Chapitre VII. Peut-on satisfaire aux exigences du signifiant dans une systématique du subjonctif espagnol1
p. 81-90
Texte intégral
1Existe-t-il un mode subjonctif en espagnol contemporain ? Une telle question paraîtra sans doute saugrenue à plus d’un hispaniste, voire à plus d’un romaniste, de cette fin de siècle. Mais les faits sont là et ce n’est nullement verser dans la provocation que de les dire : lorsqu’on se penche sur l’organisation sémiologique de cette langue – l’organisation de ses signifiants – on n’y trouve pas de morphologie proprement subjonctive.
2Entendons-nous bien : il n’est que d’ouvrir une grammaire descriptive de l’espagnol pour constater que dans l’ensemble des morphèmes qui s’ajoutent à un radical verbal, il en est qui permettent de construire ce que l’on appelle un « présent du subjonctif », d’autres, des « imparfaits du subjonctif »– on en distingue deux – et, dans une grammaire dont l’auteur prétend à l’exhaustivité, il apparaîtra en outre que d’autres morphèmes permettent de construire un « futur du subjonctif » que l’usage a délaissé depuis le XVIIe siècle, mais dont le souvenir subsiste dans quelques formules lexicalisées.
3Il existe donc bien en espagnol des formes verbales que la tradition qualifie de subjonctives, mais ce qu’elles sont susceptibles d’avoir en commun n’est nullement inscrit dans leur signifiant. Les seuls traits de sémiologie que partagent un « présent », un « futur » et un « imparfait » du subjonctif – en l’occurrence les marques de la personne – sont de ceux que l’on trouve également dans d’autres « temps » de la conjugaison espagnole et notamment dans certains temps du mode appelé « indicatif » par la tradition grammaticale. Il en est ainsi de l’absence de marques spécifiques concernant les 1ere et 3ème personnes du singulier ; il en est ainsi du -s terminal de la 2ème personne du singulier ; il en est ainsi des morphèmes terminaux -mos, -is et -n, chargés de représenter respectivement les 1ère, 2ème et 3ème personnes du pluriel. Ces marques-là ne sont pas spécifiquement subjonctives puisqu’on les trouve aussi bien dans la structure signifiante de n’importe quel imparfait de l’indicatif ou de n’importe quel conditionnel. Quant aux morphèmes thématiques auxquels elles s’adossent, ils n’ont rien, du point de vue sémiologique, qui oblige à les regrouper dans un seul et même ensemble.
4On ne décèle aucune affinité particulière entre les morphèmes thématiques qui permettent de construire un « présent », un « futur » et un « imparfait » du subjonctif (ils sont tantôt monosyllabiques, tantôt dissyllabiques) et rien, dans leur structure phonématique, ne les rattache à un type objectivement opposable à un autre dans l’ensemble des formes personnelles de la conjugaison espagnole. Observant, par exemple, la forme cantara, identifiable dans une grammaire comme un imparfait du subjonctif du verbe cantar (‘chanter’), un non-hispanophone qui regarderait pour la première fois un tableau de la conjugaison espagnole serait tout aussi fondé (peut-être même le serait-il davantage) à la rapprocher de cantaba, décrite comme une forme d’imparfait de l’indicatif du même verbe, que de cantare, décrite comme une forme de futur du subjonctif.
5Le verbe espagnol, en fait, ne se prête sémiologiquement – et donc objectivement – qu’à un seul type de découpage, celui qui oppose des formes personnelles à des formes impersonnelles. Aller au-delà, c’est-à-dire chercher à opérer d’autres découpages à l’intérieur de l’un ou l’autre de ces deux sous-ensembles, c’est quitter le domaine du signifiant pour s’installer dans celui du signifié, avec tous les risques que suppose le passage de ce qui permet l’observation directe à ce qui ne la permet pas.
