Chapitre IV. Contraí, contraíste, contrayó..., un prétérit peu canonique ?1
p. 51-60
Texte intégral
1De toutes les formes que les grammaires descriptives qualifient d’irrégulières dans la conjugaison espagnole, il y en a peu qui constituent une classe aussi fermée, aussi structurée et aussi riche en marques distinctives que celle des prétérits forts. Il n’y en a pas non plus – c’est un curieux paradoxe – dont la liste soit établie de façon plus approximative. Dans les descriptions les plus usuelles de l’espagnol d’aujourd’hui, en effet, le nombre de verbes dotés d’un prétérit fort – compte non tenu de leurs dérivés – est estimé à 20, 18, 15 ou 14.
2Qu’est-ce donc qu’un prétérit fort ? Cette question peut difficilement être éludée si l’on en juge d’après la disparité des critères utilisés ici et là pour y répondre.
3Dans l’Esbozo de ma nueva gramática de la lengua española, par exemple, deux critères sont utilisés conjointement pour décrire l’un des deux sous-ensembles de formes auxquelles est réservé le nom de perfectos fuertes. Conjugués au passé simple de l’indicatif, un certain nombre de verbes de la langue, lit-on dans cet ouvrage, ont un thème qui diffère de celui du présent dans sa structure vocalique, dans sa structure consonantique ou dans l’une et l’autre de ces structures – ce qui est le cas de figure le plus fréquent – et ce thème spécifique a en outre – et surtout – la particularité de porter l’accent prosodique à deux personnes sur six, la première et la troisième du singulier. Ces prétérits sont ainsi caractérisés par des formes appelées fortes – accentuées sur le radical – et par des formes appelées faibles – accentuées sur la désinence – et c’est par opposition aux prétérits faibles – accentués uniformément sur la désinence et donc uniformément faibles – que la tradition grammaticale les qualifie de « forts ».
4Selon la R.A.E., 16 prétérits obéissent à ce modèle d’organisation, 16 prétérits dont les formes sont concrètement :
– avec voyelle thématique a : | traje, trajo (de traer) |
– avec voyelle thématique i : | dije, dijo (de decir) |
hice, hizo (de hacer) | |
quise, quiso (de querer) | |
vine, vino (de venir) | |
– et avec voyelle thématique u : | anduve, anduvo (de andar) |
conduje, condujo (de conducir) | |
cupe, cupo (de caber) | |
estuve, estuvo (de estar) | |
hube, hubo (de haber) | |
plugue, plugo (de placer) | |
pude, pudo (de poder) | |
puse, puso (de poner) | |
repuse, repuso (de responder) | |
supe, supo (de saber) | |
ticve, tuvo (de tener) |
5Il est précisé simplement que l’un des verbes de cette liste, responder, possède également un prétérit faible, respondí, et que repuse, son prétérit fort, n’est qu’une altération de respuse, la forme forte étymologique, dont la structure « coïncide aujourd’hui avec celle du prétérit fort de reporter »2.
6A ces 16 prétérits, il s’en ajoute cependant quelques autres dont le statut est si particulier que, sans trop forcer le trait, on pourrait résumer la façon dont ils sont décrits en disant qu’ils sont forts sans l’être tout en l’étant. Ce sont ceux dont les personnes 1 et 3 sont :
– vi, vio (de ver) | |
– di, dio (de dar) | |
– fui, fue (de ser et ir) |
7 Que ce deuxième sous-ensemble ne comprenne que des monosyllabes, voilà ce qui, a priori, pourrait surprendre, mais il est précisé que ce monosyllabisme résulte de divers processus historiques et qu’il « dissimule » le caractère originel des formes en question, c’est-à-dire leur caractère fort3.
