot, 1869.
12 Là encore, le tome XIX de la Nouvelle Géographie Universelle d’Elisée Reclus (Paris, Didot, 1894) donne une description détaillée des peuples indigènes qui résident dans le Chaco et en Patagonie.
13 C’est en tout cas la version donnée par Elisée Reclus.
14 Juan Bautista Alberdi, introduction à Bases y Puntos de Partida para la Organización Política de la Republica Argentina, Valparaíso, Imprenta del Mercurio, 1852.
15 Juan Bautista Alberdi, Sistema Económico y Rentístico de la Confederación Argentina según su Constitución de 1853, Valparaíso, Imprenta y Librería del Mercurio, 1854.
16 Projet de reconstruction, op. cit., p. 38, souligné dans l’original.
17 Juan Bautista Alberdi, El crimen de la guerra, in Escritos póstumos, Buenos Aires, Imprenta Europea, tome II, op. cit., p. 171.
18 Ibid., p. 106-107.
19 Ibid., p. 172.
Auteur
Docteur en Géographie de l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, professeur à l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine de la même université. Directeur de l’IHEAL et du laboratoire CREDA, Centre de Recherches et de Documentation sur les Amériques, CNRS-UMR 7227. Auteur notamment de L’Argentine des provinces à la nation (2002), Les puissances émergentes d’Amérique latine. Argentine, Brésil, Chili, Méxique (1999) et Atlas du Mercosur (publication électronique)
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