6C’est ce genre de risques que l’on prend lorsqu’on distingue plusieurs sous-ensembles de formes personnelles – généralement deux2 – dans le système verbal espagnol. C’est le risque que l’on prend notamment lorsqu’on s’interroge sur la place que tient la représentation du réel dans le signifié d’une forme verbale et lorsqu’on définit les modes personnels d’une langue comme ce qui permet de faire varier le « degré d’engagement » (le « degré d’implication ») du locuteur dans son propre dire, le « degré d’assertion » de ce qu’il énonce. C’est ce que l’on fait en grammaire espagnole lorsqu’on oppose l’expérienciel au non-expérienciel, le réel à l’irréel, l’actuel au virtuel – pour ne citer que les termes les plus fréquemment utilisés – et lorsque, dans cette optique, on définit le mode subjonctif comme celui qui correspond au non-expérienciel, à l’irréel, au virtuel.
7On peut certes se contenter d’une telle façon de voir – qui est la plus communément admise dans la tradition grammaticale espagnole –, mais on peut aussi se demander si cette virtualité subjonctive et son contraire – l’actualité indicative – ne sont pas des propriétés qui découlent elles-mêmes de quelque chose d’autre, des propriétés dont la raison d’être serait à chercher dans l’un des éléments de représentation de l’opération que toute forme verbale met en rapport avec un être. C’est le parti adopté dans les descriptions guillaumiennes du verbe3.
8Les fondements des descriptions de ce type sont bien connus. Les modes y sont déterminés par la façon dont les langues se représentent le temps nécessaire à la concevabilité d’une opération. Ils dépendent notamment de la façon dont se conçoit l’exochronie de cette opération, c’est-à-dire la façon dont se conçoit le temps appelé à la porter, à la contenir, le temps qui lui est en quelque sorte « extérieur ». L’image de cette exochronie peut en effet être prélevée sur une représentation du temps d’univers construite à partir du présent, mais elle peut aussi être prélevée sur des représentations bâties sur d’autres principes : des représentations plus abstraites qui offrent au locuteur les moyens de se libérer d’un certain nombre de contraintes. Il va sans dire que, dans un univers temporel défini par rapport au présent, ne peuvent prendre place que des êtres et des événements directement ou indirectement actualisés – des êtres et des événements directement ou indirectement repérés par rapport à un lieu temporel singulier et marqués de l’existence effective qu’ils y reçoivent, qu’ils y ont reçu ou qu’ils sont appelés à y recevoir –, tandis que dans un univers dont le présent n’est plus la référence obligée, ne peuvent prendre place que des êtres et des événements frappés de virtualité.
9On peut considérer que dans le cadre du mode subjonctif espagnol, ce sont des représentations bipartites du temps d’univers qui servent à définir l’exochronie d’une opération. A l’inverse du mode indicatif, dont les formes s’édifient sur un univers temporel de type tripartite – le type passé-présent-futur –, on peut considérer, dans une grammaire d’inspiration guillaumienne, que le mode subjonctif espagnol s’édifie sur une concevabilité du temps dans laquelle ne s’opposent plus que deux plans – l’un révolu, l’autre non révolu –, deux plans dont la limite séparatrice peut être associée ou dissociée de l’instant de locution.
10Ce sont concrètement quatre espaces temporels qui peuvent servir à la définition de l’exochronie subjonctive en espagnol :
un révolu et un non-révolu engendrés par rapport à une limite associée à l’instant de locution ;
un révolu et un non-révolu engendrés par rapport à une limite dissociée de l’instant de locution.
11En espagnol moderne, par exemple, on peut définir le contenu de représentation d’un subjonctif dit « présent » par rapport à un espace temporel conçu comme non révolu et engendré à partir d’une limite associée à l’instant de locution, tandis que le contenu d’un subjonctif dit « imparfait » – qu’il soit d’un type ou d’un autre – peut se définir par rapport à un espace temporel conçu également comme non révolu mais engendré à partir d’une limite dissociée de l’instant de locution.
12Complétée par la définition de ce qu’est l’endochronie d’une opération – à savoir l’image du temps qui lui est intérieur –, une telle approche théorique permet de rendre compte de toutes les valeurs d’emploi des formes analysées et en outre, dans la mesure où elle fait apparaître que l’espagnol d’aujourd’hui n’exploite qu’une partie des représentations du temps liées à sa morphologie subjonctive, elle permet de jeter les bases d’une histoire systématique des modes personnels de cette langue. Elle permet notamment de ramener la composition historiquement variable du mode subjonctif espagnol à différents modèles d’association entre certains types de représentations d’exochronie et certains types de représentations d’endochronie.
