Quelques aspects psycholinguistiques du plurilinguisme/multilinguisme*
p. 61-64
Texte intégral
1Plurilinguisme (PL) ou Multilinguisme (ML) ? Le PL pourrait désigner le stockage, par le même individu, de plusieurs langues ; le ML servirait à dénommer un contexte (continent, individu, région) où, dans la collectivité où domine une certaine langue, il y a coexistence d’une multiplicité de langues (c’est le cas actuel de tous les pays européens) ; ces langues ayant un prestige, une fréquence, etc. différents. J’évoquerai ici ensemble – sauf mention spéciale – certains problèmes concernant aussi bien le PL que le ML. Le bilinguisme (Bil) en milieu bilingue pose parfois des problèmes différents et je ne m’y rapporterai pas sans le spécifier.
21. Nécessité d’aborder le PL/ML dans une perspective interdisciplinaire. Celle-ci inclut des facteurs d’ordre psycholinguistique (PL) – dont certains sont fondamentaux –, mais aussi, dans le monde actuel, des déterminants d’ordre économique, social, politique, ou d’ordre psychologique dénaturants (évaluation subjective négative d’un professeur par l’élève, sans rapport avec la réalité, etc.). Ces derniers facteurs peuvent (souvent) entrer en contradiction avec les facteurs PL, les contrecarrer. L’échec d’une intervention PL devra donc tenir compte de tout un ensemble contextuel.
3 2. Tenir compte du fonds sur lequel se fait l’apprentissage d’une "langue seconde" (L2) (en milieu Bil) ou "étrangère" (LE). J’insisterais non pas sur le principe contrastif (mis en relation avec le PL, voir 1970, etc.), très bien connu maintenant, mais sur la nécessité d’un développement ou amélioration préalable – avant de commencer l’apprentissage d’une LE – de la maîtrise de la langue maternelle (LM) (de l’enfant, mais aussi amélioration à l’école ou chez l’adulte en éducation permanente) ; c’est un aspect moins souligné d’habitude. La maîtrise de la LM doit prévaloir pour des raisons de préservation de l’identité individuelle et d’intérêt de la collectivité (dominante ou non). Ajoutons aussi les raisons PL didactiques : la maîtrise préalable de la LM peut aider, entre autres, aux transferts positifs dans l’enseignement des LE. Il est donc nécessaire, d’une part, de développer d’abord les habitudes langagières en LM de production/réception (voir entre aubes, 1973, 1977, 1984a) de la parole : les stratégies communicationnelles du dialogue, la conscience linguistique et les connaissances de métalangage, une bonne prononciation (élimination du balbutiement, des tendances à hésiter (trop fréquentes actuellement, parfois comme une vogue). D’autre part, je mentionnerais les décisions à prendre sur la variante de LM à maîtriser (noime standard, dialecte, etc.). Voir le problème encore aigu en Italie (Val d’Aoste, Napoli, Sicile, Venete, etc.) où les enfants abordent l’école sans encore bien connaître la "langue". Enfin, le problème du développement parfois précaire de la LM chez les jeunes immigrés arrivant à l’école où ils doivent apprendre la langue dominante du pays (pour eux une LE).
43. Tenir compte des particularités psychologiques de l’élève et en premier lieu de l’âge où se fait l’apprentissage de la L2 ou LE (1973, etc.). Principe bien connu : l’apprentissage ne peut pas être uniforme. Plus contreversé : l’âge auquel commencer cet apprentissage. L’enfant peut apprendre deux langues à la fois, sa plasticité permet un (vrai) Bil très précoce (1982, 1981). L’efficience de cet apprentissage doit pourtant être mise en question (observation personnelle de déficiences ultérieures dans la communication concernant les deux langues dues à des défauts de méthode ou à des conflits de prestige dans le milieu immédiat, ou le contexte social d’ensemble, qui provoquent des troubles affectifs ou du langage, ou à l’interruption de l’apprentissage qui fait – plus l’enfant a été jeune lors de l’apprentissage de la LE – oublier complètement l’une des langues, etc.). Dans un milieu familial ou dans un contexte Bil (où l’enfant est soumis à un double "bain" linguistique naturel), l’apprentissage des deux langues devrait commencer le plus tôt possible (mais tenant compte de certains principes "classiques" de méthode, éliminant les conflits de "prestige", etc.). Dans un milieu de PL et même de ML, l’apprentissage institutionnel et à grande échelle ne devrait pas commencer très tôt (fonction des conditions, entre 8 et 11 ans). Parmi les arguments : manque (à ce moment et à grande échelle) d’enseignants bien spécialisés en enseignement précoce (et en PL, en linguistique appliquée, etc.), méthodes encore hésitantes, fluctuations de population scolaire qui provoquent l’interruption de l’étude d’une certaine langue ; enfin et surtout : les cas exceptionnels mis à part, il faut que la LM soit bien fixée et que l’enfant ait déjà terminé les premières étapes de l’apprentissage du second système langagier (écriture/lecture), qu’il ait la conscience d’identité linguistique, une conscience du fonctionnement de la langue, un minimum de métalangage, , etc.