8Cette présentation des choses a évidemment de quoi laisser perplexe, car s’il faut admettre que vi, vio, di, dio et fui, fue « ont été » des formes fortes, il faut admettre, par voie de conséquence, qu’elles ne le sont plus. Mais s’il faut considérer aussi que l’évolution historique a simplement « dissimulé » leur caractère fort, il faut considérer en fait que ce caractère n’a pas totalement disparu. De là à imaginer que la nature de ces formes a donné lieu à débat au sein de la commission de grammaire de la R.A.E., il n’y a qu’un pas, mais la question est apparemment tranchée lorsqu’on lit – toujours dans le même ouvrage – que fue est la seule troisième personne de « perfecto fuerte » qui n’ait pas succombé à l’analogie des « perfectos débiles », ce par quoi il faut entendre que c’est la seule troisième personne de prétérit qui, au singulier, ne soit pas terminée par un -o accentué. Dans la mesure où fue mérite le qualificatif de forme forte, les lecteurs de l’ouvrage sont invités à considérer que celles qui font partie du même sous-ensemble le sont aussi4.
9C’est du reste ce que font beaucoup de ces lecteurs, y compris – et surtout – ceux qui sont grammairiens de profession. Dans la plupart des descriptions de la langue publiées en Espagne après l’Esbozo – qui date de 1973 –, c’est la même liste de formes que l’on trouve au chapitre des prétérits forts, à ceci près qu’elle est ordinairement actualisée, c’est-à-dire débarrassée des quelques archaïsmes qu’elle contenait. Dans la Gramática práctica de español para extranjeros, de Sanchez, Martin et Matilla, par exemple5, il n’est plus fait mention des formes repose, repuso, qui, outre leur caractère désuet, ne sont pas rattachables sémiologiquement à responder6 ; il n’est plus fait mention de plugo, qui, pour sa part, faisait déjà figure de vestige en 1973, mais les différences s’arrêtent là.
10Il y a en fait assez peu de grammaires qui proposent une description objective des prétérits forts espagnols, une description fondée sur les signifiants de ces prétérits et rien que sur ces signifiants.
11On ne peut manquer d’observer en effet que ce qui invalide la description de l’Académie – que ce soit dans sa version longue ou dans sa version abrégée –, c’est la disparité des critères qui servent à la réaliser. C’est l’utilisation de critères tantôt synchroniques, tantôt diachroniques, alors que c’est en synchronie – et en synchronie seulement – que l’opposition entre prétérits forts et prétérits faibles se donne à voir. S’il existe aujourd’hui une opposition objective entre les formes de la série traje, dije, hice, quise, par exemple, et celles de la série hablé, canté, entré, salté, elle ne concerne que leur accentuation : les unes sont fortes, au sens propre du terme – elles sont accentuées sur le radical ou du moins sur le thème –, tandis que les autres sont faibles, c’est-à-dire accentuées sur la désinence. On ne peut donc qualifier de fortes les formes vi, vio, di, dio et fui, fue, pour la simple raison que l’évolution a effacé en elles toute distinction entre radical et désinence.
12Peu importe, en l’occurrence, que les étymons latins de ces formes aient été de type fort. Peu importe que des variantes fortes de fui et fue aient existé en espagnol ancien (fúi, fúe, avec accent prosodique sur le u). Peu importe, enfin, que vide et vido, variantes fortes étymologiques de vi et vio, continuent d’exister aujourd’hui sous forme dialectale7. Vi, vio, di, dio et fui, fue ne se caractérisent pas aujourd’hui par un radical accentué opposable à une désinence atone : ce ne sont pas des formes fortes8.
13 Il n’y a d’autres prétérits forts dans la langue actuelle que ceux qui sont caractérisés par l’accentuation forte de leurs personnes 1 et 3, c’est-à-dire ceux de traer, decir, hacer, querer, venir, andar, caber, estar, haber, poder, poner, saber et tener (soit 13 verbes), ceux de leurs dérivés et ceux des verbes construits sur la racine -ducir.
14C’est donc dans un ensemble sémiologique défini par rapport à 14 formes de base (13 verbes proprement dits plus une racine) que l’on trouve aujourd’hui le verbe contraer. En tant que dérivé de traer, la norme grammaticale requiert que l’on en conjugue le prétérit sous la forme contraje, contrajiste, contrajo, contrajimos, contrajisteis, contrajeron. Elle requiert que ce prétérit soit caractérisé par son accentuation forte à la 1ere et à la 3ème personne du singulier et par un thème spécifique, différent de celui du présent et de l’infinitif.