13Ce n’est cependant ni du nombre ni de la nature de ces modèles d’association qu’il sera question dans ce qui suit, ni même des considérations d’ordre systématique qui expliquent le passage de l’un de ces modèles à l’autre. Il est en effet plus important – d’un point de vue épistémologique – d’accorder une attention particulière au postulat sur lequel sont bâtis implicitement ou explicitement tous les travaux qui ont été consacrés jusqu’ici à l’histoire du subjonctif espagnol, que ce soit dans la perspective guillaumienne qui vient d’être évoquée ici ou dans celle, plus traditionnelle, de la grammaire historique. Il est plus important de parler du postulat selon lequel les variations du signifié d’une forme linguistique ne s’accompagnent pas nécessairement de variations de son signifiant : le postulat selon lequel, en d’autres termes, un seul et même signifiant peut véhiculer dans une langue, à différents moments de son histoire, des signifiés différents.
14La difficulté majeure à laquelle se trouvent confrontés tous les historiens de la langue espagnole, lorsqu’ils abordent l’étude du verbe, est en effet d’expliquer l’étrange destin de ce que l’on considère aujourd’hui comme l’un des deux imparfaits du subjonctif, celui que l’on qualifie ordinairement d’imparfait en -ra, en raison du thème qui le caractérise (cantara, comiera, subierd). Décrire l’histoire de la forme verbale en -ra, c’est décrire l’histoire de tout le système verbal espagnol, puisque chacune des restructurations d’ensemble que celui-ci a connues – on en compte jusqu’à quatre – a été engendrée directement ou indirectement par un changement de valeur de cette forme4.
15Or, ce n’est pas une mince affaire que d’expliquer l’évolution d’un « temps » de la conjugaison qui remonte à un plus-que-parfait de l’indicatif latin (si l’on en croit la définition des grammaires latines) et que l’on retrouve aujourd’hui dans la partie subjonctive de n’importe quel tableau de conjugaison espagnole. L’origine de cantara, cantaras, cantara..., pour ne prendre qu’un exemple, est à chercher directement dans le paradigme latin CANTAVERAM, CANTAVERAS, CANTAVERAT... et le passage de l’un à l’autre de ces paradigmes est rigoureusement conforme aux lois de la phonétique évolutive espagnole. Ce n’est pas non plus une mince affaire que d’expliquer que ce qui sert aujourd’hui à exprimer toute sorte d’irréels, toute sorte d’événements virtuels – que ce soit dans le passé, dans le présent ou dans le futur – était utilisé dans les plus anciens documents de la langue – ceux des XIe et XIIe siècles, ainsi que ceux de la première moitié du XIIIe – pour exprimer des événements du passé majoritairement appréhendés dans leur perfectivité, des événements que l’on tendrait à exprimer aujourd’hui au moyen du plus-que-parfait de l’indicatif.
16C’est pourtant ce défi que doit relever aujourd’hui quiconque entend construire une systématique historique du verbe espagnol en ne s’appuyant que sur le signifié des formes qu’il observe. La tâche n’est pas impossible. On peut la mener à bien au moyen des quelques principes rappelés au début de ce travail. Mais elle oblige à souscrire à une définition du signe linguistique qui pose des problèmes d’ordre théorique. Elle oblige concrètement à admettre qu’entre l’époque où une forme en -ra espagnole était exclusivement indicative et celle où elle est devenue exclusivement subjonctive, il y a eu une période de transition durant laquelle elle était à la fois indicative et subjonctive. Une période d’un peu plus de deux siècles – du milieu du XIIIe jusque vers la fin du XVe –, une période durant laquelle il faut considérer qu’elle était indicative dans certains de ses emplois et subjonctive dans d’autres5.
17Cette façon de voir est certes défendable – les changements linguistiques impliquent toujours des périodes de transition plus ou moins longues –, mais elle pose aussi des problèmes insolubles à celui qui, armé d’une théorie ainsi construite, se propose d’identifier une forme en -ra dans un document espagnol des XIVe et XVe siècles. En se fondant conjointement sur ce à quoi réfère cette forme et sur ses propriétés syntaxiques, il pourra sans doute dresser la liste des conditions d’emploi dans lesquelles il a de bonnes raisons de la croire indicative. Il pourra également dresser la liste des conditions d’emploi dans lesquelles il a de bonnes raisons de la croire subjonctive. Mais il restera toujours des circonstances dans lesquelles la valeur de cette forme ne peut pas être déterminée. Des circonstances dans lesquelles le contenu d’expérience auquel elle réfère se laisse représenter aussi bien sous forme indicative que sous forme subjonctive. Bref, il restera toujours des circonstances dans lesquelles une forme en -ra se présente comme une forme linguistique non identifiable.