54. Motivation. Libre choix de la LE. Sauf en milieu Bil, l’option devrait être guidée par la "motivation", donc être libre. Laisser une complète liberté de choix ne concorde pas seulement avec le principe des "droits de l’homme", mais aussi avec le principe PL de la facilité et de l’efficience de l’apprentissage s’il est généré et stimulé par une forte motivation (une motivation factice ou d’orientation passagère, mal fondée – provenant d’un caprice, d’une fausse évaluation des avantages personnels, d’un individualisme exagéré, etc. – sera assez vite "dénoncée" – non validée – par la réalité, presqu’ainsi qu’il se passe dans le "marché libre"). Or, la motivation (aidée par une judicieuse information sur les réalités modernes, l’étude des nécessités, pronostic sur l’avenir économique etc., et guidée aussi, pour les enfants, par les parents) aura, en ce monde actuel, des mobiles pragmatiques. Toutes les discussions auxquelles j’ai assisté, depuis le début des années 70, sur le problème du "choix" (évoquant des arguments sur la "langue la plus répandue", la plus "facile", contenant le plus d’éléments "généraux" etc.) n’ont jamais mené à des conclusions fermes (parmi les langues proposées il y a eu non seulement l’espéranto, mais jusqu’au néerlandais – Jos Nivette – etc.). La décision équilibrée selon les nécessités de l’individu coïncide en général avec le développement du "marché linguistique". Voir l’anglais choisi (en URSS, en Scandinavie, etc.) pour des raisons de documentation ou de commerce ; l’allemand, par certains, pour aller travailler en Allemagne ; le français, en Roumanie, pour des raisons affectives et aussi de tradition culturelle, de lecture, etc., laissant pourtant une place importante aussi à l’apprentissage de l’anglais. Le choix libre (non seulement non imposé, mais en même temps non "manipulé") mène à une motivation dès le début.
65. Élaboration de méthodes adéquates, basées sur des principes PL ; formation des enseignants, incluant aussi bien le PL que la linguistique fondamentale et appliquée, voir 1984b). Naturellement – idées connues – la méthode doit correspondre à l’âge des élèves, aux buts proposés. Je suis pourtant de plus en plus convaincue que l’étape de la suprématie des "méthodes" est révolue, que l’élève ne doit pas non plus devenir un fétiche-bibelot à manier avec précaution pour lui éviter tout effort (voir 1984). Une bonne connaissance de la LM, un choix judicieux de la LE, une forte motivation, un enseignant qui ne cède pas aux "vogues", à la "facilité" et à un penchant pour la démagogie peuvent mener à l’effort nécessaire à tout apprentissage. La prise de conscience du but auquel devra servir l’apprentissage d’une LE renforce la motivation et justifie la volonté de faire l’effort. La volonté d’apprendre peut être aidée, mais non pas remplacée par des procédés-expédients (semi-hypnose, "sommeil" ou demi-veille, jeux, chansons, etc.) qui, à eux seuls, ne mènent qu’à un apprentissage unilatéral, de niveau élémentaire, d’une langue. Enfin, en ce qui concerne les "buts", je ferais une précision : appendre une LE uniquement pour "lire" ou pour "communiquer oralement" etc. a créé une fausse piste pour l’enseignement (intensif surtout). Toute langue est un ensemble et tout y est lié "ensemble" (on le répète depuis des dizaines d’années, pourtant on n’applique ce postulat que partiellement). Pour bien maîtriser une langue il est impossible d’y extraire un fragment pour le soumettre à l’apprentissage en tant que "but".
Bibliographie
Bibliographie
Nemser, W., Slama-Cazacu, T. (1970) Contribution to contrastive linguistics : a psycholinguistic approach : contact analysis. Revue roumaine de linguistique" 15, n° 2, 101-128.
Slama-Cazacu, T. (1973) Introduction to psycholinguistics. The Hague, Mouton (Ed. roumaine 1968).
(1977) Dialogue in children. The Hague, Mouton (Ed. roumaine 1961).
(1981) Psycholinguistique appliquée. L’enseignement des langues. Paris-Bruxelles, Nathan-Labor.
(1982) L’importanza délia concezione sul bilinguisme précoce per l’identificazione dei fattori che ne facilitano le sviluppe ottimale. Dans Atti del Convegno Intemazionale "L’apprendimento délia seconda lingua. Bolzano, 1982, Molzano, 1982-1983, 139-162.
(1984a) Das Verhältnis von Denken und Sprache bei Verschulkindern. Berlin, Akademie-Verlag.
(1984b) Linguistique appliquée : Une introduction. Brescia, La Scuola.
Notes de fin
* Etant donné les limites d’espace pour la publication, j’abrégerai stylistiquement, autant que possible, le texte, en lui donnant parfois la forme d’énonciation succincte d’idées.
Auteur
Université de Bucarest
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