15Il faut pourtant ajouter, pour faire une description complète de ce prétérit, que le thème sur lequel il est bâti n’est pas porteur de toutes les marques qui singularisent ordinairement un thème de prétérit fort. On sait, en effet, que dans le cas de decir, hacer, querer, venir, andar, caber, etc., ce thème se caractérise :
- par son accentuation forte aux personnes 1 et 3 du singulier ;
- par sa spécificité dans la conjugaison du verbe considéré (on ne le retrouve que dans ce que l’on appelle les temps dérivés du prétérit, c’est-à-dire les imparfaits et le futur du subjonctif) ;
- par la nature de la voyelle sur laquelle il est bâti, puisque celle-ci, depuis environ trois siècles, est l’une ou l’autre des deux voyelles les plus hautes du système phonologique espagnol, les voyelles /i/ et /u/ (dije, hice, quise, anduve, cupe, tuve, etc.).
16Seul traer et ses dérivés ont un prétérit dont le thème porte les deux premières marques mais pas la troisième :
- ce thème est bel et bien fort aux personnes 1 et 3 (il est accentué) ;
- il diffère bel et bien de celui du présent et de l’infinitif : traj- s’oppose à traig- et à tra- ;
- mais il intègre la même voyelle que ces autres thèmes, la voyelle a.
17Voilà qui, en soi, suffirait déjà à retenir l’attention d’un linguiste, dans la mesure où ce type de prétérit – dont le caractère fort est indiscutable – est marqué par un trait de sémiologie – l’absence de voyelle thématique spécifique – qui l’apparente au type faible.
18 Ce qui retient encore plus l’attention, c’est que, dans le cas particulier de traer, ce trait de sémiologie s’est imposé historiquement au détriment d’un autre, un trait qui, lui, aurait assuré la conformité totale du prétérit de ce verbe au modèle général des prétérits forts. On sait en effet que les formes truje, trujiste, trujo... (avec voyelle thématique u) existent aujourd’hui sous forme dialectale ou vulgaire dans tous les pays de langue espagnole et qu’à date ancienne elles ont existé aussi dans la langue littéraire (Cervantès, par exemple, n’en utilisait pas d’autres9). Tout se passe, en fait, comme si le prétérit de traer n’était pas parvenu à se confonner pleinement au modèle sémiologique fort, alors même que les circonstances de sa propre histoire lui en offraient la possibilité10.
19On ne peut guère ne pas penser à cela lorsqu’on entend aujourd’hui des formes du type contraí, contraíste, contrayó..., surtout lorsque l’identité des sujets parlants qui en font usage leur confère une certaine légitimité, à défaut d’une légitimité certaine. C’est dans ces conditions que le 5 mars 1990, à Séville, dans le théâtre où avait lieu l’inauguration du IIe Congrès International d’Histoire de la Langue Espagnole, il a été donné à un millier d’hispanistes de tous horizons d’entendre la phrase suivante : Majestades [le discours s’adressait au Roi et à la Reine, présidents du Comité d’Honneur du congrès]... Decir la gratitud de estas casi mil profesores de español [l’événement avait suscité l’intérêt d’un très large public] es ma verdad que, por evidente, no merece comentario ; decir que la directiva de la asociación culmina ahora el honor que hace unos meses le conferisteis en vuestro palacio, tampoco exige ningún tipo de exégesis. Decir a nuestro rey la deuda que personalmente contraí, por nuestra lengua, el día que me recibió en su despacho, es un motivo que me honra hacerlo público. L’auteur de cette phrase ? Le directeur, à l’époque, de la Real Academia Española, don Manuel Alvar López.
20Faut-il préciser que dans les actes du congrès, ce n’est pas contraí qui apparaît dans cette phrase, mais contraje ? Il faut consulter l’ABC du 6 mars 1990 pour retrouver la version non épurée de ce fragment de discours. Comme s’il était encore nécessaire de démontrer que les journalistes peuvent être de redoutables porte-parole...