18Que dire en outre de ces formes en -ra qui, dans la langue moderne et contemporaine, se laissent gloser – comme en espagnol médiéval – par des plus-que-parfaits de l’indicatif ou par de simples prétérits ? Faut-il leur accorder une valeur indicative archaïsante, réservée à l’usage littéraire ou journalistique ? Faut-il considérer que la forme en -ra espagnole, après avoir perdu sa valeur étymologique au XVe siècle, l’aurait retrouvée trois siècles et demi plus tard, sous l’impulsion de quelques écrivains romantiques soucieux d’imiter la langue des textes anciens dont ils s’inspiraient ? C’est la position défendue par certains académiciens de la langue espagnole6. Faut-il au contraire accorder à ces formes une valeur subjonctive en se fondant sur le caractère extrêmement sélectif de leurs conditions d’emploi, un caractère qui les différencie assez nettement des formes en -ra indicatives de la langue médiévale ? C’est une position tout aussi défendable – qui du reste a été effectivement défendue dans quelques travaux récents7 –, mais ce n’est peut-être pas celle qui reflète le mode de théorisation le plus adapté à son objet.
19Une donnée d’observation s’impose en effet à tout historien du verbe espagnol : les capacités d’expression de la forme en -ra ont changé à plusieurs reprises au fil des siècles, elles sont aujourd’hui considérablement plus étendues qu’aux origines de la langue, mais la structure signifiante de cette forme, elle, est restée rigoureusement identique à elle-même8. De là à penser que dans le verbe espagnol d’hier et d’aujourd’hui c’est le même signe qui se matérialise dans cette structure, il n’y a qu’un pas : un pas qu’il est peut-être nécessaire de franchir aujourd’hui.
20On devine cependant pourquoi cette perspective a effrayé plus d’un linguiste, à commencer par l’auteur de ces lignes. Franchir ce pas suppose en effet que l’on attribue au signe dont on postule l’invariance historique un signifié de puissance compatible avec toutes les exploitations de discours que l’on a pu en faire à des époques différentes, un signifié de puissance capable de les expliquer toutes. Mais un signifié de quel type ? De type indicatif ? Cela revient à s’interdire de comprendre la quasi-totalité des valeurs discursives de la forme en -ra depuis la fin du Moyen Age. Un signifié de type subjonctif ? Cela revient à s’interdire de comprendre la valeur originelle – la valeur étymologique – de cette forme. Une hypothèse de travail s’impose alors à l’esprit : le signifié en question pourrait bien n’être ni d’un type ni d’un autre, ce qui revient à dire que si l’on postule l’invariance historique de la forme en -ra, la dichotomie indicatif/subjonctif pourrait bien n’être d’aucune utilité pour en définir le contenu de langue. Elle pourrait être tout simplement quelque chose de caduc, quelque chose d’inopérant.
21Un tel constat bouscule assurément de vieilles habitudes de pensée, mais, ce faisant, il invite à s’intéresser de plus près à une opposition qui, elle, est inscrite dans le signifiant des formes personnelles de la conjugaison espagnole : l’opposition – particulièrement nette – entre les paradigmes qui offrent la représentation distincte de six personnes mentales et ceux qui indiscriminent certaines de ces personnes sous un seul et même signifiant ; l’opposition entre les paradigmes dans lesquels les 1ere et 3ème personnes du singulier disposent d’un signifiant qui leur est propre et les paradigmes dans lesquels ces deux personnes, au contraire, ne trouvent à s’exprimer que sous une seule et même représentation sémiologique.
22Que trouve-t-on dans le premier sous-ensemble ? Trois paradigmes faisant partie de ce que la tradition grammaticale appelle le mode « indicatif ». Concrètement : le présent, le prétérit et le futur catégorique de ce mode (canto # canta ; canté # cantó ; cantaré # cantará).
23Que trouve-t-on dans l’autre sous-ensemble ? Ce qui reste des formes personnelles de la conjugaison espagnole, à savoir :
ce que l’on appelle ordinairement l’imparfait de l’indicatif (cantaba = P1 et P3) ;
ce que l’on appelle ordinairement le conditionnel (cantaría = P1 et P3), paradigme de la conjugaison que la tradition grammaticale espagnole a défini tantôt comme un temps du mode subjonctif, tantôt comme un temps du mode indicatif, tantôt comme un mode à part9 ;
et enfin tous les paradigmes considérés comme faisant partie du mode subjonctif, c’est-à-dire le « présent », le « futur » et les deux « imparfaits » de ce mode (dans cante, cantare, cantara et cantase : P1 = P3).
24Il suffit, à ce stade de la description – et seulement à ce stade – de prendre en compte le signifié de ce que l’on décrit pour constater que les représentations de langue qui structurent le premier sous-ensemble se définissent directement par rapport au présent de locution, alors que les autres ont en commun de ne pas se définir de la sorte.
25Avec un présent, un prétérit ou un futur catégorique, l’espagnol offre en effet à tout sujet parlant les moyens de se représenter une opération à partir de l’instant dans lequel il se voit exister. Il se représente avec canto (présent) une opération qui tient dans ce lieu d’extension subjective ; il se représente avec canté et cantaré (prétérit et futur) des opérations qui tiennent respectivement dans l’avant et dans l’après de ce repère.
26Avec les autres formes personnelles de la conjugaison espagnole, le présent de locution, à l’inverse, n’est pas ce par rapport à quoi un sujet parlant se représente une opération.
27Avec un imparfait de l’indicatif, par exemple (cantaba), c’est souvent – mais pas exclusivement – à partir d’un lieu du passé qu’un sujet parlant se donne la représentation d’un événement en devenir et ce lieu du passé – simple présent transposé, simple présent inactuel – peut servir à déterminer un passé et un futur tout aussi inactuels. Il peut servir à déterminer ce que disait la forme en -ra aux origines de la langue, à savoir un passé de passé10 ; il peut servir à déterminer ce qu’exprime depuis toujours un conditionnel, à savoir un futur du passé, un futur qui, opposable à un futur engendré à partir du présent, aura la valeur virtualisante qui s’attache à lui dans l’apodose des phrases conditionnelles ou la valeur que décrivent les grammaires dans ses emplois dits « modaux »11.
28Avec les formes que la tradition qualifie de subjonctives ce sont d’autres moyens de refuser l’actualisation d’un événement qui s’offrent à un hispanophone, des moyens qui lui sont accordés parce que les représentations d’exochronie qui s’attachent à une forme subjonctive ne se définissent pas par rapport au présent :
certaines formes subjonctives n’impliquent rien de plus que l’opposition entre un révolu et un non-révolu engendrés l’un et l’autre par rapport à une limite associée à l’instant de locution ;
d’autres n’impliquent qu’un support temporel dépourvu de tout repère, ce qui les habilite à exprimer des événements n’ayant aucune position privilégiée par rapport à l’instant de locution.
29Il s’ensuit que lorsqu’on exploite une forme en -ra espagnole pour exprimer un passé de passé (que ce soit en espagnol médiéval ou en espagnol d’aujourd’hui), pour exprimer un irréel (qu’il soit du passé, du présent ou du futur) ou pour construire des phrases du type « se contenta el discurso que anoche pronunciara el Présidente », on ne fait que tirer parti d’une seule et même représentation de langue, en l’occurrence une représentation de l’inactuel12. On ne fait que tirer parti d’une représentation qui appartient au même ensemble modal que ce que la tradition appelle un imparfait de l’indicatif, un conditionnel ou n’importe quelle forme dite subjonctive13.
30Il n’est plus nécessaire, dans cette optique, de postuler que la forme en -ra a changé de valeur au cours de l’histoire : l’invariabilité de son signifiant va de pair avec l’invariabilité de son signifié et la tâche du linguiste consiste à définir ce qu’est la représentation d’inactualité qui s’attache en propre à cette forme.