21Une anecdote, donc. Mais une anecdote qui donne à réfléchir. Car ce n’est pas en tant qu’exemple de « faute » amusante qu’elle a sa place ici. Elle témoigne qu’il y a eu faute, certes, mais elle témoigne surtout d’une reconstruction formelle qui, pour un linguiste, est exactement l’inverse d’une aberration de langage. Essayer de comprendre ce qui permet à contraí de se substituer à contraje, c’est essayer, en fait, de comprendre ce qui motive aujourd’hui l’existence de l’opposition entre prétérits forts et prétérits faibles.
22Considérer que cette opposition n’est pas qu’un simple héritage du latin, voilà une idée qui n’est pas nouvelle. Elle informe même depuis longtemps certaines descriptions des passés de la conjugaison espagnole, comme celle, d’inspiration guillaumienne, que l’on trouve aujourd’hui dans La langue espagnole, de B. Darbord et B. Pottier (Paris, Nathan, 1980, § 208).
23Malgré ses lacunes et même ses erreurs11, cette description a en effet l’intérêt de ramener l’histoire des prétérits forts espagnols à celle d’une classe de verbes sémantiquement homogène, une classe qui, au fil des siècles, s’est appropriée une particularité sémiologique primitivement dépourvue de fonction et l’a élevée au rang de trait distinctif, au rang de marque linguistique. Les verbes de cette classe sont ceux qui, à l’instar de poder, querer ou saber, s’antériorisent notionnellement à ceux qui expriment une activité physique, intellectuelle ou morale. Ce sont également ceux qui, à l’instar de ser, estar, haber et tener, expriment l’existence/possession et s’antériorisent à l’ensemble des verbes de la langue. Avant de ‘chanter’, par exemple, il faut ‘pouvoir chanter’, ‘vouloir chanter’ ou ‘savoir chanter’ et avant de’ pouvoir’, ‘vouloir’ ou ‘savoir chanter’, il faut ‘être’.
24Comme le fait ressortir la description dont il est question ici, ce sont les verbes caractérisés par cette antériorité notionnelle – et ceux-là seulement – qui ont conservé aujourd’hui un prétérit irrégulier, un prétérit dont le type le plus représentatif est le type fort. La langue, parmi les prétérits forts que lui a légués le latin, a abandonné ceux qui, à travers leur lexème, étaient associés à de simples activités physiques, intellectuelles ou morales (cinxo, de ceñir ; fuxo, de huir ; tinxo, de tenir ; coxo, de cocer ; miso, de meter, etc.) et elle semble du reste parachever de nos jours cette sélection si l’on en juge d’après la tendance à sous-catégoriser les verbes dotés d’un prétérit fort et à assigner à ces verbes, dans leurs emplois non puissanciels, un prétérit de type faible. Andó et andaron, par exemple, sont des formes qu’il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui lorsque le verbe andar est employé comme verbe d’activité physique et non comme semi-auxiliaire.
25Pour comprendre ce qui motive l’existence même de contraí, il suffirait donc, d’après cette analyse, de faire ressortir que contraer n’est ni un verbe puissanciel ni un verbe d’existence, mais un verbe d’activité parmi tant d’autres. Un verbe que l’espagnol moderne, en conséquence, traite exactement comme le verbe andar, lorsque celui-ci n’est qu’un simple verbe de mouvement. La cohérence explicative y trouverait son compte, mais une question toute simple montre cependant que cette explication ne peut suffire : pourquoi le dérivé de traer dont il est question ici est-il un verbe dont la langue tend à signifier explicitement le caractère non puissanciel, lorsqu’il est conjugué au prétérit, alors qu’on ne décèle aucune tendance de cet ordre dans la conjugaison des dérivés de venir ou de poner, par exemple ? La langue parlée, en effet, ne tend nullement à imposer des formations du type *intervenió (ou *intervinió), *prevenió (ou *previnió), *provenió (ou *provinió)... pas plus que des formations du type *componió, *disponió ou *exponió. Pourquoi ces formes faibles n’existent-elles pas, alors que intervenir, prevenir, provenir, componer, disponer ou exponer ne sont pas plus puissanciels que contraer ? Pourquoi la langue parlée, dans la formation de ses prétérits, dissocie-t-elle les dérivés de traer de ceux de venir ou de poner ?