31Postuler que les formes personnelles de la conjugaison espagnole se définissent dans le cadre de l’opposition modale actuel /inactuel – en vertu d’un principe qui limite à trois le nombre de paradigmes de l’actuel –, c’est répondre à une exigence inscrite dans le signifiant de ces formes, une exigence jusqu’ici ignorée des théoriciens du verbe espagnol. Il n’en faut pas plus pour avoir envie de mettre ce postulat à l’épreuve et pour tenter de ramener à lui toute l’histoire du verbe espagnol.
32C’est sans nul doute un vaste programme de travail, mais c’est en essayant de le mener à son terme que l’on pourra juger de son intérêt.
Notes de bas de page
1 [Publié dans Modèles linguistiques, vol. 37, 1998, XIX, 1, p. 89-97.]
2 Exceptionnellement trois, comme dans la récente Gramática de la lengua española publiée par E. Alarcos Llorach (Madrid, Espasa-Calpe, 1994, p. 152-155).
3 Cf. G. Luquet, Systématique historique du mode subjonctif espagnol, Paris, Klincksieck, 1988. Appliquée au français, on trouvera la même approche des modes dans F. Ferreres et G. Luquet, Subjonctif et grammaire systématique française, Barcelona, Promociones y Publicaciones Universitarias, 1990.
4 Quatre restructurations qui font que l’on compte cinq états de définition historiquement différents (cf. G. Luquet, op. cit. p. 75-300). On peut aussi simplifier la description et ramener à quatre le nombre de ces états (cf. I. Andrés Suárez, El verbo español, Madrid, Gredos, 1994).
5 Sans compter la période durant laquelle il faut postuler que, sans se départir de sa valeur indicative, elle s’est trouvée dotée de deux valeurs différentes en tant que forme subjonctive, ce qui porte à trois le nombre de signes linguistiques associés à un seul et même signifiant (cf. G. Luquet, op. cit., p. 211-242).
6 Cf. Real Academia Española, Esbozo de una nueva gramática de la lengua española, Madrid, Espasa-Calpe, 1973, § 3.15.6.b. Certains grammairiens soulignent également le caractère dialectal de ces formes, lorsqu’elles sont employées par des écrivains d’origine galicienne ou léonaise. Le galicien, en effet, dispose depuis toujours dans son système verbal d’une forme en -ra considérée comme « indicative » (cf. E. Alarcos Llorach, op. cit., § 223).
7 Cf. M. Molho, Sistemática del verbo español, Madrid, Gredos, 1975, p. 650-665 et G. Luquet, op. cit. p. 285-300.
8 Sauf à la 2ème personne du pluriel, dont les désinences se sont contractées, comme dans tout le reste de la conjugaison espagnole (-árades > -arais, -iérades > -ierais).
9 Dans les éditions successives de sa Grammaire, la Real Academia Española inclut ce paradigme dans le mode subjonctif juqu’en 1916 (elle en fait l’un des deux pretéritos imperfectos de ce mode) ; elle en fait ensuite un mode à part, appelé potencial et, depuis 1973, elle le définit, sous le nom de condicional, comme l’un des temps de l’indicatif.
10 Cf. J.C. Chevalier, « Du plus-que-parfait », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, n° 9, 1984, p. 5-47.
11 Notamment son emploi comme forme probabilisante dans le passé (serían las cuatro cuando salí de casa = debían de ser las cuatro...).
12 Dans la phrase « se comenta el discurso... » la forme en -ra exprime certes qu’un discours a bel et bien été prononcé, mais elle exprime surtout que, pour celui qui y réfère en ces termes, ce sont les commentaires suscités par ce discours qui occupent non seulement le devant de l’actualité, pour employer une métaphore journalistique, mais toute l’actualité.
13 Le caractère inactuel de ce qu’exprime une forme en -ra (au même titre qu’un imparfait de l’indicatif, entre autres choses) est ce que soulignent très justement deux articles de B. Darbord : « Forme et contenu de l’imparfait en espagnol », in : P. Le Goffic (éd.). Points de vue sur l’imparfait. Centre de Publications de l’Université de Caen, 1986, p. 71-89 et « Sur l’expression de l’inactuel en espagnol et en portugais », Mélanges offerts à Maurice Molho, vol. III (Les Cahiers de Fontenay, 46-47-48), E.N.S. Fontenay/Saint-Cloud, 1987, p. 95-104.
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