26La réponse à cette question semble tenir dans le signifié même de traer et c’est également ce signifié qui semble expliquer pourquoi son prétérit – lorsqu’il se présente sous sa forme canonique actuelle – relève de la catégorie forte tout en étant construit sur une voyelle thématique de la catégorie faible.
27Par quelle particularité de son lexème le verbe traer fait-il partie de ceux qui s’antériorisent aux autres en langue espagnole ? On pourrait répondre en faisant état de sa vocation à l’auxiliarité ou – pour mieux dire – de sa vocation à la fonction copulative, telle que celle-ci se manifeste dans les énoncés du type ese niño me trae loco, ese individuo me trae frito, lo que dices me trae sin cuidado, etc. En ajoutant qu’il y a quasiment équivalence entre de tels énoncés et ceux que l’on pourrait obtenir en y substituant tener à traer, on aurait sans doute des raisons de classer ces deux verbes dans des catégories très proches l’une de l’autre, voire dans la même, et il ne resterait plus qu’à s’appuyer sur ce qui fonde l’antécédence de tener, dans une hiérarchisation de type sémantique, pour établir celle de traer. Ce serait pourtant raisonner par équivalence, alors que ce que l’on cherche à établir tient dans les propriétés intrinsèques de l’objet analysé. L’antécédence notionnelle de traer, en l’occurrence, peut et doit être établie à partir des propriétés sémantico-fonctionnelles de ce verbe, c’est-à-dire à partir de propriétés dont l’une, qui n’a guère retenu l’attention des linguistes jusqu’à ce jour, est celle qui lui vaut d’être une base de dérivation.
28Dans l’ensemble des verbes aujourd’hui dotés d’un prétérit irrégulier – la plupart du temps de type fort – il y a ceux dont le contenu lexical s’antériorise à celui de tout autre verbe de la langue : c’est le cas de ser, estar, haber et tener, verbes fondamentaux. Il y a également ceux dont le contenu s’antériorise notionnellement à toute sorte de représentations d’activité : c’est le cas de poder, querer et saber, verbes puissanciels, de hacer, hyperonyme de tout verbe d’activité et de decir, hyperonyme de toute verbe exprimant une activité langagière. Il y a ceux qui, par leurs propriétés sémantico-fonctionnelles, équivalent plus ou moins à un verbe fondamental ou puissanciel. Il y a enfin ceux dont le contenu lexical s’antériorise à des séries fermées, plus ou moins longues, de représentations d’activité.
29 Traer fait partie de ceux-là, au même titre que venir et poner et au même titre que la racine verbale -ducir. De même que celle-ci se conçoit dans l’antériorité notionnelle de aducir, conducir, deducir, producir, etc., traer, venir et poner se conçoivent chacun dans l’antériorité de toute une série de dérivés, à ceci près que -ducir n’existe dans la langue qu’à l’état de racine, tandis que traer, venir et poner existent également à l’état de verbes autonomes. Traer, venir, poner et -ducir ne sont évidemment pas les seules bases de dérivation de la langue, mais elles ont ceci de particulier que ce sont les plus exploitées, c’est-à-dire celles qui entrent en association avec le plus grand nombre de préfixes, celles dont la productivité est la plus élevée. Si l’on prend comme langue de référence l’espagnol du XIXe siècle, on compte en effet :
- une vingtaine de dérivés de poner, qui est la base la plus productive de la langue : anteponer, componer, descomponer, contraponer, deponer, disponer, indisponer, predisponer, exponer, imponer, interponer, oponer, posponer, preponer, proponer, reponer, sobreponer, suponer, presuponer, superponer, trasponer et yuxtaponer ;
- un peu plus d’une douzaine de dérivés de venir : avenir, desavenir, advenir, convenir, disconvenir, reconvenir, contravenir, devenir, intervenir, prevenir, provenir, sobrevenir et subvenir ;
- une douzaine de dérivés de -ducir : aducir, conducir, reconducir, deducir, inducir, introducir, producir, reproducir, reducir, seducir, traducir et retraducir
- et une dizaine de dérivés de traer : atraer, abstraer, contraer, detraer, distraer, extraer, maltraer, retraer, retrotraer et sustraer.
30 La singularité de traer ressort de la simple comparaison de ces listes. Traer est, certes, l’une des bases de dérivation les plus productives de la langue, mais sa productivité est plus faible que celle de -ducir, plus faible que celle de venir et considérablement plus faible que celle de poner. Elle est, en fait, à peine supérieure à celle de certains verbes dont le prétérit n’a jamais été fort ou a cessé de l’être : ce sont, par exemple, des séries de 9 dérivés qui s’engendrent à partir de ceder et meter, ou à partir de la racine -scribir12. Neuf dérivés, c’est d’ailleurs tout ce que compte le verbe traer dans la langue actuelle, puisque detraer, encore en usage au XIXe siècle, ne l’est plus de nos jours.
31 Traer, à la différence de ceder, meter ou -scribir, reste, bien entendu, un verbe qui a vocation à devenir un instrument grammatical, mais c’est un verbe dont le caractère puissanciel a du mal – et a toujours eu du mal – à s’affirmer en espagnol. C’est en fait le moins puissanciel des verbes puissanciels de la langue. C’est celui qui a le plus d’affinités avec les simples verbes d’activité.
32Voilà sans doute ce qui aide à comprendre pourquoi son prétérit, sous la forme forte qu’on lui connaît aujourd’hui, se construit sur une voyelle thématique qui le rattache au type faible. Voilà ce qui aide également à comprendre que la langue parlée, de nos jours, ait tendance à assigner aux dérivés de ce verbe – nécessairement non puissanciels – des prétérits de type faible.
33 Contraí, pour conclure, n’est sûrement pas une forme très canonique, mais c’est une forme puissamment motivée. C’est ce qui explique les lettres de noblesse dont elle peut se prévaloir depuis le Deuxième Congrès International d’Histoire de la Langue Espagnole.
Notes de bas de page
1 [Publié dans M. Camprubi (éd.). Permanences et renouvellements en linguistique hispanique. Actes du VIe Colloque de Linguistique Hispanique, CRIC, Université de Toulouse-Le Mirail, 1995, p. 33-40.]
2 « El verbo responder, además de su perfecto simple regular respondi, conserva su perfecto fuerte originario repuse, repusiste... (antiguo respuse del lat. *responsi por respondi) que coincide hoy con el perfecto fuerte de reponer. » (op. cit. § 2.12.9)
3 « La reducción de la 1.a y 3.a persona de singular de tres perfectos fuertes a formas monosílabas, producto de diverses procesos históricos, encubre el carácter de perfectos fuertes que fueron en su origen : vi, vio (de ver), di, dio (de dar), fui, Jùe (de ser e ir). »
4 Le caractère fort de tout le parfait de ser est d’ailleurs explicitement affirmé dans un autre paragraphe que celui qui est consacré aux parfaits irréguliers. Il l’est notamment dans celui qui s’intitule : « verbos con más de una raíz » (2.12.18).
5 Grammaire publiée à Madrid par la Sociedad General Española de Librería, en 1980, et régulièrement rééditée depuis.
6 L’histoire de reporter, employé comme équivalent de replicar, doit peut-être quelque chose à l’hypothétique assimilation de respuse à repuse, mais elle doit certainement beaucoup plus à des considérations d’un autre ordre. Re-poner, appliqué à l’espace du dialogue, ce n’est rien d’autre que « poser » (poner) un énoncé, une phrase ou un mot dans l’au-delà d’un autre énoncé, d’une autre phrase ou d’un autre mot, et c’est le faire de façon contrastive, une façon proche de celle qui consiste à « op-poser » (o-poner) un argument à un autre. L’analogie de oporter a d’ailleurs probablement joué un rôle dans cet emploi singulier de reponer, ainsi que le faisait observer Cuervo dans ses annotations à la grammaire de Bello (cf. Notas a la gramática de la lengua castellana de Andrés Bello, n° 85). Dans les deux exemples classiques qu’il cite, le caractère adversatif des énoncés permet aisément de substituer oponer à reponer : « Podrá decirse que, ejerciendo alll el magisterio de la cátedra, el amor de los discípulos le inclinaba a favor de los ingenios de aquél país. Pero es fácil reponer que... » (Feijóo, Españoles americanos) ; « Podría reponérsele que semejante estilo y versificación, propios de ma fábula... no lo son en modo alguno de los généros elevados de la poesía » (Quintana, Introducción a la poesía castellana del siglo XVIII).
7 Elles sont encore utilisées en Amérique latine, dans certains parlers ruraux d’Espagne et en judéo-espagnol (cf. M. Alvar et B. Bottier, Morfología histórica del español, Madrid, Gredos, 1983, § 166.5).
8 Ce ne sont pas pour autant des formes faibles. Sur la place à part qu’on peut leur accorder, on trouvera une amorce de réflexion dans G. Luquet, « Un caso de motivación del signo lingüístico : la oposición regular / irregular en la historia de los pretéritos indefinidos », Actas del Percer Congreso Internacional de Historia de la Lengua Española, Madrid, Arco Libres, 1996, p. 403-410 [cf. supra chap. III].
9 Cf. Julio Cejador y Frauca, La lengua de Cervantes, Madrid, Establecimiento tipogrâfico de Jaime Ratés, 1905,1, p. 139.
10 C’est aussi ce que confirme le véritable casse-tête que représente ce prétérit pour l’historien de la langue. On sait en effet, d’une part, qu’il a existé concurremment sous forme forte et sous forme faible (la forme trayó est attestée du XIIIe au XVe siècle). On sait, d’autre part, que lorsqu’il se présente sous forme forte, on ne lui connaît pas moins de trois voyelles thématiques différentes (traxo, trexo, troxo, pour ne parler que de ce qui est attesté en castillan) et trois consonnes axiales différentes (traxo, trasco, trogo). On sait enfin que si le choix de la consonne axiale forte est acquis à la fin du XIIIe siècle (ce sera une fricative palatale sourde), on ne peut en dire autant de la voyelle thématique qui la précède : traxo et troxo alternent encore au XVe siècle. De toute évidence, des pressions multiples – et parfois contradictoires – se sont toujours exercées sur le prétérit de ce verbe.
11 On trouvera des propositions pour corriger ces erreurs dans G. Luquet, op. cit [cf. supra, chap. III]
12 On compte aujourd’hui, parmi les dérivés de ceder : accéder, anteceder, concéder, exceder, intercéder, précéder, procéder, retroceder et suceder ; parmi les dérivés de meter : acometer, arremeter, cometer, comprometer, entremeter (entrometer), malmeter, prometer, remeter et someter ; parmi les dérivés de -scribir : adscribir, circunscribir, describir, escribir, inscribir, prescribir, proscribir, suscribir et tra (n) scribir. En outre, si l’on considère différents les verbes entremeter (se) et entrometer (se) – ce qui est discutable mais défendable –, on peut même voir dans meter une base de dérivation dont la productivité est aujourd’hui supérieure à celle de traer (10 dérivés au lieu de 9).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’argumentation aujourd’hui
Positions théoriques en confrontation
Marianne Doury et Sophie Moirand (dir.)
2004
L’astronomie dans les médias
Analyses linguistiques de discours de vulgarisation
Jean-Claude Beacco (dir.)
1999
L'acte de nommer
Une dynamique entre langue et discours
Georgeta Cislaru, Olivia Guérin, Katia Morim et al. (dir.)
2007
Cartographie des émotions
Propositions linguistiques et sociolinguistiques
Fabienne Baider et Georgeta Cislaru (dir.)
2013
Médiativité, polyphonie et modalité en français
Etudes synchroniques et diachroniques
Jean-Claude Anscombre, Evelyne Oppermann-Marsaux et Amalia Rodriguez Somolinos (dir.)
2014
Dire l’événement
Langage, mémoire, société
Sophie Moirand, Sandrine Reboul-Touré, Danielle Londei et al. (dir.)
2013